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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1789/Février

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 385-405).

FÉVRIER.

Le lundi 26 janvier, on a fait l’ouverture du nouveau Théâtre de Monsieur[1]. Ce prince a voulu jouir du même droit que le frère de Louis XIV, celui d’avoir une troupe de comédiens sous son nom, ayant dans la hiérarchie dramatique le rang et les privilèges des théâtres royaux. Les Comédiens français, les Italiens et l’Opéra se sont opposés autant qu’ils l’ont pu à l’établissement d’une troupe dont il ne leur sera plus permis de dédaigner les succès comme au-dessous de leurs talents, quelque jalousie que leur ait inspirée souvent la vogue de quelques-uns de nos théâtres forains ; le gouvernement a dérogé au privilège exclusif auquel

prétendaient les trois grands théâtres, pour anéantir un monopole aussi contraire à nos plaisirs qu’à l’avancement de l’art. Ce nouveau spectacle embrasse trois genres, la comédie française, l’opéra-buffa italien, et les opéras bouffons traduits et parodiés en français. Il est probable que de longtemps les entrepreneurs du nouvel établissement ne tireront pas un grand parti de la première partie de leur privilège ; il leur sera très-difficile de se procurer de bons acteurs, puisque le Théâtre même de la Nation, dont le répertoire est si riche, ne peut parvenir à réparer les pertes qu’il a faites depuis quelques années ; celle des Clairon, des Dumesnil, des Le Kain, des Brizard, a réduit les gens d’un goût exercé à préférer de lire nos chefs-d’œuvre tragiques à les voir représenter, et les talents aimables de Molé et de Mlle Contat n’empêchent pas de regretter dans la comédie ceux qui lui ont été enlevés successivement depuis la même époque. Un autre obstacle qui doit nuire encore plus essentiellement au succès de la troupe française du Théâtre de Monsieur, c’est la disette des bons ouvrages ; ces acteurs ne peuvent jouer aucune des pièces de l’ancien répertoire de la Comédie-Française ; il ne leur est permis de représenter que des ouvrages nouveaux, et le compte que nous avons l’honneur de vous rendre de ceux que l’on donne sur les autres théâtres prouve trop souvent que si la scène manque de bons comédiens, les bons auteurs y sont tout aussi rares. La fin de ce siècle offre sous ces deux rapports une pénurie qui pourrait être plus qu’affligeante, si l’on ne savait pas que le sol des beaux-arts comme tous les autres est sujet à éprouver ces variations, ces repos périodiques dont la nature semble avoir besoin pour réparer les principes de sa fécondité. Nous éprouvons un moment de disette ; mais le pays qui a produit les Molière, les Corneille, les Racine, les Voltaire, subsiste encore ; les modèles que nous ont laissés ces grands hommes sont toujours l’objet de notre admiration, et surtout la règle de notre goût. Les causes secondaires qui ont éteint le génie des siècles de Périclès, d’Auguste et des Médicis, ne peuvent enlever à la France cette partie des beaux-arts qui a fait si longtemps sa gloire ; un hasard heureux, et que tout nous permet d’espérer, peut rendre incessamment à notre théâtre l’éclat que nous regrettons ; peut-être au moment même où nous écrivons ces lignes, quelque jeune homme, doué du feu qui anima nos grands maîtres, essaie en silence de marcher sur leurs traces et se prépare à nous consoler de leur perte. En attendant, revenons modestement au nouveau théâtre.

Le Bouquet du sentiment, tombé à la première représentation, et l’oncle et le Neveu, autre comédie française en trois actes que l’on a été obligé de resserrer en un, ne sont guère propres à soutenir les espérances qu’on avait conçues de la rivalité de cette nouvelle troupe française.

Le premier essai des Bouffons Italiens attachés à ce même spectacle a été plus heureux : ce genre, vainement essayé à deux reprises, paraît devoir obtenir enfin le succès dont il a joui sur tous les théâtres de l’Europe, et qu’il aurait obtenu plus tôt à Paris, si la vanité française n’avait pas eu d’abord la prétention d’une musique nationale, si ensuite les disputes des Gluckistes et des Piccinistes, qui succédèrent à cette première prétention, n’avaient pas fait renvoyer avec tant de précipitation la troupe des Bouffons qui avait accompagné Piccini en France. Mais, quoique les ridicules préjugés en musique du peuple le moins chantant de l’Europe, quoique la guerre que se firent ensuite nos gens de lettres et que fomentaient nos compositeurs, aient empêché à deux reprises les Bouffons de réussir à Paris, il n’en est pas moins vrai que nous devons à ces deux essais, aux disputes même qu’ils ont occasionnées, la révolution musicale qui s’est opérée en France et les progrès que nous avons faits dans un art dont nous ne soupçonnions ni les moyens ni les effets, lorsqu’on entendit pour la première fois, il y a trente ans, de la musique italienne sur le théâtre de l’Opéra-Comique nous n’avions alors aucune idée de cette musique si animée et si piquante, si variée dans ses formes, où l’art semble se jouer des difficultés pour rendre toutes les finesses de l’expression, pour soutenir le charme de la mélodie de toute la richesse des accompagnemens les plus purs et les plus savans ; la méthode des premiers chanteurs italiens ne nous étonna pas moins que les chefs-d’œuvre de Pergolèse. Ce fut à cette époque seulement que ceux qu’un orgueil national mal entendu n’avait pas prévenus sans retour commencèrent à soupçonner que les Français n’avaient pas la musique par excellence, ni même la meilleure manière de l’exécuter. Les premiers Bouffons n’en furent pas moins persécutés par les partisans de Lulli et de Rameau, que le danger commun avait réunis ; ils forcèrent ces dangereux rivaux à quitter la France : mais le grand coup était porté ; on avait comparé la musique italienne à la nôtre, et la comparaison, qui rectifie si souvent, par le témoignage irrésistible des sens, l’erreur ou les préventions de l’esprit, prépara dès lors la révolution musicale que nous avons vue s’opérer de nos jours. D’abord quelques auteurs revêtirent de paroles françaises ces airs divins que les Italiens seuls étaient en possession de faire entendre à l’Europe ; ces sortes de traductions musicales et le succès qu’elles eurent engagèrent des compositeurs nationaux et étrangers à composer de la musique plus ou moins dans le genre italien sur des poëmes français. C’est donc toujours aux premiers Bouffons venus à Paris que la France et l’Europe doivent l’idée de notre Opéra-Comique et tous les ouvrages charmants dont Philidor, Grétry, Duni, Monsigny ont enrichi ce théâtre. La musique française n’eut presque plus d’autre asile que le grand Opéra ; il semblait que l’on crût qu’il était de la dignité et de la nation et de l’Académie royale d’y conserver religieusement le respect de cette antique psalmodie. On ne négligea rien pour en défendre l’entrée aux accords de l’Italie ; mais Gluck parut et viola ce dernier refuge de notre barbarie musicale : les efforts des Lullistes, des Ramistes ne purent balancer le succès d’Iphigénie, d’Orphée et d’Alceste, et ces compositions, participant plus ou moins de la musique italienne, firent proscrire à jamais les opéras purement français que l’on voulut en vain leur faire succéder. Mais, quoique réduits au silence, les partisans de notre ancienne musique n’avaient point oublié que c’était à l’aide de la musique italienne, en se rapprochant du moins le plus qu’il avait pu de ses procédés, que Gluck était venu à bout de créer un nouveau genre d’opéra, et, comme dans les affaires de goût, ainsi que dans toutes les autres, il faut se venger et surtout avoir un parti, celui de la musique française, qui retrouvait encore dans les compositions de Gluck des traces précieuses de ses vieilles amours, ne tarda pas à se réunir sous sa bannière, contre celle du plus grand maître de l’Italie, qui venait nous apporter de nouvelles jouissances et tous les secrets de son art. Ce fut là sans doute la véritable cause de la guerre de musique que l’on vit s’élever en France à l’arrivée de Piccini. Quelque importance que mirent à une dispute si ridicule des gens de lettres très-distingués, ils ne vinrent pas à bout de faire proscrire au theâtre de l’Opéra les chefs-d’œuvre de Piccini : le charme si attachant, si sensible d’une musique faite sur des poëmes français, et continuellement adaptée au sentiment des paroles et des situations, garantit Roland, Atys, Iphigénie en Tauride, des efforts d’une cabale qui, malgré toute sa constance et toute son adresse, ne pouvait en imposer ni à nos oreilles ni à nos cœurs. Il n’en fut pas de même de la troupe de Bouffons qui avait suivi ce grand compositeur à Paris ; il y avait si peu de spectateurs qui entendissent leur langue qu’on ne pouvait apprécier généralement ni l’esprit ni la justesse de l’expression ; leur jeu parut trop étrange, et leur manière de chanter arma contre eux jusqu’aux chanteurs de notre Opéra, auxquels on les opposait en les faisant jouer sur le même Théâtre ; cette seconde troupe fut encore obligée de repasser les monts. Mais, Piccini fixé en France, Sacchini vint seconder ses efforts, et les divers chefs-d’œuvre de ces deux grands maîtres chantés tous les jours sur notre scène lyrique, répétés dans tous nos concerts, accoutumèrent nos oreilles, celui de nos sens qui est peut-être le plus esclave de l’habitude, à ne plus entendre et à ne plus aimer que la musique italienne, tant il est vrai que, dans les arts comme dans toutes les institutions humaines, le temps et la raison entraînent à la longue tous les esprits, et détruisent tôt ou tard les préjugés et les préventions les plus opiniâtres. C’est ce que viennent de justifier les premières représentations de l’opéra delle Vicende amorose, dont la musique (de Tritta) a été vivement applaudie, quoique le poëme en ait paru détestable.

L’opéra-comique français attaché à ce spectacle a eu un succès encore plus complet. Le premier opéra parodié de l’italien qu’on y a donné est le Marquis Tulipano, musique du célèbre Paësiello ; cette composition, pleine de verve, d’originalité, qui offre à chaque instant une variété de motifs et les tournures les plus élégantes d’un chant toujours soutenu par les accompagnemens les plus brillants et les plus pittoresques, a été reçue avec transport. La marche du poëme, dégagée de plusieurs rôles accessoires qui sont dans l’original, se trouve plus près de cette simplicité d’action que nous regardons comme une des premières convenances dramatiques ; le dialogue n’en est pas fort spirituel, mais parlé, débité rapidement, il n’a pas du moins l’inconvénient de l’ennuyeux récitatif. Pour avoir tout le succès que mérite une musique si délicieuse, il ne lui manque que d’avoir été faite sur un poëme d’un intérêt plus vrai, d’un comique plus analogue à nos mœurs. Le défaut d’un mérite si essentiel pour réussir sur nos Théâtres n’a pas empêché jusqu’ici que toutes les représentations du Marquis Tulipano n’aient été fort suivies.

La Feinte Jardinière, musique d’Anfossi, n’eut qu’un succès médiocre lorsque les derniers Bouffons la donnèrent en italien ; cette composition parut manquer de la variété, de l’originalité qui caractérisent les ouvrages des grands maîtres italiens ; on trouva que, sans les avoir copiés, Anfossi rappelait au moins la manière de plusieurs de ces maîtres, et n’en avait pas une qui lui appartint. Les chanteurs français qui viennent d’exécuter cet ouvrage parodié n’étaient guère propres à dissimuler un pareil défaut, et l’on a trouvé le fonds du drame triste et languissant.


INSCRIPTION D’UNE STATUE DE PYGMALION[2].

AuL’amour seul peut attendrir la beauté.
Aux vœux de ce mortel le marbre se remue ;
Au vœMais Plutus si vanté
Dans les bras de Crésus ne met qu’une statue.


ÉPIGRAMME.
PAR M. LE CHEVALIER DE LA POUJADE.

Maître Glossard tant babille, babille,
Qu’en l’écoutant chacun bâille et s’endort ;
Maître Glossard tant crie et s’égosille,
Que pour dormir feriez un vain effort.
Or, de par Dieu, mons Glossard, je vous prie,
Si le voulez, parlez jusques au soir,
Mais de dormir ne nous donnez l’envie,
Ou de dormir laissez-nous le pouvoir.

— À la petite fête donnée par M. le duc de Nivernois au prince Henri, ce qu’il y eut de plus intéressant, ce fut un proverbe en musique dont le mot est une Hirondelle ne fait pas le printemps. Les paroles et la musique sont de M. le duc de Nivernois ; en voici le sujet en deux mots :

Un bon fermier, Mathurin, servit autrefois dans les dragons. Se voyant entouré un jour de sept hussards noirs contre lesquels il se défendait courageusement, le prince qui leur commandait, touché de sa bravoure, lui sauva la vie, et, après l’avoir fait guérir de ses blessures, le renvoya dans sa patrie comblé de bienfaits, et lui promit de marier sa fille au premier voyage qu’il ferait en France. C’est l’arrivée de ce prince que l’on attend pour célébrer les noces de Lise avec le jeune Colin. La bonne Gertrude raconte à sa fille le trait que nous venons de rapporter : « Si tous les princes, dit Lise, étaient comme celui-là, maman ! — Ah ! dame, répond Gertrude, une Hirondelle ne fait pas le printemps. — Lise : Vous qui le connaissez, papa, dites-nous-en quelque chose. — Mathurin : Je vais vous faire son portrait, c’est l’ouvrage du vieux seigneur d’ici qui a été autrefois dans le pays du prince, et qui, depuis ce temps-là, lui est attaché, attaché de cœur ; tiens, Lise, comme le baron de la chaussée d’Antin[3]. Écoutez, mes enfants… » Lise et Gertrude écoutent de toutes leurs oreilles, et Mathurin chante l’ariette suivante :


Il n’est pas de grande taille,
Mais voyez-le à la bataille,
Il n’est géant qui le vaille,
lIl ferraille, il travaille,
Il est maître passé dans l’art
De Condé, Turenne et César.
De CoA-t-il mis
De CoSes ennemis
De CoEn déroute,
DC’est son cœur qu’il écoute.
De CoIl ajoute
DÀ ses talents la bonté,
À sa valeur l’humanité,
De CoL’aménité.
De CoPartout on l’aime,
De CoPartout de même.
Qu’il serve de modèle aux rois.
Heureux qui vivra sous ses lois !
DIl unit à la grandeur
De CoTant de candeur,
De CoTant de douceur,
De CoUn si bon cœur !

De CoPartout on l’aime,
De CoPartout de même.
Qu’il serve de modèle aux rois.
Heureux qui vivra sous ses lois !

Pour faire concevoir le charme de ce joli petit ouvrage, il faudrait l’avoir vu représenté avec tout l’intérêt qu’inspiraient la présence du prince et celle de l’auteur. Ce dernier a paru lui-même à la fin de la représentation, et, les lunettes sur le nez, il n’en a pas eu moins de grâce à chanter les couplets que voici :


Faites grâce à mon plat proverbe,
Ô vous qui ressemblez aux dieux !
Ils ont mêmes soins, mêmes yeux
Pour le platane et le brin d’herbe.

Si le public a pu se plaire
Aux chants dont vous étiez l’objet,
C’est qu’en s’attachant au sujet
Il pardonnait à la manière.

Le sentiment seul apprécie
Une offrande qui vient du cœur,
Et pour obtenir ce bonheur
J’ai bien choisi la compagnie.

C’était toute la France.


LETTRE DE M. LE COMTE DE MIRABEAU,
DATÉE D’AIX EN PROVENCE, LE 21 FÉVRIER 1789.

« Comment voulez-vous, mon cher Combs[4], que je désavoue un livre que je ne connais pas[5], et dont je sais à peine le titre ? Il fallait donc me l’envoyer, si mes amis jugeaient si urgent que le désavouasse. Je vous donne ma parole qu’il n’y en pas un exemplaire dans Aix, et que je n’ai pas un moyen humain d’en faire une analyse raisonnée qui prouve que l’ouvrage n’est pas de moi. Il est bien clair cependant au premier aperçu que, si le prince Henri est très-maltraité dans cet écrit, on ne peut pas avec bon sens l’attribuer à l’écrivain qui a fait de ce prince un très-grand éloge dans la Lettre à Frédéric-Guillaume. Que croira-t-on, un écrit avoué et qui porte mon nom, ou un livre anonyme et dont l’inscription même est Ouvrage posthume ? Je n’entends pas ce délire.

« Dans cette circonstance, je ne puis rien de plus que de vous autoriser, comme je le fais par cette lettre, à publier sous mon nom, partout où vous le pourrez, le désaveu d’un ouvrage que je tiens sûrement pour répréhensible, puisque les gens que j’aime et j’estime le plus le condamnent, et ont un vif chagrin qu’il me soit attribué. Entendez-vous pour la rédaction de ce désaveu avec M. Panchaud, M. Dupont et M. le marquis de Casaux, que je supplie de la surveiller, puisqu’ils ont sur moi l’avantage de connaître l’ouvrage, et qu’ils ont la bonté d’être si inquiets de l’imputation qui m’en est faite ; elle ne peut avoir quelque conséquence qu’autant qu’il est évident que le fonds de cet ouvrage est de moi, et cela est possible, puisque les lettres que j’ai écrites de Prusse à Paris ont passé, par plusieurs cascades, dans plusieurs mains. Mes amis et les ministres n’en ont certainement pas abusé ; mais ces derniers peuvent-ils répondre de leurs subalternes ? Il me semble qu’il y a une manière bien simple, même pour les gens les plus partiaux, de s’assurer que la publication de cet ouvrage n’est pas mon fait, lors même que l’ouvrage paraîtrait évidemment de moi. Or je ne puis être comptable que de la publication, car j’ai certainement pu et dû écrire de Berlin au ministre ce que je croyais vrai. Y a-t-il des lacunes dans l’ouvrage ? Les réponses à mes lettres y sont-elles ? Y trouve-t-on les lettres auxquelles je réponds ? Alors on peut soutenir que l’ouvrage a été communiqué par moi, et la méchanceté doit tirer un grand parti de cette probabilité, quoique la supposition du vol soit au moins aussi vraisemblable. Mais si ce que moi seul ai pu communiquer n’est pas dans cet ouvrage, et si les matériaux en ont été évidemment entre plusieurs mains, peut-on équitablement m’en imputer la publication ? Dans un cas, il est donc incertain que je sois coupable, et dans l’autre il est certain que je ne le suis pas ; comment dans une telle alternative pourrait-on avec quelque candeur balancer sur le tout ? Il m’est impossible de partager vos inquiétudes : on ne peut me poursuivre qu’en prouvant matériellement que je suis l’auteur et le publicateur de cet ouvrage, et l’on ne prouve pas ce qui n’est pas. Que M. Séguier fasse brûler le livre, cela me paraît tout simple ; que le roi le lui ait dénoncé, il est évident qu’il devait cette satisfaction au corps diplomatique ; mais qu’on m’en poursuive pour l’auteur, ce serait une iniquité qu’assurément je poursuivrais à mon tour[6] ; je ne le crains point, elle est trop grossière. Il est trop évident que ceux qui ne me veulent point dans l’Assemblée nationale ont ourdi cette trame, et c’est en les laissant s’enlacer dans leurs noires machinations que je déjouerai leur haine.

« Faites de tout ceci l’usage que vous voudrez.

« Qu’est-ce que l’accident personnel dont vous me parlez ? »

— Le mercredi 14 janvier, on a donné sur le Théâtre-Italien la première représentation des Deux petits Savoyards, comédie en prose et en un acte, mêlée d’ariettes. Le poëme est de M. Marsollier des Vivetières, l’auteur de Nina, la musique de M. le chevalier Dalayrac.


J’estime plus ces honnêtes enfants
Qui de Savoie arrivent tous les ans,
Et dont la main légèrement essuie
Ces longs canaux engorgés par la suie…


C’est ainsi, c’est avec cette grâce qui ne l’abandonnait jamais, même en parlant des choses qui en paraissent le moins susceptibles, que M. de Voltaire a désigné dans son Pauvre diable les héros de la pièce nouvelle.

Un joli vaudeville termine ce petit drame d’un genre et d’un intérêt aussi neuf qu’attachant. Voici le dernier couplet que le public a fait répéter avec beaucoup d’applaudissements :


Les Deux Savoyards ; quel ouvrage !
Comment traiter ce sujet-là ?
Messieurs, prononcez sur cela.
Nous attendons votre suffrage.

DeSi vous l’accordez, on sent bien
DeQue votre indulgence en est cause.
Voilà pourtant, voilà comme d’un rien
DeVous pouvez faire quelque chose.


Le prodigieux succès de ce charmant petit ouvrage est dû essentiellement à une suite de tableaux singuliers, mais qui respirent le plus heureux mélange d’intérêt et de gaieté. Les rôles des deux petits Savoyards, dont les détails sont pleins de finesse et de vivacité, ont été rendus avec la grâce la plus piquante par Mme Saint-Aubin et Mlle Renaud la cadette. La musique a fait plaisir ; l’auteur a suivi souvent le caractère original et naïf des chants que nous font entendre nos Savoyards, et leur a su prêter quelquefois l’expression la plus vive et la plus vraie.

— Comment se défendre de parler d’une tracasserie qui a presque fait diversion, du moins pendant deux fois vingt-quatre heures, aux grandes querelles sur les privilèges, sur le tiers, sur le quart ? Il y avait fort longtemps que Mme la comtesse de Brionne n’avait été invitée par billet au Palais-Royal. Surprise de recevoir de Mme de Reuilly, dame d’honneur de Mme la duchesse d’Orléans, un billet écrit avec toute la sécheresse du protocole[7] établi entre les princesses du sang et les femmes de qualité, elle crut apparemment pouvoir lui donner une leçon. Mme de Reuilly est la nièce de sa meilleure amie, Mme de Blot, et a été pour ainsi dire élevée sous ses yeux ; dans un moment d’humeur elle dicta donc la réponse suivante, où l’on reconnaîtra sans doute difficilement la mesure et la grâce qui distinguent habituellement l’esprit et le ton de Mme de Brionne :

« J’ai l’honneur de vous envoyer, madame, un billet dont la destination me paraît pour Mme de Brionne[8]; le style de cette invitation semble en effet devoir la conduire vers le tiers ; et ce qu’il y a de certain, c’est que je ne suppose pas qu’il soit dicté pour moi. Recevez, madame, je vous prie, l’expression de tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être très-sincèrement votre très-humble et très-obéissante servante.

« De Rohan, comtesse de Brionne. »

Mme de Reuilly n’a pas cru devoir se dispenser de montrer ce billet à Mme la duchesse d’Orléans ; on l’a trouvé trop curieux pour ne pas le publier, et le jour du souper, où il y avait cent cinquante personnes, M. le duc d’Orléans s’est diverti à le faire coller sur la glace de la cheminée, et à en laisser prendre copie à qui l’a voulu ; tout Paris en a été inondé le lendemain. Nous n’avons pas cru qu’il nous fût permis de vous laisser ignorer une production qui a obtenu une si grande célébrité. Mme de Brionne ne pardonnera jamais à Mme de Reuilly, et lui pardonnera d’autant moins qu’elle ne peut se consoler, et surtout dans la circonstance présente, d’avoir laissé échapper une phrase qui semble avoir une intention si désobligeante pour Mme de Brionne.

On ne paraît occupé dans ce moment qu’à prévenir les vœux du Parlement pour la liberté de la presse ; le billet de Mme de Brionne s’est vendu publiquement un sou au Palais-Royal ; on a vendu pour le même prix les deux billets suivants de M. Cérutti et de M. le comte de Lauraguais :


LETTRE
DE M. CÉRUTTI À M. LE COMTE DE LAURAGUAIS.
Ce 28 janvier 1789, huit heures du soir.

« J’ai à consulter l’illustre Bénédictin sur un mémoire dont il est en partie la cause ; s’il peut venir déjeuner chez moi demain matin, il trouvera une tasse de chocolat, ou de café, des pommes cuites, car je me souviens que son éloquence se ranime après chaque pomme, et qu’il dispute alors avec une voix nouvelle. Enfin, grâce à Dieu, les lettres de convocation partent ; que le ciel réunisse les esprits pour la patrie ! ce vœu-là part d’un cœur célestin. »


RÉPONSE.
DE M. LE COMTE DE LAURAGUAIS À M. CÉRUTTI.
28 janvier, neuf heures du soir.

« Si j’étais jésuite, monsieur, et jésuite italien, ce qui sans doute est la perfection pour un jésuite et pour un Italien, je pourrais admirer, comme vous, qu’un bourgeois de Genève, après avoir contribué à rendre sa patrie esclave, parvienne à régner en France ; mais je suis Français et point jésuite, comme vous voyez ; ainsi nous pourrons écrire l’un contre l’autre, mais je n’aurai plus l’honneur de vous voir. »

La publication de ces deux billets a donné lieu à une brochure intitulée Lettre de M. Cerutti à Mme de… au sujet de deux billets ridicules que M. de Lauraguais a fait courir et imprimer ; avec cette épigraphe : Quantum mutatus ab illo ! (Virg.)

Après s’être plaint à son amie des infidélités épistolaires, des perfidies confidentielles qui deviennent si fort à la mode, M. Cérutti s’attaque plus particulièrement à celle qu’il vient d’éprouver de la part de M. le comte de Lauraguais, et se permet de peindre cet original sans copie des couleurs les plus vives et les plus vraies. « Je n’ai jamais recherché, dit-il, la confiance de M. de Lauraguais ; mais il va l’offrant à tout le monde, il la promène de porte en porte, méditant ses idées dans les rues, les combinant sur les escaliers, les débitant dès l’antichambre, qu’on l’écoute ou non ; n’écoutant jamais lui-même la pensée d’autrui, ou l’interprétant à sa manière… Ses conversations et ses écrits roulent sur deux pivots, la plaisanterie entortillée et l’injure ouverte : il tourne sans cesse autour d’une facétie ou d’une querelle ; enfin son éloquence a pour ainsi dire deux visages : on croit voir dans l’un un bouffon et dans l’autre un conspirateur ; les deux, vus de profil, composent la figure la plus folle du monde… Celui qui dans la préface de Jocaste trouvait que Corneille et Voltaire n’entendaient pas l’art tragique trouvera-t-il que M. Necker ou Pitt entendent les finances ? La place qu’ils occupent lui était due ; il me rappelle ce maçon qui, pour se venger d’un architecte qu’on lui avait préféré, démolissait pendant la nuit l’ouvrage du jour… Il fait fort bien de se déclarer Français, car en le voyant on ne sait de quel pays il sort, et en l’écoutant on ne sait quelle langue il parle… Nous pourrons écrire l’un contre l’autre, me dit-il ; j’attendrai pour me disputer avec lui qu’il se rende intelligible, je ne me bats point dans les ténèbres… Sans le nommer, je l’aurais comparé à un château de ma connaissance qui a autant de fenêtres que l’année a de jours, et pas une chambre bien éclairée, etc. »

— Quelque fréquentes que soient depuis quelque temps les séances publiques de l’Académie française, elles n’en sont pas moins suivies ; par l’affluence de monde qu’elles attirent communément, l’on peut juger de celle qu’il y eut à la dernière (le 29 décembre dernier) pour la réception de M. le chevalier de Boufflers. M. le comte d’Oëls[9] l’honora de sa présence.

Le discours du récipiendaire est partagé en trois parties absolument distinctes la première est l’éloge de l’académicien qu’il a remplacé, M. de Montazet, archevêque de Lyon ; la seconde, une dissertation sur la clarté du style ; la troisième une harangue sur les états généraux. On a trouvé dans la première partie des détails un peu longs, quelquefois même un peu pénibles ; dans la seconde, des idées très-fines, très-ingénieuses ; dans la dernière, de grandes pensées et de grandes images. Nous allons rapporter ici quelques traits des deux derniers morceaux.

« Pourquoi tant d’auteurs semblent-ils craindre d’écrire ce qu’ils pensent et de se montrer tels qu’ils sont ? Est-ce, comme Jupiter, pour ménager des yeux trop délicats ? Est-ce, comme Protée, pour échapper à des regards trop curieux ? Ne permettent-ils pas de les suivre, dans la crainte qu’on ne les atteigne ? Ignorent-ils que les élans du génie ne doivent se mesurer que par les pas qu’il fait faire à la raison ?

« Souvent la vérité aperçue de trop loin ne présente à l’esprit qu’une idée vague et confuse qui n’attire ni son attention ni sa confiance ; souvent l’erreur offre un ensemble plus remarquable et des traits mieux caractérisés. La première est comme une terre éloignée qui, dans les vapeurs de l’horizon, s’est montrée au navigateur sous l’apparence d’un nuage. La seconde est comme un nuage qui s’est montré sous la figure d’une terre éloignée ; chaque regard voit celle-ci abandonner sa première forme, chaque regard ajoute à l’autre un nouveau degré de consistance et de réalité. Ainsi la vérité se confirme, et l’erreur se dissipe à la réflexion ; ainsi, dans le style même où cette réflexion répandrait toute sa lumière, la vérité trouverait sa preuve et l’erreur sa réfutation. »

C’est aux représentants de la nation que s’adresse l’orateur :

« Ah ! qui que vous soyez qui devez remplir un aussi auguste ministère, connaissez le devoir sacré qu’il vous impose ! Ce devoir, c’est la vérité ; le règne de l’exagération est fini, elle disparaît devant la grandeur des choses qui se préparent. Vous ne parlerez point à ces flottantes multitudes d’Athènes et de Rome, toujours prêtes à changer d’avis à la voix d’un orateur, machinalement soumises à l’impulsion de ses mouvements, et plus dociles à la véhémence qu’à la raison. C’est l’élite imposante d’un des peuples les plus nombreux et les plus spirituels de l’univers qui vous entendra dans le plus éclairé des siècles, et la raison de plusieurs milliers d’hommes sera comme déposée dans chacun des hommes qui vous écouteront. Les fastes de l’univers n’offrent point d’exemple d’un pareil auditoire. Et quel audacieux concevrait le projet de le séduire ou de le subjuguer ? Non, non ; et les expressions emphatiques, et les tours adroits, et l’insidieuse finesse, et la vaine hyperbole, et les mouvements impétueux, toutes ces armes enfin, si souvent utiles au mensonge, offenseraient la sainteté du lieu. Là tout appareil serait vain, tout prestige serait découvert, tout artifice confondu…

« Rappelons-nous dans ces grandes circonstances la savante fiction du phénix, que le prodige de la renaissance affranchit de la condition mortelle, et qu’il soit l’emblème de la plus belle et de la plus durable de toutes les monarchies, prête à se régénérer. Lorsque cet oiseau favorisé du ciel est averti, par ses forces déchues et par ses ailes moins légères, que le cours de ses destins est prêt à s’arrêter, ce n’est point aux flammes des incendies, ce n’est point aux tourbillons des volcans, qu’il épure les principes de son existence ; mais il s’élève au-dessus des vapeurs de cette sphère tumultueuse, au-dessus de la région des vents et du tonnerre, et c’est dans le séjour du calme et de la sérénité, c’est aux rayons les plus clairs de l’astre du jour qu’il allume ce bûcher mystérieux, où il prend un nouvel être. »

La réponse que M. de Saint-Lambert a faite à ce discours, en sa qualité de directeur de l’Académie, a paru surtout avoir le mérite de louer et d’apprécier avec autant de grâce que de justesse le caractère qui distingue les productions de M. le chevalier de Boufflers. « Les travaux de nos séances, lui dit-il, ont été plus d’une fois interrompus par le plaisir de répéter vos vers… La finesse de l’esprit, l’enjouement, je ne sais quoi de hardi qui ne l’est point trop, des traits qui excitent la surprise et ne paraissent pas extraordinaires, le talent de saisir dans les circonstances et le moment ce qu’il y a de plus piquant et de plus agréable ; voilà, monsieur, le caractère de vos pièces fugitives ; elles ne rappellent aucun des modèles, et les égalent sans leur ressembler, etc. »

Le nouvel académicien a lu ensuite quelques observations sur les mœurs du pays dont il est gouverneur ; la peinture qu’il en a faite est si douce et si intéressante, qu’il est difficile de ne pas soupçonner que l’imagination de l’observateur a fort embelli ses modèles : ce peuple si noir, grâce à ses pinceaux, devient plus blanc que la neige. On est tenté d’oublier un moment que des hommes qui vendent leurs semblables ne valent pas mieux au moins que ceux qui les achètent, et des rives du Sénégal on se croit transporté au milieu des bergers de l’Arcadie ou sur les bords riants du Lignon ; c’est une véritable églogue nègre.

M. le chevalier de Florian a terminé la séance par la lecture de quelques fables, qui ont été fort applaudies ; elles ont un caractère de simplesse et de naïveté qui leur est propre, et que la manière de réciter de l’auteur rend plus piquant encore. On a distingué celle du Roi et les deux Bergers ; le premier de ces bergers se tourmente infiniment, et ses moutons n’en sont pas mieux ; l’autre semble se donner beaucoup moins de peine, et son troupeau paraît dans l’état le plus florissant. Le monarque en témoigne sa surprise à ce dernier, qui lui répond :


Tout mon secret consiste à choisir de bons chiens.

Qu’est-ce que le Tiers État ? brochure in-8o. C’est un des ouvrages les plus vigoureux qui aient encore paru sur les affaires du temps ; il est de M. l’abbé Sièyes, grand vicaire de Chartres. Le plan en est simple ; voici les trois questions qu’on y discute : Qu’est-ce que le Tiers État ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il à y devenir ? Quelque chose.


COUPLETS À M. L’ABBÉ BARTHÉLEMY
FAITS À UN SOUPER PAR Mme LA BARONNE DE STAËL[10].

Air : Avec les jeux dans le village.

Dans les champs heureux de la Grèce,
Vous qui savez nous transporter,
Aux vains essais de ma jeunesse

Votre esprit doit-il s’arrêter ?
Est-elle à vos yeux une excuse ?
Est-ce à vous de compter les ans ?
Tributaires de votre Muse,
Tous les siècles vous sont présents. (bis.)

Si vous avez de l’indulgence
Pour un sexe souvent flatté,
Craignez que Sapho ne s’offense
De ce mouvement de bonté.
Je ne sais si nous devons croire
Que son talent était parfait,
Mais j’aime à souscrire à sa gloire
Quand on couronne son portrait. (bis.)

À vous vanter chacun s’empresse
Dans des vers qu’on fait de son mieux :
Louer le peintre de la Grèce
Me semble trop audacieux.
De cette Athènes qu’on révère
Vous seul avez su rapporter
La lyre d’or du vieil Homère :
Prêtez-la-moi pour vous chanter. (bis.)

— On a donné chez Mme la comtesse de Sabran une représentation du Bourgeois gentilhomme, pour M. le comte d’Oëls et pour Mme la duchesse d’Orléans. Le fils de Mme de Sabran y jouait le principal rôle. Voici l’épisode ajouté par le chevalier de Boufflers à la quatrième scène du second acte[11].

M. Jourdain. — Au reste, j’ai quelque chose à vous confier ; il m’est venu en pensée de faire un petit compliment, et pour cela il faudrait un compliment tout fait.

Le Philosophe. — Un compliment ! et pour qui ?

M. Jourdain. Faites-moi d’abord le compliment, et puis je vous dirai la personne à qui je le destine.

Le Philosophe. — Sont-ce des vers que vous voulez lui faire ?

M. Jourdain. — Non, non, point de vers.

Le Philosophe. — Vous ne voulez que de la prose ?

M. Jourdain. — Je ne veux ni prose ni vers.

Le Philosophe. — Il faut bien que ce soit l’un ou l’autre.

M. Jourdain. — Pourquoi ?

Le Philosophe. — Par la raison, monsieur, qu’il n’y a pour s’exprimer que la prose ou les vers.

M. Jourdain. — Il n’y a que la prose ou les vers ?

Le Philosophe. — Non, monsieur ; tout ce qui n’est point prose est vers, et tout ce qui n’est point vers est prose.

M. Jourdain. — Et comme l’on parle, qu’est-ce que c’est donc que cela ?

Le Philosophe. — De la prose.

M. Jourdain. — Quoi ! quand je dis Nicole, apporte-moi mes pantoufles, c’est de la prose ?

Le Philosophe. — Oui, monsieur.

M. Jourdain. — Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela.

Le Philosophe. — Dites votre dernier mot ; est-ce en vers ou en prose que vous voulez le compliment ?

M. Jourdain. — Encore une fois, ni en vers ni en prose.

Le Philosophe. — Et en quoi donc ?

M. Jourdain. — Ah ! en quoi donc ? en chanson… Il me faudrait… là… vous m’entendez bien… une petite chanson nouvelle.

Le Philosophe. — Ah ! vous voulez quelque chose de neuf ?

M. Jourdain. — Oui, vraiment, de neuf, comme un pont-neuf, par exemple ; c’est pour un prince.

Le Philosophe. — Et pour quel prince ? Est-ce pour un prince en général ?

M. Jourdain. — Oui, en général ; car autrefois il s’amusait à gagner des batailles, et tout le monde en mourait de peur.

Le Philosophe. — Ah ! c’est pour un prince en général ; ce n’est donc pas pour un prince en particulier ?

M. Jourdain. — Si fait, car il est chez nous tout comme un particulier.

Le Philosophe. — Eh bien ! à quoi donc peut-on le reconnaître ?

M. Jourdain. — Ma foi, à rien ; excepté que c’est toujours le plus aimable.

Le Philosophe. — Et ce prince a sans doute un nom ?

M. Jourdain. — Pardi vraiment ; j’ai même entendu dire qu’il s’en était fait un bien grand, bien grand.

Le Philosophe. — Mais avant que de s’en faire un, est-ce qu’il n’en avait pas ?

M. Jourdain. — Si fait ; il s’appelle Henri, comme celui qui est sur le Pont-Neuf ; c’est pour cela aussi que je vous demande un pont-neuf pour celui-ci.

Le Philosophe. — Ah ! je comprends à cette heure, un pont-neuf, une chanson ?

M. Jourdain. — Oui, un pont-neuf à peu près comme celui-ci :

Si le roi m’avait donné, etc.

Le Philosophe. — Si ce n’est que cela, j’en ai un dans ma poche, et précisément sur le même air.

M. Jourdain. — Voyons.

Aux deux Henri s’est donné
AuParis, la grand’ville ;
D’abord on a pour l’aîné
AuFait le difficile ;
Mais on dit à celui-ci :
Pourquoi n’avoir pas choisi
Votre domicile ici,
AuVotre domicile ?

Il va trop tôt nous quitter,
AuLe sort nous l’envie ;
Paris qui veut l’arrêter
AuVainement s’écrie :
Demeurez, bon prince Henri !
Les lieux où l’on est chéri
Sont une patrie aussi,
AuSont une patrie.

Laissez-moi ça, je m’en servirai tantôt. Mais dites-moi, ne serait-il pas bon aussi pour une princesse ?

Le Philosophe. — Non. Vous verrez dans la suite de nos leçons qu’il faut distinguer les deux genres, et, pour me servir d’une expression tirée de la poésie, pour laquelle vous montrez de si grands talents, je vous dirai que la cuirasse du dieu Mars blesserait la délicatesse de Vénus ou de Minerve.

M. Jourdain. — Et qu’est-ce que c’est que Mars ?

Le Philosophe. — Vous en parliez tout à l’heure.

M. Jourdain. — Et Vénus et Minerve, qu’est-ce que c’est que cela ?

Le Philosophe. — Ce sont les noms poétiques que l’on donne à la Beauté et à la Vertu.

M. Jourdain. — Ce sont donc deux personnes différentes ?

Le Philosophe. — Ordinairement ; cependant il n’est pas impossible que cela ne fasse qu’un.

M. Jourdain. — Je n’entends pas tout cela. Donnez-moi vite quelque chose à dire à une princesse, afin qu’elle n’aille pas me prendre pour un bourgeois. Il me faudrait encore une petite chansonnette, mais sur un air plus doux ; car la princesse que je dois voir a l’air si doux ! si doux !

Le Philosophe. — Bien pensé ; Aristote lui-même n’aurait pas mieux jugé des convenances. Je crois que j’ai encore quelque chose qui pourra vous convenir.

M. Jourdain. — Donnez.

Vous dont l’aspect est un délice
Pour tous les cœurs, pour tous les yeux,
On voit en vous l’astre propice
Qu’imploraient tant de malheureux.
L’astre dont la vertu secrète
Les réchauffait sur des glaçons,
Dont les rayons dans la disette
Font pour eux naître des moissons.

Mais, princesse, en vain on croit lire
Ce qui se passe en votre cœur ;
Cette blancheur que l’on admire
N’égale point votre candeur.
La douceur qui règne en votre âme
Voudrait encor des traits plus doux,
Et quoi qu’on en dise, madame,
Votre âme est plus belle que vous.

Oh ! cela n’est pas un beau compliment, et si je le dis à la princesse, j’ai peur qu’elle n’en soit offensée et qu’elle ne me donne un soufflet.

Le Philosophe. — Allez, monsieur, si cela arrive, je le prends sur ma joue.

M. Jourdain. — À la bonne heure. Je vous remercie, et vous prie de revenir demain.

AdQuand la Victoire
Adopte un favori,
AdS’il fuit la gloire,
Elle court après lui ;
AdEt voilà l’histoire
De notre prince Henri.
AdGuerrier terrible
Dans le fort du combat,
AdQuoiqu’invincible,
Souvent le cœur lui bat ;
AdCar ce cœur sensible
Souffre pour le soldat.

AdHenri préfère
La paix à tant de bruit.
AdLoin de la guerre
Sa bonté, son esprit
AdRassurent la terre
De la peur qu’il lui fit.



  1. Plus tard Théatre-Feydeau.
  2. C’est à peu près la seule pièce qui mérite d’être citée d’un recueil de vers intitulé Soupers du Jeudi, ou Étrennes à ces Dames pour l’année 1789. Un vol.  in-16. (Meister.)
  3. M. le baron de Grimm. (Meister.)
  4. Son secrétaire. (Meister)
  5. L’Histoire secrète de la cour de Berlin ; voir précédemment p. 374. Il n’est pas démontré que Mirabeau en soit l’auteur.
  6. C’est, disent aujourd’hui de mauvais plaisants, le sieur Caron de Beaumarchais que M. de Mirabeau prétend poursuivre comme l’éditeur perfide de sa Correspondance de Jockey diplomatique. En effet, M. de Beaumarchais ne s’est-il pas déjà rendu coupable d’un délit de ce genre, en imprimant le libelle posthume de M. de Voltaire contre le feu roi de Prusse, etc., etc. (Meister.)
  7. Le protocole des princes est : « Monseigneur… vous prie de vouloir bien venir souper tel jour. » Celui de Sa Majesté : « Le roi vous invite à venir, etc. » (Meister.)
  8. Fille de M. Fizeau de Clément, riche financier. (Id.)
  9. Le prince Henri de Prusse.
  10. Ces couplets n’ont pas été reproduits dans l’édition des Œuvres complètes données par le fils de l’auteur.
  11. Reproduit dans les Œuvres posthumes de Boufflers, publiées par Serieys (1816, in-8o).