Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/7/1766/Août

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (7p. 89-102).

AOÛT.

1er août 1766.

Les lettres et les arts se sont empressés à seconder la politesse française pour rendre au prince héréditaire de Brunswick son séjour en France agréable. Ce prince a honoré de sa présence les différentes académies établies en cette capitale. L’Académie royale des sciences lui a rendu compte du travail de l’année. Dans une autre séance, l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres en a fait autant, et il s’est trouvé par hasard et fort à propos dans le travail de l’année un Mémoire sur l’origine de la maison de Brunswick.

La séance de l’Académie française, à laquelle le prince a assisté, a été la plus brillante. M.  le duc de Nivernois y a lu quelques fables en vers de sa composition. Ensuite M.  Marmontel a lu quelques morceaux des Soirées de Bélisaire, ouvrage qui doit paraître l’hiver prochain. C’est une espèce de conte moral, mais fort étendu, dans lequel l’auteur suppose le général, après sa disgrâce, aveugle et dans la misère. C’est dans cet état qu’il reçoit la visite de l’empereur, sans le savoir, et qu’il lui parle sans le connaître. Sujet admirable, susceptible de la plus sublime philosophie. J’ai ouï dire au prince héréditaire de Brunswick que ce que M.  Marmontel en a lu lui avait paru fort intéressant. Enfin M.  l’abbé de Voisenon a lu dans cette séance une épître en vers, adressée au prince sur le malheur qu’il a de rencontrer des sots, et sur les importunités qu’il a essuyées pendant son séjour à Paris. On dit cette épître un peu négligée ; aussi l’auteur n’a-t-il pas jugé à propos de la donner, pas même au prince, à qui elle était adressée. La tournure n’en était pas des plus obligeantes pour le public. Le poëte disait au prince : Vous n’aimez pas à souper, et vous êtes prié à souper pour un mois de suite ; vous n’aimez pas à veiller, et on vous fait veiller tous les jours ; vous ne pouvez soufrir le jeu, et on vous fait toujours jouer ; et ce texte servait à se moquer de la sottise du public de Paris. Je crois que le prince a été au fond du cœur plus indulgent que M.  l’abbé de Voisenon sur les fêtes qu’on s’est empressé à lui donner durant tout le temps de son séjour, quoiqu’il ait dit qu’on lui avait procuré tous les plaisirs, hors celui qu’il aimait le plus, le plaisir de la conversation.

Parmi ces fêtes, il faut compter celle que MM. les premiers gentilshommes de la chambre du roi lui ont donnée sur le théâtre des Menus-Plaisirs de Sa Majesté. On y a joué après souper la Partie de chasse de Henri IV, par M.  Collé, suivie d’un petit opéra-comique. Comme il n’a pas été permis de jouer cette pièce à la Comédie-Française, cette représentation a été en quelque sorte unique. Le prince a cependant revu la même pièce à Villers-Cotterets, jouée par M.  le duc d’Orléans et par des personnes de sa cour. Mais la fête qui a été plus agréable à ce prince que toutes les autres, c’est celle que Mme la duchesse de Villeroy lui a donnée. Mlle Clairon y a joué le rôle d’Ariane, et j’ai été témoin de l’impression qu’elle a faite au prince ; il convenait que c’était un des plus grands plaisirs qu’il ait éprouvés dans-sa vie. Il paraît que le succès de cette représentation nous en procurera d’autres, et qu’elles deviendront même périodiques à l’hôtel de Villeroy. Mme la duchesse de Villeroy a une grande tendresse pour Mlle Clairon, et cette célèbre actrice ayant renoncé au théâtre depuis l’aventure du Siége de Calais, et ayant confirmé irrévocablement sa résolution, ne sera pas fâchée de jouer de temps en temps sur un théâtre particulier. Il est vrai qu’elle y sera mal secondée, la troupe n’étant composée que de jeunes gens qui se destinent au théâtre, et dont les trois quarts sont sans talent et l’autre quart sans usage ; mais enfin il faut bien soutenir la gageure et, en quittant un métier qu’on aime avec passion, tâcher de ne pas mourir de regret de l’avoir quitté.

— Après les honneurs rendus à la mémoire de feu M.  le Dauphin sont venus les honneurs funèbres de Stanislas, roi de Pologne, duc de Lorraine et de Bar. M.  de Boisgelin de Cucé, évêque de Lavaur, a été chargé de prononcer l’oraison funèbre de ce prince au service qu’on lui a fait dans l’église métropolitaine de Paris. Cette oraison funèbre vient d’être imprimée. C’est sans contredit la meilleure de toute la récolte que nous avons eue cette année, et qui a été fort abondante. Si ce morceau ne va pas à la postérité, à côté des oraisons funèbres de Bossuet, on y trouve du moins quelques germes de talent, un style noble et aisé, et une manière qui, sans s’écarter de la décence rigide et souvent mesquine de la chaire, n’est pourtant pas celle d’un capucin. Dans un temps où le lieu saint retentit de tant de pauvretés, il faut savoir gré à un prédicateur de toutes les pauvretés qu’il ne dit pas. M.  l’évêque de Lavaur est fort jeune. Ce prélat est l’ami et l’émule de M.  l’archevêque de Toulouse. Ils ne passent pas tous les deux pour les plus croyants de l’Église gallicane. M.  l’évêque de Lavaur a aussi prononcé l’oraison funèbre de M.  le Dauphin devant les états du Languedoc, assemblés à Montpellier, mais il ne l’a pas fait imprimer.

— Le P. Élisée, carme déchaussé, est aujourd’hui de tous les prédicateurs de Paris celui qui a le plus de vogue et de célébrité. Ses sermons sont plutôt des discours moraux que chrétiens. J’en ai entendu où il n’y avait que du déisme tout pur, qu’on écoutait avec une grande componction, et qu’on aurait certainement trouvés remplis d’hérésies si un philosophe s’en fût déclaré l’auteur. J’en ai aussi entendu où il y avait des pages entières du Petit Carême de Massillon, et, puisque le P. Élisée met à contribution des sermons aussi connus que ceux-là, on est en droit de penser que des sermons moins connus en France, comme ceux de Saurin et d’autres, ne lui échappent pas. Quoi qu’il en soit, j’aime l’air pâle et apostolique du P. Élisée. Son éloquence n’est pas brûlante comme la prose de Jean-Jacques Rousseau ; mais il a de la netteté, de la sagesse, un style pur et concis, et on l’écoute avec plaisir. C’est d’ailleurs un homme d’esprit qui, hors de la chaire, a bien l’air de ne pas trop croire ce qu’il vous prêche. Il avait été appelé en Lorraine pour prêcher le carême devant le roi Stanislas. Ce prince étant mort pendant ce temps-là de l’accident qui lui est arrivé, le P. Élisée a été chargé de prononcer son oraison funèbre au service qu’on lui a fait dans l’église primatiale de Nancy, et cette oraison funèbre vient d’être imprimée. C’est la première fois que le P. Élisée se risque au grand jour de l’impression, et ce grand jour ne lui a pas été favorable. On a trouvé son oraison funèbre ennuyeuse, et, malgré la célébrité du nom de l’auteur, son ouvrage n’en a eu aucune. C’est que le grand jour de l’impression est un jour terrible où un ouvrage n’a, pour se soutenir, que son propre poids et son seul mérite. Ainsi on se moque du P. Élisée, et, de carme qu’il est, on en fait un capucin, quand on lit dans cette oraison funèbre que Dieu voulait conduire Stanislas sur le trône par ces voies qui confondent notre prudence, et qui manifestent toute la profondeur de sa sagesse. Si ce n’était pas là une grande platitude, rien ne serait plus répréhensible que cette tournure et cet étrange abus de la parole. Rien n’est assurément moins merveilleux que la manière dont Stanislas fut fait roi de Pologne. Un philosophe qui connaît la nature humaine ne lui en fera pas un crime comme ferait un pédant ; il exigera seulement d’un homme assez ambitieux pour oser se frayer le chemin du trône, ou pour oser accepter de la main d’un prince victorieux le don d’une couronne, il exigera, dis-je, de lui d’assez grandes qualités pour la maintenir sur sa tête et pour n’être pas étonné de son poids. Mais qu’un moine vienne nous mettre sur le compte de la Providence et de sa sagesse éternelle que Stanislas ait osé violer le serment fait à Auguste, c’est se jouer étrangement et bêtement de ce qu’il y a de plus sacré parmi les hommes, c’est faire de la prétendue chaire de vérité la chaire du mensonge, titre que beaucoup d’honnêtes gens lui accordent pour d’autres raisons.

M. l’évêque de Lavaur s’est tiré de cette époque avec plus d’adresse et plus de décence. Il a dit tout simplement : « Ne renouvelons point d’anciennes querelles », et puis, apostrophant M. le Dauphin, il lui a dit : « Monseigneur, le sang de Stanislas et d’Auguste coule également dans vos veines, etc. » Cela s’appelle s’en tirer en homme d’esprit, et donner bonne opinion de soi aux gens qui vous écoutent, parce qu’ils voient que vous avez senti la difficulté comme eux, et que vous ne les prenez pas pour des oies.

Au reste, il paraît tous les jours des éloges historiques ou funèbres de Stanislas le Bienfaisant, et nous en avons au moins pour six mois encore avant que tous les faiseurs d’élégies aient fourni leurs amplifications. Il faut croire que ces pauvretés trouvent des lecteurs en province, car, à Paris, personne ne les connaît.

— Une bonne âme dévote, remplie de fiel, amère comme l’absinthe, pleine de bénignité pour les gens qui ne sont pas de son sentiment, vient de faire un examen peu indulgent de l’éloge de feu M.  le Dauphin par M.  Thomas. Cette bonne âme n’est point du tout contente de M.  Thomas ; elle trouve qu’il sent le brûlé comme un philosophe. M.  Thomas n’a contenté aucune classe de lecteurs par son Éloge du Dauphin. Les gens de la cour et les philosophes en ont été choqués par deux motifs différents. Les gens de goût ont été fatigués de voir l’orateur toujours dans les nues, et voilà les dévots qui s’en mêlent.

M.  Jean Aléthophile, c’est-à-dire, en français, M.  l’Amateur de la vérité, vient de publier un Examen du système de Newton sur la lumière et les couleurs. Volume in-8o de près de deux cents pages[1]. Je ne sais d’où vient ce beau livre, mais cela est de cru étranger. M.  Jean Aléthophile est doué d’une certaine platitude exotique qui ne ressemble point du tout à la platitude parisienne. Ce pauvre homme entreprend de prouver que le fameux Newton, avec toutes ses lumières, a donné dans l’erreur en toutes ses assertions sur la lumière et sur les couleurs, et quele vrai ne se trouve qu’en des points diamétralement opposés à ceux qu’il a prétendu établir, et que tant de gens sur son autorité tiennent pour certains.

Ainsi voilà Isaac Newton déclaré aveugle malgré ses lumières, et son prisme mis en pièce par M.  Aléthophile le clairvoyant. Il faut convenir qu’il s’imprime d’étranges bêtises en ce beau siècle philosophique.

— M. Théophile de Bordeu, qui est un autre homme que M. Aléthophile le clairvoyant, vient de publier un ouvrage intitulé Recherches sur le tissu muqueux ou l’organe cellulaire et sur quelques maladies de la poitrine, avec une dissertation sur l’usage des eaux de Barége dans les écrouelles. Volume in-12. M. de Bordeu est un homme de beaucoup d’esprit et un savant médecin, je ne dis pas un grand médecin, car c’est tout autre chose. Un grand médecin est un homme de génie à qui il faut un talent et un coup d’œil que la nature donne, et qu’on n’acquiert pas à force de science. On trouvera peut-être dans les écrits de ce médecin un peu de propension et de goût pour le paradoxe. Le désir de dire des choses singulières est un écueil bien dangereux pour la vérité. Ce M.  de Bordeu est le même qui a eu ce procès calomnieux à soutenir contre la Faculté de Paris, dont il est membre, et contre l’honnête docteur Bouvart, son confrère, par qui il était accusé d’avoir volé à un homme mort entre ses mains une montre et des manchettes de dentelle. Le Parlement le déchargea de l’accusation, et obligea la Faculté de le rétablir dans tous ses droits, mais ne punit point les calomniateurs, ce qui, comme beaucoup d’autres choses, prouve que la justice est une fort belle chose.

— Un avocat au Parlement de Paris, appelé M.  de La Ville, homme assez obscur, vient d’entreprendre la continuation des Causes célèbres de Pitaval. Ces sortes de compilations ont toujours de quoi intéresser, quelque mal faites qu’elles puissent être. Celle-ci n’inspirera pas une grande estime pour les talents du rédacteur ; mais elle se vendra. Il en paraît un premier volume in-12 de quatre cent trente pages. Si ce qu’on dit est vrai, M.  de La Ville pourrait bientôt trouver place lui-même dans sa compilation. On prétend que, se livrant trop au feu de sa mâle éloquence, il a imprimé un mémoire plein d’injures contre la partie adverse d’un de ses clients. Or, cette partie se trouve être un premier commis de Versailles, race d’hommes puissante et dangereuse, et l’on assure que celui qui a essuyé la décharge de M.  de La Ville n’attend que la fin de son procès pour prendre ce courageux avocat à partie.

— J’ai eu l’honneur de vous parler, dans une note du Salon de 1765, de la nouvelle invention de graver en manière de crayon, invention due à MM. François et Demarteau, graveurs, et infiniment précieuse pour les progrès de l’art. Celle de M. Charpentier, autre graveur, ne l’est pas moins. Cet artiste a trouvé le secret d’imiter le lavis par la gravure, et cette imitation est si parfaite qu’en coupant les bords pour empêcher d’apercevoir l’empreinte de la planche, d’habiles connaisseurs seraient peut-être embarrassés de dire si c’est une estampe ou un dessin qu’on leur présente. On a déjà gravé plusieurs jolis morceaux dans ce goût du lavis et au bistre, et cette nouvelle invention ne peut manquer de contribuer infiniment, ainsi que l’autre, à l’avancement de l’art.

Journal de Rome, ou Collection des anciens monuments qui existent dans cette capitale et dans les autres parties de l’Italie, représentés et gravés en taille-douce et expliqués suivant les observations faites sur les lieux par des professeurs et amateurs de la belle antiquité actuellement à Rome. Dédié à MM. Robert et Jacques Adam, architectes écossais. Proposé par souscription. Le prospectus nous annonce un ouvrage magnifique, et le projet est assurément très‑beau et susceptible d’une exécution superbe. Il doit paraître dans le courant d’une année quatre journaux de vingt feuilles d’impression au moins, sans compter les planches, et le prix de ces quatre journaux sera pour les souscripteurs de deux louis dont ils payeront la moitié d’avance. Les Ruines de Palmyre et les Monuments de la Grèce peuvent servir de modèle aux auteurs du Journal de Rome, et leur montrer ce que le public attend d’eux.

— On nous a envoyé de Suisse une Histoire des révolutions de la haute Allemagne, contenant les ligues et les guerres de la Suisse. Avec une notice sur les lois, les mœurs et les différentes formes du gouvernement de chacun des États compris dans le corps helvétique. Deux volumes in-12 qui seront sans doute suivis de quelques autres. On m’a assuré que cette histoire est de M.  Philibert ; mais je ne connais pas M.  Philibert. Il peut avoir le mérite de l’exactitude ; mais il n’a pas les autres talents d’un historien. Son style surtout est embarrassé et louche, et il dit toujours avec effort ce qu’il dit. Pour être historien de la Suisse, il faudrait un écrivain plein de sens et de nerf, d’une grande simplicité, et de cette espèce de naïveté qui. s’allie si bien avec la véritable élévation. Si Jean-Jacques Rousseau n’était pas si fou, s’il n’avait pas mis tous ses talents et sa gloire à soutenir des paradoxes et à pousser tout à l’extrême, s’il avait pu allier la sagesse à ses autres qualités d’écrivain, il aurait été l’homme propice à cette entreprise, et une histoire de la Suisse serait devenue sous sa plume un morceau digne d’être placé entre Tacite et Plutarque.

Mlle  de Saint-Vast, que je n’ai pas l’honneur de connaître, vient de donner l’Esprit de Sully en un très-petit volume qui n’a pas deux cents pages. On y trouve encore le portrait de Henri IV, les lettres de ce bon roi à ce grand ministre et leurs conversations. Ces conversations me paraissent du ton et de la force de Mlle  de Saint-Vast, qui aurait dû laisser le soin d’abréger les Mémoires de Sully à une plume plus habile.

L’Ami des pauvres, ou l’Économe politique[2], qui propose des moyens pour enrichir et perfectionner l’espèce humaine, a déjà paru il y a quelques années. Voici donc sa seconde apparition. C’est un bon et insipide rêveur de bien public. On peut être l’ami des pauvres et un pauvre homme tout à la fois. Si vous en doutez, l’auteur vous le prouvera sans réplique. Il a ajouté à cette nouvelle édition un Mémoire sur la suppression des fêtes. Il veut aussi introduire une nouvelle orthographe et même de nouveaux caractères d’impression qui donnent à la langue française un air esclavon. M.  l’Économe politique est un radoteur qui économise fort mal son temps s’il prétend l’employer au bien public.

Les Ennemis réconciliés[3] forment une pièce dramatique en trois actes et en prose qui n’a jamais été jouée. Le sujet est tiré d’une des anecdotes les plus intéressantes du temps de la Ligue. Ce ne sont pas les sujets qui manquent, mais bien les auteurs qui possèdent l’art et le talent de les traiter.


15 août 1766.

Mlles  Verrière sont deux sœurs célèbres à Paris per leur beauté, et exerçant le joyeux métier de courtisanes[4]. Comme leur célébrité a commencé il y a plus de vingt ans, elle a aussi commencé depuis longtemps à décliner ; mais, comme d’un autre côté elles ont su bien profiter du temps, et qu’elles ont eu l’adresse de ruiner plusieurs sots, après avoir d’abord exercé leur métier dans les rues, elles ont eu le secret d’amasser une fortune considérable et de tenir à Paris une maison fort brillante. La cadette se fait appeler Mme  de La Marre ; l’ainée a conservé le nom et les armes de Verrière. Celle-ci, plus belle que sa sœur, avait fait anciennement la conquête du grand Maurice, de l’illustre comte de Saxe, grand amateur de la créature. Ce héros, toujours entouré de femmes de plaisir, passait pour les servir magnifiquement la nuit, et pour les récompenser médiocrement le jour. Il eut de Mlle  Verrière une fille qui fut appelée Aurore et qui resta, encore enfant, sans ressource à sa mort. Alors Mme  la Dauphine en prit soin, et la fit élever à Saint-Cyr, mais défendit à sa mère de la voir. Aurore de Saxe, devenue nubile, vient d’épouser un officier retiré du service et employé comme lieutenant du roi dans une petite place d’Alsace[5]. Sa mère lui a présenté le jour de ses noces la pièce de vers que vous allez lire.


ÉPITHALAME EN DIALOGUE
entre Mlle  verrière et Mme  de la marre.

madame de la marre.

Oui, ma sœur, ce sont eux, c’est lui !

mademoisselle verrière.

Oui, ma sœur, ce sont eux, c’est lui ! C’est lui, c’est elle.

madame de la marre.

Qu’il est intéressant !

mademoiselle verrière.

Qu’il est intéressant ! Qu’elle est touchante et belle !
Enfin, ma fille, enfin je jouis de mes droits ;
Des marches de l’autel, c’est moi qui vous reçois ;
Venez, venez sentir dans les bras d’une mère
Combien je vous aimai, combien vous m’êtes chère.
Ce jour, ce jour heureux qui nous réunit tous,
Vous rend à ma tendresse et vous donne un époux :
C’est le jour du bonheur, le beau jour de ma vie.

madame de la marre.

Ô vous à qui l’amour et l’hymen l’ont unie,
Héros qui possédez la fille d’un héros,
Dans le sein de la paix et d’un noble repos,
Vous verrez sa candeur, sa tendresse naïve
Distraire en l’amusant votre valeur captive.
Son amour répandra sur vos heureux loisirs
L’intérêt du bonheur, le charme des plaisirs.
Rien encor n’a flétri son âme simple et pure ;

Vous recevez son cœur des mains de la nature.
Si ce cœur jusqu’ici de lui-même ignoré
Connaît un sentiment, vous l’avez inspiré.

mademoiselle verrière.

Il en est un, ma sœur, un qu’elle doit connaître ;
Il est bien pur… Ma fille, un jour, un jour peut-être,
Ce sentiment plus fort et mieux développé
Saisira votre cœur plus vivement frappé.
Vous saurez à quel titre et pourquoi je vous aime ;
Vous connaîtrez mes droits ; vous les aurez vous-même.
Que jamais votre oubli ne m’oblige à pleurer
Le douloureux instant qui doit nous séparer !
Monsieur, à votre cœur je le demande en mère,
Que ma fille jamais ne me soit étrangère !
La nature et le sang n’ont point de préjugés :
La nature est pour moi si vous l’interrogez.
J’en atteste aujourd’hui les mânes d’un grand homme,
À ma fille inconnu, mais que mon cœur lui nomme.
Ce héros, dont la gloire environnait le front[6],
Du sang de Kœnigsmark ne sentit point l’affront.
Sa grande âme jamais n’en fut humiliée,
Et sa mère par lui ne fut point oubliée.

madame de la marre.

Pourquoi mêler, ma sœur, à ces heureux moments
Des doutes si cruels, de vains pressentiments ?
Ne versons aujourd’hui que des larmes de joie.
Ta sensibilité s’étend et se déploie,
Elle porte sur tout son inquiète ardeur ;
Fixe-la sur ta fille, et sois à ton bonheur.
Connais-tu des devoirs, des lois assez barbares
Qui puissent exiger… ? Non ma sœur, tu t’égares ;
Aurore, quel que soit son heureux avenir,
Ne peut jamais, crois-moi, perdre le souvenir
De nos soins prodigués à sa première enfance :
Le premier des devoirs est la reconnaissance.

mademoiselle de verrière.

Eh bien ! je m’abandonne à des transports plus doux ;
Ma fille et vous, monsieur, vous, son heureux époux,

Goûtez enfin, goûtez la félicité pure
Que l’amour vous promit, que l’hymen vous assure.
Que de votre bonheur mes yeux soient les témoins ;
Les regards d’une mère en sont dignes, du moins.
Ma fille, vos destins sont unis avec d’autres ;
Embellissez des jours où s’attachent les vôtres.
Délassez un héros de ses travaux guerriers.
Vous reçûtes le jour à l’ombre des lauriers,
Le tumulte de Mars, la pompe militaire
Ne peut vous étonner ni vous être étrangère ;
La fille de Maurice en doit aimer l’éclat ;
Allez le contempler aux murs de Schelestadt ;
À quelqu’un de vos traits faites-y reconnaître
Le grand cœur du héros à qui vous devez l’être.
Voilà tous vos devoirs et les vœux que je fais ;
Mais, pour les remplir tous, ne m’oubliez jamais.

Je ne connais guère rien de plus moral que cet épithalame, et je doute que le plus beau chapitre sur les courtisanes puisse faire plus d’impression. L’inquiétude d’une mère d’être méprisée et reniée par sa fille prêche plus fortement les mœurs que le traité le plus éloquent.

— On a imprimé une Histoire des malheurs de la famille de Calas, jusqu’après le jugement souverain rendu pour leur justification le 9 mars 1765. Précédée de l’héroïde de Marc‑Antoine Calas à l’Univers. Brochure in-8o de plus de soixante pages[7]. J’ai oublié le nom du faiseur d’héroïdes qui fait ici encore l’office d’historien. On a dit avec raison que la tragédie d’Abbeville était encore plus déplorable que celle de Toulouse, en ce que le crime qu’on imputait faussement au vertueux et infortuné Jean Calas était du moins un crime réel, au lieu que les fautes qui ont coûté la vie au chevalier de La Barre n’étaient que des crimes imaginaires dont le châtiment devait être abandonné à la sévérité paternelle. L’auteur de l’histoire de Calas ne parle seulement pas du don que le roi a fait, après le jugement souverain, à cette respectable famille. Si ce rapsodiste était digne de l’emploi qu’il ose usurper, je lui apprendrais qu’il y a apparence que la souscription pour l’estampe de la famille Calas, malgré les traverses qu’elle a essuyées de la part du Parlement de Paris, produira au moins cinquante mille livres. Je félicite tous ceux qui ont pris part à cette bonne œuvre, et je les crois amplement récompensés de leurs bienfaits par la satisfaction qu’ils en ont dû recueillir.

Traité des stratagèmes permis à la guerre, ou Remarques sur Polyen et Frontin, avec des observations sur les batailles de Pharsale et d’Arbelles, par M.  J. de M., lieutenant‑colonel d’infanterie[8], écrit in-8o de cent et quelques pages. Ce qui m’a le plus frappé dans cet écrit, c’est l’observation de l’auteur que sur le déclin de l’empire romain, lorsque l’art et la discipline étaient dégénérés, tout le monde eut la manie d’écrire sur la guerre.

Recherches sur l’art militaire, ou Essai d’application de la fortification à la tactique. Volume grand in-8o de deux cent trente-deux pages. Le but de cet ouvrage, dont l’auteur s’appelle M. de Lo-Looz, est d’appliquer les principes de la fortification à la tactique, et de montrer que c’est le même esprit qui les a dictés. M. de Lo-Looz m’a fait comprendre en effet que les principes de ces deux sciences se ressemblent, excepté dans les cas où ils ne se ressemblent pas. Mais je n’ai garde de dire ce que je pense de M.  de Lo-Looz, qui a pris pour épigraphe le mot de Quintilien, que les arts seraient bien heureux s’ils n’avaient pour juges que les gens du métier.

— Je ne sais qui est ce M.  de L…[9] qui vient de publier un Parallèle entre Descartes et Newton, en vingt-quatre pages in-8o. Il prétend élever l’édifice dont, dit-il, Fontenelle a jeté quelques fondements dans l’Éloge de Newton fait à l’Académie des sciences. M.  de L… me paraît un plaisant architecte de vouloir achever en vingt-quatre pages un édifice dont Fontenelle n’a pu jeter que quelques fondements. J’assure M.  de L… en ma conscience qu’il n’est pas digne de bâtir sur ces fondements.

— Une Lettre critique adressée à M.  de Fontenelle dans les champs Élysées, et une Lettre d’un particulier à un seigneur de la cour ont pour objet de parler un peu de tout, et spécialement d’examiner les inscriptions de la statue de Louis XV. C’est un radotage aussi complet qu’incompréhensible.

Nouveaux Essais en différents genres de littérature, de M. de ***, membre de plusieurs académies des sciences et belles‑lettres[10]. Brochure in-12 de cent soixante et quelques pages. Je n’ai pas l’honneur de connaître M.  de ***, dont les essais sont en vers et en prose. Je crois qu’on en a déjà lu quelque chose dans le Mercure. L’auteur assure qu’il a été tenté cent fois de jeter ses productions au feu. Que n’a-t-il succombé à cette tentation !

Le Miroir fidèle, ou Entretiens d’Ariste et de Philindor. Cet ouvrage renferme des réflexions politiques et morales, avec un plan abrégé d’éducation opposé aux principes du citoyen de Genève. Par M.  le chevalier de C*** de la B***[11]. Volume in-12 de près de deux cents pages. C’est une des plus mauvaises productions de l’année.

Idée d’une souscription patriotique en faveur de l’agriculture, du commerce et des arts. Voici un rêveur qui veut établir une souscription gratuite, à laquelle tout bon patriote doit prendre part, et qui sera employée à l’encouragement de toute chose utile suivant la décision des commissaires nommés pour cet effet. Je plains l’auteur si sa pension alimentaire est assignée sur les intérêts du fond de cette souscription.

Les Amours de Paliris et de Dirphé. Volume in-12 de près de deux cents pages. Roman poétique en prose, dans le goût de Daphnis et Chloé et d’autres sujets grecs. Ce roman n’a fait aucune sensation.

L’Anneau de Gygès, vérité peut-être morale. C’est un petit écrit de vingt-quatre pages in-8o. Vous savez que cet anneau avait la vertu de rendre invisible ; un honnête homme qui posséderait cet anneau deviendrait le précepteur du monde, et mettrait ordre à bien des injustices. Celui qui s’en est servi ici est un polisson qui n’a vu que des sottises et des platitudes.

Le Papillotage, ouvrage comique et moral, de cent trente‑six pages in-12, très-digne d’être employé à faire des papillotes, et l’auteur moraliste à les placer et à les passer au fer.

— J’ai oublié de comprendre parmi les proscriptions de l’année dernière, justement méritées, un poëme héroï-comique, intitulé Jupiter et Danaé[12].




  1. Euphronople et Paris, 1766, in-8o. Attribué à Quériau, avocat.
  2. Par Faignet.
  3. La Haye et Paris, 1766, in-8o. Attribué quelquefois à Guyot de Merville parce que l’auteur, l’abbé Bruté de Loirelle, avait pris le pseudonyme de Merville.
  4. M.  Ad. Jullien a publié un intéressant travail sur le Théâtre des demoiselles Verrière (Detaille, 1875, gr. in-8o), mais il n’a pas eu connaissance de ce singulier épithalame, sans nul doute inédit, et qui ne peut être de celle à qui Grimm l’attribue.
  5. Le comte de Horn, bâtard de Louis XV et lieutenant du roi à Schlestadt.
  6. Il est assez plaisant qu’une créature de la lie du peuple, et qui a longtemps servi à la débauche des valets, ose se comparer à la comtesse de Kœnigsmark. Il y a à peu près aussi loin de la mère de Maurice à la mère d’Aurore, que dans un autre sens du père d’Aurore à l’époux d’Aurore, (Grimm.)
  7. Par Édouard-Thomas Simon.
  8. Joly de Maizeroy.
  9. Delisle de Salles.
  10. Thorel de Campigneulles.
  11. Chimiac de La Bastide.
  12. (Par du Rousset.) 1764, in-8o.