Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/7/1766/Avril

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AVRIL.

1er avril 1766.

Le triste évènement qui a privé la France de l’héritier présomptif de sa couronne nous a attiré une foule d’écrits lugubres. Paris n’est occupé depuis trois mois que d’oraisons funèbres, dont aucune n’occupera la postérité[1]. Il serait aussi impossible que superflu de passer en revue tout ce qui a été écrit et imprimé à ce sujet ; il suffit de dire un mot des morceaux qui ont fixé l’attention du public. Le premier est un Portrait de feu monseigneur le Dauphin, dédié au Dauphin son fils, et orné en effet du portrait de ces deux princes. C’est un écrit de quarante pages attribué à M. le marquis de Saint-Mégrin, fils du duc de La Vauguyon, gouverneur des enfants de France. Quelques-uns ont prétendu que c’est un ci-devant soi-disant jésuite, appelé Cérutti, qui a tenu la plume pour en laisser l’honneur à M. de Saint-Mégrin. Si cet éloge est l’ouvrage d’un homme de lettres, il n’y a rien à en dire, parce qu’il n’y a point d’idées ; mais si c’est un jeune homme de la cour qui l’ait écrit à l’age de vingt ans, il mérite beaucoup d’attention par la sagesse et la noblesse de l’élocution, par l’élégance et la grâce du style, par je ne sais quoi de distingué dans le ton, qui est celui d’un homme du monde plutôt que d’un auteur. Cet éloge est, à tout prendre, ce qui a paru de mieux à l’occasion de la mort de M. le Dauphin, parce qu’il est simple et noble, et éloigné de toute déclamation.

L’Oraison funèbre prononcée dans l’église de Paris, le 1er mars dernier, par messire Charles de Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, et imprimée depuis[2], n’a point eu de succès. C’est l’ouvrage d’un homme d’esprit, mais faible, sans éloquence et sans talent. Une femme qui aurait débité au coin du feu ce que dit le prélat sur la difficulté du rôle d’un dauphin passerait avec raison pour avoir la causerie fort agréable ; mais un orateur doit savoir manier d’autres textes, ou agrandir les petites choses, quand il se permet d’y toucher. M. l’archevêque de Toulouse est jeune : il passe pour avoir beaucoup d’esprit. Il est regardé comme devant être un jour à la tête du clergé ; mais l’esprit de conversation et de conduite, et le talent, sont deux choses fort diverses. M. l’archevêque de Toulouse me paraît faible et frêle de génie comme de constitution. Il ne se publie pas de mandement, d’instruction pastorale, d’oraison funèbre, ou d’écrit épiscopal quelconque, sans qu’il y soit fait mention honorable de la philosophie de nos jours, qui, suivant l’expression favorite de ces messieurs, sape les fondements de l’autel et du trône ; et ils ont leurs bonnes raisons pour plaquer leur boutique immédiatement contre le palais du gouvernement, et pour persuader aux imbéciles que ses fondements s’en ressentiraient si l’on venait à abattre cet absurde et impertinent édifice qui menace ruine de toutes parts. On a appelé cette sortie contre les philosophes le point d’orgue des évêques. Les musiciens français appellent point d’orgue ce que les chanteurs italiens nomment cadenza, par laquelle ils terminent les airs, et où ils montrent leur savoir-faire. Ainsi quand la sortie contre les philosophes est forte et véhémente, on dit que l’évêque a fait un fort beau point d’orgue. Ces points d’orgue ne réussissent pas toujours. Celui que l’évêque du Puy en Vélay, frère de l’illustre Pompignan, fit, il y a quelques années, dans sa fameuse Pastorale, lui attira la semonce d’un quaker, qui se conservera parmi les écrits de cet abominable Guillaume Vadé, résidant à Ferney. J’avais parié que M. l’archevêque de Toulouse se dispenserait de faire le point d’orgue. Ce prélat passe pour avoir lui-même un grand faible pour les philosophes, et pour en connaître tout le mérite ; il me paraissait d’ailleurs bien indigne d’un homme d’esprit de ternir par ces déclamations puériles l’éloge de l’héritier d’un vaste royaume ; mais je me suis trompé, et j’ai perdu ma gageure : il est vrai que le point d’orgue de M. l’archevêque de Toulouse est faible et exigu comme le reste de son ramage. Ce qu’il y a de plus beau dans cette Oraison funèbre, c’est une vignette, gravée d’après le dessin de Cochin, qu’on a mise à la tête, et qui a paru d’un grand goût.

On ne s’attendait guère à rire dans une occasion si lugubre ; le R. P. Fidèle, de Pau, capucin de la province d’Aquitaine, a cependant trouvé le secret de divertir Paris avec son oraison funèbre de M. le Dauphin, prononcée dans l’église des Capucines de Paris, et publiée en même temps que celle de M. l’archevêque de Toulouse. Ce capucin a de l’esprit, de la chaleur, et peut-être plus de talent qu’aucun de ceux qui se sont escrimés sur le même sujet ; mais comme il a partout le goût d’un capucin, il a été ridicule partout. Je suis persuadé que ce discours a fait le plus grand effet à l’entendre prononcer, et que les capucines s’en entretiennent encore avec admiration. Le capucin présente son héros sous tous les aspects : fils, époux, frère, guerrier, humain, savant, religieux, etc. Comme fils, il dit que Louis n’avait pas sitôt une insomnie que le compatissant Dauphin perdait le repos. Quant à la reine, il prétend que les cinq siècles passés ne virent point de telle mère, et il demande si les dix siècles à venir verront un tel fils. Question sentant l’hérésie, pour le remarquer en passant, surtout dans la bouche d’un capucin, qui doit croire la fin du monde prochaine, et ne pas s’attendre à dix autres siècles après un siècle aussi pervers que le nôtre. En qualité de frère, le capucin assure que les dames ses sœurs, qui sont par leur mérite et par leur rang au-dessus des asiatiques potentats, avaient dans son cœur une place de préférence. Pour peindre l’époux, il apostrophe la Dauphine elle-même : « Dites-nous, Ô princesse de douleur, si le Dauphin fut pour vous un prince du bel amour. » Comme guerrier, il le représente au milieu de la bataille de Fontenoy, et en fait un tableau capucinièrement magnifique. Comme humain, il nous dit cavalièrement : « Messieurs, cherchez ailleurs qui vous aime ; il mourut l’autre jour à Fontainebleau. » Comme savant, il nous assure que monseigneur était le voyant de la cour de Versailles, et que, si nous consultons la pitoyable Envie, elle nous répondra qu’il en savait trop pour un prince. Quant à l’article de la religion, le point d’orgue du capucin est superbe : il prétend que ce sont les mauvais raisonnements des déistes qui ont fait mourir M. le Dauphin de chagrin, et que si sa bouche est a jamais fermée, c’est moins par le silence de la mort que par le regret de n’avoir pu dicter l’arret du supplice des philosophes. Qui croirait qu’un aussi sage défenseur de la bonne cause, un capucin si chaud, si éloquent et si charitable, ait été traité comme un encyclopédiste ? À peine son oraison funèbre avait-elle amusé Paris pendant trois jours qu’elle fut supprimée par ordre supérieur : après quoi l’archevêque de Paris ôta au pauvre P. Fidèle ses pouvoirs de prêcher et de confesser. Le capucin, qui savait que tout Paris s’entretenait de son discours, ne put s’empêcher de dire à M. l’archevêque : « Convenez, monseigneur, qu’il y a là dedans un peu de jalousie de la part de M. l’archevêque de Toulouse ; » et, en s’en allant, il dit tristement : « On m’avait bien dit que le mérite supérieur était persécuté en France ; mais je n’ai pas voulu le croire… » En effet, c’est un étrange abus de l’autorité que d’interdire un pauvre capucin pour avoir fait de son mieux une oraison funèbre. Ce capucin était d’ailleurs un ardent défenseur de l’Église contre la philosophie de nos jours. Il avait fait, il y a quelque temps, un gros livre, sous le titre du Philosophe dithyrambique[3]. Personne n’avait lu ce gros livre ; mais l’auteur étant devenu célèbre par son oraison funèbre, on l’a cherché, et l’on a trouvé de quoi s’y amuser. Cela est plein de chaleur, et plaisant a force d’injures. Hélas ! est-ce la le salaire que devait attendre le défenseur de la cause de notre sainte mère l’Église ? Il a repris le chemin de Pau, sa patrie, où il aura le loisir de méditer dans sa cellule sur l’injustice et l’ingratitude du siècle.

L’oraison funèbre que M. l’abbé de Boismont a prononcée en présence de l’Académie française, dont il est membre, a eu un grand succès le jour de son débit. Elle n’a pas aussi bien soutenu le jour de l’impression[4] ; cependant elle a encore trouvé des partisans : je leur pardonne. M. l’abbé de Boismont est un habile joaillier qui travaille fort bien en faux. Il sait brillanter ses pierres et leur donner de l’éclat ; il est vrai que quand on les approche du feu, elles fondent comme du beurre. La plupart du temps, ses phrases ne sont belles qu’autant qu’on ne les entend pas ; dès qu’on veut y chercher du sens, on n’y trouve que du commun ou du faux, et plus souvent du galimatias.

M. Thomas, orateur profane, a cru devoir confondre sa voix avec celle de tant d’orateurs sacrés, et prononcer un Éloge du Dauphin qui pût satisfaire les philosophes, les citoyens, les gens de goût, auxquels il est difficile de digérer cette foule de passages de mauvais latin, et ces pauvretés déclamatoires dont les productions de nos prélats abondent. M. Thomas a voulu nous crayonner, sous les traits du feu Dauphin, l’image d’un prince accompli, persuadé que quelques vérités utiles à ceux qui comme lui sont destinés à gouverner honorent plus sa mémoire que tous les vains éloges qu’on pourrait lui prodiguer. Voilà donc le projet de son discours ; mais en outrant le tableau, il l’a manqué, et il n’a contenté aucune classe de lecteurs. On aurait pardonné à M. Thomas de faire du Dauphin un Trajan ou un Marc-Aurèle, pour avoir occasion de dire des vérités utiles aux princes ; mais le prince que peint M. Thomas est un être chimérique qui n’exista jamais nulle part, et qui n’existera dans aucun siècle. Le tableau en est froid et sans intérêt, la monotonie d’un style toujours également élevé et emphatique le rend fatigant. Ceux qui n’aiment pas les sermons ont demandé de quel droit M. Thomas donnait des leçons aux rois. Il faut convenir que si M. Thomas a cru de bonne foi au prince dont il célèbre la mémoire le quart des qualités qu’il lui accorde, il ne descend pas à coup sûr de cet apôtre qui ne croyait qu’après avoir touché. Quant à moi, si les panégyriques sont un tribut qu’on doive indispensablement à la gloire des princes, je voudrais du moins qu’ils fussent prononcés de leur vivant et en leur présence, parce que chacun, se comparant alors en secret au tableau que l’orateur en aurait fait, mesurerait du moins d’un coup d’œil tout ce qui manquerait à la ressemblance, et saurait à peu près ce que la nation attend de lui. Ce que je pardonne moins à M. Thomas, ce sont quelques idées peu justes que j’ai rencontrées dans son Éloge. Il examine, par exemple, si la sensibilité dans un prince n’est pas plus dangereuse qu’utile, et si la raison et l’amour général de l’ordre ne suffisent pas pour faire le bien ? Il décide la question en plaignant ceux dont l’âme indifférente et froide en peut faire de pareilles. Cela est bientôt dit ; mais un philosophe ne se paye pas d’une injure, et ne va pas si vite. M. Thomas dit des choses merveilleuses du sentiment et de ses effets sur l’âme d’un prince. Il dit que c’est lui qui humecte ses yeux de toutes les larmes qui se répandent, qui le fait frissonner à tous les gémissements, qui le fait palpiter à la vue de tous les malheurs, qui porte sur son cœur le contre-coup de tous les maux, épars sur trois cents lieues de pays. Si cela était, qu’un prince sensible serait à plaindre ! Il ne résisterait pas vingt-quatre heures au spectacle affligeant et aux cris de l’infortune. Mais comme la sensibilité ne donne point d’oreilles pour entendre de trois cents lieues, ni d’yeux pour percer, à travers le faste des demeures royales, dans la chaumière du pauvre et dans le réduit de l’opprimé, ni de cœur qui se sente déchirer à chaque injustice qu’on commet à son insu et en son nom ; comme, au contraire, la sensibilité peut exposer le souverain à favoriser le courtisan qu’il aime aux dépens du citoyen qu’il ne connaît pas, et à d’autres actes de prédilection, de compassion, très-touchants dans un particulier, très-opposés à la justice dans un prince, il faut que M. Thomas permette à la froide et calculante sagesse de balancer si un prince juste n’est pas un plus grand présent du ciel, pour des peuples nombreux, qu’un prince sensible. Cette sagesse, injuriée par M. Thomas, confinera peut-être la sensibilité dans le cœur des princes qui ont le bonheur de gouverner de petits États, parce que leurs yeux peuvent tout voir, et leur oreille peut tout entendre, et le puissant ne peut opprimer le faible sans que ses cris ne retentissent jusque dans le palais de leur maître commun. Le tableau que M. Thomas fait de la religion est fort beau pour l’orateur, mais perdra aussi de son prix aux yeux du philosophe.

Le service qu’on a célébré dans la cathédrale de Paris pour le repos de l’âme de l’infant don Philippe, duc de Parme, nous a procuré son oraison funèbre, prononcée par M. l’abbé de Beauvais[5]. Ce sujet était beau pour un homme éloquent. L’infant était à la vérité souverain d’un petit État ; mais il s’était appliqué à le rendre heureux ; mais il avait choisi pour ministre un homme d’un mérite éminent, M. du Tillot, aujourd’hui marquis de Felino ; mais on voyait dans Parme des couvents convertis en manufactures, les arts et l’industrie encouragés de toutes parts ; mais l’infant don Ferdinand recevait une éducation digne d’un prince, sous la conduite de M. de Kéralio et de M. l’abbé de Condillac, tandis que son cousin germain, le roi de Naples, était livré aux idiots et aux superstitieux. Il y a dans tout cela certainement de quoi faire l’éloge funèbre d’un prince ; mais ce n’est pas M. l’abbé de Beauvais qui l’a fait. Ces messieurs, qui font de si belles sorties sur le peu de gens à talents qui restent à la France, ne feraient pas trop mal de leur demander de temps en temps quelques idées pour en étoffer un peu leurs pitoyables amplifications de rhétorique : car enfin on a beau avoir de la morgue, quand, dans le peu d’occasions qu’on a de se montrer, on est constamment plat, on court grand risque de tomber à la fin dans le mépris.

Il nous revient encore l’oraison funèbre du roi de Pologne, duc de Lorraine, dont un jeune prélat, M. de Cucé, évêque de Lavaur, s’est chargé[6]. Nous verrons ce que saura faire M. l’évêque de Lavaur. On a dit que la vie d’un Dauphin n’était ni assez publique, ni assez active, ni assez variée, pour fournir le sujet d’une oraison funèbre ; la vie de Stanislas offrira peut‑être assez d’événements à un orateur ; mais y a-t-il un sujet stérile pour un homme éloquent ?

M. Villaret, secrétaire de la pairie de France, vient de mourir assez subitement, et à un âge peu avancé[7]. Il avait fait, dans sa première jeunesse, le métier de comédien en province. À la mort de l’abbé Velly, il entreprit de continuer son Histoire de France, et son travail eut du succès. On créa en sa faveur la place de secrétaire et garde des archives de la pairie ; et pour faire les appointements de cette place, chaque duc et pair donna cinquante écus par an. On a reproché à M. Villaret la prolixité dans ses derniers volumes ; mais comme le libraire payait mille écus par volume, il était naturel que l’auteur cherchât à en faire le plus qu’il lui était possible. C’est M. l’abbé Garnier, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, qui s’est chargé de la continuation de cette histoire, pour prix et somme de quinze cents livres par volume. MM. les ducs et pairs ont nommé aujourd’hui pour leur secrétaire M. Gibert, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et fort au fait de l’histoire de France[8]. Il avait pour concurrents M. Gaillard et M. Thomas. Cette place donne trois ou quatre mille livres par an, un logement au Louvre, et point d’occupation.

M. de Julienne, chevalier de l’ordre de Saint-Michel, honoraire de l’Académie royale de peinture et sculpture, entrepreneur de la manufacture royale des Gobelins, vient de mourir dans un âge très-avancé. Il était possesseur du secret de cette belle couleur d’écarlate qui n’a rien de pareil en Europe ; il a laissé ce secret, en mourant, à M. de Montullé, ancien secrétaire des commandements de la reine. Il laisse aussi une superbe collection de tableaux, dont la vente se fera dans quelque temps d’ici, lorsqu’elle aura été suffisamment annoncée en Europe. Son cabinet passait, parmi les cabinets particuliers, pour un des plus beaux de Paris.

Mlle Clairon vient de redemander de nouveau sa retraite, qui lui sera accordée. Elle s’était engagée à remonter sur le théâtre, supposé qu’on accordât aux comédiens l’état de citoyen, que moins la loi qu’un reste de préjugé et d’opinion gothique leur refuse. Lorsque cette affaire a été proposée au conseil du roi, avec le projet d’ériger la Comédie-Française en Académie royale, quelques-uns du conseil ont observé que les privilèges accordés aux comédiens par Louis XIII n’ayant pas été révoqués, il ne tenait qu’à eux de les faire valoir dans l’occasion. Sur quoi le roi a décidé qu’il n’y avait rien à innover à cet égard. Si Mlle Clairon peut se consoler de ne plus occuper le public de son talent, elle prend le meilleur parti pour sa réputation et pour son repos. Les dispositions du public ne lui étaient plus favorables ; on ne cherchait que les occasions de l’humilier, et sa rentrée lui aurait préparé des chagrins.

M. Rousseau a pris très au grave la lettre du roi de Prusse, fabriquée à Paris par M. Walpole[9]. Il est naturellement porté à croire aux complots, aux noirceurs ; ainsi, selon lui, cette lettre couvre un grand mystère de la plus profonde iniquité. Tout ce mystère se réduit à égayer un peu le public aux dépens d’un auteur qui n’est pas gai. Si le monarque prenait les choses aussi vivement que l’auteur, si Frédéric était de l’humeur de Jean-Jacques, cette lettre pourrait devenir le sujet d’une guerre sanglante. Elle a été imprimée en français et en anglais dans les papiers publics de Londres, et M. Rousseau vient d’écrire, à ce sujet, à l’auteur du London Chronicle, la lettre suivante[10] :


« À Wootton, le 3 mars 1766.

« Vous avez manqué, monsieur, au respect que tout particulier doit aux têtes couronnées, en attribuant publiquement au roi de Prusse une lettre pleine d’extravagance et de méchanceté, dont, par cela seul, vous deviez savoir qu’il ne pouvait être l’auteur. Vous avez même osé transcrire sa signature, comme si vous l’aviez vue écrite de sa main. Je vous apprends, monsieur, que cette lettre a été fabriquée à Paris, et, ce qui navre et déchire mon cœur, que l’imposteur a des complices en Angleterre. Vous devez au roi de Prusse, à la vérité et à moi, d’imprimer la lettre que je vous écris, et que je signe, en réparation d’une faute que vous vous reprocheriez sans doute si vous saviez de quelles noirceurs vous vous rendez l’instrument. Je vous fais, monsieur, mes sincères salutations. »

« Signé : J.‑J. Rousseau. »

M. Walpole vient de retourner en Angleterre, et il ne tient qu’à la chambre des communes, dont il est membre, de lui faire son procès pour avoir fabriqué cette lettre. La Providence, qui s’appelle ainsi parce qu’elle prévoit les choses de loin, l’en a puni d’avance en l’affligeant de la goutte la mieux conditionnée qu’il y ait en Angleterre, après celle de M. Guillaume Pitt. !

— Pour compléter l’histoire de Jean-Jacques sur le continent, il faut savoir que la vénérable classe des pasteurs de Neufchâtel, très-mécontente de ce que le conseil souverain de cette principauté n’a pas voulu seconder ses projets de lapidation concernant ledit Jean-Jacques, a porté plainte au roi de Prusse des atteintes données par ledit conseil souverain aux droits bien reconnus de ladite vénérable classe. Sur quoi Sa Majesté a bien voulu répondre ce qui suit :

« Le roi, sur le très-humble mémoire de la compagnie des pasteurs de la souveraineté de Neufchâtel et de Valengin, concernant les prétendues atteintes que le conseil aurait données depuis quelque temps aux droits dont elle, ainsi que ses membres, devaient jouir, ordonne d’y répondre que Sa Majesté, bien loin d’acquiescer à la très-humble demande de ladite compagnie à ce sujet, ne pouvait s’empêcher d’être très‑mal satisfaite des procédés inquiets, turbulents et tendant à sédition, que lesdits pasteurs avaient tenus relativement à un homme que Sa Majesté daignait honorer de sa protection. Fait à Potsdam, ce 26 février 1766. »

Et a, Sa dite Majesté, daigné ajouter de sa propre main :

« Vous ne méritez pas qu’on vous protège, à moins que vous ne mettiez autant de douceur évangélique dans votre conduite qu’il y règne à présent d’esprit de vertige, d’inquiétude, et de sédition. Signé : Frédéric. »

La louable imprimerie de la vénérable paroisse de Ferney a cru de son devoir de répandre, autant qu’il dépendait d’elle, cette double réponse, en y ajoutant l’avertissement suivant :

« Ces deux pièces essentielles étant tombées entre nos mains, nous les rendons publiques, afin qu’elles servent à jamais d’exemple à tous les princes, d’instruction à tous les magistrats de l’Europe, et de sauvegarde à tous les citoyens. Fait dans notre résidence, le 20 mars 1766. »

— On vient de nous envoyer d’Allemagne un exemplaire d’un volume in-12 intitulé Abrégé de l’Histoire ecclésiastique par l’abbé de Fleury[11]. On voit à la tête le portrait de ce pauvre abbé de Fleury, l’épaule gauche dévotement couverte de son manteau ; mais on a oublié de lui faire faire le signe de la croix de la main droite : car, à coup sûr, il se serait signé plus d’une fois en lisant son Abrégé, et à l’inspection de la première page de l’avertissement il aurait cru son abrégeur possédé par Belzébuth et consorts. Voilà donc la destinée de feu l’abbé de Fleury à peu près pareille à celle de feu l’abbé Bazin : ils ont trouvé, celui-ci un neveu éditeur, celui-là un neveu abrégeur. Fleury méritait bien cet honneur : c’était un honnête homme qui aimait la vérité historique par-dessus tout, et à qui elle arrachait des aveux qu’on n’aurait pas pardonnés aujourd’hui ; mais, de son temps, l’Église n’était pas encore ombrageuse comme aujourd’hui, et entendait mieux raillerie.

Nous avons souvent sollicité M. Hume, pendant son séjour en France, d’écrire une Histoire ecclésiastique. Ce serait en ce moment une des plus belles entreprises de littérature, et un des plus importants services rendus à la philosophie et à l’humanité. L’abbé Galiani serait peut-être, de tous les hommes en Europe aujourd’hui, le plus capable d’exécuter ce projet. M. de Voltaire n’a plus une vigueur de tête assez soutenue pour se charger d’un pareil travail, il tournerait son sujet trop du côté de la plaisanterie et du ridicule. En attendant, l’Abrégé dont nous parlons, quoique fait sèchement, peut servir. On attribue cet Abrégé à un monarque digne de toutes les couronnes, excepté de la couronne éternelle, dont le ciel veuille le préserver, lui et ses pareils !

— Il court depuis quelques jours en manuscrit un Mandement de l’archevêque d’Aix contre M. le marquis d’Argens, chambellan du roi de Prusse. Ce Mandement fait fortune : c’est une des meilleures plaisanteries qu’on ait faites depuis longtemps ; elle ne pouvait venir plus à propos. Je ne doute pas qu’elle ne rende les points d’orgue de nos prélats un peu moins fréquents. On dit que le roi de Prusse a pris cette tournure pour faire quitter au marquis d’Argens la Provence, où il est retenu depuis deux ans[12].

— On vient de recueillir, en trois volumes in-12, les Œuvres de théâtre de M. Guyot de Merville[13]. Cet auteur s’avisa, à l’âge de quarante ans, d’écrire des comédies, que les acteurs des deux théâtres refusèrent, la plupart du temps, de représenter. M. Guyot de Merville était naturellement chagrin et tracassier ; il était de ces gens à qui, si on les en croit, tout le monde a toujours joué les tours les plus abominables. Il paraît que ce pauvre poëte n’a jamais eu d’aussi cruel ennemi que lui ; il aurait fallu avoir autant de talent qu’il avait bonne opinion de lui-même, et il eût été heureux ; mais malheureusement ses pièces sont froides, ennuyeuses et sans naturel. Le Consentement forcé est cependant resté au théâtre, et se joue de temps en temps, sans que je l’en estime davantage. Ce pauvre diable important s’était fait champion du poëte Rousseau, dans sa querelle avec M. de Voltaire. Son héros s’était fait chasser de France ; et lui, il s’expatria de chagrin, et, après avoir erré quelque temps en Suisse et autour du séjour de M. de Voltaire, il finit par se noyer, d’ennui et de désespoir, dans le lac de Genève, en 1755, âgé d’environ soixante ans[14]. Il fallait noyer ses pièces de théâtre avec lui. Ce recueil en contient plusieurs qui n’ont jamais été ni jouées ni imprimées. L’éditeur se flatte qu’on pourra les mettre au théâtre. Je plains les Comédiens s’ils n’ont que cette ressource pour faire une bonne année.

M. de Surgy vient de publier un Éloge historique de M. le marquis de Montmirail, fils de M. le marquis de Courtanvaux et neveu de M. le maréchal d’Estrées[15]. C’était en effet un jeune homme de la plus grande espérance, également cher aux militaires et aux gens de lettres, et que nous avons vu moissonné à la fleur de son âge, il y a environ quinze ou seize mois. Sa mort est pour la France une perte réelle, que peu de jeunes gens de son âge et de son rang promettent de réparer. M. de Surgy nous apprend que M. de Montmirail l’honorait d’une amitié particulière. Il s’intéressait singulièrement aux progrès de l’histoire naturelle, comme le prouvent les observations qu’il a fournies à M. de Buffon et ses travaux à l’Académie des sciences. C’est lui aussi qui avait engagé M. de Surgy à composer les Mélanges intéressants et curieux, ou Abrégé d’histoire naturelle, morale, civile et politique de l’Asie, l’Afrique, l’Amérique et des terres polaires. Ce recueil est estimé. Nous en avions cinq volumes : M. de Surgy vient d’y en ajouter cinq autres qui le rendent complet[16]. Il a mis à la tête du dernier volume cet Éloge de M. de Montmirail, qu’on vend aussi séparément, avec un portrait en taille-douce assez ressemblant. Je crois vous avoir déjà dit que M. de Surgy s’est chargé, de concert avec M. de Querlon, de la continuation de l’Histoire des voyages entreprise par feu l’abbé Prévost.


15 avril 1766.

M. Loyseau de Mauléon, célèbre avocat au Parlement, vient de donner un Mémoire pour la défense de trois soldats aux gardes ; et ce Mémoire a fait du bruit, tant par la singularité de la cause que par la manière dont l’auteur l’a traitée. Des trois soldats, deux étaient ivres ; le troisième, qui les avait joints, était de sang-froid. Les deux premiers prennent querelle dans un passage avec des bourgeois ivres aussi ; le troisième, en homme prudent, saisit un de ses camarades, et le pousse dans la rue, où il le retient pour l’empêcher de se battre. Pendant ce temps-là l’autre soldat, accablé par les six bourgeois ivres, tire son épée pour se faire jour, et au même instant un de ces malheureux se jette sur lui, s’enfile lui-même, et est tué raide. La populace s’assemble, on fait venir la garde, qui n’arrête que le soldat que son camarade avait empêché de prendre part à la querelle. Les témoins embrouillent l’affaire, parce qu’ils confondent les actions des différents soldats dont ils ignorent le nom. M. le maréchal de Biron, colonel des gardes-françaises, obtient des lettres de grâce dans lesquelles les trois soldats sont compris, mais où, par erreur, on désigne comme auteur du meurtre celui qui ne l’avait pas commis. Lorsqu’il est interrogé, on lui conseille de se dire en effet auteur du meurtre, parce que sans cela les lettres de grâce ne peuvent servir. Cet aveu hasardé rend sa cause plus fâcheuse que jamais : car, comme on avait déposé que ce soldat avait été retenu dans la rue par son camarade, les juges en inférèrent qu’étant de son propre aveu l’auteur du coup, il l’avait porté de dessein prémédité, et non pour sa défense. En conséquence, ils refusèrent d’entériner ses lettres de grâce ; et voilà ce malheureux sur le point d’être condamné au supplice pour un meurtre qu’il n’a pas commis. Alors ses camarades se montrent et découvrent la vérité. Celui qui a fait le coup produit des témoins qui l’attestent. Il y a dans cette aventure une foule de circonstances bizarres, avec un mélange singulier de bonne foi et d’héroïsme. On ignore encore quel sera le sort de ces trois soldats. Leur avocat a expliqué cette affaire très-embrouillée avec beaucoup de précision et de vraisemblance. La partie pathétique se ressent un peu de la déclamation reçue au barreau, et c’est dommage.

Le Siège de Calais nous a valu Le Siège de Beauvais, ou Jeanne Laisné, tragédie en cinq actes, par M. Araignon, avocat au Parlement[17]. Ah ! quelle tragédie ! M. Araignon rend justice à son heureux rival, M. de Belloy, quoique, pendant qu’il s’amusait en Allemagne, celui-ci, comme il dit, l’ait forcé de vitesse par sa sublime tragédie du Siège de Calais. En effet, elle est sublime en comparaison du Siège de Beauvais.


article de m. diderot.

Vous me demandez, mon ami, ce que je pense de l’Éloge du Dauphin, par M. Thomas. Je ne vous répondrai pas autre chose que ce que je lui en dis à lui-même, lorsqu’il m’en fit la lecture… « Jamais l’art de la parole n’a été si indignement prostitué. Vous avez pris tous les grands hommes passés, présents et à venir, et vous les avez humiliés devant un enfant qui n’a rien dit ni rien fait. Votre prince valait-il mieux que Trajan ? Eh bien ! monsieur, sachez que Pline s’est déshonoré par son Éloge de Trajan. Vous avez un caractère de vérité et d’honnêteté à soutenir, et vous l’allez perdre. Si c’est un Tacite qui écrive un jour notre histoire, vous y serez marqué d’une flétrissure. Vous me faites jeter au feu tous les Éloges que vous avez faits, et vous me dispensez de lire tous ceux que vous ferez désormais. Je ne vous demande pas de prendre le cadavre du Dauphin, de l’étendre sur la rive de la Seine, et de lui faire, à l’exemple des Égyptiens, sévèrement son procès ; mais je ne vous permettrai jamais d’être un vil et maladroit courtisan. Si vous et moi nous fussions nés à la place du Dauphin, il y aurait paru peut-être ; nous ne serions pas restés trente ans ignorés, et la France aurait su qu’il s’élevait, dans l’intérieur d’un palais, un enfant qui serait peut-être un jour un grand homme. Il ne valait donc pas mieux que nous ? Or, je vous demande si vous auriez le front d’accepter votre éloge. Personne ne m’a jamais fait sentir comme vous combien la vérité, ou du moins l’art de se montrer vrai, était essentiel à l’orateur, puisque, malgré les choses hautes et grandes dont votre ouvrage est rempli, je n’ai pu vous accorder mon attention. On saura, monsieur, ce qui vous a déterminé à parler, et l’on ne vous pardonnera pas la petitesse de votre motif. Vous vous déshonorerez vous-même ; oui, monsieur, vous vous déshonorerez sans faire aucun honneur à la mémoire du Dauphin. Loin de me persuader, de me toucher, de m’émouvoir, vous m’avez indigné : vous n’avez donc pas été éloquent. Je ne suis pas venu comme César avec la condamnation de Ligarius signée ; mais il eût fallu s’y prendre autrement pour me la faire tomber des mains. Si votre prince méritait la centième partie des éloges que vous lui prodiguez, qui est-ce qui lui a ressemblé ? qui est-ce qui lui ressemblera ? Le passé ne l’a point égalé, l’avenir ne montrera rien qui légale. Vous m’opposez des garants éclairés, honnêtes et véridiques de ce que vous dites. Je ne connais point ces garants ; je n’en conteste ni la véracité, ni les lumières ; mais trouvez-m’en un parmi eux qui ose monter en chaire à côté de vous, et dire : J’atteste que tout ce que cet orateur a dit est la vérité. Le public réclamera, monsieur ; vous l’entendrez, et je ne vous accorde pas un mois pour rougir de votre ouvrage. Si j’avais comme vous cette voix qui sait évoquer les mânes, j’évoquerais celles de d’Aguesseau, de Sully, de Descartes ; vous entendriez leurs reproches, et vous ne les soutiendriez pas. Mais croyez‑vous qu’un père qui connaissait apparemment son fils puisse approuver un amas d’hyperboles dont il ne pourra se dissimuler le mensonge ? Que voulez-vous qu’il pense des lettres et de ceux qui les cultivent, lorsqu’un des plus honnêtes d’entre nous se résout à mentir à toute une nation avec aussi peu de pudeur ? Et ses sœurs, et sa femme ? Pour ses valets, ils en riront. Si j’étais votre frère, je me lèverais pendant la nuit, j’enlèverais cet Éloge de votre portefeuille, je le brûlerais, et je croirais vous avoir montré combien je vous aime. Seul, chez moi, le lisant, je l’aurais jeté cent fois à mes pieds, et je doute que le talent me l’eût fait ramasser. Vos exagérations feront plus de tort à votre héros que la satire la plus amère ; parce que la satire aurait révolté, et qu’un éloge outré fait supposer que l’orateur n’a pas trouvé dans les faits de quoi s’en passer. C’est inutilement que vous vous défendez par le prétexte de dire quelques vérités grandes et fortes que les rois n’ont point encore entendues ; ces vérités sont flétries, et restent sans effet par la vile application que vous en faites. Et que penseront les tyrans ? Comment redouteront-ils la voix de la postérité ? Qu’est-ce qui les arrêtera, lorsqu’ils pourront se dire à eux-mêmes : Faisons tout ce qu’il nous plaira ; il se trouvera toujours quelqu’un qui saura nous louer ? Vous êtes mille fois plus blâmable que Pline. Trajan était un grand prince ; Trajan vivait, Pline lui donnait peut-être une leçon ; mais le Dauphin est mort, il n’a plus de leçons à recevoir ; le moment d’être pesé dans la balance de la justice est venu ; et c’est ainsi que vous tenez cette balance ! Monsieur, monsieur, vous le dirai-je ? si j’étais roi, je défendrais à tout rhéteur, et spécialement à vous, d’oser écrire une ligne en ma faveur ; et si à la justice de Marc Antonin je joignais, malheureusement pour vous, la férocité de Phalaris, je vous ferais arracher la langue, et on la verrait clouée publiquement sur un poteau pour apprendre à tous les orateurs à venir à respecter la vérité. »

J’ai entendu du Dauphin un éloge qui m’a plu, parce qu’il était vrai ; et en voici une courte analyse.

L’orateur n’avait eu garde de s’ériger en panégyriste. On peut être le panégyriste d’un roi ; mais il avait conçu que le rôle contraint, obscur, ignoré d’un Dauphin, réduisait l’orateur à celui d’apologiste ; et vous allez voir le parti qu’il avait su tirer de cette idée.

Il commençait par plaindre la condition des princes. Il faisait voir que tous ces avantages, qui leur étaient si fort enviés, étaient bien compensés par la seule difficulté de recevoir une bonne éducation. Il entrait dans les détails de cette éducation difficile, et il demandait ensuite à son auditeur ce qu’il aurait été, lui qui l’écoutait, ce qu’il serait devenu à la place d’un Dauphin.

Ensuite il rendait compte de l’emploi des journées du Dauphin. Il en parlait sans enthousiasme et sans emphase ; puis il demandait à son auditeur ce qu’il était permis de se promettre d’un prince qui avait reçu le goût des bonnes choses et celui des bonnes lectures.

Il peignait la dépravation de nos mœurs, il montrait la foi conjugale foulée aux pieds dans toutes les conditions de la société ; et il interrogeait son auditeur sur la sagesse et la fermeté d’un prince qui l’avait respectée à la cour. |

De là il passait à son respect pour le roi, à sa tendresse pour ses enfants et pour ses sœurs, à son attachement pour ses amis, à son caractère, à son esprit, à ses actions, à ses discours et à quelques autres qualités domestiques personnelles et bien connues ; et il en tirait les pronostics les plus heureux en faveur des peuples qu’il aurait gouvernés.

Il avait réservé toutes les forces de son éloquence pour le beau moment de la vie de son prince, celui où l’on vit sa patience dans les douleurs, sa résignation, son mépris pour les grandeurs et pour la mort.

Mort, il le montrait seul, abandonné, solitaire dans un vaste palais ; et il demandait aux hommes : Quelle différence alors du fils d’un roi et d’un particulier ?

Après avoir ainsi arraché de moi un assez grand éloge du Dauphin, il m’amenait à lui demander : Mais eût-il été un grand roi ? Et il avait eu le courage de répondre : Je n’en sais rien ; Dieu le sait. Ajoutant tout de suite : Qu’est-ce qu’un grand roi ? il disait : Prince, son successeur, écoutez-moi ; voici ce que c’est qu’un grand roi ; et il faisait le plus effrayant tableau de la royauté. Ce tableau effrayait et par les qualités que l’éminence de la place exigeait, et par les circonstances multipliées qui en empêchaient l’effet. Puis, revenant à ses auditeurs, il disait : Messieurs, loin donc de verser des pleurs sur la cendre du Dauphin, joignons nos voix à la sienne, et remercions avec lui la sagesse éternelle qui, en l’enlevant d’à côté du trône qui lui était destiné, l’a soustrait à la terrible alternative de faire des millions d’heureux ou de malheureux : alternative dont tout le génie, toutes les lumières, toutes les ressources au pouvoir de l’humanité ne peuvent garantir.

Et c’est ainsi que mon orateur avait été éloquent, adroit même et vrai, et qu’il s’était fait ouvrir la porte de l’Académie, sans se proposer de l’enfoncer.

Le philosophe qui m’a communiqué cet article a été lui‑même éloquent en faisant l’éloge de M. le Dauphin dans une autre langue. C’est celle de l’airain et du marbre, que les hommes ont bien su faire mentir au mépris de leur solidité. Comment n’abuseraient-ils pas d’une matière ourdie de chiffons et aussi périssable que le papier ? Le roi ayant ordonné qu’on érigeât à M. le Dauphin un monument dans l’église de Sens, où il a été enterré, M. le marquis de Marigny a demandé des projets pour ce monument à M. Cochin. Celui-ci s’est adressé au puits d’idées le plus achalandé de ce pays-ci. M. Diderot lui a broché quatre ou cinq monuments de suite. M. Cochin les présentera à M. le marquis de Marigny. Celui-ci les présentera au roi. Sa Majesté choisira. Le directeur des arts et le secrétaire de l’Académie en auront la gloire et la récompense, et le philosophe n’en aura pas un merci. Tout cela étant dans la règle et ayant toujours été ainsi, il ne s’agit plus. que de conserver ici ces projets de monuments, en attendant que l’un d’entre eux soit exécuté.

projets du tombeau pour m. le dauphin.

Nota. Le roi voulant entrer dans les vues de madame la Dauphine, on demande que la composition et l’idée du monument annoncent la réunion future des époux.


Premier projet.

J’élève une couche funèbre. Au chevet de cette couche, je place deux oreillers. L’un reste vide, sur l’autre repose la tête du prince. Il dort, mais de ce sommeil doux et tranquille que la religion a promis à l’homme juste. Le reste de la figure est enveloppé d’un linceul. Un de ses bras est mollement étendu : l’autre, ramené par-dessus le corps, viendra se placer sur une des cuisses, et la presser un peu, de manière que toute la figure montre un époux qui s’est retiré le premier, et qui ménage une place à son épouse. Les anciens se seraient contentés de cette seule figure, sur laquelle ils se seraient épuisés ; mais nous voulons être riches, parce que nous avons encore plus d’or que de goût, et que nous ignorons que la richesse est l’ennemie mortelle du sublime. À la tête de ce lit funéraire, j’assieds donc la Religion. Elle montre le ciel du doigt, et dit à l’épouse qui est à côté d’elle, debout, un genou posé sur le bord de la couche, et dans l’action d’une femme qui veut aller prendre place à côté de son époux : « Vous irez quand il plaira à celui qui est là-haut. »… Je place au pied du lit la Tendresse conjugale. Elle a le visage collé sur le linceul ; ses deux bras, étendus au delà de sa tête, sont posés sur les deux jambes du prince. La couronne de fleurs qui lui ceint le front est brisée par derrière, et l’on voit à ses pieds les deux flambeaux de l’Hymen, dont l’un brûle encore et l’autre est éteint.


Second projet.

Au pied de la couche funèbre, je place un ange qui annonce la venue du grand jour. Les deux époux se sont réveillés. L’époux, un de ses bras jeté autour des épaules de l’épouse, la regarde avec surprise et tendresse ; il la retrouve, et c’est pour ne la quitter jamais. Au chevet de la couche, du côté de l’épouse, on voit la Tendresse conjugale, qui rallume ses flambeaux, en secouant l’un sur l’autre. Du côté de l’époux, c’est la Religion qui reçoit deux palmes et deux couronnes des mains de la Justice éternelle. La Justice éternelle est assise sur le bord de la couche. Elle a le front ceint d’une bandelette ; le serpent, qui se mord la queue, est autour de ses reins. La balance dans laquelle elle pèse les actions des hommes est sur ses genoux. Ses pieds sont posés sur les attributs de la grandeur humaine passée.


Troisième projet.

J’ouvre un caveau. La Maladie sort de ce caveau dont elle soulève la pierre avec son épaule. Elle ordonne au prince de descendre. Le prince, debout sur le bord du caveau, ne la regarde ni ne l’écoute. Il console sa femme, qui veut le suivre. Il lui montre ses enfants, que la Sagesse, accroupie, lui présente. Cette figure tient les deux plus jeunes entre ses bras. L’aîné est derrière elle, le visage penché sur son épaule. Derrière ce groupe, la France lève les bras vers les autels. Elle implore, elle espère encore.


Quatrième projet.

J’élève un mausolée ; je place au haut de ce mausolée deux urnes, l’une ouverte, et l’autre fermée. La Justice éternelle, assise entre ces deux urnes, pose la couronne et la palme sur l’urne fermée. Elle tient sur un de ses genoux la couronne, la palme qu’elle déposera un jour sur l’autre urne. Et voilà ce que les anciens auraient appelé un monument ; mais il nous faut quelque chose de plus. Ainsi, au devant de ce mausolée, on voit la Religion qui montre à l’épouse les honneurs accordés à l’époux, et ceux qui l’attendent. L’épouse est renversée sur le sein de la Religion, Un de ses enfants s’est saisi de son bras, sur lequel il à la bouche collée.


Cinquième projet.

Voici ce que j’appelle mon monument, parce que c’est un tableau du plus grand pathétique, et non le leur, parce qu’ils n’ont pas le goût qu’il faut pour le préférer. Au haut du mausolée, je suppose un tombeau creux ou cénotaphe, d’où l’on n’aperçoit guère d’en bas que le sommet de la tête d’une grande figure couverte d’un linceul, avec un grand bras tout nu qui s’échappe de dessous le linceul, et qui pend en dehors du cénotaphe. L’épouse a déjà franchi les premiers degrés qui conduisent au haut du cénotaphe, et elle est prête à saisir ce bras. La Religion l’arrête en lui montrant le ciel du doigt. Un des enfants s’est saisi d’un des pans de sa robe, et pousse des cris. L’épouse, la tête tournée vers le ciel, éplorée, ne sait si elle ira à son époux, qui lui tend les bras, ou si elle obéira à la Religion, qui lui parle, et cédera aux cris de son fils, qui la retient.

— Après ce que vous venez de lire, ne vous avisez pas de jeter les yeux sur le Récit des principales circonstances de la maladie de M. le Dauphin, publié par M. l’abbé Collet, son confesseur[18] ; vous croiriez lire l’histoire de quelque capucin. Ô les maudits panégyristes qui espèrent servir la cause de la religion en ôtant à un prince toute élévation, toute grandeur de sentiments dans ses derniers moments !

— L’Académie royale des sciences vient de perdre M. Hellot, chimiste estimé, mort à l’âge de plus de quatre-vingts ans. Il a été chargé dans sa jeunesse pendant quelque temps de la composition de la Gazette de France.

— On vient d’imprimer la comédie du Philosophe sans le savoir. Cette pièce a été retirée par l’auteur après la vingt‑huitième représentation, pour être reprise l’hiver prochain. Elle m’a fait gagner un pari. J’ai parié après la première représentation qu’elle en aurait quinze, contre un homme qui soutenait qu’elle n’en aurait pas trois. Deux représentations de plus et je gagnais mon pari double. C’est le plus grand succès que j’aie vu en ce pays-ci. Il fait honneur au public, et il faut dire à sa louange que, quoiqu’il applaudisse souvent des choses d’un faux goût, on ne lui montre jamais la simplicité et la vérité sans qu’il en reconnaisse le charme et le prix. Je ne dirai pas autant de bien de M. Sedaine que du public. Je suis furieux contre lui. Il a fait imprimer la pièce avec la dernière négligence. Elle est défigurée par beaucoup de fautes d’impression, qui sont encore mal relevées dans un erratum. La ponctuation est fausse en plusieurs endroits, et il n’y a point de genre au monde qui demande plus d’exactitude et même plus de finesse que celui-ci, dans la manière de ponctuer. La négligence des imprimeurs rendra quelques endroits tout à fait inintelligibles pour ceux qui n’ont pas vu jouer la pièce. Il est aussi resté des incorrections dans le style. On ne dit pas les obligations que je vous dois ; il faut dire : que je vous ai. On ne dit pas : Je veux qu’elle vous reproche de ce que vous vous êtes fait attendre ; il faut dire : de vous être fait attendre. Ce sont des misères, je le sais, mais comment peut-on les négliger quand on a fait un bel ouvrage ? Comment peut-on souffrir la tache la plus légère sur une belle statue ?

— Il vient de paraître une nouvelle Encyclopédie portative, ou Tableau général des connaissances humaines. Deux volumes in-8o. Ouvrage recueilli des meilleurs auteurs, dans lequel on entreprend de donner une idée exacte des sciences les plus utiles, et de les mettre à portée du plus grand nombre de lecteurs. Voilà ce que porte le titre, et l’on peut ajouter que ce plan est très-bien exécuté. Cette nouvelle Encyclopédie portative peut donc être regardée comme un livre élémentaire, excellent pour l’instruction de la jeunesse, tel en un mot que M. de La Chalotais paraissait en désirer dans son Essai d’une éducation nationale. Elle est imprimée avec beaucoup de soin et de propreté, c’est un vrai chef-d’œuvre de typographie. L’auteur est M. Roux, docteur régent de la Faculté de médecine de Paris et qui compose aussi le Journal de médecine, qui paraît tous les mois. On peut compter M. Roux parmi les meilleures têtes que nous ayons. C’est un penseur, un raisonneur exact et sage, et un très-excellent esprit. Le discours qu’il a mis à la tête de son Encyclopédie portative vous donnera beaucoup d’estime pour lui.

— Vous n’en concevrez pas autant pour l’auteur d’un Projet d’écoles publiques qui répondront aux vœux de la nation, et dont l’exercice n’exige pas quatre professeurs, précédé de l’exposition des abus de notre éducation publique. Volume in-12 de près de trois cents pages. Condamnons l’auteur avec ses quatre professeurs à l’oubli et à tous frais d’impression de sa brochure.

M. l’abbé Richard de Saint-Non vient de publier une Description historique et critique de l’Italie, ou Nouveaux Mémoires sur l’état actuel de son gouvernement, des sciences, des arts, du commerce, de la population et de l’histoire naturelle. Six volumes in-12 assez considérables[19]. Il serait aisé de reprendre beaucoup de choses dans cet ouvrage, mais il ne laissera pas d’avoir son utilité et d’être fort commode pour les voyageurs, d’autant que les voyages d’Italie dont on se sert communément commencent à devenir fort vieux, et que les mœurs ont éprouvé une grande révolution dans cette belle partie de l’Europe. Vous serez content de l’exactitude de M. l’abbé Richard sur cet article. Il est un peu diffus dans ses détails, et il aurait pu s’en épargner beaucoup. Quant à la partie des arts, on voit que l’auteur a cherché à recueillir et à rapporter les sentiments des artistes et des connaisseurs, et c’est tout ce qu’on peut exiger d’un voyageur qui doit servir de guide, mais qui ne doit pas régler votre sentiment. M. l’abbé Richard n’oublie aucun morceau tant soit peu précieux. On pourra substituer son ouvrage à celui de Misson, et il fera oublier ces plats et détestables mémoires que M. Grosley, de Troyes en Champagne, a publiés sur l’Italie l’année dernière, sous le nom de deux gentilshommes suédois.

M. Aved, peintre de l’Académie royale de peinture et de sculpture, est mort ces jours derniers. Il n’a plus rien exposé au salon depuis plusieurs années ; mais je me souviens toujours d’un portrait de M. le maréchal de Clermont-Tonnerre, qui était d’une grande beauté. Aved aimait plus le métier de brocanteur que celui de peintre. Il connaissait bien les vieux tableaux, et il savait en faire trafic d’une manière fort avantageuse pour lui.

— On a trouvé parmi les papiers de feu l’abbé Prévost une traduction de l’anglais des Lettres de Mentor à un jeune seigneur, et on vient de l’imprimer à Paris, en un volume in-12. On dit que l’original a eu le plus grand succès en Angleterre ; on n’en saurait dire autant de la traduction en France, que personne n’a regardée. Tous ces ouvrages ne prouvent malheureusement que la mesquinerie de notre morale et l’état pitoyable de notre éducation.

M. Denis, graveur, a donné, il y a quelque temps, en faveur des étrangers, un Guide de Paris, format in-18, qui rend ce guide aussi portatif qu’un almanach. Muni de ce guide, on pourra aisément se conduire dans tout Paris et trouver d’un coup d’œil ce qu’il y a de plus remarquable et de plus curieux dans cette capitale. Le même graveur a aussi publié une Analyse de la France, contenant des connaissances générales et nécessaires de tout le royaume.

— L’Officier partisan, par M. Rey de Saint-Geniès, chevalier de Saint-Louis ; c’est le second volume qui paraît de cet ouvrage où l’auteur prétend conduire un jeune militaire, comme par la main, dans la connaissance de toutes les parties qu’embrasse le grand art de la guerre. Apprendre le métier de partisan dans les livres ! quelle pauvreté ! Passe pour le métier du partisan Jean Fréron ; mais celui du partisan Fischer, d’immortelle mémoire, s’apprend dans les gorges de Hesse et de Westphalie.

La Différence du patriotisme national chez les Français et chez les Anglais, par M. Basset de La Marelle, premier avocat général au parlement de Dombes. Cet écrit de quatre‑vingt‑quatre pages est un fruit que nous devons à la tragédie du Siége de Calais. Cet ouvrage mémorable, auquel personne ne pense plus aujourd’hui, a excité et réveillé le génie de tous nos petits patriotes. Vous croyez bien que, suivant le patriote Basset, le patriotisme français l’emporte prodigieusement sur l’anglais ; nous aimons tant nos rois ! Aussi l’auteur avertit-il charitablement les Anglais de bien prendre garde à eux, malgré toutes les faveurs dont la fortune les a comblés dans le cours de la dernière guerre. Il est bien vrai qu’ils ont ruiné nos affaires aux Indes et en Amérique ; mais aussi le succès du Siège de Calais et l’écrit de M. l’avocat général de Dombes doivent les faire trembler. D’ailleurs, il n’est pas encore bien décidé si ce sont les Anglais qui ont occasionné nos pertes, ou bien les gens qu’on a envoyés commander et gouverner en Asie et au Canada ; et si l’on en inférait que ces Français se sentaient encore plus d’amour pour l’argent que pour leur roi, nous répondrions que des grands cœurs savent réunir plusieurs passions à la fois. Au reste, pourvu que ceux qui passent leur vie dans les cafés de Paris, à aimer leur roi et à ne rien faire, soient bien imbus et trempés de sentiments patriotiques, on s’en passe fort bien dans les places et dans les charges, comme MM. les Canadiens et quelques autres l’ont victorieusement prouvé en ces derniers temps. Ainsi, vu la tragédie du Siège de Calais, ouï les conclusions de maître Basset, avocat général dudit seigneur roi à Dombes, tout considéré, la cour condamne tous les Anglais solidairement à reconnaître aux Français un patriotisme national supérieur au leur, met les Canadiens et autres friponneaux hors de cour et de procès, dit que leur goût pour le vol et la rapine ne prouve rien contre le patriotisme des bavards et des oisifs de Paris ; ordonne que le Siège de Calais soit regardé en tout lieu comme le plus bel ouvrage du siècle, et maître Basset, indépendamment de son patriotisme, comme un homme supérieur et un écrivain de la première force.

M. Gauthier de Sibert, dont je n’ai jamais entendu parler, vient de publier en quatre volumes in-12 les Variations de la monarchie française dans son gouvernement politique, civil et militaire, avec l’examen des causes qui les ont produites, ou Histoire du gouvernement de France depuis Clovis jusqu’à la mort de Louis XIV, divisée en neuf époques. Voilà, sans contredit, le titre d’un des plus beaux ouvrages et des plus nécessaires qu’on puisse faire en ce moment sur l’histoire de France, mais M. Gauthier de Sibert s’est contenté d’en avoir trouvé le titre. On peut regarder ses quatre volumes comme non avenus, et faire un ouvrage nouveau qui en remplisse mieux le projet. Il faut pour cela beaucoup de connaissances, une vaste lecture, beaucoup de critique et de philosophie. Ce serait proprement un livre élémentaire sur le droit public français, et celui qui le ferait avec l’impartialité et la véracité d’un honnête homme ferait très-sagement de se louer un appartement à la Haye ou à Londres avant la publicatien de son traité. Quant à M. Gauthier de Sibert, c’est un homme qui écrit avec approbation et privilége.

M. Mentelle, professeur à l’École royale militaire, vient de publier en un gros volume in-12 des Éléments de l’histoire romaine divisés en deux parties, avec des cartes et un tableau analytique. Cet abrégé va jusqu’à l’époque de la perte de la liberté de Rome sous Octave Auguste. Le nombre des livres élémentaires augmente si prodigieusement qu’il faudra nécessairement abréger les abrégés, et quand on les aura fondus ensemble par douzaine, on aura bien de la peine à en tirer quelque chose de passable.

M. Marmontel vient de publier sa traduction de la Pharsale de Lucain, annoncée depuis si longtemps, et dont il avait inséré plusieurs échantillons dans le Mercure de France. La traduction que M. Masson, trésorier de France, a publiée de ce poëme l’année dernière n’a point empêché M. Marmontel de faire imprimer la sienne en deux volumes in-8o, d’une impression soignée et ornée de tout le luxe d’estampes et de vignettes qui s’est introduit depuis très-peu de temps, au grand dommage des acheteurs[20]. D’un autre côté, cette édition magnifique n’a point empêché M. le trésorier de France d’en faire une nouvelle de sa traduction ; et ni M. Marmontel, ni M. Masson, n’empêcheront le public de penser de la Pharsale ce que l’arrêt irrévocable des gens de goût a prononcé depuis plus de quinze siècles.

On a souvent reproché à M. Marmontel sa passion pour ce poëte. Aussi a-t-il eu soin d’en parler dans sa préface avec une extrême modération. C’est comme un amant qui, n’osant avouer un attachement malheureux pour une femme que l’on a jugée sans beauté et sans mérite, cherche à faire son apologie de la manière qu’il croit la plus propre à ramener les esprits. Tout ce que M. Marmontel voudrait nous persuader se réduit à ce que les défauts de Lucain sont ceux de la jeunesse ; qu’un poëte mort à vingt-sept ans mérite de l’indulgence, et que s’il avait eu le temps de corriger son poëme, il en aurait fait une chose admirable. Mais que diable cela nous fait-il, si ce poëme, tel qu’il est, est ennuyeux et mauvais ? D’ailleurs, qu’en sait M. Marmontel, pour nous donner de telles assurances ? Est-il cousin germain de Lucain ? A-t-il passé une partie de sa vie avec lui, et juge-t-il d’après ses observations particulières ? En ce cas, je l’écouterai quand j’aurai examiné le degré de lumière et de goût, et par conséquent de croyance, que je pourrai lui accorder. Supposé que Racine fût mort après sa tragédie des Frères ennemis, un académicien n’aurait-il pas beau jeu de venir nous dire aujourd’hui : Messieurs, si Racine eût vécu, il aurait fait des tragédies admirables ; sa mort a privé la France de son plus grand poëte. Remarquez que cet académicien dirait une vérité, et que l’on se moquerait de lui à bon droit, parce qu’il n’aurait nulle raison de l’affirmer. Que M. Marmontel n’est‑il plus vrai ! Sa préface, traduite en termes clairs et précis, veut dire : Messieurs, j’aime Lucain à la passion ; car vous croyez bien que je n’aurais pas passé des années à traduire son poëme, si je ne le trouvais admirable. Vous ne voulez rien accorder à mon poëte, vous me reprochez mon mauvais goût ; vous pensez peut-être que je suis un homme d’esprit, mais de bois, et peu fait pour sentir les beautés de Virgile, auxquelles, en effet, je préfère le poëme de Lucain ; mais je suis poltron, et je n’ai pas le courage de rompre avec vous en visière : j’aime mieux avoir l’air d’être en tout de votre avis, afin que vous soyez un peu du mien. Voyez si vous aurez le courage de me tout refuser, lorsque je me prête à tout, et que je ne vous dispute rien ? Eh bien, qu’à cela ne tienne, monsieur Marmontel ; dans le fond, je vous aime. Nous n’avons pas le même goût sur aucun point ; mais qu’est-ce que cela fait ? Ne sommes-nous pas tous les deux honnêtes gens ? Vos plaisanteries dans la société ne sont pas de la première finesse ; vous riez un peu gros, mais enfin vous riez, et vous êtes bon compagnon. Faites seulement des tragédies comme Pierre Corneille, et soyez aussi naïf et aussi profond que Montaigne, et je vous promets que je vous passerai comme à eux votre malheureux faible pour cet Espagnol de Lucain.

M. Marmontel a encore une autre marotte, c’est de vouloir faire de César un homme modéré et sans ambition, et qui n’aurait jamais cessé d’être bon citoyen si les injustices du sénat ne l’y avaient comme forcé. Voilà une idée dont les écoliers mêmes se moqueront, car on leur apprend assez d’histoire romaine pour cela. Notre académicien entre, à cet égard, dans beaucoup de détails sur l’injustice du sénat envers le peuple ; et le moindre défaut de cette dissertation, c’est de n’avoir pas assez distingué les époques. Qu’ont de commun les Romains du temps des Décemvirs avec les Romains du temps des Gracques, et ces deux périodes avec l’époque de César ? Un observateur tant soit peu attentif ne voit-il pas que l’esprit public d’un peuple change continuellement, et passe, de révolution en révolution, au milieu des mêmes principes de la constitution ? Qu’on examine l’esprit public anglais, seulement depuis soixante ans : croira-t-on que les Anglais, sous le règne de Guillaume III, sous celui de la reine Anne, sous celui de George Ier, sous le ministère de Walpole, sous celui de M. Pitt, se ressemblent ? et un raisonneur politique aurait-il beau jeu de confondre toutes ces époques, et d’argumenter de l’esprit public de l’une à l’esprit public de l’autre ? Oui, sans doute, rien ne serait plus sûr pour déraisonner magnifiquement. Eh bien, c’est ce qui arrive tous les jours à nos faiseurs de livres. Ils disent les Romains, et j’ai toujours envie de leur demander de quel temps ? Ils font bien pis ; ils disent les anciens, et confondent sous ce nom vague différents peuples et différents pays qui n’ont absolument rien de commun. Notre faible vue, à mesure que les objets s’éloignent, les confond et les rapproche les uns des autres, et nous en raisonnons en conséquence de cette erreur de notre faible vue, et nous avons encore la puérile présomption de croire la vérité faite pour nous.

Au reste, le peu de personnes qui ont jeté les yeux sur la traduction de M. Marmontel ont relevé plusieurs passages où le traducteur paraît n’avoir pas entendu le latin.

— Un compilateur[21] qui ne s’est pas nommé a fait imprimer un Dictionnaire d’anecdotes, de traits singuliers et caractéristiques, historiettes, bons mots, naïivetés, saillies, réparties ingénieuses, etc., etc. Deux volumes in-8o. Insigne rapsodie qu’on peut cependant parcourir, quoiqu’assurément le rédacteur n’ait pas le pinceau de Plutarque. Gette compilation va être suivie d’une autre sous le titre de Dictionnaire des portraits et anecdotes des hommes illustres.

Histoire critique de l’éclectisme ou des nouveaux platoniciens, en deux volumes in-12. C’est un grave docteur de Sorbonne[22], dont le nom me revient aussi peu que son ouvrage revient au public, qui est l’auteur de cette histoire destinée à relever toutes les erreurs dont l’article Éclectique de l’Encyclopédie est farci. Le docteur a raison, ces encyclopédistes sont des gens sans foi ni loi. Ils s’abandonnent à leur imagination, et font dire aux anciens philosophes des choses auxquelles ils n’ont jamais pensé. Si l’auteur de cet article, M. Diderot, est obligé de répondre de tout ce qu’il a mis proditoirement dans la bouche des autres, je ne me soucie pas d’être à côté de lui le jour de la grande trompette.

  1. La France littéraire de 1769 donne le titre de vingt-deux Oraisons funèbres du Dauphin. (T.)
  2. 1766, in-4o.
  3. Voir tome VI, page 383.
  4. 1766, in-4o.
  5. 1766, in-4o.
  6. 1766, in-8o.
  7. Il mourut à la fin de février 1766, âgé d’environ cinquante ans. (T.)
  8. Grimm lui consacre un court article nécrologique au mois de janvier 1772. (T.)
  9. Voir tome VI, page 456.
  10. Elle se trouve dans les Œuvres de Rousseau, notamment dans l’édition in-8o donnée par M. de Musset-Pathay, tome XXI, p. 52 ; mais elle y est adressée à l’auteur du Saint-James Chronicle, et datée du 7 avril 1766. (T.)
  11. 1766, in-12, réimprimé en 1767, 2 vol. petit in-8o. Le titre de cet ouvrage dit qu’il est traduit de l’anglais ; c’est une petite supercherie des auteurs, qui sont, pour le corps de l’ouvrage, l’abbé de Prades, et, pour la préface, le roi de Prusse ; le tout a été compris dans le Supplément aux Œuvres posthumes de Frédéric, Cologne, 1789, (T.)
  12. Voir ce Mandement et des détails sur la manœuvre du roi de Prusse, au mois de janvier 1772 de cette Correspondance. (T.)
  13. Paris, Duchesne, 1766.
  14. On trouve une lettre fort curieuse de Guyot de Merville à Voltaire, tome I, p. 511 des Œuvres de Voltaire, édit. Lequien ; elle est datée du 15 avril 1755. Merville, qui s’était retiré sur les bords du lac de Genève, informé que Voltaire venait habiter les environs, lui écrivait pour lui demander pardon de l’avoir offensé par des vers satiriques, et lui offrait la dédicace de ses ouvrages. Voltaire répondit sèchement et poliment, mais refusa de le voir. Merville, désespéré, régla toutes ses affaires, et, après avoir établi le bilan de ses dettes, qu’il chargea un de ses amis, son bienfaiteur, d’acquitter, il sortit de chez celui-ci pour n’y plus rentrer. Son corps fut trouvé le 4 mai 1755, près le village d’Évian ; il était né le 1er février 1696. (T.)
  15. 1766, in-12. Grimm a déjà parlé de la mort de M. de Montmirail, t. VI, p.140.
  16. De Surgy porta jusqu’à quatorze le nombre des volumes de cet ouvrage. (T.)
  17. Paris, Lambert, 1766, in-8o.
  18. L’abbé Collet, né en 1693, mort en 1770.
  19. C’est la première édition de ce livre, réimprimé en 1768 et traduit en anglais (1781, in-12), par lequel l’auteur a préludé à son grand Voyage pittoresque, 1781-1786, 5 volumes in-folio.
  20. Un frontispice et dix figures de Gravelot, gravés par Duclos, Le Mire, de Ghendt, etc.
  21. Selon Barbier, qui ne cite pas l’édition annoncée par Grimm, La Combe de Prézel, auteur de cette compilation, aurait été aidé par Malfilâtre.
  22. L’abbé Guillaume Maleville.