Couleur du temps (LeNormand)/Devant des fleurs

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Édition du Devoir (p. 138-140).

Devant des fleurs

Un peu de chaleur est revenue. J’ai remis ce matin mes bas clairs et blancs, ma robe de piqué ; près de moi pose ma raquette attendant que tout à l’heure nous nous en allions, l’une portant l’autre, jouer à l’excitant jeu favori. Dieu, que c’est bon ces jours d’été qui reviennent, ces jours éphémères et fugitifs, hélas ! puisqu’ils passeront aussi vite que passent des fleurs !…

Des fleurs !… J’en ai devant moi dans un petit vase simple ; de modestes reines-marguerites, dernière floraison des jardins que la gelée va meurtrir ; retardataires, elles annoncent l’automne. Les lilas et les tulipes annonçaient le printemps ; les roses et les lis, l’été. Où sont allés tous leurs parfums exquis ? Mes reines-marguerites échevelées n’embaument pas.

Si modestes qu’elles soient, elles sont belles… J’en ai trois roses et trois blanches. Les roses, foncées, me plairaient mieux d’une couleur atténuée ; cependant, à mesure que, vieillissant, elles s’ouvrent, elles laissent voir que leur cœur est en nuances plus tendres, adorablement douces à l’œil. Et, au moindre choc d’une main sur le meuble où elles vivent leurs heures dernières, elles tremblent comme elles le feraient au frisson d’une faible brise…

Ce soir, je changerai l’eau dans laquelle elles puisent un reste de fraîcheur, je couperai soigneusement un peu du bout de leurs tiges, et elles seront encore vivaces.

Et voici déjà que c’est le soir, et l’après-midi que j’attendais est passé. Je retrouve mes fleurs, imperceptiblement un peu plus vieilles, car elles sont embellies sous le cercle lumineux de la lampe. La clarté les envoie se mirer sur la vitre d’un petit cadre qui les avoisine, et dans le cristal du vase, que la lumière traverse en rayonnant, les tiges vertes se découpent ; mes fleurs semblent fraîches et vigoureuses comme si elles étaient éternelles. Mais encore un peu de temps, et l’on verra au bout des pétales la chair se faner et jaunir ; et un peu de temps en plus, et mes marguerites seront mortes…

Ce sont toujours les mêmes histoires dans la vie qui se répètent ? Pourquoi mon esprit s’arrête-t-il à regarder des fleurs et à constater qu’elles sont éphémères ? Tant et tant de mortels avant moi firent de pareilles réflexions, tant de mortels ont trouvé beaux les derniers jours d’été, et jolies et touchantes par leur présage d’automne les reines-marguerites. Toujours les lilas et les tulipes marquèrent le printemps, toujours les roses et les lis, l’été, toujours les reines-marguerites annoncent l’automne… et les fleurs éphémères… ressuscitent ainsi que les saisons.

Il faut aimer à renoter de vieilles chansons pour s’amuser à des thèmes si anciens. Mais n’y a-t-il pas des airs qui touchent toujours, aussi souvent qu’on les entende ? N’y a-t-il pas des heures qu’on ne peut pas, sans rien penser, laisser finir ?

La nuit est tombée. Le jour d’été est mort ; comme une étincelle, il a fui. Mes reines-marguerites tranquilles vivent dans le cristal pur… Je songerai un jour que les soirs de jeunesse étaient des fleurs précieuses à conserver entre les pages d’un livre.


[FIN]