Cour d’Assises/1851

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Cour d’Assises - 1851



POUR CHARLES HUGO[1]

LA PEINE DE MORT
cours d’assises de la seine (Procès de l’Événement)
11 juin 1851.

Messieurs les jurés, aux premières paroles que M. l’avocat général a prononcées, j’ai cru un moment qu’il allait abandonner l’accusation. Cette illusion n’a pas longtemps duré. Après avoir fait de vains efforts pour circonscrire et amoindrir le débat, le ministère public a été entraîné, par la nature même du sujet, à des développements qui ont rouvert tous les aspects de la question, et, malgré lui, la question a repris toute sa grandeur. Je ne m’en plains pas.

J’aborde immédiatement l’accusation. Mais, auparavant, commençons par bien nous entendre sur un mot. Les bonnes définitions font les bonnes discussions. Ce mot « respect dû aux lois », qui sert de base à l’accusation, quelle portée a-t-il ? que signifie-t-il ? quel est son vrai sens ? Évidemment, et le ministère public lui-même me paraît résigné à ne point soutenir le contraire, ce mot ne peut signifier suppression, sous prétexte de respect, de la critique des lois. Ce mot signifie tout simplement respect de l’exécution des lois. Pas autre chose. Il permet la critique, il permet le blâme, même sévère, nous en voyons des exemples tous les jours, et même à l’endroit de la constitution, qui est supérieure aux lois. Ce mot permet l’invocation au pouvoir législatif pour abolir une loi dangereuse. Il permet enfin qu’on oppose à la loi un obstacle moral. Mais il ne permet pas qu’on lui oppose un obstacle matériel. Laissez exécuter une loi, même mauvaise, même injuste, même barbare, dénoncez-la à l’opinion, dénoncez-la au législateur, mais laissez-la exécuter. Dites qu’elle est mauvaise, dites qu’elle est injuste, dites qu’elle est barbare, mais laissez-la exécuter. La critique, oui ; la révolte, non. Voilà le vrai sens, le sens unique de ce mot, respect des lois.

Autrement, messieurs, pesez ceci. Dans cette grave opération de l’élaboration des lois, opération qui comprend deux fonctions, la fonction de la presse, qui critique, qui conseille, qui éclaire, et la fonction du législateur, qui décide, — dans cette grave opération, dis-je, la première fonction, la critique, serait paralysée, et par contre-coup la seconde. Les lois ne seraient jamais critiquées, et, par conséquent, il n’y aurait pas de raison pour qu’elles fussent jamais améliorées, jamais réformées, l’assemblée nationale législative serait parfaitement inutile. Il n’y aurait plus qu’à la fermer. Ce n’est pas là ce qu’on veut, je suppose. (On rit.)

Ce point éclairci, toute équivoque dissipée sur le vrai sens du mot « respect dû aux lois », j’entre dans le vif de la question.

Messieurs les jurés, il y a, dans ce qu’on pourrait appeler le vieux code européen, une loi que, depuis plus d’un siècle, tous les philosophes, tous les penseurs, tous les vrais hommes d’état, veulent effacer du livre vénérable de la législation universelle ; une loi que Beccaria a déclarée impie et que Franklin a déclarée abominable, sans qu’on ait fait de procès à Beccaria ni à Franklin ; une loi qui, pesant particulièrement sur cette portion du peuple qu’accablent encore l’ignorance et la misère, est odieuse à la démocratie, mais qui n’est pas moins repoussée par les conservateurs intelligents ; une loi dont le roi Louis-Philippe, que je ne nommerai jamais qu’avec le respect dû à la vieillesse, au malheur et à un tombeau dans l’exil, une loi dont le roi Louis-Philippe disait : Je l’ai détestée toute ma vie ; une loi contre laquelle M. de Broglie a écrit ; contre laquelle M. Guizot a écrit ; une loi dont la chambre des députés réclamait par acclamation l’abrogation, il y a vingt ans, au mois d’octobre 1830, et qu’à la même époque le parlement demi-sauvage d’Otahiti rayait de ses codes ; une loi que l’assemblée de Francfort abolissait il y a trois ans, et que l’assemblée constituante de la république romaine, il y a deux ans, presque à pareil jour, a déclarée abolie à jamais sur la proposition du député Charles Bonaparte ; une loi que notre constituante de 1848 n’a maintenue qu’avec la plus douloureuse indécision et la plus poignante répugnance ; une loi qui, à l’heure où je parle, est placée sous le coup de deux propositions d’abolition, déposées sur la tribune législative ; une loi enfin dont la Toscane ne veut plus, dont la Russie ne veut plus et dont il est temps que la France ne veuille plus. Cette loi devant laquelle la conscience humaine recule avec une anxiété chaque jour plus profonde, c’est la peine de mort.

Eh bien ! messieurs, c’est cette loi qui fait aujourd’hui ce procès ; c’est elle qui est notre adversaire. J’en suis fâché pour M. l’avocat général, mais je l’aperçois derrière lui ! (Long mouvement.)

Je l’avouerai, depuis une vingtaine d’années, je croyais, et moi qui parle j’en avais fait la remarque dans des pages que je pourrais vous lire, je croyais, — mon Dieu ! avec M. Léon Faucher, qui, en 1836, écrivait dans un recueil, la Revue de Paris, ceci (je cite) :

« L’échafaud n’apparaît plus sur nos places publiques qu’à de rares intervalles, et comme un spectacle que la justice a honte de donner. » (Mouvement.)

Je croyais, dis-je, que la guillotine, puisqu’il faut l’appeler par son nom, commençait à se rendre justice à elle-même, qu’elle se sentait réprouvée, et qu’elle en prenait son parti. Elle avait renoncé à la place de Grève, au plein soleil, à la foule, elle ne se faisait plus crier dans les rues, elle ne se faisait plus annoncer comme un spectacle. Elle s’était mise à faire ses exemples le plus obscurément possible, au petit jour, barrière Saint-Jacques, dans un lieu désert, devant personne. Il me semblait qu’elle commençait à se cacher, et je l’avais félicitée de cette pudeur. (Nouveau mouvement.)

Eh bien ! messieurs, je me trompais, M. Léon Faucher se trompait. (On rit.) Elle est revenue de cette fausse honte. La guillotine sent qu’elle est une institution sociale, comme on parle aujourd’hui. Et qui sait ? peut-être même rêve-t-elle, elle aussi, sa restauration. (On rit.)

La barrière Saint-Jacques, c’est la déchéance. Peut-être allons-nous la voir un de ces jours reparaître place de Grève, en plein midi, en pleine foule, avec son cortège de bourreaux, de gendarmes et de crieurs publics, sous les fenêtres mêmes de l’hôtel de ville, du haut desquelles on a eu un jour, le 24 février, l’insolence de la flétrir et de la mutiler !

En attendant, elle se redresse. Elle sent que la société ébranlée a besoin, pour se raffermir, comme on dit encore, de revenir à toutes les anciennes traditions, et elle est une ancienne tradition. Elle proteste contre ces déclamateurs démagogues qui s’appellent Beccaria, Vico, Filangieri, Montesquieu, Turgot, Franklin ; qui s’appellent Louis-Philippe, qui s’appellent Broglie et Guizot (on rit) et qui osent croire et dire qu’une machine à couper des têtes est de trop dans une société qui a pour livre l’évangile ! (Sensation.)

Elle s’indigne contre ces utopistes anarchiques. (On rit.) Et, le lendemain de ses journées les plus funèbres et les plus sanglantes, elle veut qu’on l’admire ! Elle exige qu’on lui rende des respects ! Ou, sinon, elle se déclare insultée, elle se porte partie civile, et elle réclame des dommages-intérêts ! (Hilarité générale et prolongée.)

M. le président. — Toute marque d’approbation est interdite, comme toute marque d’improbation. Ces rires sont inconvenants dans une telle question.

M. Victor Hugo, reprenant. — Elle a eu du sang, ce n’est pas assez, elle n’est pas contente, elle veut encore de l’amende et de la prison.

Messieurs les jurés, du jour où l’on a apporté chez moi pour mon fils ce papier timbré, cette assignation pour cet inqualifiable procès, — nous voyons des choses bien étranges dans ce temps-ci, et l’on devrait y être accoutumé, — eh bien ! vous l’avouerai-je, j’ai été frappé de stupeur, je me suis dit :

Quoi ! est-ce donc là que nous en sommes ?

Quoi ! à force d’empiétements sur le bon sens, sur la raison, sur la liberté de pensée, sur le droit naturel, nous en serions là, qu’on viendrait nous demander, non pas seulement le respect matériel, celui-là n’est pas contesté, nous le devons, nous l’accordons, mais le respect moral, pour ces pénalités qui ouvrent des abîmes dans les consciences, qui font pâlir quiconque pense, que la religion abhorre, abhorret a sanguine ; pour ces pénalités qui osent être irréparables, sachant qu’elles peuvent être aveugles ; pour ces pénalités qui trempent leur doigt dans le sang humain pour écrire ce commandement : « Tu ne tueras pas ! » pour ces pénalités impies qui font douter de l’humanité quand elles frappent le coupable, et qui font douter de Dieu quand elles frappent l’innocent ! Non ! non ! non ! nous n’en sommes pas là ! non ! (Vive et universelle sensation.)

Car, et puisque j’y suis amené, il faut bien vous le dire, messieurs les jurés, et vous allez comprendre combien devait être profonde mon émotion, le vrai coupable dans cette affaire, s’il y a un coupable, ce n’est pas mon fils, c’est moi (Mouvement prolongé.)

Le vrai coupable, j’y insiste, c’est moi, moi qui, depuis vingt-cinq ans, ai combattu sous toutes les formes les pénalités irréparables ! moi qui, depuis vingt-cinq ans, ai défendu en toute occasion l’inviolabilité de la vie humaine !

Ce crime, défendre l’inviolabilité de la vie humaine, je l’ai commis bien avant mon fils, bien plus que mon fils. Je me dénonce, monsieur l’avocat général ! Je l’ai commis avec toutes les circonstances aggravantes ! avec préméditation, avec ténacité, avec récidive ! (Nouveau mouvement.)

Oui, je le déclare, ce reste des pénalités sauvages, cette vieille et inintelligente loi du talion, cette loi du sang pour le sang, je l’ai combattue toute ma vie, — toute ma vie, messieurs les jurés ! — et, tant qu’il me restera un souffle dans la poitrine, je la combattrai de tous mes efforts comme écrivain, de tous mes actes et de tous mes votes comme législateur, je le déclare (M. Victor Hugo étend le bras et montre le christ qui est au fond de la salle, au-dessus du tribunal) devant cette victime de la peine de mort qui est là, qui nous regarde et qui nous entend ! Je le jure devant ce gibet où, il y a deux mille ans, pour l’éternel enseignement des générations, la loi humaine a cloué la loi divine ! (Profonde et inexprimable émotion.)

Ce que mon fils a écrit, il l’a écrit, je le répète, parce que je le lui ai inspiré dès l’enfance, parce qu’en même temps qu’il est mon fils selon le sang, il est mon fils selon l’esprit, parce qu’il veut continuer la tradition de son père. Continuer la tradition de son père ! Voilà un étrange délit, et pour lequel j’admire qu’on soit poursuivi ! Il était réservé aux défenseurs exclusifs de la famille de nous faire voir cette nouveauté ! (On rit.)

Messieurs, j’avoue que l’accusation en présence de laquelle nous sommes me confond.

Comment ! une loi serait funeste, elle donnerait à la foule des spectacles immoraux, dangereux, dégradants, féroces, elle tendrait à rendre le peuple cruel, à de certains jours elle aurait des effets horribles, — et les effets horribles que produirait cette loi, il serait interdit de les signaler ! et cela s’appellerait lui manquer de respect ! et l’on en serait comptable devant la justice ! il y aurait tant d’amende et tant de prison ! Mais alors, c’est bien ! fermons la chambre, fermons les écoles, il n’y a plus de progrès possibles, appelons-nous le Mogol ou le Thibet, nous ne sommes plus une nation civilisée ! Oui, ce sera plus tôt fait, dites-nous que nous sommes en Asie, qu’il y a eu autrefois un pays qu’on appelait la France, mais que ce pays-là n’existe plus, et que vous l’avez remplacé par quelque chose qui n’est plus la monarchie, j’en conviens, mais qui n’est certes pas la république ! (Nouveaux rires.)

M. le président. — Je renouvelle mon observation. Je rappelle l’auditoire au silence ; autrement, je serai forcé de faire évacuer la salle.

M. Victor Hugo, poursuivant. — Mais voyons, appliquons aux faits, rapprochons des réalités la phraséologie de l’accusation.

Messieurs les jurés, en Espagne, l’inquisition a été la loi. Eh bien ! il faut bien le dire, on a manqué de respect à l’inquisition. En France, la torture a été la loi. Eh bien ! il faut bien vous le dire encore, on a manqué de respect à la torture. Le poing coupé a été la loi. On a manqué… — j’ai manqué de respect au couperet ! Le fer rouge a été la loi. On a manqué de respect au fer rouge ! La guillotine est la loi. Eh bien ! c’est vrai, j’en conviens, on manque de respect à la guillotine ! (Mouvement.)

Savez-vous pourquoi, monsieur l’avocat général ? Je vais vous le dire. C’est parce qu’on veut jeter la guillotine dans ce gouffre d’exécration où sont déjà tombés, aux applaudissements du genre humain, le fer rouge, le poing coupé, la torture et l’inquisition ! C’est parce qu’on veut faire disparaître de l’auguste et lumineux sanctuaire de la justice cette figure sinistre qui suffit pour le remplir d’horreur et d’ombre, le bourreau ! (Profonde sensation.)

Ah ! et parce que nous voulons cela, nous ébranlons la société ! Ah ! oui, c’est vrai ! nous sommes des hommes très dangereux, nous voulons supprimer la guillotine ! C’est monstrueux !

Messieurs les jurés, vous êtes les citoyens souverains d’une nation libre, et, sans dénaturer ce débat, on peut, on doit vous parler comme à des hommes politiques. Eh bien ! songez-y, et, puisque nous traversons un temps de révolutions, tirez les conséquences de ce que je vais vous dire. Si Louis XVI eût aboli la peine de mort, comme il avait aboli la torture, sa tête ne serait pas tombée. Quatre-vingt-treize eût été désarmé du couperet. Il y aurait une page sanglante de moins dans l’histoire, la date funèbre du 21 janvier n’existerait pas. Qui donc, en présence de la conscience publique, à la face de la France, à la face du monde civilisé, qui donc eût osé relever l’échafaud pour le roi, pour l’homme dont on aurait pu dire : C’est lui qui l’a renversé ! (Mouvement prolongé.)

On accuse le rédacteur de l’Événement d’avoir manqué de respect aux lois ! d’avoir manqué de respect à la peine de mort ! Messieurs, élevons-nous un peu plus haut qu’un texte controversable, élevons-nous jusqu’à ce qui fait le fond même de toute législation, jusqu’au for intérieur de l’homme. Quand Servan, qui était avocat général cependant, — quand Servan imprimait aux lois criminelles de son temps cette flétrissure mémorable : « Nos lois pénales ouvrent toutes les issues à l’accusation, et les ferment presque toutes à l’accusé » ; quand Voltaire qualifiait ainsi les juges de Calas : Ah ! ne me parlez pas de ces juges, moitié singes et moitié tigres ! (on rit) ; quand Chateaubriand, dans le Conservateur, appelait la loi du double vote loi sotte et coupable ; quand Royer-Collard, en pleine chambre des députés, à propos de je ne sais plus quelle loi de censure, jetait ce cri célèbre : Si vous faites cette loi, je jure de lui désobéir ; quand ces législateurs, quand ces magistrats, quand ces philosophes, quand ces grands esprits, quand ces hommes, les uns illustres, les autres vénérables, parlaient ainsi, que faisaient-ils ? Manquaient-ils de respect à la loi, à la loi locale et momentanée ? c’est possible, M. l’avocat général le dit, je l’ignore ; mais ce que je sais, c’est qu’ils étaient les religieux échos de la loi des lois, de la conscience universelle ! Offensaient-ils la justice, la justice de leur temps, la justice transitoire et faillible ? je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est qu’ils proclamaient la justice éternelle. (Mouvement général d’adhésion.)

Il est vrai qu’aujourd’hui, on nous a fait la grâce de nous le dire au sein même de l’assemblée nationale, on traduirait en justice l’athée Voltaire, l’immoral Molière, l’obscène La Fontaine, le démagogue Jean-Jacques Rousseau ! (On rit.) Voilà ce qu’on pense, voilà ce qu’on avoue, voilà où on est ! Vous apprécierez, messieurs les jurés !

Messieurs les jurés, ce droit de critiquer la loi, de la critiquer sévèrement, et en particulier et surtout la loi pénale, qui peut si facilement empreindre les mœurs de barbarie, ce droit de critiquer, qui est placé à côté du devoir d’améliorer, comme le flambeau à côté de l’ouvrage à faire, ce droit de l’écrivain, non moins sacré que le droit du législateur, ce droit nécessaire, ce droit imprescriptible, vous le reconnaîtrez par votre verdict, vous acquitterez les accusés.

Mais le ministère public, c’est là son second argument, prétend que la critique de l’Événement a été trop loin, a été trop vive. Ah ! vraiment, messieurs les jurés, le fait qui a amené ce prétendu délit qu’on a le courage de reprocher au rédacteur de l’Événement, ce fait effroyable, approchez-vous-en, regardez-le de près.

Quoi ! un homme, un condamné, un misérable homme, est traîné un matin sur une de nos places publiques ; là, il trouve l’échafaud. Il se révolte, il se débat, il refuse de mourir. Il est tout jeune encore, il a vingt-neuf ans à peine… — Mon Dieu ! je sais bien qu’on va me dire : C’est un assassin ! Mais écoutez !… — Deux exécuteurs le saisissent, il a les mains liées, les pieds liés, il repousse les deux exécuteurs. Une lutte affreuse s’engage. Le condamné embarrasse ses pieds garrottés dans l’échelle patibulaire, il se sert de l’échafaud contre l’échafaud. La lutte se prolonge, l’horreur parcourt la foule. Les exécuteurs, la sueur et la honte au front, pâles haletants, terrifiés, désespérés, — désespérés, de je ne sais quel horrible désespoir, — courbés sous cette réprobation publique qui devrait se borner à condamner la peine de mort et qui a tort d’écraser l’instrument passif, le bourreau (mouvement), les exécuteurs font des efforts sauvages. Il faut que force reste à la loi, c’est la maxime. L’homme se cramponne à l’échafaud et demande grâce. Ses vêtements sont arrachés, ses épaules nues sont en sang ; il résiste toujours. Enfin, après trois quarts d’heure, trois quarts d’heure !… (Mouvement. M. l’avocat général fait un signe de dénégation. M. Victor Hugo reprend.) — On nous chicane sur les minutes… trente-cinq minutes, si vous voulez ! — de cet effort monstrueux, de ce spectacle sans nom, de cette agonie, agonie pour tout le monde, entendez vous bien ? agonie pour le peuple qui est là autant que pour le condamné, après ce siècle d’angoisse, messieurs les jurés, on ramène le misérable à la prison. Le peuple respire. Le peuple, qui a des préjugés de vieille humanité, et qui est clément parce qu’il se sent souverain, le peuple croit l’homme épargné. Point. La guillotine est vaincue, mais elle reste debout. Elle reste debout tout le jour, au milieu d’une population consternée. Et, le soir, on prend un renfort de bourreaux, on garrotte l’homme de telle sorte qu’il ne soit plus qu’une chose inerte, et, à la nuit tombante, on le rapporte sur la place publique, pleurant, hurlant, hagard, tout ensanglanté, demandant la vie, appelant Dieu, appelant son père et sa mère, car devant la mort cet homme était redevenu un enfant. (Sensation.) On le hisse sur l’échafaud, et sa tête tombe ! — Et alors un frémissement sort de toutes les consciences. Jamais le meurtre légal n’avait apparu avec plus de cynisme et d’abomination. Chacun se sent, pour ainsi dire, solidaire de cette chose lugubre qui vient de s’accomplir, chacun sent au fond de soi ce qu’on éprouverait si l’on voyait en pleine France, en plein soleil, la civilisation insultée par la barbarie. C’est dans ce moment-là qu’un cri échappe à la poitrine d’un jeune homme, à ses entrailles, à son cœur, à son âme, un cri de pitié, un cri d’angoisse, un cri d’horreur, un cri d’humanité ; et ce cri, vous le puniriez ! Et, en présence des épouvantables faits que je viens de remettre sous vos yeux, vous diriez à la guillotine : Tu as raison ! et vous diriez à la pitié, à la sainte pitié : Tu as tort !

Cela n’est pas possible, messieurs les jurés. (Frémissement d’émotion dans l’auditoire.)

Tenez, monsieur l’avocat général, je vous le dis sans amertume, vous ne défendez pas une bonne cause. Vous avez beau faire, vous engagez une lutte inégale avec l’esprit de civilisation, avec les mœurs adoucies, avec le progrès. Vous avez contre vous l’intime résistance du cœur de l’homme ; vous avez contre vous tous les principes à l’ombre desquels, depuis soixante ans, la France marche et fait marcher le monde : l’inviolabilité de la vie humaine, la fraternité pour les classes ignorantes, le dogme de l’amélioration qui remplace le dogme de la vengeance ! Vous avez contre vous tout ce qui éclaire la raison, tout ce qui vibre dans les âmes, la philosophie comme la religion, d’un côté Voltaire, de l’autre Jésus-Christ ! Vous avez beau faire, cet effroyable service que l’échafaud a la prétention de rendre à la société, la société, au fond, en a horreur et n’en veut pas ! Vous avez beau faire, les partisans de la peine de mort ont beau faire, et vous voyez que nous ne confondons pas la société avec eux, les partisans de la peine de mort ont beau faire, ils n’innocenteront pas la vieille pénalité du talion ! ils ne laveront pas ces textes hideux sur lesquels ruisselle depuis tant de siècles le sang des têtes coupées ! (Mouvement général.)

Messieurs, j’ai fini.

Mon fils, tu reçois aujourd’hui un grand honneur, tu as été jugé digne de combattre, de souffrir peut-être, pour la sainte cause de la vérité. À dater d’aujourd’hui, tu entres dans la véritable vie virile de notre temps, c’est-à-dire dans la lutte pour le juste et pour le vrai. Sois fier, toi qui n’es qu’un simple soldat de l’idée humaine et démocratique, tu es assis sur ce banc où s’est assis Béranger, où s’est assis Lamennais ! (Sensation.)

Sois inébranlable dans tes convictions, et que ce soit là ma dernière parole, si tu avais besoin d’une pensée pour t’affermir dans ta foi au progrès, dans ta croyance à l’avenir, dans ta religion pour l’humanité, dans ton exécration pour l’échafaud, dans ton horreur des peines irrévocables et irréparables, songe que tu es assis sur ce banc où s’est assis Lesurques ! (Sensation profonde et prolongée. L’audience est comme suspendue par le mouvement de l’auditoire.)

II

LES PROCÈS DE L’ÉVÉNEMENT

Charles Hugo alla en prison. Son frère, François-Victor, alla en prison. Erdan alla en prison, Paul Meurice alla en prison. Restait Vacquerie. L’Événement fut supprimé. C’était la justice dans ce temps-là. L’Événement disparu reparut sous ce titre : l’Avénement du peuple. Victor Hugo adressa à Vacquerie la lettre qu’on va lire.

Cette lettre fut poursuivie et condamnée. Elle valut six mois de prison, à qui ? À celui qui l’avait écrite ? Non, à celui qui l’avait reçue. Vacquerie alla à la Conciergerie rejoindre Charles Hugo, François-Victor Hugo, Erdan et Paul Meurice.

Victor Hugo était inviolable.

Cette inviolabilité dura jusqu’en décembre.

En décembre, Victor Hugo eut l’exil.

À M. AUGUSTE VACQUERIE
RÉDACTEUR EN CHEF DE l’Avénement du peuple.
Mon cher ami,

L’Événement est mort, mort de mort violente, mort criblé d’amendes et de mois de prison au milieu du plus éclatant succès qu’aucun journal du soir ait jamais obtenu. Le journal est mort, mais le drapeau n’est pas à terre ; vous relevez le drapeau, je vous tends la main.

Vous reparaissez, vous, sur cette brèche où vos quatre compagnons de combat sont tombés l’un après l’autre ; vous y remontez tout de suite, sans reprendre haleine, intrépidement ; pour barrer le passage à la réaction du passé contre le présent, à la conspiration de la monarchie contre la république, pour défendre tout ce que nous voulons, tout ce que nous aimons, le peuple, la France, l’humanité, la pensée chrétienne, la civilisation universelle, vous donnez tout, vous livrez tout, vous exposez tout, votre talent, votre jeunesse, votre fortune, votre personne, votre liberté. C’est bien. Je vous crie : courage ! et le peuple vous criera : bravo !

Il y avait quatre ans tout à l’heure que vous aviez fondé l’Événement, vous, Paul Meurice, notre cher et généreux Paul Meurice, mes deux fils, deux ou trois jeunes et fermes auxiliaires. Dans nos temps de trouble, d’irritation et de malentendus, vous n’aviez qu’une pensée : calmer, consoler, expliquer, éclairer, réconcilier. Vous tendiez une main aux riches, une main aux pauvres, le cœur un peu plus près de ceux-ci. C’était là la mission sainte que vous aviez rêvée. Une réaction implacable n’a rien voulu entendre, elle a rejeté la réconciliation et voulu le combat ; vous avez combattu. Vous avez combattu à regret, mais résolument. — L’Événement ne s’est pas épargné, amis et ennemis lui rendent cette justice, mais il a combattu sans se dénaturer. Aucun journal n’a été plus ardent dans la lutte, aucun n’est resté plus calme par le fond des idées. L’Événement, de médiateur devenu combattant, a continué de vouloir ce qu’il voulait : la fraternité civique et humaine, la paix universelle, l’inviolabilité du droit, l’inviolabilité de la vie, l’instruction gratuite, l’adoucissement des mœurs et l’agrandissement des intelligences par l’éducation libérale et l’enseignement libre, la destruction de la misère, le bien-être du peuple, la fin des révolutions, la démocratie reine, le progrès par le progrès. L’Événement a demandé de toutes parts et à tous les partis politiques comme à tous les systèmes sociaux l’amnistie, le pardon, la clémence. Il est resté fidèle à toutes les pages de l’évangile. Il a eu deux grandes condamnations, la première pour avoir attaqué l’échafaud, la seconde pour avoir défendu le droit d’asile. Il semblait aux écrivains de l’Événement que ce droit d’asile, que le chrétien autrefois réclamait pour l’église, ils avaient le devoir, eux, français, de le réclamer pour la France. La terre de France est sacrée comme le pavé d’un temple. Ils ont pensé cela et ils l’ont dit. Devant les jurys qui ont décidé de leur sort, et que couvre l’inviolable respect dû à la chose jugée, ils se sont défendus sans concessions et ils ont accepté les condamnations sans amertume. Ils ont prouvé que les hommes de douceur sont en même temps des hommes d’énergie.

Voilà deux mille ans bientôt que cette vérité éclate, et nous ne sommes rien, nous autres, auprès des confesseurs augustes qui l’ont manifestée pour la première fois au genre humain. Les premiers chrétiens souffraient pour leur foi, et la fondaient en souffrant pour elle, et ne fléchissaient pas. Quand le supplice de l’un avait fini, un autre était prêt pour recommencer. Il y a quelque chose de plus héroïque qu’un héros, c’est un martyr.

Grâce à Dieu, grâce à l’évangile, grâce à la France, le martyre de nos jours n’a pas ces proportions terribles, ce n’est guère que de la petite persécution ou de la grande taquinerie ; mais, tel qu’il est, il impose toujours des souffrances et il veut toujours du courage. Courage donc ! marchez. Vous qui êtes resté debout, en avant ! Quand vos compagnons seront libres, ils viendront vous rejoindre. L’Événement n’est plus, l’Avénement du peuple le remplacera dans les sympathies démocratiques. C’est un autre journal, mais c’est la même pensée.

Je vous le dis à vous, et je le dis à tous ceux qui acceptent, comme vous, vaillamment, la sainte lutte du progrès. Allez, nobles esprits que vous êtes tous ! ayez foi ! Vous êtes forts. Vous avez pour vous le temps, l’avenir, l’heure qui passe et l’heure qui vient, la nécessité, l’évidence, la raison d’ici-bas, la justice de là-haut. On vous, persécutera, c’est possible. Après ?

Que pourriez-vous craindre et comment pourriez-vous douter ? Toutes les réalités sont avec vous.

On vient à bout d’un homme, de deux hommes, d’un million d’hommes ; on ne vient pas à bout d’une vérité. Les anciens parlements — j’espère que nous ne verrons jamais rien de pareil dans ce temps-ci — ont quelquefois essayé de supprimer la vérité par arrêt ; le greffier n’avait pas achevé de signer la sentence, que la vérité reparaissait debout et rayonnante au-dessus du tribunal. Ceci est de l’histoire. Ce qui est subsiste. On ne peut rien contre ce qui est. Il y aura toujours quelque chose qui tournera sous les pieds de l’inquisiteur. Ah ! tu veux l’immobilité, inquisiteur ! J’en suis fâché, Dieu a fait le mouvement. Galilée le sait, le voit et le dit. Punis Galilée, tu n’atteindras pas Dieu !

Marchez donc, et, je vous le répète, ayez confiance ! Les choses pour lesquelles et avec lesquelles vous luttez sont de celles que la violence même du combat fait resplendir. Quand on frappe sur un homme, on en fait jaillir du sang ; quand on frappe sur la vérité, on en fait jaillir de la lumière.

Vous dites que le peuple aime mon nom, et vous me demandez ce que vous voulez bien appeler mon appui. Vous me demandez de vous serrer la main en public. Je le fais, et avec effusion. Je ne suis rien qu’un homme de bonne volonté. Ce qui fait que le peuple, comme vous dites, m’aime peut-être un peu, c’est qu’on me hait beaucoup d’un certain côté. Pourquoi ? je ne me l’explique pas.

Vraiment, je ne m’explique pas pourquoi les hommes, aveuglés la plupart et dignes de pitié, qui composent le parti du passé, me font à moi et aux miens l’honneur d’une sorte d’acharnement spécial. Il semble, à de certains moments, que la liberté de la tribune n’existe pas pour moi, et que la liberté de la presse n’existe pas pour mes fils. Quand je parle à l’assemblée, les clameurs font effort pour couvrir ma voix ; quand mes fils écrivent, c’est l’amende et la prison. Qu’importe ! Ce sont là les incidents. Nos blessures ne sont qu’un détail. Pardonnons nos griefs personnels. Qui que nous soyons, fussions-nous condamnés, nos juges eux-mêmes sont nos frères. Ils nous ont frappés d’une sentence, ne les frappons pas même d’une rancune. À quoi bon perdre vingt-quatre heures à maudire ses juges quand on a toute sa vie pour les plaindre ? Et puis maudire quelqu’un ! à quoi bon ? Nous n’avons pas le temps de songer à cela, nous avons autre chose à faire. Fixons les yeux sur le but, voyons le bien du peuple, voyons l’avenir ! On peut être frappé au cœur et sourire.

Savez-vous ? j’irai tout cet hiver dîner chaque jour à la Conciergerie avec mes enfants. Dans le temps où nous sommes, il n’y a pas de mal à s’habituer à manger un peu de pain de prison.

Oui, pardonnons nos griefs personnels, pardonnons le mal qu’on nous fait ou qu’on veut nous faire. — Pour ce qui est des autres griefs, pour ce qui est du mal qu’on fait à la république, pour ce qui est du mal qu’on fait au peuple, oh ! cela, c’est différent : je ne me sens pas le droit de le pardonner. Je souhaite, sans l’espérer, que personne n’ait de compte à rendre, que personne n’ait de châtiment à subir dans un avenir prochain.

Pourtant, mon ami, quel bonheur, si, par un de ces dénouements inattendus qui sont toujours dans les mains de la providence et qui désarment subitement les passions coupables des uns et les légitimes colères des autres ; quel bonheur, si, par un de ces dénouements possibles, après tout, que l’abrogation de la loi du 31 mai permettrait d’entrevoir, nous pouvions arriver sûrement, doucement, tranquillement, sans secousse, sans convulsion, sans commotion, sans représailles, sans violences d’aucun côté, à ce magnifique avenir de paix et de concorde qui est là devant nous, à cet avenir inévitable où la patrie sera grande, où le peuple sera heureux, où la république française créera par son seul exemple la république européenne, où nous serons tous, sur cette bien-aimée terre de France, libres comme en Angleterre, égaux comme en Amérique, frères comme au ciel.

Victor Hugo.
18 septembre 1851
  1. Un braconnier de la Nièvre, Montcharmont, condamné à mort, fut conduit, pour y être exécuté, dans le petit village où avait été commis le crime.

    Le patient était doué d’une grande force physique ; le bourreau et ses aides ne purent l’arracher de la charrette. L’exécution fut suspendue ; il fallut attendre du renfort. Quand les exécuteurs furent en nombre, le patient fut ramené devant l’échafaud, enlevé du tombereau, porté sur la bascule, et poussé sous le couteau.

    M. Charles Hugo, dans l’Événement, raconta ce fait avec horreur. Il fut traduit devant la cour d’assises de la Seine, sous l’inculpation d’avoir manqué au respect dû à la loi.

    Il fut défendu par son père. Il fut condamné. (Note de l’éditeur.)