Cournot et les principes du calcul infinitésimal
COURNOT
ET LES PRINCIPES DU CALCUL INFINITÉSIMAL
Il est très difficile, pour les mathématiciens contemporains, de comprendre les contradictions que nos devanciers croyaient découvrir dans les principes du calcul infinitésimal. Le mot célèbre : « Allez toujours et la foi vous viendra », est pour nous un sujet perpétuel d’étonnement. Est-il possible que de grands géomètres qui maniaient l’analyse infinitésimale avec autant d’habileté qu’on l’a jamais fait, aient vu du mystère dans ce qui nous parait si simple et qu’ils se soient laissé embarrasser par des objections qui nous semblent enfantines ? La différence profonde que les critiques de cette époque apercevaient entre la manière de Leibnitz et celle de Newton nous échappe de même complètement et nous sommes disposés à ne voir entre les deux fondateurs du calcul intégral qu’une différence de notations.
La théorie des erreurs compensées de Cournot nous semble répondre de la façon la plus simple aux objections accumulées de tous les philosophes peu versés avec les mathématiques, et nous sommes portés à croire que si Leibnitz ne l’a pas opposée d’emblée à ses contradicteurs, c’est à cause de sa simplicité même et parce que ne pouvant comprendre qu’ils n’avaient pas aperçu quelque chose d’aussi évident, il cherchait à leurs critiques je ne sais quel sens mystérieux.
Ce sont les récents progrès de la théorie des fonctions qui ont fait disparaître les dernières difficultés ; le jour où on a défini le nombre incommensurable d’une façon satisfaisante, de façon à parfaire ce que l’on a appelé l’arithmétisation de l’analyse mathématique, les derniers voiles ont été levés, à tel point que nous avons aujourd’hui peine à comprendre ce qui a pu autrefois paraître obscur.
Est-ce à dire que l’étude des difficultés aujourd’hui vaincues, et des efforts qu’on a faits pour lutter contre elles, soit désormais dépourvue de tout intérêt ou n’ait plus qu’un intérêt historique ? Il s’en faut de beaucoup ; il semble qu’en s’arithmétisant, en s’idéalisant pour ainsi dire, la mathématique s’éloignait de la nature et le philosophe peut toujours se demander si les procédés du calcul différentiel et intégral, aujourd’hui complètement justifiés au point de vue logique, peuvent être légitimement appliqués à la nature. Le continu que nous offre la nature et qui est en quelque sorte une unité est-il semblable au continu mathématique, tel que l’ont défini les plus récents géomètres, et qui n’est plus qu’une multiplicité d’éléments, en nombre infini, mais extérieurs les uns aux autres et pour ainsi dire logiquement discrets.
Que l’on ne se méprenne pas cependant sur la portée de cette difficulté. Si l’on admet que les phénomènes naturels peuvent être représentés par des nombres et par conséquent par des fonctions mathématiques, les règles du calcul infinitésimal pourront être appliquées à ces fonctions et cela en toute rigueur. À ce point de vue la question peut être regardée comme entièrement résolue ; nous savons, sans qu’aucun doute demeure possible, qu’une fonction mathématique satisfera à ces règles ou qu’elle ne sera pas ; mais il reste précisément à savoir s’il existera une fonction mathématique susceptible de représenter le phénomène avec une précision indéfinie.
Ce que l’observation nous donne directement, ce n’est pas un nombre, c’est une sensation qui n’est pas elle-même exprimable par un nombre puisque nous ne pouvons la discerner d’autres sensations trop voisines ; par exemple, nous ne pouvons distinguer la sensation que nous fait éprouver la pression d’un poids de 10 grammes de celle que nous ferait éprouver la pression d’un poids de 11 grammes, et c’est précisément dans cette sorte de fusion des éléments voisins que consiste la continuité physique. À proprement parler, il est donc impossible de représenter la sensation du poids de 10 grammes par un nombre ; puisqu’une seconde sensation, celle du poids de 11 grammes, ne pouvant être discernée de la première, devrait être représentée par le même nombre. Mais elle ne pourrait non plus être représentée par le même nombre puisqu’elle ne peut non plus être discernée de la sensation de 12 grammes et qu’il faudrait alors représenter les trois sensations par un même nombre, ce qui serait absurde puisque celle de 10 grammes et celle de 12 se distinguent aisément.
Seulement nous admettons que cette imprécision n’appartient qu’aux sensations elles-mêmes, que leur cause inconnue est susceptible d’être exactement représentée par un nombre ; cette même cause peut se manifester par d’autres effets, ce qui nous fournit d’autres moyens plus délicats d’évaluer ce nombre, de façon à réduire de plus en plus la marge de l’incertitude. Nous pouvons, par exemple, au lieu de soupeser le poids avec la main, le mesurer à l’aide d’une balance de précision. Mais quelle que soit la série d’opérations à laquelle nous procédions, il faudra bien que finalement nous fassions intervenir nos sens, ce qui ramènera les caractères de la continuité physique et son imprécision essentielle.
Nous voyons qu’à mesure que se perfectionnent nos moyens d’observation, les limites entre lesquelles doit rester compris le nombre représentatif d’un phénomène naturel quelconque, deviennent de plus en plus étroites, mais il n’arrivera jamais que le jeu de plus en plus petit qu’elles laissent entre elles devienne rigoureusement nul. Nous croyons toutefois que ce progrès n’aura pas de limite, que nous ne pourrons jamais dire, par exemple : un poids ne pourra jamais être évalué à moins d’un millième ou d’un millionième de milligramme près. C’est là le postulat que nous admettons implicitement quand nous appliquons à la nature les lois de l’analyse mathématique et en particulier celles du calcul infinitésimal.
Avant de dire ce que Cournot pense de ce problème, je crois utile d’en préciser un peu mieux encore la portée. Suivant que l’on adoptera ou non ce postulat, la notion de loi se présentera sous une forme toute différente. Dans la conception scientifique l’état du monde, ou d’une partie du monde regardée comme isolée, sera entièrement défini par les valeurs attribuées à un certain nombre de variables , ,…, . La connaissance de ces valeurs nous donnera non seulement l’état du monde à l’instant envisagé, à l’instant , mais encore à l’instant immédiatement postérieur , car ces deux états sont immédiatement reliés l’un à l’autre par une relation qui est précisément ce que l’on appelle loi, et cette relation est une équation différentielle :
Nous postulons encore quelque chose de plus, à savoir que ces fonctions , qui servent à l’expression de cette loi jouissent de toutes les propriétés essentielles des fonctions analytiques, par exemple de celle d’admettre des dérivées de tous les ordres. Les mathématiciens savent que l’on peut construire des fonctions qui ne jouissent pas de ces propriétés.
Ce n’est pas sous cette forme, nous l’avons dit, que le monde nous est donné, puisque, par exemple, l’état du monde défini par les valeurs des variables et l’état défini par les valeurs nous apparaissent comme indiscernables si sont assez petits.
Encore une remarque : la considération de la loi différentielle à laquelle satisfait une partie du monde et des états successifs de cette partie, nous renseigne souvent sur l’état initial mieux que ne l’aurait fait l’observation directe de cet état initial. Cela nous montre que cet état initial était déterminé en réalité beaucoup mieux que l’observation directe aurait pu nous le faire croire, et nous induit à penser qu’il était dans la réalité infiniment bien déterminé et que l’imprécision apparente ne provenait que de notre infirmité. Si, par exemple, nous découvrons une planète, nous constaterons que sa distance au soleil est comprise entre et , étant relativement très petit, et nous en conclurons en vertu de la troisième loi de Kepler que son moyen mouvement est compris entre et , étant très petit. C’est tout ce que nous pourrons faire. Mais au bout d’un temps t la planète aura tourné d’un certain angle qu’il sera facile de mesurer de sorte que son moyen mouvement et par conséquent sa distance au soleil seront connus avec d’autant plus de précision que les observations se seront prolongées plus longtemps. Nous pourrons alors affirmer quelle valeur nos observations initiales nous auraient donnée pour la distance si nos instruments avaient été assez délicats.
Mais, à cause de cette imprécision même, nous pouvons être assurés que le postulat qui nous occupe, celui sur lequel repose toute la science, ne pourra jamais être mis en défaut par l’expérience. Quelque multipliées et quelque précises que soient nos expériences, elles seront toujours entachées de certaines erreurs qu’on pourra réduire, mais non pas annuler. Il y aura donc toujours moyen de représenter les observations, quelles qu’elles soient, par des fonctions qui s’en écarteront moins que ne le comporte l’incertitude des mesures et qui jouiront de la continuité, de la propriété d’avoir une dérivée, de toutes les propriétés des fonctions analytiques. Une fonction quelconque étanl donnée, on peut toujours trouver une fonction analytique qui en diffère aussi peu que l’on veut. Ainsi le physicien peut toujours appliquer les règles du calcul infinitésimal sans craindre un démenti de l’expérience.
C’est assez pour le physicien, ce n’est pas assez pour le philosophe, et c’est pour cela que d’autres conceptions ont été proposées. Ainsi le monde donné est un continu physique, et les savants supposent que le monde réel est un continu mathématique, mais quelques métaphysiciens ont préféré admettre que le monde est discontinu. Tel est, par exemple, la pensée de M. Evellin ; le temps réel serait formé d’instants discrets ; l’état du monde serait encoret susceptible d’être défini par les valeurs attribuées à certaines variables ; mais ces variables ne peuvent parcourir l’échelle continue de la grandeur mathématique, elles ne peuvent prendre que des valeurs entières, elles passent de l’une à l’autre par sauts brusques. La loi lie alors l’état actuel du monde à son état à l’instant immédiatement ultérieur, mais le sens de ce mot n’est plus le même que tout à l’heure, ce n’est plus l’instant qui diffère de l’instant antérieur d’une quantité aussi petite qu’on le veut. C’est dans les instants discrets dont est formé le temps réel, celui qui vient immédiatement après l’instant et qu’il faudrait noter . M. J. Bertrand lui-même, dans une discussion avec M. Boussinesq, avait paru admettre une idée du même genre.
On pourrait aussi concevoir que le monde réel, comme le monde donné, est un continu physique et il faudrait modifier en conséquence l’idée de loi ; cela ne serait pas aussi simple qu’avec le système de M. Evellin, et il serait difficile sans doute de donner à cette idée une forme mathématique et de la rendre compatible avec le déterminisme absolu.
Pour faire comprendre quelle est en face de ces problèmes la position de Cournot, le mieux est, je crois, de commencer par quelques citations.
« Effectivement, dit-il (Théorie des fonctions, t. I, page 81), si nous pouvions comparer, dès le début, la méthode des limites et la méthode infinitésimale, nous verrions que toutes deux tendent au même but, qui est d’exprimer la loi de continuité dans les variations des grandeurs, mais qu’elles y tendent par des procédés inverses. Dans la première méthode, étant donnée une question sur des grandeurs qui varient d’une manière continue, on suppose d’abord qu’elles passent subitement d’un état de grandeur à un autre ; et on cherche ensuite ce qui arrive quand on resserre de plus en plus l’intervalle qui sépare deux états consécutifs. Il est clair qu’on n’obtient ainsi qu’après coup les simplilications qui résultent de la continuité…
« Aussi peut-on poser en fait que quelque adresse que l’on mette à employer la méthode des limites,… on arrive toujours à des questions pour lesquelles il y faut renoncer.
« D’ailleurs la méthode infinitésimale ne constitue pas seulement un artifice ingénieux ; elle est l’expression naturelle du mode de génération des grandeurs physiques qui croissent par éléments plus petits que toute grandeur finie. Aussi, quand un corps se refroidit, le rapport entre les variations élémentaires de la chaleur et du temps est la raison du rapport qui s’établit entre les variations finies de ces mêmes grandeurs, le terme de raison étant pris ici dans son acception philosophique.
« Sous ce point de vue, on a pu dire avec fondement que les infiniment petits existent dans la nature, et il conviendrait certainement d’appeler la fonction génératrice ou primitive, et la fonction dérivée, à l’inverse de ce qu’a fait Lagrange.
« En résumé, la méthode infinitésimale est mieux appropriée à la nature des choses.
« Elle est la méthode directe, au point de vue objectif. D’un autre coté, le concept de l’infiniment petit ne peut se définir logiquement que d’une manière indirecte par l’intermédiaire des limites ; de sorte qu’au point de vue logique et subjectif, la rigueur démonstrative appartient directement à la méthode des limites et indirectement à la méthode infinitésimale, en tant que celle-ci devient, à l’aide de certaines définitions de mots, une pure traduction de la première. »
« Les géomètres ont une autre manière d’exprimer la même chose, dit-il encore (L’enchaînement des idées fondamentales, t. I, p. 87). On aurait tort de ne voir dans cette expression d’infiniment petit qu’une abréviation convenue, une forme de langage, apparemment plus commode puisqu’elle est plus usitée. Elle n’est effectivement plus commode que parce qu’elle est l’expression naturelle du mode de génération des grandeurs qui croissent par éléments plus petits que toute grandeur finie. Ainsi, quand un corps se refroidit, le rapport entre les variations élémentaires de la chaleur et du temps est la vraie raison du rapport qui s’établit entre les variations finies de ces mêmes grandeurs. Ce rapport, il est vrai, est le seul qui puisse tomber directement sous notre observation, et lorsque nous définissons le 1er et par le 2e nous nous conformons aux conditions de notre logique bumaine ; mais une fois en possession de l’idée du 1er rapport, nous nous conformons à la nature des choses en en faisant le principe d’explication de la valeur que l’observation assigne au 2e rapport. »
Et encore (ibid, p. 37) : « Un corps qui sort du repos commence par avoir une vitesse infiniment petite ; tandis qu’il répugne qu’il y ait actuellement dans le monde un corps animé d’une vitesse infiniment grande.
« Tout ce qui est infiniment petit échappe à nos observations, mais non aux conditions des phénomènes naturels ; tout ce qui est infiniment grand échappe à la fois à nos observations et aux conditions mêmes de la production des phénomènes. »
Il semble que la netteté de ces citations ne laisse rien à désirer. L’infiniment grand ne peut avoir d’existence actuelle, mais il n’en est pas de même de l’infiniment petit. Bien plus, au point de vue objectif, l’infiniment petit préexiste au fini. C’est notre logique humaine qui procède du fini à l’infiniment petit, la nature procède toujours de l’infiniment petit au fini. Newton était resté fidèle à la logique humaine, Leibnitz s’est rapproché de la nature. Ils se complètent donc mutuellement ; le premier n’aurait pu nous donner qu’une image imparfaite du monde, le second ne pouvait se passer de ce qu’il empruntait au premier, ou à sa manière, sans quoi la rigueur démonstrative lui aurait fait défaut.
On pouvait se demander si Cournot ne donne pas ici au mot infiniment petit le même sens que M. Evellin, si cet infiniment petit auquel il attribue une existence objective, n’est pas l’élément ultime, indivisible des choses, que l’on supposerait décomposables en atomes discrets. Le temps infiniment petit, ce serait l’atome de temps et toute durée finie se composerait d’un nombre fini, quoique extrêmement grand, de pareils atomes. Je ne puis m’arrêter à cette interprétation ; si Cournot avait eu une conception aussi particulière, aussi éloignée des idées ordinaires et des vues de la plupart des savants, il l’aurait dit explicitement. Il avait un langage trop précis pour employer le mot infiniment petit dans le sens de fini.
Mais il y a plus et nous trouverons à chaque instant, dans les écrits de Cournot, l’affirmation contraire très nettement exprimée ; « les notions de l’étendue et de la durée impliquent également, avec une nécessité évidente, l’idée de la continuité » (loc. cit., p. 35), et comme pour qu’on voie bien qu’il s’agit de la continuité mathématique proprement dite, il ajoute : « La raison conçoit nécessairement qu’un mobile ne peut passer d’une position à une autre sans occuper successivement toutes les positions intermédiaires en nombre illimité ou infini. » Et enfin on ne pourra croire non plus qu’il ne s’agit ici que de l’image plus ou moins imparfaite que nous avons du monde, car après avoir parlé de l’ordre généalogique de nos idées, il ajoute encore : « Dans l’ordre même des faits naturels, il ne répugne point d’admettre que toutes les manifestations de la loi de continuité ont leur raison primordiale dans la continuité de l’espace ou du temps. »
On ne saurait admettre que Cournot attribue cette continuité à l’espace et au temps seulement et non aux autres grandeurs naturelles. S’il croyait à une pareille différence, il le dirait explicitement ; il semble plutôt qu’il veuille dire que la continuité ne peut pas ne pas appartenir à ces grandeurs, puisqu’elles appartiennent au temps et à l’espace et que ces grandeurs ne sauraient être conçues en dehors du temps et de l’espace.
Ainsi ces infiniment petits qui sont la véritable raison des choses ne sont pas des atomes et, d’un autre côté, ce ne sont pas non plus des devenir, puisqu’ils sont rationnellement antérieurs, pour ainsi dire, aux quantités finies observables. Les infiniment petits leibnitiens, il est vrai, ne sont que des devenir, ou du moins ne jouent pas d’autre rôle dans les raisonnements mathématiques, c’est en cela que la méthode infinitésimale devient « une pure traduction de la méthode des limites ».
Mais elle ne prend cette forme qu’en vue d’obtenir la rigueur mathématique, parce que la méthode des limites, qui n’est pas la plus conforme à l’ordre rationnel, est la plus conforme à l’ordre logique.
Cette opposition entre l’ordre logique et l’ordre rationnel est une idée sur laquelle Cournot revient souvent. L’esprit humain est obligé de remonter du donné, qui est complexe, aux principes, qui sont simples ; cela, c’est l’ordre logique, qui nous est imposé par l’infirmité de notre intelligence ; c’est l’ordre de la découverte, mais nous ne posséderons la connaissance parfaite que quand nous serons redescendus des principes simples aux conséquences complexes, en suivant l’ordre rationnel, c’est-à-dire l’ordre adopté par la Nature elle-même.
Cournot en donne (loc. cit., p. 33) un exemple qui mérite d’être signalé en passant, au sujet de l’origine des idées d’espace et de temps : « L’idée d’espace, dit-il, ne s’acquiert que par le mouvement, par l’exploration successive des parties de retendue ; elle présuppose donc intrinsèquement l’idée ou la conscience de la durée…. Le sens de la durée est un sens plus rationnel, et à ce point de vue plus fondamental que les sens qui nous donnent la perception de l’espace…. En vertu même de cet ordre rationnel, il doit arriver que… l’étendue soit pour nous l’objet d’une intuition immédiate, d’une représentation directe… et que nous ne pouvons imaginer la durée qu’en attribuant à l’étendue une vertu représentative de la durée…. Les langues portent la trace de cette dérivation… ; les animaux, même les plus rapprochés de l’homme, ne paraissent avoir et ne peuvent avoir qu’une perception très obscure des rapports de temps… »
Ainsi le temps est rationnellement antérieur et logiquement postérieur à l’espace ; et s’il lui est logiquement postérieur, c’est en vertu même de cet ordre rationnel, c’est-à-dire parce qu’il est rationnellement antérieur ; car les deux ordres sont nécessairement inverses l’un de l’autre.
Et, plus loin (p. 64) : « Il ne faut pas confondre l’ordre rationnel avec l’ordre logique, quoique l’un de ces mots ait la même racine en grec que l’autre en latin. L’ordre rationnel tient aux choses, considérées en elles-mêmes ; l’ordre logique tient à l’ordre du langage, qui est pour nous l’instrument de la pensée… On distingue très bien, parmi les démonstrations d’un même théorème, toutes irréprochables au point de vue des règles de la logique, celle qui donne la vraie raison du théorème démontré, c’est-à-dire celle qui suit dans l’enchaînement logique des propositions l’ordre suivant lequel s’engendrent les vérités correspondantes, en tant que Tune est la raison de l’autre. En conséquence, on dit qu’une démonstration est indirecte lorsqu’elle intervertit l’ordre rationnel, lorsque la vérité obtenue à titre de conséquence dans la déduction logique est conçue par l’esprit comme renfermant au contraire la raison des vérités qui lui servent de prémisses logiques. »
Le type de la démonstration indirecte est évidemment la démonstration par l’absurde. Cournot s’aperçoit bien que la méthode des limites ne laisse rien à désirer au point de vue de la rigueur mathématique et qu’en réalité elle se ramène à un raisonnement par l’absurde, identique à la méthode par exhaustion des anciens. Il voit également que cette méthode est la seule voie qui puisse conduire à la certitude logique et que la méthode infinitésimale ne participe à cette certitude que parce qu’à un certain point de vue elle n’est pour ainsi dire que « la traduction de la première ». L’infirmité de notre nature nous impose donc cette méthode indirecte mais seulement pour faire les premiers pas : « On ne peut donc se dispenser de mettre en évidence, dans les cas les plus simples, l’identité des résultats des deux méthodes, mais une fois cette traduction bien comprise, il convient de s’abandonner à la méthode infinitésimale… » Servons-nous donc de la méthode indirecte pour remonter une bonne fois aux principes ; mais hâtons-nous de revenir, aussitôt que nous le pouvons, à la méthode directe, à la méthode conforme à l’ordre rationnel, à celle qui nous fait connaître les véritables raisons des choses.
On peut se demander quel sens Cournot attache à ce mot de raison, mais il prend soin de nous l’expliquer et de distinguer la raison de la cause. « La cause, dit-il, a une double origine, physique et psychologique ; tandis que les idées de la raison et de l’essence des choses pourraient résider dans une intelligence qui n’aurait pas la même constitution psychologique. » Ainsi la cause est quelque chose de relatif, qui dépend de la constitution psychologique du sujet pensant ; la raison, au contraire, est indépendante du sujet ; elle est quelque chose d’absolu. Pour Cournot, qui n’hésite pas à croire à un monde extérieur dont l’existence est tout à fait indépendante du sujet, cela veut dire que la cause n’est qu’une apparence et que la raison est la réalité.
Un trait intéressant de cette conception, c’est que toutes les vérités ont leur raison, aussi bien les théorèmes mathématiques que les phénomènes physiques, tandis que ces derniers seuls ont leur cause. Quand on dit donc que c’est dans l’infiniment petit qu’il faut rechercher la raison des faits relatifs aux quantités finies, cela ne doit pas s’entendre seulement des faits physiques, mais également des vérités géométriques. Après le passage que nous citons plus haut et où Cournot affirme que les infiniment petits existent dans la nature, il ajoute :
« Du reste, ces remarques ne concernent pas exclusivement les grandeurs douées d’une existence physique : en géométrie pure, les grandeurs continues ont aussi et peuvent avoir leur mode naturel de génération ; et, en pareil cas, on trouve le même avantage à saisir directement la loi des variations infinitésimales. »
Ainsi les infiniment petits sont la raison des choses, mais il semble au premier abord que la difficulté essentielle n’est même pas soupçonnée. Ces infiniment petits, raisons des choses, sont-ils de perpétuels devenir comme les infiniment petits leihnitiens ? Pour nous, qui ne croyons pas à la possibilité de concevoir un monde extérieur indépendamment du sujet pensant, ce serait la solution la plus simple et la plus naturelle. La raison première fuirait toujours devant l’esprit qui la cherche sans jamais pouvoir l’atteindre, et ce serait l’infiniment petit leibnitien qui symboliserait le mieux cette fuite éternelle.
Mais rien ne nous autorise à attribuer une pareille pensée à Cournot ; « le temps et l’espace, dit-il (loc. cit., p. 29), ne sont pas, comme l’a voulu Kant, des conditions imposées à notre seul entendement, des formes inhérentes à la constitution de l’esprit humain et non aux choses extérieures qu’il perçoit. » Et Leibniz lui-même a eu tort de ne voir dans l’espace et le temps que l’ordre des choses. Il est impossible d’être plus réaliste.
Quand donc Cournot dit que l’infiniment petit est la raison première des choses, il s’agit bien d’une raison première posée en dehors de nous, ce n’est pas un indéfiniment petit, et comme ce n’est pas non plus un atome évellinien, il faut que ce soit un infiniment petit actuel. La contradiction que la plupart des esprits croient voir dans l’infini actuel n’a pas frappé Cournot ; il fait bon marché de cette objection.
« On a souvent répété, dit-il (loc. cit., p. 37), que l’idée de l’infini n’a en mathématique qu’une valeur purement négative… L’arithmétique me donne l’idée de l’infini en ce sens que rien ne limite la série des nombres ; ce n’est là, si l’on veut, qu’une idée négative, c’est l’idée de l’indéfini plutôt que celle de l’infini, à la bonne heure. Mais, quand je conçois l’infinité du temps et de l’espace, c’est bien une infinité actuellement, nécessairement imposée à ma raison et dont j’ai l’idée claire, quoique je puisse m’en faire une image ou une représentation. Que s’il s’agit du mouvement continu qui implique l’existence effective d’une infinité de positions intermédiaires, j’aurai, non seulement une idée claire, mais une représentation du phénomène. » Ici nous pourrions objecter que ce que nous pouvons nous représenter c’est le continu physique, bien différent, comme nous l’avons expliqué, du continu mathématique.
Quoi qu’il en soit, la pensée de Cournot semble claire ; la contradiction que nous croyons apercevoir dans la notion de l’infini actuel est purement apparente ; elle est due uniquement à l’infirmité de notre esprit, elle n’existe que dans l’ordre logique et est étrangère à l’ordre rationnel.
Une pareille solution ne satisfera certainement pas tout le monde, et je ne crois pas d’ailleurs qu’aucune solution réaliste puisse satisfaire tout le monde, mais il me suffit d’avoir mis en lumière la véritable pensée du philosophe ; et il ne me reste plus qu’à chercher comment il la justifiait à ses propres yeux. Nous n’avons vu jusqu’ici que des affirmations, il est temps de voir les raisons dont il les appuie. D’où vient cette tranquillité avec laquelle il croit découvrir les véritables raisons des choses ?
C’est qu’il croit qu’au-dessus de la logique formelle il y en a une autre (loc. cit., p. 3) par laquelle nous nous rendons compte des raisons que nous avons de distinguer l’essentiel de l’accidentel, l’absolu du relatif, la réalité de l’apparence. Quel moyen avons-nous de distinguer le mouvement absolu du mouvement relatif ; par exemple, pourquoi préférons-nous le sytème de Copernic à celui de Ptolémée, c’est parce qu’il est plus simple, et nous en concluons non seulement qu’il est plus commode, mais qu’il est plus réel (loc. cit., p. 89).
« Imaginons encore (loc. cit., p. 90) que l’on observe simultanément le mouvement d’un corps opaque qui décrit uniformément un cercle parfait et le mouvement de l’ombre qu’il projette sur un corps voisin, à surface irrégulière : aurait-on besoin de palper le corps et l’ombre pour s’assurer que c’est bien le mouvement du corps qui entraîne celui de l’ombre et non le mouvement de l’ombre qui entraîne celui du corps ? Ne suffirait-il pas, au contraire, de considérer combien la loi du premier mouvement parait simple, combien l’autre est compliquée…. »
Et encore, à propos de la réalité du temps et de l’espace : « car il serait par trop étrange que le verre mis sur nos yeux (c’est-à-dire la forme du temps et de l’espace que nous imposerions au monde et qui n’appartiendrait qu’à notre sensibilité) et qui devrait tout déformer aux dépens de la régularité, de la simplicité des lois, y mit par une fallacieuse apparence la régularité, la simplicité que nous croyons y constater et qui de fait n’y serait pas. »
Ainsi le simple peut être la raison du complexe, le complexe ne peut pas être la raison du simple, tel est le principe fondamental de la nouvelle logique. Et par conséquent c’est par exemple la loi de Newton, qui est la raison des lois de Kepler, parce qu’elle est plus simple ; cela oe peut pas être l’inverse.
Or, la loi de Newton nous fait connaître quelle est la variation infiniment petite que subit dans un temps infiniment polit la vitesse des corps célestes sous l’influence de leur attraction mutuelle. Les lois de Kepler, au contraire, nous font prévoir les variations finies de cette même vitesse dans un temps fini. Et comme la même différence de simplicité se retrouve dans tous les problèmes de physique, il nous faut bien conclure que c’est l’infiniment petit, c’est-à-dire le simple, qui est la raison du fini, c’est-à-dire du complexe.
Si l’on voulait remplacer la rampe douce du continu leibnitien par l’escalier évellinien, quelque nombreuses et quelque rapprochées qu’en soient les marches, on ne retrouverait jamais la même simplicité, parce que la grandeur, en cessant d’être continue, au sens mathématique du mot, cesserait d’être homogène, puisque le tout ne pourrait rester semblable à la partie. Et alors on serait obligé d’admettre que c’est le simple, c’est-à-dire le continu, qui est l’apparence, et le complexe, c’est-à-dire le discret, qui est la réalité. Il faudrait croire que le verre à travers lequel nous voyons les objets leur donne une simplicité qui ne leur appartient pas.
Cela semble impossible à Cournot. En résumé, c’est de la croyance à la simplicité de la nature, croyance fondée elle-même sur le principe de raison suffisante, qu’il tire sa conviction.
« S’il faut compliquer une formule, dit-il (loc. cit., p. 101), à mesure que de nouveaux faits se révèlent à l’observation, elle devient de moins en moins probable en tant que loi de la Nature…⋅ Si, au contraire, les faits acquis à l’observation postérieurement à la construction de l’hypothèse sont bien reliés par elle, si surtout des faits prévus comme conséquences de l’hypothèse sont postérieurement confirmés, la probabilité de l’hypothèse peut aller jusqu’à ne laisser aucune place au doute dans un esprit éclairé. »
Cette simplicité, cette symétrie qui devient le critérium de la certitude, ne peut se rencontrer que dans les idées mathématiques d’ordre et de forme. C’est là pour Cournot « le secret de la prééminence et du rôle des sciences mathématiques. Les mathématiques sont les sciences par excellence, le plus parfait exemplaire de la forme et de la construction scientifique. » Le monde, en un mot, doit être simple et il ne saurait l’être s’il n’est construit sur le modèle de la grandeur mathématique.