Cours d’économie industrielle/1837/11

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Texte établi par Adolphe-Gustave Blaise, Joseph GarnierJ. Angé (1837-1838p. 211-233).


ONZIÈME LEÇON.


9 janvier 1838.


De la monnaie (suite.)


Sommaire : Fabrication des pièces d’or en belgique (suite). — La discussion repose sur une erreur.
Reprise de la question des monnaies. — Résumé des leçons précédentes. — Opinion de sir T. Tooke contre les banques. — Il la fonde sur ce qui est arrivé à la banque d’Angleterre. — Historique de la crise de 1797. — Sur quoi Ricardo fait reposer ses arguments en faveur des banques. — Proposition émise par lui de créer des billets payables en lingots. — Avantages et inconvénients de cette mesure : elle n’a pas été adoptée.
Exagérations de la plupart des économistes qui ont traité la question du crédit ; le crédit n’est utile que lorsqu’il facilite les échanges ; il doit toujours reposer sur des bases réelles ; lorsqu’on le fait servir à des opérations fictives, il ne double pas les capitaux. Il ne convient pas non plus aux entreprises dont les revenus sont incertains ou éloignés, tels que les routes, les canaux, les travaux publics, les constructions, etc. — Emploi du crédit en Angleterre, aux affaires de commerce, ex. des warants délivrés par les entrepôts.
Du papier monnaie : distinction avec la Monnaie de papier. — Comment celle-ci peut devenir celui-là. — Histoire du système de Law. — Des assignats de la révolution française. — Comment et pourquoi l’Angleterre a évité la banqueroute. — Résultats de la suspension et de la reprise des paiements en espèce.


Je vous ai déjà, entretenu de l’incident qu’ont soulevé les quelques paroles relatives au projet d’altération des monnaies d’or par la Belgique et qui ont terminé l’une de nos dernières leçons. En attendant la réfutation que M. de Brouckère, intéressé au débat comme directeur de la Monnaie et de la Banque, et comme membre de la commission qui a examiné et approuvé le projet en question, a annoncé vouloir faire de l’opinion que j’ai émise, un journal de Bruxelles publie un article auquel je pourrais me dispenser de répondre, parce que la forme en est inconvenante, et que le fond repose sur une erreur.

J’avais dit que l’altération qu’on proposait de faire subir aux pièces d’or belges était égale à 13 fr. pour mille, et que, dès-lors, il faudrait ajouter, dans tous les cas de vente faite par un négociant français à un négociant belge, 1 pour cent, au prix de facture, pour différence dans la valeur réelle des monnaies, en France et en Belgique ; le journal qui rend compte de nos séances, et dont l’article a été reproduit et commenté en Belgique, a imprimé, par une faute de typographie dont on ne peut faire porter la responsabilité sur le rédacteur ; que cette différence à ajouter au prix de facture, serait de 10 pour cent ; l’erreur était tellement palpable qu’il était même inutile de la corriger par un errata, le bon sens du lecteur devait suffire pour rétablir le chiffre tel qu’il devait être. Le journal belge n’a pas voulu qu’il en fût ainsi, et, mettant sur le compte de mon ignorance l’erreur matérielle commise par l’imprimeur, il a épuisé toutes les formules de raisonnement, et est allé jusqu’à la grossièreté, pour me prouver que 13 pour mille n’était pas = à 10 pour cent, mais à 1, 3 pour cent. Je laisserai là, pour aujourd’hui, cette discussion, sur laquelle je me réserve de revenir lorsque M. de Brouckère aura publié la réfutation qu’il a annoncée.

Je rentre dans l’étude de la question des monnaies. Dans les leçons qui ont précédé celle-ci, je vous ai montré comment deux économistes également distingués, MM. Sismondi et Ricardo, avaient émis et soutenu des propositions tout-à-fait contraires sur la monnaie et le papier. D’après ce que je vous ai dit de ces deux systèmes, dont l’un est exclusif pour les métaux précieux et l’autre pour les billets et le crédit, vous avez pu voir, en rapprochant ces doctrines des règles que nous avons déjà posées, qu’il ne s’agissait pas ici de prendre parti pour l’un des deux champions. Vous devez vous souvenir, en effet, que j’ai dit que la monnaie métallique était la monnaie par excellence, parce qu’elle était à l’abri des fraudes et que sa quantité ne pouvant jamais être augmentée ou réduite subitement dans de fortes proportions, les variations insensibles auxquelles elle était soumise, n’étaient pas susceptibles d’apporter des troubles dans les relations commerciales : j’ai ajouté ensuite que l’emploi exclusif des métaux précieux, comme intermédiaires des échanges, présentait l’inconvénient de limiter les affaires au chiffre du capital en numéraire possédée par chaque nation. Quant aux billets de crédit, j’ai reconnu l’avantage qu’ils offraient de donner du stimulant aux affaires, de faciliter les rapports commerciaux ; mais j’ai dû appeler toute votre attention sur la facilité avec laquelle on pouvait, en abusant du droit d’émission, bouleverser et détruire en quelques mois le crédit public et les fortunes privées.

Un auteur anglais, sir Thomas Tooke, a écrit sur cette matière une brochure contenant plus de bonnes choses que bien des gros livres, et ayant pour titre : Considerations on the state of the currency. Après y avoir examiné avec soin les fluctuations de prix et les bouleversements de fortune survenus en Angleterre sous l’influence des banques ; il déclare que, suivant lui, les avantages n’en compensent pas les inconvénients. Il s’appuie surtout sur ce qui s’est passé à Londres et dans tout le Royaume Uni, par suite de la suspension et de la reprise des paiements en espèces par la banque.

Il montre, ainsi que je vous l’ai déjà fait voir, ce grand établissement contraint par le gouvernement, pour lequel il remplit les fonctions de collecteur d’impôts, de lui faire des avances considérables sur les revenus publics. Les billets sortis par cette voie des mains de la banque pour passer dans celle de l’administration, servirent à celle-ci, non pas à entreprendre des travaux publics, mais à solder des employés, des marins, des soldats ; c’est-à-dire des citoyens qui ne gardent pas les billets, mais les changent de suite pour solder des achats moindres que leur quotité. Les billets ne servant plus à l’escompte des valeurs industrielles et ne circulant pas, furent présentés au remboursement dans une proportion beaucoup plus forte qu’autrefois ; de telle sorte que la réserve ordinaire, c’est-à-dire du tiers, devint insuffisante, et qu’il fallut que la banque, pour faire face à toutes les demandes d’espèces qui lui étaient adressées chaque jour, maintînt toujours autant d’or dans ses coffres qu’elle avait de billets en émission.

Tant qu’elle resta dans ces limites, elle continua de fonctionner, non plus, il est vrai, comme banque de circulation, mais du moins comme banque de prêt à très courte échéance. La position devint plus grave, et la Banque fut sur le point de suspendre entièrement ses opérations, lorsque les besoins du gouvernement ayant forcé celui-ci à lui demander de nouvelles anticipations sur les revenus publics, elle ne put les effectuer qu’en billets de nouvelle création qui n’étaient représentés par aucune augmentation de son capital en numéraire. De toutes parts il arrivait des demandes d’espèces auxquelles on ne pouvait satisfaire, et les choses en vinrent à ce point que le samedi 25 février 1797, dernier jour du paiement en espèces, il n’y avait en caisse que 1,272,000 livres, et tout annonçait que des demandes bien plus considérables pleuvraient sur la banque le lundi suivant. Les directeurs étaient aux abois, et le gouvernement (qui avait poussé la banque à cette extrémité) ne savait quel parti prendre. Il se décida néanmoins, et dans la journée du 26, il fit publier un ordre du conseil qui défendait aux directeurs de payer leurs billets en numéraire, jusqu’à ce qu’on eût pris l’avis du parlement[1]. Quand les chambres furent réunies, et après qu’on eut longuement discuté la mesure prise par les ministres (Pitt était alors président du conseil), il fut décidé de maintenir cette restriction pendant tout le temps de la guerre, et de ne la lever que six mois après la signature d’un traité de paix définitif.

Les banquiers, négociants et marchands de Londres firent preuve dans cette circonstance d’autant de patriotisme qu’en avaient montré ces mêmes classes 52 ans auparavant. Une décision semblable à celle de 1745 (voir la note page 215) fut adoptée et contribua puissamment à calmer les appréhensions qu’avait causées la restriction imposée à la banque[2].

La confiance étant rétablie, le gouvernement et la banque surent la conserver en apportant des limites à la faute qu’ils avaient commise ; s’ils ne remboursèrent pas les billets en circulation, du moins n’en émirent-ils pas de nouveaux, ainsi qu’on l’avait fait faire à Law, comme nous le verrons tout-à-l’heure ; et le papier se maintint, sinon tout-à-fait au pair de l’or, du moins fort peu au dessous : il faisait à lui seul presque tout le service de la monnaie, et il continua jusqu’au 1er mai 1821, époque à laquelle l’act-Peel rendu en 1819 pour la reprise des paiements en espèces, reçut son exécution.

Ricardo s’autorisa de ce fait pour soutenir dans ses ouvrages et notamment dans celui qu’il publia sous le titre de : Proposals for an economical and secure currency, que le numéraire n’était point indispensable, puisqu’on avait pu le suppléer sans inconvénients trop graves, justement pendant une époque fort difficile, celle de la guerre soutenue contre l’ennemi commun, la France, et à laquelle on avait pris une double part, tant par un concours actif que par des subsides accordés aux autres puissances belligérantes. Il partit de là pour proposer de créer des billets jouissant du droit de remboursement, mais qui fussent en réalité à l’abri de l’exercice de ce droit. Il avait imaginé pour obtenir ce résultat, de faire rembourser les billets dont il s’agissait, non pas en espèces monnayées, mais en lingots ; de telle sorte que tant qu’ils n’excédaient pas les besoins de la circulation, les porteurs n’avaient aucun intérêt à demander le remboursement puisqu’il eût été incommode ; et comme en effet, ils eussent pu ne le faire que dans cette hypothèse, il y avait dans cette organisation une double garantie : celle de la banque contre des exigeances sans fondements de la part des porteurs de billets, et celle du public contre les trop fortes émissions ; les uns étant punis de leurs caprices, en cas qu’ils en eussent, par un paiement en matières d’une valeur réelle mais incommodes et ne pouvant servir qu’à des opérations de banque ; et l’autre étant sans cesse menacée d’un prompt châtiment, c’est-à-dire d’une forte demande de remboursement, en cas de trop fortes émissions. La monnaie métallique se trouvait ainsi complètement bannie des affaires, elle n’existait plus que pour solder les consommations du jour et seulement entre les mains des particuliers et des marchands de détail.

Ce projet assez bien conçu, ne fut pas adopté et demeura dans le domaine de la théorie. Peut-être fut-on arrêté par une crainte très fondée. On a pu se dire en effet que l’act du Parlement qui ordonnerait le paiement en lingots, pourrait être remplacé dans un moment de crise par un act semblable à celui de 97 (voir plus haut page 215), qui supprimerait ce remboursement et convertirait, comme à cette époque désastreuse, la monnaie de papier en papier-monnaie.

Quelques autres parties du projet de Ricardo étaient encore susceptibles d’être critiquées ; M. de Sismondi l’a fait avec beaucoup de talent. Peut-être, comme dans toutes les polémiques auxquelles il a pris part, est-il allé un peu trop loin dans celle-ci ; quoi qu’il en soit, on doit lui savoir gré de ce qu’il a écrit sur ces questions, car il les a parfaitement éclaircies ; et s’il n’en a pas découvert la solution, s’il a commis quelques erreurs, du moins a-t-il préparé les éléments d’une meilleure organisation en indiquant les écueils dont il fallait se garantir en matière de banque et de billets de circulation.

Chose remarquable, presque tous les écrivains qui ont publié des ouvrages sur le crédit n’ont pu rester dans le vrai et ont exagéré, les uns ses avantages, les autres ses inconvénients. Je vous ai déjà signalé les erreurs de Sismondi et de Ricardo, je vous parlerai encore d’un économiste italien, M. J. de Welz de Milan, auteur du livre curieux ayant pour titre La magia del credito svelata (la magie du crédit dévoilée), dans lequel il cherche à établir que le crédit multiplie toujours les capitaux. Je crois qu’il y a là une exagération des effets du crédit, qui semble bien en effet produire un doublement de valeurs, mais qui en réalité n’a pas ce résultat ; car il n’y a que la valeur empruntée qui soit réelle.

Ainsi un homme prête 20 mille francs à un autre : il n’y a de positif que les 20,000 francs prêtés, quoique le prêteur puisse faire des paiements avec les billets à ordre de l’emprunteur, par voie de cession avec endos.

Ce billet circule en vingt mains et peut faire vingt paiements ; mais il faut toujours qu’il y ait une valeur réelle, un enjeu, dans ce mouvement de circulation ; soit les marchandises qui ont été vendues à terme contre les billets en question ; soit l’argent qui a pu être avancé contre ces dits billets. Dans ces deux cas les effets du crédit se comprennent fort bien et n’ont rien de magique.

Quelques personnes ont proposé de faire servir le crédit à la construction des canaux, des routes, des chemins de fer, etc. ; je ne crois pas qu’on puisse l’essayer avec succès. Il suffit pour s’en convaincre de se bien pénétrer du caractère essentiel des billets ; ceux émis par les banques aussi bien que ceux souscrits par les simples particuliers, doivent toujours être exigibles à un très court délai près. Quand un établissement public ou un particulier faisant fonctions de banque avancent de l’argent, la valeur de ceux-ci doit être représentée en caisse par des effets à échéance très rapprochés ; ils ne peuvent donc verser leurs fonds dans une entreprise d’où ils ne pourraient le retirer promptement : les travaux publics, les constructions de maisons, ne peuvent ainsi être commandités par eux. Qu’un propriétaire, par exemple, emprunte 100,000 fr. à une banque ou à un capitaliste contre ses billets ; et qu’il les emploie à bâtir une maison, à payer ses ouvriers, ses entrepreneurs. Si, ce qui arrive fréquemment, sa maison n’est pas habitable avant l’échéance des billets, ou que, terminée, elle ne soit pas encore louée, le propriétaire ne pourra remplir ses engagements ; et la banque se trouvera avoir en main des non-valeurs. Elle sera obligée, pour se faire rembourser, de recourir à l’expropriation ; c’est-à-dire de se soumettre à toutes les lenteurs et les formalités qu’entraîne notre régime hypothécaire ; et après une attente de 15 ou 18 mois elle vendra la maison au dessous de ce qu’elle aura coûté, elle sera en perte sur ses avances et le propriétaire sera ruiné. Le même raisonnement est applicable aux travaux d’usine, aux creusements de canaux, constructions de routes ; l’époque de leur mise en activité est fort éloignée, leurs revenus sont incertains ; ils engagent d’ailleurs des capitaux considérables, et le propre du crédit est, nous l’avons vu, de ne servir que pour les affaires commerciales, et de ne représenter que les capitaux circulants : il n’a en réalité d’autre service à remplir, que d’escompter les profits des entreprises ; il ne peut reposer que sur des effets représentant des opérations profitables.

Les anglais ont parfaitement compris ce caractère du crédit ; et sans essayer de l’appliquer à des entreprises auxquelles il ne convenait pas, ils en on tiré tout le parti possible en le faisant servir aux opérations pour lesquelles il est propre. Le plus curieux exemple que l’on en puisse citer est celui des warrants qui servent à mobiliser les marchandises en entrepôt.

Lorsqu’un navire venant de l’étranger arrive en Angleterre, à Londres, par exemple, il se range dans les docks ou bassins des entrepôts. Sa cargaison est déchargée au moyen de grues et placée, suivant sa nature, dans les différents étages de l’édifice. Toutes ces manipulations ont lieu par les soins de la compagnie concessionnaire du Dock, et sans l’entremise du propriétaire qui se borne à recevoir des mains des entrepositaires un certificat de garantie, nommé warrant, constatant l’espèce et la quantité des marchandises composant le chargement du vaisseau. Avec cette pièce, il vend ou cède, engage ou emprunte à des tiers ; le tout par simple voie de délégation et d’endos. La marchandise reste en entrepôt, et change souvent plusieurs fois de maîtres avant de sortir pour être livrée à la consommation ou même réexportée. Le warrant remplit ici les fonctions d’une lettre de change payable à vue ; comme elle, il engage livraison à présentation, sa transmission s’opère de la même manière ; en cas de prêt ou avance non remboursée, il donne au créancier le droit de vendre à la criée jusqu’à concurrence de la somme engagée.

Les warrants jouissent sur la place d’une confiance supérieure peut-être aux lettres de change et billets à ordre, parce qu’on est toujours certain qu’ils représentent une valeur réelle ; tandis qu’il arrive parfois que des billets, contrairement au principe qui les régit, sont souscrits de complaisance, c’est-à-dire par des hommes qui n’ont rien et ne doivent rien, au profit de créanciers imaginaires qui n’ont rien avancé. Ces valeurs circulent quelque temps et servent d’ordinaire à des fripons pour tromper d’honnêtes négociants, qui les reçoivent en paiement de marchandises très-réelles, vendues ensuite à vil prix par les escrocs qui se les sont procurées de cette manière, et qui se gardent bien d’acquitter leurs engagements à l’échéance.

C’est alors le marchand qui a livré, qui est encore obligé de rembourser si, comme cela arrive fréquemment, il a passé la fausse valeur à un confrère ou à son banquier. Le crédit le plus solide se trouve ainsi ébranlé, et par une erreur qu’il faut déplorer, on a vu quelquefois des négociants ainsi compromis par des voleurs, recourir à des moyens semblables pour se tirer d’embarras ; tirer sur des étrangers, sur leurs commis par exemple, des traites avec lesquelles ils font de l’argent, mais que, si les affaires ne sont pas heureuses, ils ne peuvent pas toujours rembourser à l’échéance. Les premiers ont commencé par être fripons, ceux qu’ils ont trompé finissent quelquefois par le devenir ; les uns et les autres ont abusé du crédit, et méconnu les règles qu’on doit suivre dans son emploi.

Quand au lieu des particuliers, ce sont des gouvernements qui commettent cette faute, et créent des valeurs fictives, c’est-à-dire qui ne représentent pas des objets réels et ne sont pas garantis par eux ; ils vont également à la banqueroute. Seulement avant d’y arriver, ils cherchent à abuser de la force qu’ils ont entre les mains, pour imposer au public comme bonnes les valeurs qu’ils ont émises, non pas toujours sans motifs, mais du moins sans garantie : leur monnaie de papier devient ainsi du papier-monnaie ; le premier était remboursable, le second ne l’est plus.

L’histoire financière de la France et de l’Angleterre nous offre plusieurs exemples de circonstances semblables. L’act-Pitt, en 1797 fit des billets de la banque de Londres du papier-monnaie, en prononçant leur non remboursement ; mais ce pays n’alla pas jusqu’à la banqueroute, parce que, ainsi que nous l’avons vu, il n’augmenta pas outre mesure ses émissions, et que, s’il n’avait pas d’argent en caisse, il avait en portefeuille des valeurs de beaucoup supérieures (plus de 15 millions st. 375 millions de francs) au total de ses billets en circulation. Deux fois, en France, le même cas s’est présenté, et comme chaque fois on a manqué de prudence et de réserve, on a été fatalement conduit à la banqueroute.

La première fois, c’était pendant la minorité de Louis XV et la régence du duc d’Orléans. Les dissipations et les prodigalités d’un long règne, dont la fin avait été si constamment malheureuse, avaient épuisé les coffres de l’épargne, et tari, par les anticipations, les sources des revenus à venir, comme la guerre avait dévoré les soldats et dépeuplé les campagnes. Plus d’argent au trésor pour payer les armées et soutenir le luxe de la cour ; plus d’argent et plus de bras dans le pays, pour redonner au commerce et à l’industrie l’activité laborieuse sur laquelle se fonde la prospérité publique, et qui, seule, permet de payer les impôts. Tous les moyens, même les plus rigoureux, avaient été employés pour faire de l’argent ; ils étaient demeurés sans résultats, car s’ils avaient diminué les dettes de quelques millions, ils n’avaient pas fait rentrer un sou dans les caisses du trésor ; ils avaient même éloigné les capitalistes ; la foi mentie avait détruit la confiance. Ce fut alors qu’un étranger, un Écossais, Jean Law, fils d’un riche orfèvre-banquier d’Edimbourg, qui était allé étudier la banque en qualité de simple commis, chez le résidant anglais à"Amsterdam, tenta, un moment avec succès, de réédifier le crédit français ébranlé et détruit, de l’inventer même en quelque sorte, car il le faisait reposer sur des bases inconnues jusqu’à lui.

« Par la comparaison de ce qu’il avait observé dans les différents pays d’Europe (dit M. A. Thiers, dans sa notice sur Law, insérée dans l’Encyclopédie progressive), ses idées s’étaient singulièrement agrandies, et il avait conçu le plus vaste système de crédit qu’on ait jamais imaginé. Il avait vu que les banques existaient dans les capitales de quelques états, comme Londres et Amsterdam, mais que les provinces de ces états ne prenaient aucune part aux avantages du crédit : il pensa donc qu’en établissant une banque générale, qui aurait des bureaux correspondants dans les villes d’une importance secondaire, on pourrait étendre à tout un empire les avantages du papier, et le faire pénétrer même jusque dans les bourgs et les campagnes. Si une banque pouvait dans une ville, avec 100 millions d’espèces, émettre 200 millions de billets, la banque générale qu’il imaginait pouvait, dans un pays qui aurait un milliard de numéraire, émettre deux milliards de billets, et tripler ainsi le moyen des échanges. De cette manière, les billets suffisant à la grande circulation, le numéraire tout entier devenait réserve métallique de la banque, pour le service des moindres échanges.

« Law voulait qu’une banque aussi vaste fût un établissement public, et que les hôtels des monnaies devinssent ses bureaux correspondants. Cela posé, il en tirait des conséquences immenses. D’abord, tous les états affermaient la perception de leurs revenus à des compagnies de traitants, qui faisaient des profits considérables, et exerçaient d’affreuses vexations sur les contribuables. On pouvait donner à la banque générale la perception des revenus, et réserver à l’état les profits de cette perception. On pouvait aussi donner à cette même banque le soin de solder les dépenses ; au moyen de la correspondance de ses bureaux ; elle obtenait ainsi l’administration de tous les deniers publics. Ces traitants auxquels on affermait les impôts, faisaient payer à l’état un intérêt énorme, quand il avait besoin d’avances. Elle pouvait escompter l’impôt comme elle escomptait les lettres de change, et le faire à un taux d’autant plus modique, qu’en augmentant la masse du numéraire elle aurait fait baisser l’intérêt. On pouvait encore la charger du soin des emprunts, et se sauver ainsi des usuriers. Ce n’est pas tout : le système des monopoles étant généralement admis en Europe, et tous les commerces se faisant par compagnies privilégiées, auxquelles les gouvernements abandonnaient, moyennant une légère somme, ce droit d’exclusion ; la même banque générale pouvait bien avoir le privilège des différents commerces, et joindre à ses immenses attributions celles du négoce. Réunissant ainsi les profits de l’escompte comme banque, ceux de l’administration comme fermière des revenus publics, ceux enfin du commerce comme compagnie privilégiée, elle pouvait diviser son énorme capital en actions, et leur répartir ses profits. De cette manière, elle aurait offert son papier à ceux qui voulaient une monnaie circulante, et ses actions à ceux qui voulaient un placement.

« Tel est le système conçu par Law ; système qui ramenait à un seul et unique crédit, le crédit privé et public ; qui changeait toutes les liquidations lentes, pénibles et compliquées, soit des particuliers, soit de l’état, en une seule ; laquelle devait se faire en monnaie pour les sommes minimes, et en papier pour les sommes fortes ; système enfin qui semblait multiplier les capitaux en simplifiant seulement la circulation, qui devait faire baisser l’intérêt, et joindre à la création d’une monnaie, celle de placements sûrs et avantageux. Aujourd’hui encore nous ne retrancherions de ce système que les fermes, qui ne sont plus admises dans la perception des revenus, et les monopoles qui étaient alors nécessaires, car il fallait de puissantes compagnies pour traverser le monde encore inconnu et peu fréquenté. Ce système, du reste, est réalisé en partie en Angleterre, et il n’a qu’une objection à craindre, celle qu’on pourra éternellement adresser à un crédit bien organisé, c’est la faculté d’abuser de la richesse qu’il procure aux gouvernements ; à quoi on pourra faire une réponse : les fils de familles et les états dissipateurs qui n’ont pas de crédit, trouvent des usuriers qui les ruinent ; seulement ils les paient plus cher. Louis XIV sans crédit, avait pu dépenser autant que l’Angleterre et la Hollande, mais il avait payé l’argent 10, 20, et jusqu’à 50 pour cent. »

Deux fois, en 1700 et en 1705, Law présenta son plan au gouvernement de son pays et deux fois il fut repoussé ; il éprouva le même échec en France, sous le ministère de M. Chamillart ; à Turin, auprès de Victor Amédée. Revenu en France après la mort de Louis XIV, et témoin des embarras causés par l’état déplorable des finances, que le ministre Desmarest, signalait le 20 septembre 1715, et dont voici le résumé :

Dépense : 148 millions.
Recette : Absorbée à 3 millions près.
Dette : 710 millions d’effets royaux exigibles dans le courant de l’année, et perdant de 70 à 80 pour cent.
État du pays : Les campagnes dépeuplées, un commerce ruiné, des troupes non soldées et prêtes à se révolter.

Law, témoin de l’inutilité des mesures prises pour améliorer cet état de choses ; visa et réduction des dettes, recherche des agioteurs, refonte des monnaies et augmentation nominale de leur valeur, etc. Law, repoussé sous le vieux roi, proposa de nouveau son système au Régent qui, malgré l’opposition du parlement et du conseil des finances, finit par l’adopter, non pas entièrement, mais du moins comme banque privée.

L’autorisation fut accordée le 2 mai 1716 ; la banque devait avoir un fonds de 6 millions divisés en 1,200 actions de 5,000 livres chacune ; elle escomptait les lettres de change, se chargeait des comptes de négociants au moyen des virements de partie, et pouvait émettre des billets payables au porteur en écus du poids et du titre du jour.

« Tout à cette époque, dit M. Thiers, rendait en France une banque nécessaire, soit le haut prix de l'escompte, soit l'incertitude des monnaies. Ceux qui étaient porteurs des billets ayant trouvé une grande facilité à les réaliser à la banque, acquirent de la confiance et la communiquèrent. On commença à se fier à ce papier si facilement réalisable en argent, et on aima à s’en servir à cause de la promptitude qu’il introduisait dans les paiements. Il avait surtout un avantage extrêmement senti, c’était d’être payable en monnaie fixe, la continuelle variation des monnaies était cause qu’on ne savait jamais d’après quelle valeur on traitait. En stipulant en billets, on savait que c’était en écus du poids et du titre, du 2 mai 1716. Ce fut une raison puissante pour tout le monde de stipuler ainsi, et de venir même à la banque déposer de l’argent pour avoir des billets. Les étrangers qui n’osaient plus traiter avec Paris, à cause de cette incertitude des valeurs, stipulèrent aussi en billets et recommencèrent leurs affaires avec la France. La circulation commença à se rétablir : le taux modéré de l’escompte eut aussi la plus heureuse influence. On vit l’usure diminuer et le crédit se rétablir. Enfin, en moins d’un an, tous les effets prédits par Law furent réalisés. »

Un édit d’avril 1817, étendit les relations de la banque au dehors de Paris, et fit pénétrer les billets dans les provinces, en ordonnant aux fermiers de les recevoir en paiement des impôts, et aux dépositaires de fonds publics de les payer en espèces à présentation. Il devint dès lors inutile de faire voyager les espèces ; les remises de Paris sur la province et réciproquement se firent au moyen de billets, et une masse considérable de numéraire vint augmenter la réserve métallique de la banque.

Le succès de cet établissement fut aussi grand que les services qu’il rendait étaient réels ; malheureusement il fut compromis par la non-réussite des opérations de la compagnie des Indes, que Law avait fondée, et qui était le complément de son système : l’un et l’autre périrent dans le même naufrage. Pour soutenir les actions de la compagnie, Law accrut successivement ses émissions de 50 et 60 millions, ce qui était déjà beaucoup, au chiffre énorme de 2,696,400,000 livres auquel on arriva en 1720.

Pour retarder la crise qui menaçait son système, Law eut recours à différents moyens extrêmes qui ne lui réussirent pas. Revêtu des fonctions de contrôleur des finances, il s’en servit pour rendre des édits qui donnaient cours forcé à ses billets, et changeaient le rapport de l’or et de l’argent ; le premier étant élevé de 900 à 1800 livres le marc, le second de 60 à 120 livres. Tout fut inutile, la banqueroute était imminente, elle eut lieu.

Conduite par une nécessité que nous n’avons pas à apprécier ici, la Convention arriva plus tard au même résultat en suivant la même voie. L’abolition des charges et le remboursement des finances qui avaient été constituées pour les obtenir, la liquidation des dettes de l’ancienne royauté, les besoins journaliers d’armées nombreuses manquant de tout, avaient augmenté en France et dans une énorme proportion, l’emploi du numéraire : et, pour faire face à tant de besoins, les coffres étaient vides, la guerre tarissait les impôts encore mal établis, le crédit était ébranlé, détruit. Il n’était plus entre les mains du gouvernement qu’une seule ressource : les biens nationaux confisqués sur les émigrés ou appartenant aux communautés et aux couvents ; mais leur vente était difficile, et naturellement fort lente ; l’incertitude des événements arrêtait d’ailleurs les acquéreurs. Peu importe, il fallait de l’argent à tout prix et de suite, les besoins étaient pressants ; on se décida à délivrer alors en paiement des dettes ou des fournitures publiques, des assignats ou assignations sur les produits de la vente des biens confisqués. Plus les besoins augmentaient et plus on émettait de ces billets, bientôt ils dépassèrent la valeur des biens qu’ils représentaient et qui leur servaient de garantie, la nécessité commandait chaque jour plus impérieusement, on ne savait ou on ne pouvait lui résister. Les émissions alors ne connurent plus de bornes, ce qui amena la dépréciation des billets ou assignats, dans une proportion d’autant plus forte qu’on avait fait plus d’efforts pour l’empêcher. Les prix de toutes choses augmenta : des bottes, des chapeaux se vendaient jusqu’à 15 et 20,000 francs en papier. Bientôt, malgré la loi qui lui donnait un cours forcé, sous peine de mort, personne ne voulut plus en recevoir, il ne servait qu’à solder les impôts et les achats de propriétés nationales, qui semblaient se vendre fort cher, quand en réalité, on les obtenait pour rien. Le trésor seul recevait encore des assignats, quand depuis long-temps le public les refusait.

Cet état de choses dura jusqu’à la reprise des paiements en espèces, sous le consulat.

L’Angleterre n’avait échappé à une ruine semblable à celle qui nous avait frappés deux fois, qu’en apportant, ainsi que nous l’avons vu, une sage réserve dans ses émissions. Elle se trouva dans la gêne et fut obligée de suspendre ses paiements en espèces, parce que ses billets au lieu de servir au commerce seulement, passèrent dans les mains des consommateurs par l’intermédiaire du Trésor, ce qui les faisait revenir de suite au remboursement, au lieu de les laisser circuler, et rendait insuffisante la réserve ordinaire du tiers. Ses billets avaient d’ailleurs deux garanties : celle du gouvernement, auquel la banque avait prêté par anticipation sur le produit des taxes, c’était la moins solide, sans pour cela être tout à fait mauvaise ; quant à la seconde elle était sûre, elle reposait sur les lettres de change des négociants et des banquiers escomptées par la banque, et qui venaient chaque jour à échéance. C’est là ce qui explique comment les négociants de la cité se décidèrent si facilement à recevoir comme argent, les billets de la banque qui représentaient les leurs propres ; et ce qui maintint les premiers à peu près au pair de la monnaie en numéraire.

Il y eut même là, la source d’un grand bien pour l’Angleterre. Presque tout son commerce intérieur se fit avec du papier, et ses métaux précieux, devenus inutiles dans le pays, lui servirent à trafiquer à l’étranger et principalement dans l’Inde ; elle doubla ses affaires, en doublant son capital.

Il en arriva seulement que le prix des choses ayant augmenté par suite de cette plus grande abondance de numéraire, qui ne reposait pas sur une plus forte production et une augmentation de revenus ; les fermiers contractèrent des baux à des prix plus élevés qu’autrefois, et qu’ils purent atteindre tant que le papier demeura la seule monnaie du pays, mais qui furent trop élevés du moment où la banque reprit ses paiements en espèce. Ce fut pour venir à leur secours que le parlement, dont les membres avaient individuellement profité de l’augmentation des baux en leur qualité de propriétaires rendit les fameux Bills sur les céréales ; qui, en interdisant rentrée des blés étrangers en Angleterre, élevèrent le prix de cette denrée de première nécessité, au triple de ce qu’il est dans d’autres pays, en France même. Prenant ainsi dans la poche des consommateurs, c’est-à-dire du peuple, l’indemnité qu’ils accordaient aux fermiers, et l’augmentation de revenus dont ils gratifiaient les détenteurs du sol.

Ad : B (de V).


  1. Dans une position à peu près semblable, « en 1745, lorsque l’armée du prétendant était à Derby, tout le monde courut à la banque échanger les billets contre de l’or. Les directeurs pour se donner le temps de concerter des mesures pour parer au danger qui les menaçait, s’avisèrent d’un expédient singulier, celui de payer les sommes qu’on leur demandait en pièce d’un schilling et d’un demi-schilling. Mais, ce qui contribua plus puissamment au salut de la banque fut d’abord la fuite des rebelles et ensuite la décision adoptée dans une réunion des principaux négociants et marchands de la cité, de recevoir les billets de la banque en paiement de toutes les sommes qui leur étaient dues, et de n’employer autant que possible, que ces mêmes billets pour leurs propres paiements. »
  2. Extrait de l’article banque, du dictionnaire du commerce et des marchandises de mac culloch.