Cours d’agriculture (Rozier)/FRUITS, maturité artificielle des

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FRUITS, (Maturité artificielle des) Je ne veux pas parler des fruits qu’on obtient dans les serres par une chaleur artificielle : ce procédé a été décrit ailleurs dans le cours de cet Ouvrage ; mais je rapporterai quelques observations souvent répétées, confirmées par la pratique, qui prouvent qu’on peut hâter la maturité des fruits dans plusieurs circonstances, et de plusieurs manières.

Incision annulaire. Au printemps de l’an 7 et à l’époque où les fleurs commençoient à épanouir, je fis une incision annulaire de quatre, six ou dix lignes de hauteur sur les ceps des espèces de vignes les plus tardives, et sur celles qui, mûrissant ordinairement dans le nord de la France, laissent souvent couler leur poussière fécondante, et produisent la maladie appelée coulure. La solution de continuité (entaille de l’écorce) fut faite sur le bois d’un, de deux et de trois ans.

Ligature et incision longitudinales, À la même époque, je fis sur les mêmes espèces de vignes dans le même sol, sur des individus différens, et sur des branches de vignes dont d’autres avoient été soumises à l’incision annulaire ; je fis, dis-je, de fortes ligatures avec du fil de fer et des cordes ; je fis aussi une incision longitudinale dans la tige des vignes de même espèce, et j’y enfonçai des chevilles selon le procédé des anciens, pratiqué sur les oliviers.

Soit que j’aie opéré par l’incision annulaire de quatre lignes de hauteur, de six lignes ou de dix, sur du bois d’un, de deux ou trois ans, que j’aie borné la profondeur de l’incision à l’épaisseur de L’épiderme et du derme, ou que je l’aie faite jusqu’au delà du liber ; soit enfin que j aie employé la ligature ou la perforation des tiges, les résultats furent tous les mêmes, et les raisins mûrirent constamment un mois plus tôt que dans l’état ordinaire ; mais une remarque digne d’attention, puisqu’elle est d’une utilité majeure en agriculture, c’est que les grappes étoient plus volumineuses, et leurs grains plus nombreux. Cette dernière remarque fut faite plus particulièrement sur les espèces de vignes dont les fruits coulent ordinairement, et qui, soumis à ces procédés, ne coulèrent pas. Voici donc des faits importons qui sollicitent d’une manière particulière l’attention des habitans du nord de la France, qui jouissent rarement de l’avantage de voir mûrir dans leurs jardins les raisins muscats, ceux de Conrinthe et d’Alexandrie, ainsi que les vignes de grande culture, et qui, par des procédés aussi utiles que simples à exécuter, pourront se procurer en parfaite maturité des fruits que la température de leur climat leur a refusés jusqu’alors.

L’objet le plus important de ces mutilations, est l’empêchement de la coulure de la vigne, maladie désastreuse et qui a souvent stérilisé des vignobles entiers. Nous rapporterons des faits tirés de l’antiquité, et qui, sans emprunter l’autorité des agriculteurs grecs et romains, se déduisent de la simple observation des phénomènes de la vie végétale, lesquels démontrent que cette espèce de stérilité est due à une débilité particulière des parties de la fructification ; et, en examinant les phénomènes consécutifs de l’opération qui l’empêche d’avoir lieu, il restera démontré qu’il suffit, pour que les anthères ne laissent pas emporter leur pollen par les pluies, de déterminer vers ces organes un concours de forces vitales, afin que les parties de la fructification puissent conserver une énergie suffisante pour résister à l’action débilitante des corps atmosphériques encore froids dans la saison du printemps, surtout pour les plantes exotiques, comme les diverses variétés de vignes.

J’en ai dit assez pour faire sentir que ces diverses opérations, appliquées à quelque végétale que ce soit, hâteront et sa floraison et la maturité de ses fruits. Ainsi on peut l’employer sur les cerisiers, les pommiers, les poiriers, etc. Je les ai pratiquées avec succès sur le coignassier.

Ce n’est pas assez d’avoir établi l’importance de la maturité artificielle des fruits, et d’avoir indiqué les divers procédés mis en usage parmi les Grecs et les Romains, et renouvelés de nos jours pour augmenter nos richesses géoponiques. Dans l’état actuel de la physique animée, on doit chercher à approfondir les causes de cette précocité artificielle, en examinant les phénomènes que présentent ces mutilations végétales qui ont successivement occupé les Bonnet, les Buffon et plusieurs autres naturalistes.

La ligature, l’incision, la torsion, la perforation, faites dans une tige. On remarque que toutes les parties de la plante, qui sont au dessus de l’une de ces opérations, croissent avec une plus grande force, et que les rameaux, les tiges, les feuilles, les fleurs et les fruits se développent plus rapidement et sont plus nourris ; tandis que toutes les parties de la même plante non opérées restent dans l’ordre naturel, et que celles qui se trouvent comprises sous l’incision languissent et ne prennent aucun accroissement, d’où on doit conclure qu’un fluide descendant a été arrêté dans son cours, et que refoulé dans ses propres vaisseaux, il a été employé à l’accroissement de la partie supérieure de l’incision : ce n’est que lorsque ces plaies sont oblitérées par le développement successif du réseau vasculaire par le bord supérieur, que l’équilibre vital se rétablit dans toutes les parties de la plante, d’où il est évident que la maturité accélérée dans les fruits, et leur augmentation de volume, sont dues à une augmentation de vitalité dans les branches qui les portent, et la même déduction doit se faire de la non coulure des vignes soumises aux mêmes expériences. C’est sur ces faits que repose l’opinion que j’ai émise que la maladie connue en pathologie végétale, sous le nom de coulure, Sterilitas à pluviâ copiosâ tempore florescentiæ Pl., avoit pour cause une débilité particulière des organes de la fructification : la pratique des anciens, pour guérir cette maladie, ajoute un degré de force à mon sentiment. Les auteurs géoponiques anciens conseillent d’échauffer le pied des vignes stériles avec de la cendre, de l’eau salée, ou de mutiler leurs rameaux. Ipsæ etiam vites cinere liquido facto respergendæ sunt. Quidam vero marinam aquam radicibus affundunt. Alii racemorum summa partes auferre et mutilare studio habent, etc. Cap. XXXIX (de Vitibus defluis livre des Géoponiques, (Γεωπονικά) sive de re rusticâ græcorum.)

Voilà donc en peu de mots les procédés des anciens pour empêcher la vigne de couler, soit en stimulant la plante entière par des arrosemens de matières salines, soit en détournant au profit d’une seule partie de la plante les sucs nourriciers destinés à nourrir la plante entière. Si ce traitement ne suffisoit pas pour prouver que cette maladie provient d’un état de débilité, il suffiroit pour s’en convaincre de lire la description suivante que donne Démocrite, des vignes qui sont sujettes à couler : Vites defluas ex foliis dignosces subalbidis et subarefactis ; sed et sarmentum latum et instar lori ac molle habent. Medeberis igitur, etc. etc. »

Il conviendroit peut-être que nous ne sortissions pas de ce sujet sans examiner et discuter les opinions tant de fois émises, combattues, et reproduites, sur les mouvemens des fluides végétaux, qui jouent le rôle le plus important dans la production des phénomènes subséquens des mutilations végétales qui ont fait l’objet de cet article : le champ des hypothèses que présente ce beau sujet seroit assez vaste pour que nous puissions y disserter longuement sur la circulation de la sève, et examiner les expériences et les hypothèses des Malpighi, des Mariotte et des Delahire, qui admettent une circulation totale, contre l’opinion des Hales, des Dodart, des Bonnet, des Magnol, qui refusent aux fluides végétaux une circulation entière. Il faudroit aussi examiner les belles expériences de Duhamel ; les savans Mémoires de Bonnet et de Senebier, sur l’usage des feuilles, et mettre à profit tout ce que les chimistes modernes nous ont appris sur la décomposition de l’eau et des gaz par les plantes. Ce sujet nous conduiroit trop loin ; nous l’avons esquissé ailleurs, et nous avons établi que la source de la sève descendante étoit l’eau dissoute dans l’air, et absorbée par les feuilles, tandis que la sève montante avoit sa source dans les bouches absorbantes des racines. Mon opinion sur ce sujet se fonde sur les expériences suivantes, que je fis en l’an 7.

J’ai fait des incisions circulaires et partielles à l’écorce de plusieurs plantes ; l’oblitération de la solution de continuité s’est constamment faite par le bord supérieur de l’incision, et jamais par le bord inférieur, ce qui prouve qu’il y a une sève descendante entre le bois et l’écorce ; ce fait étoit connu de Duhamel. Mais voulant m’assurer si cette sève étoit une continuité de la sève montante, par les fibres ligneuses, selon l’opinion de ceux qui admettent une vraie circulation dans les plantes, ou si au contraire elle étoit aspirée de l’atmosphère par les feuilles, j’effeuillai plusieurs branches auxquelles j’avois fait une incision annulaire ; il n’y a plus eu de sève descendante, la plaie n’a pu se cicatriser, et les feuilles que j’avois laissées sur les branches se sont flétries : ainsi il est démontré que la sève descendante est aspirée de l’air par les feuilles. Tels sont les faits physiologiques et économiques à déduire de l’interruption du fluide séveux par la perforation, l’incision annulaire et la ligature des tiges. Quelque multipliées que soient nos connoissances acquises en physiologie végétale, et quelque nombreuses et utiles qu’aient été de nos jours les applications de cette science à l’économie rurale, n’oublions jamais les préceptes des anciens, consultons souvent leurs écrits : c’est dans les livres des Grecs et des Romains, qui dorment souvent dans nos bibliothèques, qu’il faut puiser comme à sa source l’art de cultiver. « Il semble, dit d’Alembert, qu’on regarde l’antiquité comme un oracle qui a tout dit, et qu’il est inutile d’interroger ; et on fait moins de cas de la restitution d’un passage, que de la découverte d’un rameau veineux ; ce mépris de l’érudition, ajoute cet auteur, est le propre de l’ignorance et de la présomption. » Aucun traité d’agriculture moderne n’a surpassé les Géoponiques pour la culture et l’éducation des oliviers ; quant aux engrais, nous n’avons acquis, depuis les Grecs, sur ce sujet important de prospérité rurale, que les théories que nous a fournies la chimie nouvelle sur leur manière d’agir. Quintius a peu laissé à désirer sur ce sujet en examinant les divers degrés de force et de chaleur des engrais animaux, chap. XX, de Stercore, du livre des Géoponiques, Γεωπονικά, sive de re rusticâ græcorum. Après avoir examiné chaque engrais à part, les proportions dans leur mélange sont établies pour convenir le mieux aux différentes qualités de terre. Un grand nombre de procédés consignés dans ce recueil, de tout ce que les anciens ont écrit en agriculture, paroissent inconnus des modernes ; il semble que le destin de l’agriculture ait été de décroître depuis quinze siècles, mais particulièrement depuis les Romains ; il suffit de lire Palladius, Columelle, et sur-tout Varron qui vivoit sous Auguste, et de considérer l’état actuel de cette science, pour se convaincre qu’elle a fait peu de progrès depuis ces illustres auteurs. Ainsi, l’art qui fut honoré par les grands hommes de l’antiquité n’a d’autres préceptes aujourd’hui que ceux que tiennent de leurs pères les laboureurs et les jardiniers ; on diroit qu’il a été condamne à l’oubli, depuis que les autres sciences fleurissent parmi nous, comme si les études qui ont pour objet de nourrir les hommes étoient indignes de l’attention des gouvernemens et des savans qui en font toute la gloire, en même temps qu’ils en sont les plus fermes appuis.

Ce n’est pas que je regarde les écrits des auteurs modernes comme des productions inutiles, je pense au contraire qu’il faut les consulter ; mais je voudrois qu’on consultât aussi les anciens avant de proclamer, ainsi qu’on le voit souvent, comme une découverte, des faits consignés dans les autorités les plus respectables en agriculture, ou quelquefois d’une pratique triviale chez les ouvriers de jardinage : c’est ainsi qu’on a vu annoncer de nos jours le procédé pour empêcher la coulure de la vigne, comme une découverte propre à un jardinier, honnête homme sans doute, mais étranger à la moindre érudition, à l’histoire de l’antique prospérité de la décadence et des progrès renaissans de l’agriculture ; et qu’on a vu aussi, ce qui étonne davantage, des hommes célèbres en agriculture consacrer cette erreur de tout l’ascendant de leur nom et proclamer avec enthousiasme comme une nouveauté ce qui est connu depuis deux mille ans. (Tollard aîné.)