Cours d’agriculture (Rozier)/RUTABAGA
RUTABAGA, NAVET DE SUÈDE ou CHOU-NAVET DE LAPONIE, (Brassica oleracea napo brassica. Variet. Linn.)
Cette plante, née sans doute du mélange des poussières fécondantes du navet et du chou, est une hybride qui participe de l’un et de l’autre. Les feuilles de rutabaga sont mangées par l’homme et les animaux, comme celles des choux, et sa racine a tous les avantages de celle des navets ; mais la plante entière possède en outre plusieurs propriétés qui la placent au rang des végétaux les plus utiles. Son caractère est de jeter souvent plusieurs tiges d’un seul pied, de produire des feuilles beaucoup plus larges et plus nombreuses que le chou-navet ordinaire, et de végéter sans interruption, pendant l’hiver, à une température très-froide, de manière qu’elle offre dans cette saison une nourriture saine et fraiche aux animaux de toutes espèces.
Le chou-navet de Laponie est cultivé depuis long-temps en Suède ; mais Arthur Young est le premier qui en ait fait mention, et qui en ait parlé dans un temps où on le cultivoit déjà en Angleterre. M. Sonnini de Manoncour ayant reçu des semences d’Arthur-Young, en fit l’essai dans sa terre de Lironcourt, située en Lorraine, sur les confins de la Champagne et de la Franche-Comté ; et, après plusieurs années d’un succès très-heureux, il lut, en 1787, un mémoire sur sa culture et ses avantages ; mémoire qui fut imprimé alors ; et, si plusieurs agronomes ont écrit depuis sur cet objet, sans rapporter à ce savant toute la gloire de l’introduction et de la multiplication de cette plante utile en France, et si, même en annonçant avec ardeur le rutabaga dans plusieurs journaux d’agriculture, on a omis de dire que cette plante n’étoit que le chou navet de Laponie, déjà célébré par M. Sonnini, dans un écrit qui a eu une deuxième édition, qui intéresse par la pureté et l’élégance du style, autant que par le sujet qu’il traite, on ne doit pas moins à la vérité de dire que ce naturaliste est le premier auteur français qui en ait écrit. Personne n’a traité cette matière avec un intérêt égal à celui que M. Sonnini a su y répandre, et n’a établi, d’une manière plus positive, les différences qui existent entre les choux-navets communs, le chou de Siam et le chou-navet de Laponie, qu’on a confondus souvent dans les livres et même en pratique, quoiqu’ils présentent des différences faciles à sentir.
Quoiqu’il soit étranger à cet article de dénommer les qualités de ces diverses plantes, qui ont été traitées en leur lieu dans le cours de cet Ouvrage, nous pensons qu’il est utile d’en indiquer les traits les plus caractéristiques, pour éviter toute méprise avec le chou navet de Laponie. Le chou-navet commun, (brassica napo brassica) a pour caractère distinctif du chou-rave, d’offrir un renflement pulpeux alimentaire dans l’intérieur même de la terre, dans les racines, tandis que le chou-rave, brassica oleracea gongilodes, offre ce renflement hors de terre et dans les liges, (brassica caule rapam gerens) et non dans les racines, comme sa nomenclature française pourroit le faire croire. Il a une variété de couleur violette, et jamais cette nuance ne s’observe dans le chou-navet : ainsi ces deux plantes sont absolument dissemblables par leurs formes. Le chou-navet est mentionné dans Gaspard Bauhin, comme étant fort connu dès lors en Allemagne, et le chou-rave que les ambassadeurs du royaume de Siam apportèrent en France, sous le règne de Louis-le-Grand, étoit connu en Europe long-temps avant l’époque de cette ambassade en France. Actuellement, en comparant le chou-navet de Laponie (brassica napo brassica. Var.) avec ces deux plantes, on voit qu’il n’a aucun rapport avec le chou-rave, et que s’il a quelque analogie avec le chou-navet ordinaire, il en diffère par l’abondance plus marquée de son feuillage, le nombre de ses tiges, et la force de sa constitution, qui le rend insensible à l’action de la gelée.
Arthur-Young étoit entré dans de fort longs détails sur le semis et l’éducation de cette plante essentielle. M. Sonnini, reprenant ce sujet, a ouvert la carrière à tous les agriculteurs qui en ont récemment parlé : néanmoins tous ces auteurs différent en quelques points, ce qui provient sans doute des circonstances dans lesquelles ils étoient en écrivant. La règle de conduite d’une plante ne sauroit être la même pour toute la France ; la cause des différences de sentimens, parmi les auteurs qui se sont occupés de cette plante, provient des qualités de terres sur lesquelles on a expérimenté, et des divers pays où l’on a fait des cultures. Les uns veulent que la terre, plusieurs fois labourée, reçoive la semence jetée comme celle du navet-turneps ; d’autres sèment sur couche et replantent ensuite le jeune plant à des distances régulières ; d’autres veulent qu’il soit semé dès le printemps ; enfin, le plus grand nombre le cultivent comme le navet ordinaire.
Si on cultive peu de choux-navets de Laponie, on sèmera les graines au mois de mars ou d’avril, sur un bout de couche ; et, lorsque le plant aura acquis la force suffisante, on le repiquera à deux pieds ou dix-huit pouces, dans un sol préparé par un simple labour à bras d’hommes ou à la charrue ; les plants seront butés deux fois avant l’automne, et purgés des mauvaises herbes qui viendroient s’y établir.
Si on sème en grand, on répandra, en mai, juin, juillet et août, deux livres environ, selon la qualité du sol, de cette graine, par arpent de Paris, en observant de semer par un temps pluvieux ou prochainement disposé à la pluie ; et, si le plant lève trop abondamment, on en fera ôter, pour qu’il reste assez de distance entre chaque pied.
Je n’ai pas besoin de dire que, si on fume le champ, l’opération sera meilleure, ni que le chou-navet, semé en grand, ne sera pas biné et buté comme celui qu’on auroit transplanté. Il est facile de sentir aussi que le produit sera moindre et d’autant plus tardif, qu’on sèmera plus tard, ou dans une plus mauvaise terre.
Les choux-navets de Laponie réussissent dans tous les sols, et sont aussi propres à surmonter les grandes chaleurs, qu’à résister aux froids. Il est digne de remarque, dit M. Sonnini, « que les choux de Laponie, qui ne sont nullement sensibles aux gelées les plus fortes, résistent également à l’excès de la chaleur, et que, malgré la sécheresse, ils reprennent plus tôt et mieux que les autres : ce sont, parmi les végétaux, de ces constitutions robustes et heureuses que rien n’altère, et qui peuvent supporter les sensations les plus opposées. »
Les choux semés en mars, et nécessairement mis en place plus tôt que ceux qu’on auroit semés plus tard, commenceront à donner des feuilles bonnes à cueillir en juillet, en ne laissant que celles du centre. On commence à un bout du champ, et, quand on est arrivé à l’autre extrémité, on revient au point du départ, où l’on trouve de nouvelles feuilles, dans la supposition que le champ soit assez spacieux. Agrès avoir fourni deux ou trois récoltes de feuilles en été et en automne, on continuera de recueillir, moins à la vérité, pendant l’hiver et au temps des gelées : ces feuilles sont données à tous les animaux, entières ou hachées.
Dans le cours de l’hiver, ou aux approches du printemps, on arrache les racines, dont le produit est encore beaucoup plus lucratif que celui des feuilles, et on les donne aux animaux, coupées par tranches ; elles sont plus pesantes, plus fermes et plus consistantes que celles des navets, et par conséquent plus alimentaires.
Si on se propose de recueillir des graines, on laisse les plus fortes racines : alors on peut faire une remarque digne d’attention et particulière à ce chou, c’est qu’au lieu de devenir creuse, comme tant d’autres racines, celle du chou-navet de Laponie prend une nouvelle vigueur, jette de robustes rameaux chargés de fleurs jaunes, et ce n’est qu’au temps de la maturité de la semence qu’elle devient ligneuse et sèche, effet nécessaire des efforts de la végétation qui borne à cette époque le terme de la vie dans cette plante.
Le chou-navet de Laponie offre deux variétés, l’une à racines blanches en dedans, l’autre à racines d’une teinte jaune. Ces légères nuances ont fait penser à quelques cultivateurs que c’étoient deux espèces distinctes ; mais on ne doit les considérer que comme sous-variétés. Ce n’est pas d’ailleurs une découverte récente ; et nous nous étonnons que les auteurs de cette opinion, énoncée récemment à la Société impériale d’Agriculture de Paris, n’aient fait aucune mention de M. de Bergius, professeur à Stockholm, qui a annoncé, il y a long-temps, que ces deux variétés étoient cultivées depuis deux siècles dans le nord de l’Europe. Des voyageurs français, et notamment M. Lasteyrie, qui ont observé cette plante en Suède, ont confirmé la proposition de M. de Bergius. M. de Gaujac, propriétaire instruit, et cultivant lui-même, n’a pu y voir également que deux variétés d’une même plante, ainsi qu’on en trouve dans tant de végétaux : il y a déjà trop de mots synonymes en agriculture qui induisent le public en erreur ; et puisque le rutabaga n’est que le chou-navet de Laponie, il faut lui conserver ce dernier nom, et rejeter l’expression dure et inintelligible de rutabaga ou ruta-baa, qui n’ajoute rien aux qualités depuis long-temps connues des deux sous-variétés de chou navet de Laponie, par Bergius, Arthur Young et Sonnini.
L’histoire économique du chou-navet de Laponie se rattachant à celle du chou-rave, je saisis ce moment de parler de ce dernier, qui présente de plus grands avantages qu’on ne l’a cru généralement en France jusqu’alors.
Chou-rave. Brassica oleracea gongilodes Linn. Cet article a été fait au mot Chou ; mais l’auteur ne l’ayant pas considéré comme plante fourrageuse, je dois en dire un mot sous ce rapport. Ce chou est cultivé comme fourrage en Prusse. J’en ai vu des champs fort spacieux en France, dans le département du Bas-Rhin, où on en récolte les feuilles, qu’on donne aux animaux l’été et l’automne, et les tiges en hiver. Ces tiges sont excellentes à manger, même pour l’homme, et aucun voyageur ne traverse l’Alsace sans en manger à table d’hôte, où l’on ne manque presque jamais d’en servir. Je dis la tige, parce que c’est, rigoureusement parlant, la partie la plus inférieure de la tige, et non la racine, qu’on mange dans ce chou. Voyez ce que j’ai dit en parlant du chou navet de Laponie, pour le distinguer du chou-rave et du chou-navet ordinaire.
Le chou-rave doit être semé, selon les températures, sur couche, ou en pleine terre, en mars, ou avril, ou mai, dans un très-bon sol, et être replanté à deux pieds de distance, et il sera traité comme le chou navet de Laponie replanté ; et, si on le sème en plein champ, ce sera à la dose de deux livres par arpent, selon la qualité du sol, et par les mêmes circonstances que celles indiquées pour le chou-navet de Laponie ; mais, en général, il veut un meilleur sol et plus d’humidité, parce que c’est un véritable chou, et que l’autre, participant du navet, se plaît, comme ce dernier, dans un sol moins bon.
Le chou-rave, considéré comme fourrage est très-utile, et comme légume, il n’est pas moins recommandable, (Tollard aîné.)