Cours de littérature étrangère à Lyon

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COURS DE LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE
À LYON.

Les nouvelles facultés de provinces justifient l’idée qui a présidé à leur création, et plus elles avanceront dans la mission d’enseignement qui leur a été confiée, plus elles exciteront de sympathies, il faut l’espérer. Celle de Lyon qui s’est signalée dès son origine par des leçons brillantes, vient d’acquérir de nouveaux titres à l’intérêt. Le 10 de ce mois, M. Edgar Quinet a ouvert son cours de littérature étrangère. Le jeune et savant professeur a réalisé dès son début dans une nouvelle carrière tout ce que promettait sa réputation d’écrivain ; l’auditoire qui se pressait autour de sa chaire a été à diverses reprises vivement ému. Avec nos sympathies pour M. Quinet, et la connaissance que nous avons de son talent, nous aurions voulu, nous l’avouons, le voir placé sur un plus grand théâtre. Nous croyons qu’une chaire à Paris ne serait que la juste récompense de tant de travaux d’art, de poésie et d’érudition entrepris avec tant de courage, exécutés avec tant de bonheur. En attendant que nos vœux et nos espérances se réalisent, il faut féliciter M. Edgar Quinet de professer du moins au milieu d’un public intelligent, qui saura, nous n’en doutons pas, s’associer à toutes ses idées et rendre justice à ses efforts. De notre côté, nous chercherons à étendre le cercle de publicité du nouveau cours, et le morceau de littérature que nous publions aujourd’hui ne sera pas le seul que M. Edgar Quinet livrera à la Revue.

Messieurs,

Si l’alliance des peuples repose sur l’union de leurs esprits ; si, en apprenant à se connaître, ils apprennent à se respecter, à s’aimer, à s’aider mutuellement ; si, détruire parmi eux un préjugé, c’est détruire une inimitié, et avec elle une cause de violence et d’oppression pour tous, il faut considérer l’établissement des chaires de littératures étrangères comme une institution libérale par sa nature même ; et, pour ma part, je déclare obéir en ce moment à mes convictions les plus vives lorsque je viens servir ici d’organe à une pensée qui a fait, jusqu’à ce jour, l’une des occupations les plus constantes de ma vie, et comme ma religion littéraire et politique, je veux dire l’unité des lettres et la fraternité des peuples modernes.

Après cet hommage rendu à l’institution de cette chaire, le premier sentiment que j’éprouve en arrivant dans cette enceinte, est le besoin de saluer cette ville hospitalière qui, ayant subi, depuis un demi-siècle, tant de fortunes diverses, se relève toujours plus noble et plus sérieuse de chacune de ses épreuves. Ce n’est point sans raison que ceux qui en ont posé la première pierre la considéraient par avance comme la reine de la France méridionale ; elle n’a point menti à ces augustes présages. Son règne pacifique s’est accru pendant toute la durée du moyen-âge ; elle a répandu l’abondance autour d’elle ; et son histoire s’est écoulée sans bruit, comme les ondes de ses deux fleuves généreux, qui, images de sa propre destinée, s’unissent dans son sein et fertilisent leurs rivages, sans jamais les dévorer : règne fondé, non sur le sang, mais sur la sueur des hommes ! Élevée d’abord sur sa colline, comme un camp retranché, au milieu du tumulte des armes, il semble qu’après cette éducation, elle aurait pu, comme une autre, tenter la carrière de la force et de la violence. Mais, quoique fille de Rome, l’exemple de sa mère ne l’a point éblouie, ou plutôt, par son application constante aux conquêtes pacifiques de l’industrie, elle est entrée, dès l’origine, dans la voie et dans la destinée des peuples modernes. Terre consacrée par le travail des hommes ! Les générations s’y sont succédées, et chacune d’elles, en naissant, a retrouvé ce peuple fidèle à son ancienne tâche. On dirait que cette ville s’est proposé, dès son commencement, de fournir le type accompli de l’industrie réglée et transformée par le christianisme ; car, sous l’apparence des intérêts matériels, elle a toujours conservé la tradition des pensées les plus hautes ; le commerce s’y est anobli de bonne heure dans le sang des martyrs. Depuis ce jour, deux principes habitent dans ces murailles : d’une part l’esprit industrieux du midi de l’autre la spiritualité du nord ; et c’est ce double génie qui fait encore aujourd’hui la grandeur et l’originalité de Lyon entre toutes les villes de France.

Aussi, messieurs, quelle que soit, dans ce pays, la puissance des intérêts matériels, je n’ai jamais douté qu’il n’y eût une large place pour les intérêts de la pensée ; et l’accueil, si mérité que vous avez fait à chacun de mes collègues a dû dissiper, à cet égard, jusqu’au moindre doute dans l’esprit des plus incrédules. Dans le vrai, qu’est-ce que cette inimitié native que l’on a voulu établir de nos jours entre les arts de l’industrie et les arts exclusivement appelés libéraux, comme si ce titre de noblesse ne s’appliquait pas également aux uns et aux autres ? Les anciens ne connaissaient guère ces artificielles distinctions. Pour eux, le dieu du commerce était aussi le dieu de l’éloquence, et sa première industrie fut d’inventer la lyre. En effet, les découvertes accomplies dans le monde matériel, depuis le vaisseau des Argonautes jusqu’à la boussole, jusqu’à l’invention de l’Amérique, ces grandes trouvailles de l’esprit de l’homme, sont sorties des mêmes instincts qui ont produit les découvertes dans le monde idéal. On pourrait considérer l’industrie comme un artiste immortel qui, depuis les jours de Triptolème jusqu’à ceux de Watt, change, transforme incessamment le globe terrestre. C’est un Titan qui façonne de sa main toute-puissante l’argile sacrée sur laquelle il veut imprimer le sceau et la marque de son intelligence. Il creuse des canaux ; il change le cours des fleuves ; il fouille le rivage des mers. Mais qu’est-ce que tout cela, sinon soumettre le monde visible à l’idéal, et le créer, en quelque sorte, une seconde fois ? Défricher les forêts, édifier des cités, marquer l’enceinte des empires à venir, comme on le fait aujourd’hui dans l’Amérique du Nord, c’était là autrefois la mission des Orphée et des Linus de Thrace. Remarquez, en outre, que l’industrie n’est pas plus que l’art son propre but à elle-même. Le navigateur qui traverse les mers pour échanger le produit de ses travaux, a, sans doute, pour but prochain le port où il doit aborder ; mais, par-delà ce port, il en entrevoit un autre avec le repos et l’immuable récompense de ses sueurs. Nul ne travaille pour le simple plaisir de travailler. Il y a au fond de toute industrie, de tout effort de l’homme, une pensée vers laquelle il tend sans cesse. Or, ce rivage lointain et radieux, c’est aussi celui vers lequel tendent l’artiste, le poète, le philosophe, en sorte qu’ils se ressemblent tous par le but ; ils ne diffèrent que par les moyens.

De là, messieurs, les cités les plus industrieuses ont souvent été les plus passionnées pour les arts ; je me contenterai de citer, chez les anciens, Athènes, Corinthe ; chez les modernes, Florence, Venise ; et de nos jours même, où le poète par excellence s’est-il montré ? Gœthe, au milieu des banques de Francfort ; Byron, dans la grande fabrique de l’Angleterre ; M. de Chateaubriand, au milieu des arrivages de Saint-Malo ; tout près de nous, M. de Lamartine, parmi les pressoirs de la Bourgogne ; et dans l’enceinte même de ces murailles, M. Ballanche, le plus spiritualiste des écrivains de nos jours.

Loin donc de penser que les arts du commerce excluent les arts libéraux, et que toute parole qui tombe sur ce sol laborieux soit nécessairement perdue, j’entre avec confiance dans ce grand atelier de l’industrie française, persuadé que, si mon enseignement y reste sans fruit, j’ai du moins, pour ma part, beaucoup de choses à apprendre dans un pays où s’agitent tant de faits, tant d’intérêts divers, tant d’espérances, comme aussi tant de douleurs infinies.

Après cette première question s’en présente une seconde. Que viens-je faire ici ? Quel espoir, quelle pensée, quelle doctrine, m’y conduisent ? Viens-je tenter ici, au cœur des provinces françaises et à l’imitation de nos pères, je ne sais quel fédéralisme dans l’art ou dans la philosophie ? Ou bien, viens-je exalter dans ces choses l’infaillibilité de Paris, et me ranger sans réserve à ce capricieux empire ? Ni l’un ni l’autre, messieurs. Permettez-moi de m’expliquer là-dessus sans détour. Le moindre déguisement à cet égard serait aussi indigne de vous que de moi.

Si le caractère des provinces françaises n’eût commencé à changer que depuis la révolution de 89, il eût été sauvé sans doute, il y a moins d’un demi-siècle, par l’héroïsme de cette ville martyre. Mais c’est depuis la fin même du moyen-âge que ces originalités puissantes des provinces ont commencé à se perdre et à se fondre dans l’organisation homogène de la France moderne. Évoquerons-nous donc aujourd’hui des fantômes de Guienne, de Normandie, de Bourgogne, de Franche-Comté, pour chercher les élémens d’un art novateur, et rangerons-nous en bataille ces morts glorieux contre l’esprit et le génie de notre temps ? À Dieu ne plaise ! Les barrières qui séparaient les intelligences les unes des autres dans ce pays sont tombées ; qui pourrait, qui voudrait les relever ? Une même ame, une même vie, un même souffle, parcourent aujourd’hui la France entière. Un même sang circule dans ce grand corps. Au lieu de nous renfermer dans l’enceinte des opinions, des préjugés, des sentimens même d’une partie quelconque de ce pays, il faut donc travailler à penser en commun avec lui. Du sein de nos traditions locales, élevons-nous avec lui jusqu’à la conscience de ses destinées ; c’est de ce point de vue seulement que nous pourrons, comme du sommet d’une haute tour embrasser tout l’horizon moral de notre temps. Hommes de province, la France a grandi sur nos ruines. Ce sont nos débris qui ont fait son marche-pied. Resterons-nous ensevelis dans le regret d’un passé qui n’est plus et qui ne doit plus renaître ? ou plutôt, ne nous convierons-nous pas tous les uns les autres à nous associer à ce génie formé du génie de tous, et qui couvre nos discordes passées de ce grand nom de France ? Cette question, il me semble, est résolue pour nous. En effet, messieurs, dans cette assemblée je cherche des provinciaux ; je ne trouve plus que des Français.

Mais si la conscience de ce pays, dans la suite de son histoire, s’est élevée par degrés, de la commune à la province, de la province à la France, je dis de plus que cette progression ne doit pas s’arrêter en ces termes. En effet, toute belle qu’elle est (et je vous supplie de ne pas vous méprendre sur la parole que je vais prononcer), toute resplendissante qu’elle est dans la famille des peuples, la France n’est pourtant qu’une province de l’humanité, et si nul d’entre nous ne consent à s’enfermer dans les habitudes d’esprit d’une fraction de ce territoire, par une raison semblable, ce pays tout entier aspire d’un même effort à sortir de ses propres liens pour connaître ce qui se passe hors de lui, et se confondre ainsi avec le génie du genre humain lui-même. Combien à ce point de vue l’esprit de Londres, de Paris, de Berlin, de Pétersbourg, de Philadelphie, n’est-il pas encore provincial ! Visitez ces grands rassemblemens d’hommes ; interrogez-les les uns sur les autres, vous verrez combien ils se connaissent mal, et combien, en vertu de cette ignorance, ils se décrient mutuellement. Querelles de districts et de cantons dans le grand empire de la civilisation moderne !

Par là, je suis ramené aux littératures étrangères, qui doivent être l’objet principal de ce cours ; et ici je regrette d’être obligé de me servir de ce mot étranger, comme si rien pouvait nous être tel dans le spectacle des passions, des douleurs, des croyances de l’homme, représentées par la parole humaine, et comme si nous n’étions pas tous concitoyens dans la même cité de la beauté de l’art et de l’immortalité. Oui, c’est par une impuissance de langue que je suis obligé d’appeler de ce nom ceux qui, depuis Job et Homère jusqu’à Dante et Shakspeare, ont souvent fait parler le mieux nos sentimens les plus intimes, et vécu le plus familièrement dans le secret de nos ames. Mais enfin, puisqu’il faut s’en tenir à cette expression indigente, où est celui d’entre nous qui n’a pas d’avance gardé une place à son foyer pour tant d’hôtes immortels qui frappent aujourd’hui à notre seuil ?

Il est des siècles solitaires qui, uniquement occupés d’eux-mêmes, vivent de leur propre substance. Détachés de tous les autres, ils les dédaignent ou les ignorent. J’apprécie, comme je le dois, le génie de ces époques. Je sais qu’elles rachètent par des qualités plus indigènes l’esprit d’étendue qui semble leur manquer. Mais quand ces temps sont passés, tous les regrets du monde ne les feraient pas renaître. Ébloui par sa propre splendeur, le siècle de Louis XIV a pu, d’une manière toute royale, mépriser ou méconnaître le génie des peuples modernes. Racine a pu ignorer jusqu’au nom de ses deux grands précurseurs, Dante et Shakspeare. Il y avait encore des Pyrénées entre les peuples, lorsqu’il n’y en avait plus entre les rois. D’ailleurs, toutes les nations modernes ont passé à leur tour par cet enchantement ; chacune d’elles s’est considérée en son temps, et non pas sans quelque raison, comme la fille unique de la Providence. Ce genre d’idolâtrie a même servi à montrer dans une complète indépendance leurs instincts et leur caractère natif. Le malheur est que cet esprit ne peut plus rien produire de grand ni de fécond. En se voyant, se touchant, se mesurant de la tête, tous les peuples ont perdu quelque chose de la sublime infatuation de la solitude. Désormais nous pouvons nous haïr, nous pouvons nous aimer, mais non plus rester indifférens les uns à l’égard des autres. Que si nous voulions en cela imiter l’incurie superbe dans laquelle se complaisait le siècle de Louis XIV, nous ne retrouverions ni sa sérénité, ni son majestueux repos. Sans acquérir ses qualités, nous perdrions celles de notre temps ; nous ne serions ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir. Où serions-nous donc, messieurs ? Dans le faux, c’est-à-dire dans le néant.

On n’a pas laissé cependant d’élever de sérieuses objections contre l’étude des littératures étrangères ; on a pensé d’abord que le génie national ne peut manquer de s’altérer dans un commerce assidu avec le génie des autres peuples, et que l’esprit de création s’affaisse sous le fardeau de trop d’œuvres de l’imagination de l’homme. À cela je réponds que nous ne sommes pas libres de rejeter le fardeau de gloire du passé, que c’est là un héritage qu’il nous faut accepter comme la civilisation même, que l’ignorance volontaire est un mauvais moyen d’atteindre à l’originalité, que plus nous apprenons de choses, plus s’agrandit pour nous le cercle de l’inconnu, et qu’ainsi cette crainte de tout savoir qui semble préoccuper et enchaîner beaucoup d’imaginations est un scrupule sur lequel il est facile de les rassurer. Bien mal conseillé par son génie serait celui qui, dans la crainte de perdre son instinct et son inspiration native, se frustrerait de toute correspondance avec le monde extérieur, et fermerait les yeux à la lumière du jour. Une inspiration qui serait si facilement détruite vaudrait-elle la peine d’être conservée ? J’en doute fort. On raconte que, pour rendre la voix des rossignols plus mélodieuse, il faut leur crever les yeux : je ne sais si le moyen est assuré ; mais le fût-il, j’aimerais toujours mieux la mélodie de ceux qui, dans le fond des forêts, peuvent épier le jour pour saluer ses premiers rayons. Bien loin de croire que l’imagination des hommes s’accommode ainsi de réticences calculées et d’ignorance préméditée, je suis au contraire persuadé que, si nous pouvions nous représenter quelque part un Homère de nos jours, il posséderait toute la science de notre temps, c’est-à-dire l’esprit des questions principales qui se débattent dans la religion, la philosophie, la politique, l’industrie et l’histoire naturelle, et que de plus il connaîtrait les tempéramens divers des peuples modernes, de la même manière que l’Homère de l’antiquité connaissait les arts, les métiers, les caractères et les dialectes de toutes les tribus helléniques.

En effet, l’on n’imite servilement que ce que l’on connaît mal, et le plus grand joug pour l’homme sera toujours celui de son ignorance. On ne domine une doctrine qu’à la condition de s’en faire une idée juste ; nous ne régnons que sur ce que nous connaissons ; nous sommes esclaves de tout le reste. Un génie étranger que nous sommes incapables de mesurer, d’apprécier, de juger exerce sur nous une sorte de puissance magique ; il nous arrache à notre propre existence pour nous revêtir de la sienne, et nous ne pouvons lutter contre cette fascination qu’en approchant de ses œuvres pour les interroger et pénétrer jusque dans le mystère de leur composition. Quand a-t-on vu paraître en Europe le plus d’imitations fausses et banales de l’antiquité grecque ? Dans le temps où cette antiquité était le plus mal connue, dans le XVIIIe siècle. Le nôtre n’a pu se délivrer de ce vain spectre qu’en étudiant le génie grec dans sa simplicité divine et dans ses profondeurs les plus cachées. De même, jamais notre pays, tout superbe qu’il est, n’a été courbé sous le joug de l’imitation étrangère plus que dans les années qui ont suivi le blocus glorieux de l’empire. Alors l’image confuse de ces littératures qui se révélaient, en quelque sorte, pour la première fois, exerçait une puissance presque invincible ; et, au milieu de ce débordement de pensées et d’emblèmes étrangers, la France ne s’est retrouvée elle-même que depuis qu’elle a commencé à examiner attentivement cet univers nouveau pour elle. Un peuple comme un individu n’achève de se connaître qu’en connaissant le monde.

Il suit de là, messieurs, une conséquence à laquelle j’ai hâte d’arriver, c’est que le débat de la prééminence absolue d’une nation sur les autres ne nous occupera pas long-temps. Cette question ainsi posée est aussi insoluble que l’a été, dans le XVIIe siècle, celle des anciens et des modernes. Qui l’emporte du génie allemand, ou anglais, ou italien, ou espagnol ? Question déclamatoire qui ne contient point de réponse. Que diriez-vous d’un naturaliste qui se poserait gravement la question de savoir lequel a la supériorité métaphysique du cèdre du Liban ou de l’olivier de l’Attique, du pin d’Italie ou du chêne des Gaules ? Le vrai naturaliste ne procède point ainsi ; il étudie chaque objet de la nature pris en soi ; puis, le comparant avec son analogue, il déduit de là les lois générales de l’organisation. De même, celui qui ne porte dans les lettres que la passion de la vérité, considère chaque objet de l’art comme un objet de la nature même ; il en étudie la formation, et, le comparant avec les monumens d’un même genre, il n’aspire pas au plaisir futile de briser les uns par les autres et au profit d’un seul ces produits immortels de la nature humaine ; mais il déduit de cet examen la science suprême des lois qui régissent les arts dans un ordre aussi immuable que celles qui s’appliquent au développement des corps organiques et inorganiques dans tous les règnes de la nature.

Remarquez avec moi, messieurs, que la France est singulièrement bien placée pour entrer dans ce système de critique comparée, qui semble lui appartenir par la nature même des choses. La variété de ses provinces ne correspond-elle pas à celle des littératures modernes, et quelle que soit la diversité des instincts de l’Europe, n’a-t-elle pas autant d’organes pour en saisir le caractère ? Par le midi et le golfe de Lyon ne touche-t-elle pas à l’Italie, à la patrie de Dante ? De l’autre côté, les Pyrénées ne la rattachent-elles pas comme un système de vertèbres à la contrée d’où sont sortis les Calderon, les Camoëns, les Michel Cervantes ? Par les côtes de Bretagne ne tient-elle pas intimement au corps entier de la race gallique, qui a laissé son empreinte dans tout le génie anglais ? Enfin, par la vallée du Rhin, par la Lorraine et par l’Alsace, ne s’unit-elle pas aux traditions comme aux langues germaniques, et ne jette-t-elle pas un de ses rameaux les plus vivaces au cœur de la littérature allemande ? Les provinces de France sont ainsi, en quelque manière, les membres et les organes par lesquels ce grand corps atteint toutes les parties de l’horizon et saisit les objets et les formes qu’il veut s’assimiler. Il résulte aussi de cette diversité qu’étant en communication avec l’Europe entière par sa circonférence, la France n’a point à redouter une influence exclusive, que le nord et le midi s’y corrigent l’un l’autre, et que ce pays appelé à tout comprendre, peut s’enrichir de chaque élément nouveau sans jamais se laisser absorber par aucun.

D’ailleurs, messieurs, en même temps que les littératures modernes sont devenues une partie essentielle de la critique, la science de l’antiquité a pris une figure toute nouvelle. Long-temps on n’avait étudié que la partie, pour ainsi dire, visible et extérieure du génie de la Grèce et de Rome ; de nos jours, on a pénétré jusqu’au sanctuaire même, de cette double civilisation, au sein de ses religions, de ses dogmes, de ses cultes ; et c’est son ame même qui nous est peu à peu dévoilée jusqu’en ses derniers replis. Ajoutez qu’au-delà de la Grèce et de Rome, un monde inconnu commence lui-même à surgir. Je parle de l’Orient. Il n’a pas suffi aux théologiens et aux philologues de notre temps, de porter dans l’étude des monumens hébraïques, une liberté d’esprit qui a créé, pour ainsi dire, une nouvelle science, l’exégèse. Quelque chose de plus extraordinaire se rencontre en ce moment. Sur les bords du Gange et de l’Indus a été retrouvée toute une civilisation avec une langue sacrée, des hymnes, des épopées, une philosophie, une théologie, une scolastique ; monde encore enveloppé de ténèbres, dont quelques contours ont été seuls explorés, mais qui, dans tous les cas, recule notre horizon et semble vieillir le genre humain de tout un cycle ; en sorte que, de quelque côté que nous jetions les yeux, le cercle s’agrandit, et l’esprit de province cède partout en chaque peuple à l’esprit de l’humanité même.

Je sais bien que, par compensation, l’on se plaint que les esprits visent aujourd’hui à un idéal de grandeur exagérée, et que nul ne borne plus son ambition à ces formes gracieuses et tempérées qui marquaient, au dernier siècle, presque toutes les tentatives dans les arts et dans les lettres. J’admets la justesse de ce reproche. Mais à qui s’adresse-t-il, messieurs ? À notre temps lui-même. N’est-il pas vrai que depuis un demi-siècle, depuis l’avénement de la révolution française, il se passe quelque chose de grand et d’insolite dans le monde ? N’avons-nous pas assisté à des destinées colossales ? N’avons-nous pas vu de nos yeux des jours gigantesques ? Et quoi de plus démesuré que le drame qui, commençant par Arcole, a fini par Sainte-Hélène ? Depuis que la paix est rentrée dans le monde, les évènemens ont changé de caractère ; mais ils se sont toujours développés sur une vaste échelle. L’Europe et l’Orient ne se pénètrent-ils pas de mille manières ? Le commerce lui-même n’est-il pas établi sur d’immenses proportions ? Les voies de communication qui détruisent aujourd’hui les distances n’ouvrent-elles pas à l’industrie un avenir qui tient du prodige ? Lyon, Alexandrie, New-York, ne se touchent-ils pas ? Et lorsque l’histoire et les faits, le commerce et l’industrie, atteignent ainsi des mesures colossales, comment voudrait-on que l’imagination des hommes, la critique littéraire, l’art en un mot, assistassent tranquillement à ce spectacle, et que la poésie, qui, de sa nature, amplifie le vrai, n’aspirât pas, de son côté, à des formes qui puissent répondre à la grandeur des choses ?

Jusqu’à ce moment, je n’ai envisagé les littératures que dans leur rapport avec le génie des arts. Quant à leur relation avec la sociabilité en général, il ne me serait pas difficile de démontrer que l’étude des littératures comparées sera désormais une partie nécessaire de notre éducation civile. Après un demi-siècle de luttes dont l’issue a été de rapprocher les peuples, après que cette union de tous a été cimentée par les larmes et par le sang de deux générations, que reste-t-il à faire aux lettres, si ce n’est à resserrer cette alliance et à marier les esprits que le baptême des combats a déjà marqués d’un même signe ? Dans un âge héroïque, et qui pourtant est bien près de nous, n’avons-nous pas vu des bulletins immortels rapprocher et réunir des noms et des distances étonnés de se trouver ensemble ? Lodi, Aboukir, Austerlitz, Moscou, Waterloo ! Notre imagination n’a-t-elle pas été accoutumée dès notre berceau à voyager d’un climat à l’autre ? Or, ces lieux, ces peuples, ces climats, ces génies divers, que la gloire nous a montrés au pas de course, n’est-ce pas aujourd’hui une nécessité pour nous d’apprendre à les estimer autrement qu’à travers la fumée des combats et les évocations de la colère ? Après avoir régné sur l’Europe, la France la jugeant aujourd’hui sans passion et sans haine, c’est là le spectacle qu’il nous reste à connaître, après avoir épuisé tous les autres. Le glaive a réuni les peuples au lieu de les diviser. En les frappant l’un après l’autre, il a fait paraître en chacun d’eux une même religion politique et sociale. Après que l’épée a ainsi rapproché les esprits qu’elle semblait partager, l’art, l’art tout seul, continuera-t-il la guerre, et sera-t-il donné à quelques gens de plume de jeter dans la balance du monde leurs petits systèmes, leurs aigres antipathies, et de tacher d’encre le grand contrat d’alliance des peuples européens ? Non, messieurs. Quand la guerre serait dans toutes les autres parties de la société moderne, je dis que l’art resterait désormais un terrain sacré où viendraient s’amortir toutes les haines, pour ne plus laisser paraître que l’unité d’un même esprit de famille. Au-dessus de la région de nos passions, de nos luttes intérieures et extérieures, au-dessus des grands champs de bataille de nos pères, planent désormais comme un chœur unique, les Dante, les Shakspeare, les Racine, les Corneille, les Voltaire, les Calderon, les Gœthe, qui, environnés de leurs créations immortelles comme eux, s’unissent dans un même esprit ; et, quelles que soient les querelles de l’avenir, tous ensemble se tenant par la main, ils se présenteront toujours entre les rangs ennemis, comme les Sabines entre les armées du Latium, pour rappeler aux peuples déchaînés les uns contre les autres qu’ils font partie d’une même cité, d’une même famille, que leur parenté ne souffre plus de divorce, et que c’est une guerre impie que la guerre des frères contre les frères.

Est-ce à dire qu’il faille tout admettre sans discussion et ramener tous les monumens de l’imagination humaine au niveau d’une même égalité forcée et mensongère ? Loin de là, ce que je voudrais conclure de tout ce qui précède, c’est que l’art est un sanctuaire dans lequel il ne faut entrer qu’après une sorte d’épreuve intérieure. Laissons sur le seuil nos passions, nos préjugés, nos discordes, si nous le pouvons. N’aspirons qu’à la lumière, à la beauté, à la vérité, à la liberté suprême. Partout où elles se trouveront, soyons sûrs que là est la patrie immortelle de notre intelligence. Au lieu de rejeter la critique, je voudrais, au contraire, que chacun de nous, avant de l’appliquer ici, commençât par l’exercer sur lui-même. En effet, les monumens des arts sont le dernier effort de l’homme pour s’élever au-dessus de sa condition terrestre. C’est, après la religion, son aspiration la plus haute. Pour l’observer et le juger dans cette sublime occupation, ne convient-il pas de nous dépouiller nous-mêmes de nos propres misères ; et, avant de faire comparaître devant notre propre conscience les plus pures imaginations du genre humain, ne devons-nous pas chercher à nous orner intérieurement de cette beauté morale que chaque homme peut toujours découvrir en lui-même ? Travaillons donc, comme dit Pascal, à bien penser. Ce sera là toujours la meilleure des rhétoriques.

Conçu dans cet esprit, ce cours, si le temps et les forces nécessaires pour l’achever me sont accordés, devrait être une histoire de la civilisation par les monumens de la pensée humaine. La religion surtout est la colonne de feu qui précède les peuples dans leur marche à travers les siècles ; elle nous servira de guide. Mais la religion marche environnée de la poésie et suivie de la philosophie : je ne l’en séparerai pas. Cultes, législations, arts d’imitation, littératures, systèmes de philosophie, industrie même, ces choses sont désormais indivisibles. Joignez à cela que les plus nobles pensées des peuples ne sont pas toujours celles qui ont été exprimées par les lettres. Les traditions orales s’élèvent souvent à une hauteur où les monumens écrits n’atteignent pas. Enfin, il est des peuples qui n’ont laissé aucun livre et qui pourtant ont été grands par la pensée. J’essaierai de retrouver les traces de leur intelligence ; et, de la même manière que l’esprit d’un auteur s’éclaire des détails de sa vie privée, je chercherai à montrer la concordance du génie religieux, littéraire et philosophique des peuples avec ce que l’on peut appeler leur biographie, c’est-à-dire avec le caractère général de leur histoire et les formes dominantes de la nature dont ils ont ressenti l’influence.

Notre vie est rapide, messieurs. Un moment à peine nous est accordé pour nous informer de cet univers, après quoi il faut mourir. Donnons-nous donc à la hâte le spectacle de ce que les hommes ont pensé, inventé, cru, espéré, adoré avant nous. En rattachant tout ce passé à notre courte existence, il semblera que nous nous agrandissions nous-mêmes, et que, d’un point imperceptible, nous fassions, nous aussi, une ligne infinie.

Edgar Quinet.