Cours de philosophie/Leçon XVI. Origine de l'idée du moi

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- Leçon XV. Des conditions de la conscience Cours de philosophie - Leçon XVII. De la nature du moi


La Conscience. De l'origine de l'idée du moi

Tous les philosophes s'accordent pour assigner comme objet à la conscience la connaissance des phénomènes psychologiques. Mais la conscience ne nous fait-elle connaître que ces seuls phénomènes? C'est ce qui nous reste à examiner.

Dans l'état actuel, la conscience nous fait encore voir un être, le moi qui s'affirme sans cesse et auquel nous rapportons tous ces phénomènes. Le pronom Je ou Moi exprimé ou sous-entendu, est le sujet de toutes nos phrases. "Il fait chaud" veut dire j'éprouve une sensation de chaleur. "Le monde extérieur existe" veut dire: "Je tiens le monde extérieur pour existant." Le moi nous apparaît donc comme le centre auquel viennent aboutir tous nos états de conscience. C'est lui qui fait l'unité de notre vie intérieure. Actuellement, cette idée est bien établie en nous. Il nous reste à voir si cette idée est une invention, une construction de notre esprit, ou si elle nous est donnée par la conscience. Nous abordons ici une question tout à fait analogue à celle que nous avons traitée sous le titre de: Origine de l'idée d'extériorité. Nous allons donc employer pour étudier l'origine de l'idée de moi la même méthode qui nous a déjà servi.


Toute idée est construite ou donnée.

L'idée du moi est-elle construite? Parmi les matériaux qui peuvent servir à cela, nous ne voyons que les états de conscience. La méthode consisterait donc à dégager des états de conscience un ou plusieurs caractères communs ayant quelque analogie avec ce qui constitue aujourd'hui l'idée du moi. Cette idée pourrait-on dire alors, s'est formée par généralisation comme l'idée de la pesanteur.

Entre tous les philosophes qui ont engagé cette genèse, M. Taine est celui qui a produit la plus parfaite et la plus systématique. Voici selon lui comment se construit l'idée de moi:

Nos états de conscience peuvent être repartis en deux catégories. Les uns se rapportent à quelque chose d'extérieur à eux. On les nomme perceptions ou sensations extérieures. D'autres, les émotions par exemple, ne supposent rien en dehors d'eux.

Par rapport à ces derniers, les perceptions nous apparaissent comme extérieures. Les seconds, par rapport aux perceptions, ont donc tous cette propriété communes d'être en dedans. L'idée de dedans implique nécessairement l'idée d'un contenant. C'est ce contenant fictif que nous nommons le moi.

Ce raisonnement repose tout entier sur l'identification des deux idées de moi et de dedans. Cette identification est-elle légitime? Le moi ne nous apparaît-il pas plutôt comme un centre, un point de convergence où viennent se centraliser tous les états de conscience plutôt qu'une enceinte les comprenant? Prenons des comparaisons dans la géométrie. L'idée de dedans représenterait assez bien une sphère, l'idée de moi le centre de cette sphère. Les rayons représentant alors les états de conscience, sont enfermés dans la sphère et convergent au moi. Entre la sphère et son centre, entre l'idée de dedans et celle de moi, il y a de grands rapports; mais on ne peut faire de leur identification la base d'un raisonnement.

Examinons maintenant le raisonnement de M. Taine. La prémisse suppose des états de conscience données en dehors du moi. Est-ce possible? Tout état de conscience est une connaissance, et toute connaissance veut un sujet et un objet. Supprimez le sujet, il ne reste rien. Or le sujet dans le cas présent est le moi. Supprimez-le, il n'y a plus d'états de conscience.

Condillac, pour montrer comment la perception extérieure forme toute la connaissance, imagine une statue dont il ouvre un à un tous les sens. Le premier ouvert est l'odorat. Une rose est approchée de la statue, et celle-ci, dit Condillac, perçoit l'odeur de rose. - La statue ne pourra sentir que si elle s'est d'abord posée indépendante de cette odeur, et ne sentira la modification odorante apportée à son moi que si elle a conscience de son moi en dehors de ce phénomène. Sinon, il est impossible qu'il y ait sensation.

Le moi est donc l'antécédent indispensable de tout état de conscience. Les états de conscience inconscients qu'admet M. Taine au début de son raisonnement impliquent contradiction.

Mais, objectent les positivistes, nous n'admettons point l'inconscience des états de conscience. Chacun d'eux est conscient par lui-même et votre raisonnement ne saurait attaquer celui de M. Taine puisque vous démontrez seulement qu'un phénomène de ce genre ne peut être inconscient et n'existe que quand il a reçu la conscience, ce qui, selon vous, le moi seul peut lui donner.

Mais en donnant ainsi sa conscience particulière à chacun de ces états de conscience, les positivistes ne font que multiplier la difficulté. Chacun d'eux aurait alors son moi distinct et la même question se poserait encore: Comment ont-ils une idée de moi?


L'idée de moi ne peut donc pas être construite. Elle est donc donnée. Comment nous est-elle donnée?

Ici au contraire de la perception extérieure, l'idée cherchée est en nous, est nous. Il n'y a pas entre elle et nous l'abîme qui sépare de nous le monde extérieur. Il n'y a pas les différents milieux qui le déforment en nous le présentant. Nous l'apercevons directement par l'oeil de la conscience. En même temps que le phénomène, la conscience nous fait connaître le moi. L'idée de moi est donnée distinctement dans la conscience.

Le moi existe-t-il? Telle serait la question analogue à celle que nous nous sommes proposées après avoir montré comment nous était donnée l'idée d'extériorité. Mais ici, l'expérience même nous prouve que le moi existe. Nous le voyons, nous ne pouvons pas supposer sa non-existence. Il est donc prouvé que le moi existe par le fait même de l'idée que nous en avons.