Cours de philosophie/Leçon XX. Les données de la raison. Idées rationnelles

La bibliothèque libre.
- Leçon XIX. Les données de la raison. Principes rationnels Cours de philosophie - Leçon XXI. L'empirisme


La raison nous est apparue jusqu'ici comme la faculté qui, dès l'origine de l'expérience et sans le secours de cette dernière, unit deux idées données. Il y a lieu de se demander d'où nous viennent les idées que nous unissons dans les jugements rationnels. Tous ont un sujet commun, qui est le phénomène. Il suffit pour cela de se reporter aux définitions déjà données. On pouvait d'ailleurs le prévoir a priori. Les propositions nécessaires ne font qu'exprimer les conditions auxquelles est soumise l'expérience. Chacun d'eux devra donc contenir deux termes: la partie d'expérience dont on parle, et d'autre part, ses conditions. Le type de tous les jugements rationnels est celui-ci: Les phénomènes de telle ou telle espèce sont soumis à telle ou telle condition.

Nous voyons donc que des deux idées qui composent un jugement rationnel, l'une, la première, a une origine qui nous est connue, l'expérience. Mais les autres, d'où nous viennent-elles? Elles doivent nécessairement se produire en nous indépendamment de l'expérience car sans cela il serait impossible d'y rattacher sans le concours de l'expérience le phénomène donné. Ce sont donc des idées a priori, qu'on appelle encore idées rationnelles ou idées premières. Ce sont les idées de temps, d'espace, de substance, de cause et de fin.

Pour expliquer leur présence dans l'esprit, Kant les conçoit comme des "formes déterminées", des moules dont les phénomènes prennent les formes en étant perçus par nous. L'esprit constate donc simplement cette subsumption et quand il l'a constatée un certain nombre de fois, il en tire un jugement de cette forme: Tous les phénomènes extérieurs sont subsumés sous le concept de l'espace. C'est de là que l'on tire le principe rationnel: Tous les phénomènes extérieurs sont situés dans l'espace. Il faut remarquer que Kant réserve plus spécialement le nom de formes au temps et à l'espace, qu'il nomme formes a priori de la sensibilité. [Note: "Par sensibilité, Kant entend l'expérience."] Il nomme les autres idées rationnelles concepts a priori ou catégories de l'entendement.

Examinons successivement les diverses idées rationnelles. Prenons d'abord le temps et l'espace, notions corrélatives. On a quelquefois contesté l'origine a priori de ces idées, et l'on a essayé d'en faire la genèse empirique. La plus remarquable est celle de M. Herbert Spencer. Selon lui, à l'origine de l'expérience, nous n'avons pas l'idée de temps, mais seulement des états de conscience ayant entre eux de certains rapports de position. Les uns sont avant, les autres après. Tous présentent ce caractère. Nous le généralisons. Nous nous représentons d'une manière abstraite les états de conscience comme successifs: c'est ainsi que nous nous formons l'idée de temps, cause de la position relative des états de conscience.

Pour M. Herbert Spencer, l'idée d'espace se construit au moyen de celle de temps. Ce qui définit l'espace est la coexistence. Il faut donc voir comment nous construisons l'idée de coexistence. Je touche un point A. Continuant le mouvement commencé, je touche un point B, puis un troisième point C. Arrivé là je fais le mouvement inverse et je retouche B, puis A. J'ai les mêmes sensations, l'ordre seul en est interverti. Il en résulte que, quand j'étais en B, C et A existaient encore puisque j'ai pu en avoir la sensation quand je suis revenu. J'apprends donc par là que A, B, C coexistent. L'idée de coexistence et celle d'espace qui en dérivent se réduiraient donc à la possibilité d'intervertir l'ordre d'une série d'états de conscience.

Pour réfuter cette théorie, nous ferons d'abord remarquer que l'esprit, s'il n'avait auparavant l'idée de temps ne se représenterait pas les états de conscience comme situés les uns avant ou après les autres. Vouloir se servir de cette idée pour construire l'idée de durée est un cercle vicieux. Ce raisonnement n'a pas de valeur.

Pour ce qui est de la construction de l'idée d'espace rien ne prouve que quand je suis en C, B et A n'ont pas disparu. Et en effet il y a certains états de conscience dont l'ordre peut être interverti sans qu'on en induise une coexistence. Quand j'entends monter et descendre une gamme, par exemple, je ne conclus point à la coexistence des notes émises.

Il faut donc admettre l'origine a priori de ces idées.

On voit là dans quel sens il est vrai de dire que les figures géométriques sont a priori. On a quelquefois soutenu qu'elles n'étaient que des généralisations et des abstractions, formées en prenant les figures données par l'expérience et abstrayant la seule étendue. Ainsi comment se forme l'idée de triangle? Nous observons dans la nature une foule de triangles: nous en abstrayons un triangle idéal.

Mais cette théorie vient échouer contre le fait suivant. Il n'y a dans une généralisation rien de plus que les choses généralisées. Il n'y a rien de plus dans l'idée d'humanité que dans celle de chaque homme pris en particulier. Si donc les figures géométriques sont une simple généralisation, elles n'auront que les caractères communs des formes réelles des choses. Or elles ont un caractère de plus, la perfection. Il n'existe dans le monde ni un triangle, ni un cercle parfait. Ce caractère de perfection, qui caractérise précisément les figures géométriques, ne saurait donc être obtenu par généralisation.

Voici comment l'esprit construit a priori les figures géométriques. Il a l'espace, limite supérieure, et le point limite inférieure de l'étendue. Le mouvement du point dans l'espace donne les figures géométriques. Les figures géométriques ne sont donc pas données a priori, mais construits par l'activité propre de l'esprit. Les deux seuls facteurs en sont l'idée a priori d'espace et l'activité de l'esprit. C'est pour cela que les sciences mathématiques sont si claires (et que la définition par génération nous paraît la meilleure de toutes). Nous n'en comprenons si bien les objets que parce que c'est nous qui les avons faits tout entiers.

Pour les idées de substance, de finalité et de causalité, il y a des difficultés, communes d'ailleurs à ces trois idées. Maine de Biran et Cousin les font venir de la conscience; nous-mêmes avons reconnu que c'était dans la conscience seule que nous était donnée l'idée de cause. Pour Maine de Biran, le principe de causalité n'est qu'une généralisation de cette observation intérieure. Il en serait de même de la substance et de la finalité. Pour Victor Cousin, le principe de causalité est bien a priori, mais l'idée de cause nous est donnée expérimentalement. Mais alors on ne se représente pas bien comment le principe peut être a priori alors qu'aucune des idées renfermées par ce principe ne serait a priori.

Comment accorderons-nous cette contradiction? C'est que ces trois idées, en tant que données par l'expérience et ces mêmes idées, en tant que données par la raison, ne sont pas identiques. La raison par exemple nous oblige à rapporter les phénomènes à quelque chose d'autre qu'eux. Mais ce qu'est cet être la raison ne le dit pas. L'expérience intervient alors et nous donne la représentation concrète de l'idée de substance.

Pour le principe de causalité, la raison nous donne bien l'idée de cause. On la conçoit alors simplement comme l'antécédent nécessaire d'un phénomène. Mais ce qu'est au juste une cause, c'est seulement l'expérience intérieure qui nous le montre en nous faisant voir comment la cause que nous sommes produit ses effets.

D'après la raison, l'idée de fin n'est que celle du point où convergent plusieurs séries de phénomènes. Cette idée est toute abstraite. Pour nous en former une idée concrète, il faut que l'expérience nous montre l'intelligence délibérant en vue d'un but à atteindre. Alors, ou bien nous disons que les choses vont d'elles-mêmes à leur fin par une conscience confuse. C'est l'hypothèse de la finalité immanente. Ou bien, si on ne l'admet pas dans les choses, il faut supposer en dehors de l'univers une intelligence analogue à la nôtre, disposant les choses en vue de fins connues d'elle.

La raison nous donne les conditions de l'expérience d'une manière abstraite et générale. L'expérience nous permet seule de nous le représenter d'une manière plus concrète.

Suivant certains philosophes, outre les idées que nous venons d'énumérer, nous devons encore à la raison d'autres notions que l'on peut ramener à trois: l'absolu, l'infini, le parfait. Même, suivant Platon, ces idées seraient le pôle de la connaissance. Pour connaître le relatif, il faut le rapporter à l'absolu. Le fini, à l'infini. L'imparfait au parfait. C'est la doctrine acceptée de tous temps par les partisans de la raison impersonnelle.

Nous allons montrer que notre doctrine ne nous permet pas d'accepter ces idées comme étant a priori.

Ces 3 idées peuvent se ramener à celle de l'absolu. L'absolu, c'est ce qui est achevé, ce qui existe en soi et par soi, ce qui pour être compris n'a pas besoin d'être rapporté à autre chose qu'à soi-même.

L'infini, c'est l'absolu en quantité. Dire qu'une chose est infinie, c'est dire qu'elle n'est pas limitée. Il n'est pas besoin pour la comprendre, de la rapporter à quelque chose d'autre qui la limite. La perfection, c'est l'absolu en qualité. Quand nous parlons d'une chose plus ou moins parfaite, nous ne distinguons ces divers degrés que relativement à quelque chose d'absolument parfait. Mais la perfection en elle-même n'est rapportée à rien autre qu'elle-même. Absolu, infini, perfection, ces trois mots reviennent donc au même. Les deux derniers ne sont que des divisions du premier.

Il nous semble difficile d'admettre que l'idée d'absolu nous soit donnée a priori. Il y a au contraire antagonisme entre cette idée et l'esprit. Nous ne pouvons rien penser en dehors d'une relation, sans comparer la chose pensée à autre chose. Pour qu'il y ait connaissance, il faut au moins deux idées en présence.

Reportons-nous, d'ailleurs, à la formule générale du principe rationnel: Les phénomènes de telle sorte sont soumis à telle condition. Pour penser, il nous faut absolument rapporter les choses à une condition et l'absolu est libre de toute condition comme de toute relation.

Nous ne pouvons penser l'absolu sans le rendre relatif, au moins au relatif au temps et à l'espace. Si nous le pensons comme cause, il faut nécessairement en même temps le penser comme effet. Dira-t-on qu'il est en dehors du temps, de l'espace, de la causalité? Mais alors il nous serait impossible de le penser. Penser, a dit un philosophe anglais, c'est conditionner. La connaissance est avant tout relative. L'absolu ne peut donc être pensé.

Nous ne voulons pas par là nier l'existence de l'absolu. C'est une question que nous ajournons simplement. Nous disons seulement qu'il y a présomption en faveur de son existence, car l'histoire de la philosophie nous montre que tous les philosophes ont cherché à l'atteindre. Tous ne l'entendent pas de la même manière. Elles renoncent souvent à le pouvoir définir. Mais toutes, arrivées à un certain moment de leurs recherches, sont obligé, quand bien même ils s'interdiraient systématiquement de le sonder, d'admettre l'existence de quelque chose en dehors du relatif. C'est ce que Spencer nomme l'inconnaissable. C'est ce que Littré appelle une mer sans bornes, sur le rivage de laquelle l'homme est forcé de s'arrêter, n'ayant ni barque ni voile pour tenter de la parcourir. Qu'est-ce donc que cet idéal si longtemps poursuivi par la pensée humaine? Ce sera l'objet de notre métaphysique.