Course en voiturin/I/04

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Victor Magen (Tome 1p. 59-76).


IV

les poètes. — le ballet italien.


Le titre de poëte se prodigue fort légèrement en Italie. Nous autres Français, au sortir du collège, nous ne croyons pas encore mériter cette honorable qualification pour avoir appris de nos professeurs l’art de mesurer des syllabes et , d’accoupler des rimes. Je confesse qu’en Italie l’instinct poétique est plus général qu’en aucun autre pays ; mais on s’intitule poëte à trop bon marché. On n’a pas plutôt rangé en bataille un peloton de mots sonores adressés à une dame, qu’on se croit à deux doigts de Pétrarque. On ne s’imaginerait pas savoir jouer d’un instrument sans l’avoir étudié, et on s’estime de force à manier l’archet d’Apollon aussitôt qu’on réussit à faire une gamme. Avocats, médecins , employés , marchands , etc. , tout le monde est poëte à Gênes , si l’on entend par là un homme qui embrouille des paroles comme on manie trois cordons pour tresser une natte. Du reste, si on rime beaucoup, en revanche on n’imprime guère, à cause du danger que courrait le rimeur d’aller corriger ses épreuves en prison.

Voyez-vous d’ici le poëte génois enfermé dans son cabinet et cherchant ce qu’il va chanter ? À la première pensée qui lui vient à l’esprit, il frémit et repousse sa conception avec horreur en apercevant des clefs et des verrous qui se groupent avec grâce dans le lointain. Dieu sait où il prendra son sujet pour échapper à la censure et au séjour dans une forteresse. L’un met en vers un dialogue d’Érasme ; l’autre traduit avec mystère un morceau d’Ovide et demande le secret à ses amis. Celui-ci, plus hardi, risque un éloge de Michel-Ange ou de Raphaël. Celui-là mène Vasco de Gama aux Grandes-Indes ; mais, ennuyé ou fatigué de son entreprise, il abandonne la tâche, et son héros reste en pleine mer sans découvrir le cap de Bonne-Espérance. Soyez donc poëte dans de telles conditions ! j’en défie le plus heureusement doué. Poursuivez votre fantaisie comme un joyeux papillon sur l’herbe fleurie, vous verrez le joli lieu de repos que vous trouverez au bout de la pelouse. Abstenons-nous donc de juger une poésie étouffée sous le boisseau de la censure.

Le théâtre Carlo-Felice est neuf, élégant et bien situé sur une place presque régulière, véritable rareté à Gènes. Comme dans toutes les salles d’Italie, il n’y a ni galeries ni balcon. La bonne compagnie ne manquait pas d’y venir chaque soir, et depuis six semaines on lui représentait avec une belle constance le même opéra et le même ballet. Maria di Rudens, partition composée par Donizetti pour ce théâtre, avait obtenu un succès prodigieux à la première représentation. Au bout d’un mois, on était excédé de cet ouvrage médiocre ; ceux qui avaient trépigné de bonheur le premier jour bâillaient à présent comme des possédés , ou bien parlaient si haut qu’on n’entendait pas une seule note de tout l’opéra. L’étranger doit renoncer à connaître une pièce nouvelle parvenue à sa quarante-cinquième représentation, car le public ne se taira pas pour l’obliger, et un opéra dont il ne reste que la pantomime ne saurait captiver le plus consciencieux des spectateurs pendant une soirée. Enfin, vers le milieu de janvier. Maria di Rudens fut abandonnée pour toujours, et Belisario parut sur l’affiche. Collini, qui jouait le rôle de Bélisaire , avait de l’âme, du style et de l’expérience. Le signor Roppa, ténor à large poitrine, moins bon musicien et moins intelligent que Collini, chantait avec une certaine rudesse assez agréable. Il est inutile de nommer les deux cantatrices, leur faiblesse ne permettant pas de leur adresser le moindre compliment. Les chœurs étaient parfaits. Quant à la mise en scène , elle surpassait de beaucoup celle du Théâtre-Italien de Paris, où l’on ne se pique pas d’étaler un luxe oriental. Je n’ai vu dans les costumes de Gênes qu’un seul détail à la hauteur de la salle Ventadour : c’est que les soldats de Bélisaire, à peu près byzantins dans leur tenue, révélaient le régiment sarde par leurs cravates noires ; mais il n’y a pas là de quoi chercher querelle à de bons figurants.

Le lecteur connaît Bélisaire, partition du maestro Donizetti, musique du genre nouveau, c’est tout dire. J’ai entendu raconter à mon grand-père qu’autrefois, et même du temps de Rossini, cet homme des siècles anciens, la musique dramatique exprimait des passions et des sentiments ; aujourd’hui nous avons changé cela. Le but de cet art renouvelé paraît être de ramener de certaines tournures de phrases, semblables entre elles, qui s’appliquent aux situations les plus opposées, comme les sauces anglaises se mettent dans tous les ragoûts, et comme les habits de troupe vont également mal à toutes les paires d’épaules de l’armée. C’est toujours l’éternelle cavatine, l’inévitable cabalette et la stretta perpétuelle. Un père, injustement condamné à perdre la vue, cherche sa fille ; comment exprimera-t-il son désespoir ? par la cabalette suivie de la stretta. Mais sa fille arrive, et il est prêt à mourir de joie en la retrouvant ; que chanteront en duo ces proches parents, ivres de bonheur ? la cabalette suivie de la stretta. Cependant le fils impétueux, accompagné de soldats révoltés, menace Byzance d’une destruction radicale. Je vous donne à deviner comment il vous fera savoir sa fureur de jeune homme et sa haine contre les ennemis de son père ? Au moyen de la cabalette, sans en excepter la stretta.

Il faut être juste, on trouve dans le Bélisaire plusieurs beaux morceaux : le chœur des sénateurs, qui ressemble un peu trop à un motif de la Semiramide, le grand air de la fin : Togliete-mi la vita, et d’autres encore. L’exécution du théâtre Carlo-Felice ne me sembla pas merveilleuse le premier jour ; le lendemain, je m’accoutumais déjà aux défauts, et je goûtais davantage les bonnes intentions ; à la dixième fois, je n’aurais voulu manquer le spectacle pour rien au monde. Plus de sommeil possible si je n’avais pris, en guise de souper, mon premier acte de Belisario.

La pétulance et l’exagération italiennes ne se voient nulle part aussi nettement que dans l’exécution d’un ballet, et ce genre d’ouvrage trahit un côté du caractère méridional tout à fait naïf et enfantin. Le ballet pantomime de l’Italie ressemble par le fond à l’ancien mélodrame français. Il est orné comme lui de cavernes de brigands, de fioles empoisonnées, d’un traître, d’un tyran et d’un enfant courageux. Pour bien jouir de ces représentations, il faut se mettre au point de vue d’un écolier âgé de dix ans. C’est une concession que le public de ce pays-là fait volontiers à l’auteur.

Le parterre italien s’émeut trop facilement pour pouvoir supporter une action dramatique forte ou terrible. Une tragédie de Shakspeare, exactement traduite, causerait des évanouissements dans la salle ou bien un cri général d’horreur et de réprobation. La tragédie classique d’Alfieri est, comme la nôtre, une suite de récits avec une action énergique, mais qui se passe dans les coulisses, parce que le spectateur n’aurait pas la force de la voir. En Italie, les grandes péripéties appartiennent au ballet, qui les adoucit par la musique, les voile à demi par la pantomime, et les rend agréables à l’œil sous le satin blanc, les toques de velours et les paillettes. Ces précautions une fois prises, le spectateur étant assuré contre l’excès d’émotion, les acteurs peuvent donner librement carrière à l’emphase et à l’exagération. L’artiste italien nage heureux dans le ballet comme le poisson dans l’eau, à cause de la nécessité d’élargir ses mouvements sur l’échelle énorme de la perspective. La cadence de la chorégraphie, au lieu d’être une entrave, ne le met que plus à l’aise.

Il faut voir deux personnages qui doivent se jeter dans les bras l’un de l’autre, se rapprocher en mesure, faire deux pas en arrière, trois en avant, reculer encore, s’avancer de nouveau et s’embrasser enfin à point nommé sur le coup d’archet des violons. Il faut voir, pendant ce temps-là, les cinquante figurants parfaitement alignés, témoigner l’attendrissement ou la joie par des gestes d’un ensemble irréprochable ; tous les yeux levés au ciel, toutes les jambes écartées dans la même posture, toutes les mains à la fois sur tous les cœurs ; ils se remuent comme un seul homme. Le premier jour, vous en riez, car la nature est trop loin de là pour que votre esprit se prête à la convention ; mais bientôt vous vous accoutumez à cette symétrie, qui est un art au fond ; et si un moment pathétique arrive, si l’acteur est bon et la musique touchante , vous finissez par y prendre du plaisir et par distinguer autre chose que du bruit, des grimaces et des gambades.

C’est à Gênes que j’ai fait connaissance avec le ballet italien. Pendant tout le mois de janvier, au théâtre Carlo-Felice, on jouait après le Bélisaire du maestro Donizetti, Floreska ballet-mélodrame à grand tapage, en sorte que j’ai eu le loisir d’apprécier ces deux ouvrages, d’une conception facile. Le ballet est la mort des orchestres. On ne sait pas assez de gré aux pauvres musiciens de se démancher les épaules, ou de souffler leurs poumons dans des tubes, tandis que l’acteur, qui se démène comme un diable, prend un exercice violent, à la vérité, mais salutaire. Quand je vois les trombones éclater en gammes chromatiques, pour nous faire entendre ce que pense un personnage secondaire, qui n’a pas même de panache sur la tète, je soutiens qu’on abuse des instruments et qu’on prodigue les cuivres.

Une autre réforme importante à faire au ballet italien, serait de supprimer les danses d’hommes. À chaque instant, se présentent une trentaine de singes sautant sur leurs talons, s’ entremêlant le sabre à la main, et s’imaginant nous divertir beaucoup, parce qu’ils nous montrent alternativement leur profil droit et gauche. Mais occupons-nous de Floreska. L’héroïne est une jeune dame polonaise, mariée à Edwinski, un fort grand seigneur tout couvert de plumes. Le ciel a béni leur union en leur accordant un petit enfant blond admirablement frisé, véritable chérubin, destiné à d’étranges vicissitudes. Au premier acte, on danse ; des feux de bivouac annoncent que tout à l’heure on se battra. En effet, le cruel Zamoski, autre seigneur, ennemi des jeunes époux, s’avance avec ses troupes. On court aux armes ; on va chercher des sabres très-recourbés, et on danse un dernier pas avant de livrer bataille, tandis que Floreska et son mari se font de tendres adieux. Le signal du combat est donné ; la mêlée s’engage ; Zamoski est mis en fuite, mais la pauvre Floreska, tombée dans une embuscade, est emmenée avec son enfant. Le mari, au désespoir, veut se tuer d’abord, puis il change d’idée et court après les ravisseurs.

Au second acte, nous sommes dans le château de Zamoski, homme de six pieds, œil flamboyant, longue barbe, pantalon collant d’un rouge féroce. Aussitôt que ce tyran peu délicat aperçoit sa belle prisonnière, il se donne de grands coups de poing à s’enfoncer la poitrine, pour exprimer qu’il devient subitement amoureux d’elle ; il passe neuf fois la main dans ses cheveux pour faire entendre que sa raison s’égare ; puis il arpente la scène d’une vitesse incroyable, en décrivant autour de la dame des cercles de plus en plus étroits. Vainement Floreska se jette à ses genoux, il lui répond par un grincement de dents. Elle lui oppose son enfant, il saisit l’enfant, le lance à son confident, qui le jette à un autre soldat, et en une seconde le pauvre chérubin va rebondir de main en main jusqu’au fond du théâtre. Le tyran s’irrite de l’opposition. Bientôt il n’a plus d’humain que ses gants blancs, et l’héroïne va être dévorée, lorsque la mère de Zamoski paraît et prend l’infortunée sous sa protection. Cet incident n’arrête que pour un instant la violence de ce forcené. Il témoigne son hésitation et sa contrariété par l’écart prodigieux de ses jambes, puis il fait vingt-sept fois le tour du théâtre en moins d’une minute et revient décidé à passer outre. Alors sa mère, dans l’intention de lui dire : « Tue-moi plutôt que de consommer ton crime, » le prie de tirer son poignard ; lui prend la main armée entre les siennes , et dirigeant la pointe du poignard sur son propre cœur, elle pousse et retire l’instrument dix fois de suite, et ils se balancent ainsi tous deux comme des pagodes de porcelaine. L’amour triomphe encore dans l’âme du tyran, et la mère, poussée à bout, lève ses deux bras en l’air ; un coup de tamtam part de l’orchestre : c’est la malédiction maternelle. Zamoski épouvanté s’allonge comme un serpent ; ses mains atteignent la coulisse et ses pieds sont au milieu de la scène. Floreska, provisoirement sauvée, tombe évanouie par terre. Sur ces entrefaites, un messager arrive : c’est Edwinski déguisé ; il ne peut plus dissimuler en voyant son épouse sans mouvement ; il se jette sur elle ; on le reconnaît ; on l’enchaîne, et le voilà dans le fond d’un cachot.

Par un antique usage, le dénoûment d’un ballet doit courir la poste. Tout va très-vite au troisième acte. Edwinski reçoit dans sa prison une visite de sa femme et de son enfant, introduits par la vieille mère qui les protège. Cette bonne dame a une double clef de la cellule du prisonnier ; elle lui ouvre la porte et il peut embrasser tout ce qu’il aime. Cependant Zamoski entre précipitamment, il cherche sa victime. Sa mère l’enferme dans la cellule, et on s’enfuit. Le décor change subitement. Edwinski, coiffé d’un panache gigantesque, livre un nouveau combat. On s’attaque le plus vite qu’on peut, le tyran est tué en un clin d’œil ; on se retrouve rapidement, on s’embrasse au galop, on se caresse à franc étrier, on se réjouit à bride abattue, on danse à toutes jambes, on se félicite avec impétuosité, on remercie le ciel à tire-d’aile, l’orchestre précipite la mesure, frappe brusquement l’accord final, et la toile tombe comme la foudre. Tel est le ballet italien.

On croira sans peine que plus tard j’ai dû voir d’autres ballets plus beaux, plus animés encore que celui-ci. La vivacité napolitaine mène ces spectacles avec bien plus de feu qu’on ne saurait le faire à Gênes ; mais j’étais à mon début, et jamais aucune autre caverne, jamais aucuns brigands, ni héroïnes de satin blanc, ni petits enfants frisés, ni tyrans peu délicats, ne m’ont fait autant d’impression que ceux de Floreska. Je puis me flatter d’avoir été, à la première représentation de ce ballet, le spectateur le plus neuf et le moins blasé de toute la salle. Par la suite, étant habitué au climat, nourri de macaroni et rafraîchi par l’eau à la neige et la limonade, je perdis ce sentiment du ridicule qu’on respire avec notre brouillard humorique ; le tyran m’effraya, l’héroïne m’intéressa ; l’enfant me fit sourire, et je ne pénétrai plus dans les cavernes qu’avec un movimento di orrore et tutto tremente du paura ; c’est pourquoi, ne voulant plus revenir sur ce sujet, j’ai parlé du ballet de Gênes de préférence à tous les autres.

L’habitude a tant de puissance, et on s’attache si vite par mille petits liens aux villes de l’Italie, que je ne voyais plus de raisons pour jamais sortir de Gênes. J’y serais encore, si trois jours d’une pluie fine et froide ne fussent venus interrompre le printemps dont nous jouissions et me forcer à réfléchir. Je me rappelai qu’on pouvait trouver vers le sud un climat bien plus doux. De ma fenêtre je voyais les bateaux à vapeur lancer fièrement dans les airs leurs panaches de fumée. Le magnifique bateau toscan le Leopoldo venait d’arriver de Marseille. Je retins une place pour Naples, et je pensai avec satisfaction que dans trois jours je serais sous le quarantième degré, à deux pas de la Sicile, à quatre des côtes d’Afrique.

Si signore, me dit le buraliste de l’uffizio, veder Napoli e poi morir.

— Merci, répondis-je ; voir Naples, j’en suis d’avis ; mais je n’ai pas envie de mourir aussitôt après.

L’homme de bonne humeur en Italie trouve tout le monde en train de badiner. On me pria d’envoyer tout de suite ma roba au bureau. Roba est un des trois ou quatre mots avec lesquels on peut faire le tour de l’Italie. Dans le cas présent il voulait dire bagages ; mais on s’en sert pour tout exprimer. Si votre malle est roba, le linge qu’elle renferme est aussi roba, et l’habit que vous portez ne l’est pas moins. Une maison délabrée s’appelle une mauvaise roba ; un chemin escarpé, au dire de votre guide, est roba de montagne, un poisson roba de mer, l’Italie roba de l’Europe. Il y a encore le mot legno, avec lequel on peut aller loin. Vous voulez un carrosse ; vous dites qu’on aille vous chercher un legno. Au marinier vous demandez un legno, et il fait avancer sa barque. Une table vous gêne, et vous dites au domestique d’ôter ce legno. La porte est ouverte, vous ordonnez qu’on ferme le legno. On ne saurait pas en dire si long en France avec les mots affaires et bois. L’indolence et le sans-façon des bonnes gens du Midi se reconnaît jusque dans leur langage. Ma roba étant préparée d’avance, je l’envoyai sur le Leopoldo. À six heures du soir, le bateau gagna le large, et, saluant avec un soupir le bel amphithéâtre où Gênes est assise, je forçai le passager qui se trouvait près de moi à convenir que cette ville est une charmante roba : à quoi l’étranger répondit que Naples est une roba plus séduisante encore, et que le legno qui nous y portait passait pour la meilleure roba de la Méditerranée.