Course en voiturin/I/08

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Victor Magen (Tome 1p. 141-165).


VIII


les rues de naples. — les vers et les
chansons.


Après Londres et Paris, Naples est la ville la plus peuplée de l’Europe. On y compte près de cinq cent mille habitants qui, pour les cris et le tumulte, valent bien deux millions d’hommes. Si tous les mouvements des Napolitains avaient un but, il ne leur faudrait plus que le point d’appui demandé par Archimède pour soulever le globe terrestre. En revenant d’une promenade en barque, vous entendez à un mille de distance le mélange des bruits de la ville, comme les rumeurs d’un volcan prêt à éclater. Du haut de la Chartreuse de San-Martino, où les bons moines jouissent du coup d’œil le plus beau qui soit au monde, le panorama de Naples vous offre l’apparence d’une ville en révolution, tant les cris sont aigus, tant les gens courent et s’agitent sur les places et dans les rues !

Toutes les capitales se divisent en deux villes distinctes, celle de la bonne compagnie, et celle du peuple. L’une est belle, mais rétrécie, et se connaît à fond dès le premier jour ; l’autre, moins propre et moins agréable avoir, est souvent plus curieuse et plus intéressante. Pour certaines gens, Paris se réduit à une fraction des boulevards ; de même Naples n’existe pour le beau monde que dans le Tolède , au bout de la Villa-Reale. C’est dans ce jardin, situé au bord de la mer, qu’on se repose par un peu de calme et de silence ; partout ailleurs le vacarme est prodigieux. En entrant dans Tolède, vous ne voyez que des bouches ouvertes, des yeux animés, des chevaux au galop. On est toujours pressé. On court de toutes ses forces pour aller prendre une glace, pour demander le journal, et lire la feuille des arrivées et départs, pour regarder les affiches de théâtre, pour mettre un terne à la loterie qui ne sera tirée que samedi prochain. On a raison ; la vie est courte, le temps précieux, et le plaisir trop rare. Les fiacres, qui ne sont pas assujettis comme chez nous à des stations, circulent partout à vide, et vous persécutent de leurs offres de services. Le passant qui prend une de ces calèches errantes s’y élance d’un bond, comme si l’ennemi le poursuivait. Le cocher fouette,et se dépêche de mener son homme pour en chercher un autre. Les pauvres chevaux jouent des jambes sans rien comprendre à cette fureur d’aller vite. La dalle résonne comme le tonnerre. Les charrettes elles-mêmes vont à bride abattue, comme si la paille qu’elles portent devait sauver la vie à quelqu’un. Tolède n’a point de trottoirs, et le cocher, une fois qu’il a mis sa conscience à l’aise en disant : guarda ! pousse en avant sans rien écouter, pressant contre la muraille des groupes de quinze personnes, ou renversant les chaises des bonnes gens qui prennent le frais et qui de leur côté voudraient occuper la rue entière. Au milieu de ce mouvement, tout s’arrange pour le mieux ; les cochers sont habiles, et il arrive peu d’accidents. L’aquajolo, sur son reposoir de bois, la tête encadrée au milieu des chapelets de citrons, débite à grands cris son eau à la neige et sa limonade. Le pêcheur, qui a passé la nuit sur la mer, le trident à la main, vocifère encore le jour pour vendre quelques poissons. Un marchand d’allumettes fait plus de bruit que si sa pacotille valait de l’or. Que de peines pour gagner de quoi traîner sa vie jusqu’à demain ? Et quand on s’est épuisé, quelle récompense trouve-t-on ? Un morceau de pain, un verre d’eau, et la misère de la veille, fidèle à son poste ; mais on rit, on chante et on dort bien.

Une foule de pauvres diables, toujours aux aguets, prennent feu aussitôt qu’ils entrevoient la chance d’un gain chétif, cette chance fût-elle dénuée de toute probabilité. Un de mes amis achetait, chez un marchand de vieilleries, un poignard rouillé. En sortant de la boutique, son emplette à la main, il est abordé par un homme pétulant qui lui propose toutes sortes d’armes, des casques, des cuirasses, des hallebardes, en le suppliant de l’accompagner jusqu’au magasin où sont ces merveilles. Le signor français a beau assurer qu’il ne veut plus rien ; que, s’il en avait eu besoin, il aurait trouvé précisément des hallebardes à côté de son vieux poignard ; le courtier improvisé poursuit son discours avec une volubilité croissante. Enfin, voyant que son acheteur se dirige par hasard du côté du magasin d’armes, il le devance et court de toutes ses jambes. À cinquante pas de là, le Français aperçoit, en haut d’une maison, son courtier allongeant la moitié du corps en dehors d’une lucarne, le casque en tête, des épées et des dagues dans chaque main, frappant ces ferrailles entre elles, et criant comme un aigle. L’étranger passe avec un sang-froid désolant ; ainsi s’envole l’espoir d’un petit bénéfice !

La Villa-Reale est le domaine des enfants et du monde élégant. On y voit le matin les nourrices à larges tailles, avec leurs corsages garnis de clinquant, insignes respectables de leurs fonctions, dont elles sont très-fières. Celles de Procida ou d’Amalfi ont de belles figures. Le soir, les dames arrivent au jardin, et dans l’été, la musique militaire, qui est excellente, vient jouer sous les arbres les meilleurs morceaux de l’opéra en vogue.

Au delà de la promenade publique, en suivant le bord de la mer, vous passez devant la petite église de Piedigrotta, située au pied de la magnifique grotte de Pausilippe, et vous tombez au milieu d’une population de pêcheurs et de barcaroles. Tous les visages d’hommes y sont marqués d’un cachet antique. La misère n’a fait que les fortifier et les endurcir, et ils la supportent avec majesté. Leurs formes sont athlétiques ; on peut les admirer à son aise, car ces Hercules marins s’habillent volontiers comme Cincinnatus à la charrue. Celui qui n’a sur son épaule nue qu’un bout de corde, une lanière de cuir ou un brin de filet, se pose encore comme s’il n’avait pas perdu l’habitude de se draper dans la toge romaine. Quelques-uns prennent des noms historiques : Vespasien, Titus, Asdrubal, Tibère même, auquel ils ajoutent une lettre pour en faire le mot plus sonore de Timberio. En les voyant groupés au soleil, ou étendus sur leurs barques, avec des physionomies calmes et résolues, vous les sentez plus forts que leur destin, et l’idée ne vous viendrait pas de les plaindre ; mais si vous allez par là un jour de pluie, lorsqu’ils s’enveloppent comme ils peuvent de leurs fragments d’habits, de leurs cabans roussis par l’âge et le sel de la mer, la noblesse de ces figures luttant contre les injures du sort vous fera saigner le cœur. Ce dut être à Chiaja que le généreux saint Martin, n’ayant plus d’argent à donner, partagea son manteau avec un lazzarone. C’est à cet endroit que le grand M. de Guise, échappant à la flotte espagnole, dans une barquette, vint aborder après la mort de Masaniello, et que les pêcheurs, le prenant sur leurs épaules, le portèrent en triomphe au palais ducal. C’est de là aussi que partit cette population terrible qui faillit, sans armes et sans discipline, arrêter les troupes victorieuses de la république aux portes de la ville. Les femmes sont moins belles que leurs maris ; mais elles ont, comme on dit, de la race. Elles se querellent comme des démons, et s’arrachent les cheveux entre elles. Il faut croire que, dans le ménage, ce sont elles qui fournissent aux enfants les passions, tandis que le mari transmet à son fils la beauté du corps.

Vous ne connaîtrez pas encore Naples, si vous ne sortez pas de ces quartiers, qui se présentent les premiers devant vous. Laissez Tolède et la rivière de Chiaja, pour vous enfoncer dans le vieux Naples. Entre la place du Castello et la poste aux lettres, tournez par une rue malpropre et encombrée : c’est là que vous attend le spectacle de la vieille ville dans toute son originalité. La foule est toujours compacte, comme dans un marché perpétuel. L’homme du peuple y passe au rôle de consommateur et de chaland. Que d’occasions de dépense on offre aux quatre baïocs qui dorment dans la poche de son caleçon ! Des bretelles étalées à côté d’un poisson, des légumes avec des bonnets de laine, des souliers et de la viande. La cuisine volante fume auprès du ruisseau. L’odeur de la friture aiguise l’appétit. Gamache est devenu lazzarone , et on célèbre ses noces. C’est un pêle-mêle incroyable de victuailles, de friperie, de chaussures, de fromages et d’oranges.

Pour le bruit et l’agitation, le vieux Naples surpasse de beaucoup le reste de la ville. Le marchand qui s’adresse aux baïocs de l’homme du peuple se remue plus que celui qui vise aux piastres des cuisiniers et des intendants. Le rôtisseur suspend ses pièces de viande à une longue perche dont il entrave la circulation pour mieux vous les faire voir ; il vous les mettrait dans les yeux s’il pouvait. Au milieu de cette fourmilière, les habitants des mansardes, pour s’épargner la peine de descendre dans la rue, font leurs emplettes par la fenêtre, en laissant glisser du quatrième étage un panier attaché au bout d’une corde. Vous pouvez deviner quels cris sont nécessaires à cette distance, pour le choix du morceau et le débat du prix, par-dessus le vacarme de la rue. Des réunions de femmes assises en cercle procèdent à leur toilette en plein air comme dans un boudoir. Elles se coiffent réciproquement, s’habillent et lacent leurs corsets. Celles-ci sont les plus soigneuses, car il y en a d’autres qui vivent dans un abandon sauvage. On aperçoit parmi ces figures peu séduisantes quelques brunettes de quinze ans dont la beauté surmonte encore le triste milieu où elle se débat. Le type de la jeune fille du peuple est de moyenne taille, robuste, basané, l’œil bien enchâssé, le regard en dessous, le front un peu bas, la voix forte, la physionomie revêche, les cheveux longs et épais, dans un désordre tel que le peigne n’y pourra jamais pénétrer. L’usage extérieur de l’eau est inconnu. Craignez cette petite Napolitaine rétive et volontaire, dangereuse pour celui qu’elle aime, et impitoyable pour l’amant dédaigné. Il faut être Napolitain pour venir à bout de la dompter ou pour garder son repos en s’éloignant d’elle, et vous la retrouverez ailleurs que dans les rues du vieux Naples. Ce n’est pas là que sa rencontre est périlleuse. Le lazzarone qui lui prend le menton en passant et qui l’agace en se moquant d’elle sait la manière de se faire aimer ; cependant il est quelquefois victime lui-même. Il y avait jadis à Naples un juge d’instruction qui ne manquait jamais, en arrivant sur le théâtre d’un crime ou d’un malheur, d’adresser aux témoins cette question : « Où est la femme ? — Quelle femme ? lui répondait-on. — La femme qui est cause de l’événement. » Et toujours on lui désignait celle qui avait causé la catastrophe. Ce juge-là en savait long.

Les empereurs et les grands seigneurs romains, en choisissant le pays de Naples pour y établir leurs lieux de délices, ont transmis aux gens qui leur ont succédé un vague besoin d’ornements et de luxe. Des galetas sont embellis par des fresques ; les charrettes sont peintes, les mulets couverts d’oripeaux, de plumes et de grelots. Un vieux harnais raccommodé avec des ficelles étale encore un reste de galons et de clous en cuivre. Les bureaux de loterie sont éclairés comme des chapelles ardentes, et la Madone, entourée de cierges, placée au fond de l’établissement, abaisse ses regards mélancoliques sur les pauvres joueurs qui viennent jeter leur argent dans ce précipice. Des marchands d’oranges brûlent jusqu’à vingt-quatre chandelles, et enjolivent comme ils peuvent leur boutique avec de la verdure et des banderoles en papier. Le dimanche, les filles de Baïa, qui ne possèdent qu’un méchant jupon, se couronnent de pampres ou de laurier-rose pour aller à la danse ; elles se font des colliers et des bracelets avec de petites pierres de mosaïque ou des graines d’arbres, et tout cela est arrangé avec goût. On s’étonne dans le Nord que les femmes italiennes ne sachent pas s’habiller à la mode de France. C’est qu’elles ont le sentiment de la vraie beauté, dont les règles sont fixes et non pas livrées au caprice de la mode. Pourquoi telle forme de chapeau évasée, qui était belle l’année dernière, devient-elle affreuse cette année, où il faut les porter étroites ? Si l’une prend l’avantage sur l’autre, ou le perd, c’est par une dépravation du goût, puisque ni l’une ni l’autre ne sont belles. La beauté italienne repose sur des bases solides ; elle peut se transporter sur une toile ou se mouler en bronze, tandis que l’artiste se consume et finit par échouer devant la beauté rétrécie du Nord et ses ornements de convention. Donnez une serviette à une fillette d’Ischia, elle saura l’arranger sur sa tête, et en fera un turban plein de grâce, sans avoir besoin de miroir et tout en marchant dans la rue. Expliquez-lui comme quoi une pèlerine vaut mieux qu’un crispin, qui l’an passé valait mieux qu’une pèlerine : elle n’y comprendra rien, et se mettra à rire.

Deux heures avant l’Angélus, au moment où le soleil a perdu un peu de sa force, quittez le vieux Naples pour aller sur le môle qui s’avance au milieu de la mer, entre le port et la rade. Vous trouvez là les rinaldi, déclamateurs de vers qui ont emprunté leur nom à l’histoire de Renaud chez Armide, morceau favori des Napolitains. Plusieurs rinaldi viennent s’établir sur le môle, et parmi eux il y a du choix. Les uns, qui ne récitent pas bien, parlent devant des enfants ou même dans un désert complet ; d’autres, plus versés dans leur art, sont en grande faveur. Toutes sortes de gens s’assemblent en cercle pour les entendre : des femmes, des douaniers, des soldats, des matelots et des pêcheurs, les uns assis sur des pierres, les autres couchés sur le flanc, le coude appuyé par terre, dans des poses pittoresques ou élégantes, les regards fixés sur l’orateur avec l’air du recueillement et de l’attention. C’est un tableau en permanence et tout composé qui attend un Léopold Robert. Toujours il s’agit de héros malheureux ou vainqueurs, d’enchantements et d’amours, de grands traits d’audace, de générosité ou de courage. La vertu peut mourir ; sa récompense l’attend dans le ciel ; mais le crime et le vice ne doivent point finir heureusement. Jamais un mauvais sentiment ni une action infâme ne peuvent se produire, si elles ne sont accompagnées de malédictions et d’infortunes. Le public, tout humain et par conséquent tout imparfait qu’il est, apporte à la séance une imagination pure et un cœur honnête. Si un parleur s’avisait de flatter les mauvais penchants de l’auditoire, il s’exposerait à être lapidé, car le peuple napolitain a un instinct naturel des règles de l’art. Son goût dominant est le merveilleux, l’héroïque, les poèmes soutenus par un débit harmonieux. Le manque d’éducation le fait ressembler à un enfant, mais à un enfant plein d’intelligence. Il écoute pour la dixième fois la même histoire avec autant de plaisir que le premier jour, et probablement, si le déclamateur changeait un passage ou manquait de mémoire, il serait repris ou soufflé par le public. Combien de fois Renaud est-il resté enlacé par les séductions d’Armide ! On sait bien qu’il doit finir par briser ses chaînes ; cependant, lorsque le rinaldo interrompt le discours, et déclare qu’il ne délivrera point le chevalier si on ne se cotise pour fournir une somme de quelques grani, on fouille dans sa poche, et on en tire ce qu’on peut, afin que le charme soit détruit et la terre sainte délivrée des infidèles.

Quand le rinaldo puise son sujet dans l’Arioste, la folie de Roland excite de grandes sympathies. On palpite d’émotion et d’intérêt en voyant l’homme généreux égaré jusqu’à la fureur par une passion. Assurément le Napolitain qui a fait un mauvais coup songe à Roland, et se demande si quelque enchanteur n’a pas mis sa raison dans une fiole. Lorsque le génie du poëte s’endort pour un instant, comme autrefois celui d’Homère, l’auditoire patient attend avec docilité le moment du réveil, et son imagination se repose volontiers pour laisser l’oreille jouir de la cascade des mots mélodieux. Peut-être, si on le prenait encore ému par le récit d’un trait sublime pour lui demander une belle action ou un sacrifice, le trouverait-on disposé à imiter un des grands personnages du Tasse, car il y a du caractère napolitain dans le buon Tancredi. La prédilection du lazzarone pour le seizième chant de la Jérusalem délivrée pourrait faire douter de la bonne foi qu’il met à se prêter aux vues du poëte. Le plaisir qu’il goûte à entrer dans les jardins enchantés, à en savourer les délices, et à voir les deux amants se reposer : « elle sur le sein de la prairie, et lui sur le sein de sa maîtresse, » donne à penser qu’il aime trop la faiblesse de Renaud pour souhaiter l’arrivée d’Ubaldo. Cependant, lorsque le libérateur se présente, il y a un mouvement dans l’auditoire, et le sermon de reproches est toujours accueilli avec enthousiasme. Le lazzarone sourit avec dédain quand l’amante irritée s’écrie : « Eh bien ! va-t’en, ingrat… Je te tourmenterai autant que je t’aimai. » Le public du Nord sait siffler un mauvais ouvrage ; celui de Naples sait bien mieux jouir d’un chef-d’œuvre.

C’est surtout par la musique qu’on sent à quel point le Napolitain est artiste et heureusement doué. Le dernier paysan chante avec goût, place une partie de tierce, de quinte ou de basse, sur un motif qu’il entend pour la première fois, et convertit ainsi un air en quatuor. Si quelque grande scène de la nature fait vibrer en lui une corde poétique, la sensation se traduit aussitôt par une idée musicale. En revenant d’une fête de village, un Napolitain exprime le plaisir de la journée en improvisant les paroles et la musique d’une chanson qui est le lendemain dans toutes les bouches, si elle a du mérite. Quoi de plus charmant que la fête de Saint-Cloud, et à qui a-t-elle inspiré autre chose qu’un feuilleton de journal ? N’oublions pas cependant de revendiquer en l’honneur de la France le talent de M. G. Cottrau, établi depuis longtemps à Naples, et qui a composé plusieurs de ces petits morceaux que le peuple sait par cœur.

Dans ce moment l’Italie entière répète une chansonnette dont l’auteur n’est pas précisément connu. Les uns l’attribuent à M. Cammerano, frère de l’écrivain de libretti ; d’autres m’ont assuré qu’elle était d’un galérien de Castellamare. Les paroles sont en dialecte napolitain, moitié comiques, moitié sentimentales. Le refrain dit : « Te voglio ben' assaïe, e tu non pienzi a me ! — je t’aime passionnément, et tu ne penses pas à moi ! » L’air, quoique simple, suit dans ses petites proportions la marche d’une cavatine. En un instant, tout le monde l’apprit. C’est encore à présent une véritable fureur ; on n’entend plus que cela. Le matin, la servante le chante en travaillant, et toujours avec une belle voix de contralto. Les rameurs qui vous mènent à Capri l’ont arrangée à trois parties et vous en régalent pendant la traversée. Les pêcheurs et les marchands d’huîtres, les bonnes d’enfants sous les arbres de la Villa-Reale, le répètent en même temps. Le piano du premier étage et la guitare du quatrième en font retentir la maison. Tous les sons, proches ou lointains, vous apportent le refrain aux oreilles. Le soir, si vous ouvrez votre fenêtre, la sentinelle du château de l’Œuf berce les ennuis de la faction avec l’air à la mode. Alors vous commencez à votre tour à le chanter, d’abord tout bas, et puis à tue-tête, comme les autres. Vous le fredonnez en allant en voiture ; le cocher l’entonne sur son siège, et le guaglione grimpé par derrière accompagne à la tierce. La manie vous gagne. À la première paire de beaux yeux que vous rencontrez, vous murmurez : Te voglio ben’assaïe. Vous vous figurez vouloir beaucoup de bien à une personne qui ne songe pas à vous ; l’attendrissement s’en mêle, vous vous écriez : E tu non pienzi a me ! et les larmes vous viennent aux yeux.

Il y a un grand nombre de ces chansons populaires dont les auteurs sont inconnus. Elles poussent comme des fleurs sauvages qui répandent un parfum particulier, souvent plus doux que celui des jardins les mieux cultivés. Dans certaine disposition de l’âme, ces modestes plantes vous charment plus que les superbes tulipes du Tasse et même que les roses de Pétrarque. D’ailleurs ces riches fleurs classiques, il faut les aller chercher de parti pris dans le livre où on les conserve, tandis que l’odeur légère de la fleur sauvage vient vous trouver d’elle-même. Elle entrera jusqu’au chevet de votre lit avec le zéphyr du matin ou la brise de mer. Dépêchez-vous de la goûter, car elle sera peut-être morte demain. L’une fait oublier l’autre, et le moment de la floraison une fois passé, vous n’aurez plus le même plaisir à la retrouver dans une collection.

— Mais le pauvre auteur, direz-vous, que fait-il ? où est-il ? Ne lui revient-il donc ni honneur ni profit ?

— Ce qu’il fait, je n’en sais rien. Son pays, c’est peut-être Castellamare ou Sorrente, à moins que ce ne soit Portici. L’idée lui est peut-être venue en pleine mer ou dans les montagnes. De l’honneur et du profit ? il n’y songe pas ; sans cela il se pourrait qu’il n’eût rien fait de bon. Il ignore absolument qu’on peut avec une chanson avoir un nom, une réputation, et gagner de l’argent. Si vous lui en parliez, il vous regarderait de travers comme si vous vouliez lui acheter son ombre, ou bien il rirait en apprenant qu’on peut s’estimer heureux de voir sa pensée gravée et affichée derrière les vitres de M. Bernard Latte. L’air de Te voglio ben assaïe lui aura été inspiré par quelque jeune fille qui ne voulait pas penser à lui, et dont le cœur aura fini par être touché ; c’est là sa gloire et son profit. Il n’a plus besoin de chanter. Attendons à l’année prochaine ; de nouvelles amours amèneront peut-être une autre chanson.

Les Italiens ne montrent pas seulement leur goût pour la musique par les airs populaires. Des hommes du peuple qui assurément n’ont jamais été à San-Garlo savent pourtant les morceaux de l’opéra du moment. Un ouvrier au travail chante la romance de Linda, bat la mesure avec son marteau ou sa pioche, et ne manque pas la fioriture ajoutée par Mme Tadolini. Dans la rue de Tolède, le soupirail d’une cuisine vous envoie la fumée du macaroni mêlée avec un motif de la Somnambule ou de la Lucie. Des domestiques chantent l’air de Casta Diva en filant les sons et sans omettre les points d’orgue. Les blanchisseuses de la fontaine du Vomero chantent le motif de Bell’alma innamorata, précédé du récitatif, en savonnant le linge d’une foule d’étrangers qui ont l’oreille fausse et qui appellent les Napolitains des barbares

Un de mes amis de voyage que j’ai connu intimement à Naples pendant trois jours entiers, et dont j’ai oublié le nom, m’avait invité à venir chez lui manger un risotto. Il demeurait rue Guantaïa. Je trouvai un dîner somptueux au lieu du simple ragoût milanais auquel je m’attendais. La compagnie était composée de trois jeunes gens fort aimables avec qui je me liai fort ce soir-là, et que je n’ai jamais revus ; plus la patronne de la maison, qui était une Palermitaine très-gracieuse, vive comme le salpêtre, et enceinte de huit mois. Le dîner fut gai. On servit d’excellent vin de Sicile, et au dessert on chanta. Tous les convives avaient de la voix, excepté le signor français. Chacun paya son écot musical avec une chanson de son pays, l’une piémontaise, l’autre florentine, la troisième napolitaine. Le tour de la padrona di casa étant arrivé, elle déclara qu’elle voulait chanter un morceau de son compatriote Bellini. La voilà au milieu de la chambre, posée comme une prima donna, et entonnant un récitatif de la Norma. Elle joua et chanta ainsi pendant une heure, passant d’un morceau à l’autre, et s’animant toujours davantage. La voix était vibrante et l’accent passionné. Les décorations manquant à la scène, il fallait figurer un arbre druidique ; là cantatrice me prit impétueusement par la main et m’attira sur son théâtre, où je représentai l’arbre de mon mieux. Cependant, lorsqu’elle vint m’adresser ses chants, gesticuler devant moi et se prosterner à mes pieds, elle avait tant de grâce et de naturel, que je n’y tins plus ; j’abaissai mes rameaux, je la saisis par la tête et je l’embrassai. Elle éclata de rire et s’écria : L'albero si muove ! (l’arbre se remue !) Ainsi finit le spectacle. Ce qui donne tant de charme aux femmes italiennes, c’est leur simplicité, leur ignorance d’elles-mêmes, et une certaine bonhomie accompagnée de décence qui est très-rare dans le Nord. Celui qui repasse brusquement les Alpes et rentre en France tout à coup est frappé de cette arrière-pensée qu’on lit sur tous les jolis visages : « Je suis belle, je le sais ; j’exploite ma beauté à mon seul profit, pour mon seul plaisir, la satisfaction de mon amour propre et ma plus grande gloire. » Ainsi soit-il.