Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/15

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 178-183).


CHAPITRE XV

COMME IL FAUT PRATIQUER LA PAUVRETÉ RÉELLE
DEMEURANT NEANMOINS RÉELLEMENT RICHE


Le peintre Parrhasius peignit le peuple Athénien par une invention fort ingénieuse, le représentant d’un naturel divers et variable : colère, injuste, inconstant, courtois, clément, miséricordieux, hautain, glorieux, humble, bravache et fuyard, et tout cela ensemble ; mais moi, chère Philothée, je voudrais mettre en votre cœur la richesse et la pauvreté tout ensemble, un grand soin et un grand mépris des choses temporelles.

Ayez beaucoup plus de soin de rendre vos biens utiles et fructueux que les mondains n’en ont pas. Dites-moi, les jardiniers des grands princes ne sont-ils pas plus curieux et diligents à cultiver et embellir les jardins qu’ils ont en charge, que s’ils leur appartenaient en propriété ? Mais pourquoi cela ? parce, sans doute, qu’ils considèrent ces jardins-là comme jardins des princes et des rois, auxquels ils désirent de se rendre agréables par ces services-là. Ma Philothée, les possessions que nous avons ne sont pas nôtres : Dieu les nous a données à cultiver et veut que nous les rendions fructueuses et utiles, et partant nous lui faisons service agréable d’en avoir soin.

Mais il faut donc que ce soit un soin plus grand et solide que celui que les mondains ont de leurs biens, car ils ne s’embesognent que pour l’amour d’eux-mêmes, et nous devons travailler pour l’amour de Dieu : or, comme l’amour de soi-même est un amour violent, turbulent, empressé, aussi le soin qu’on a pour lui est plein de trouble, de chagrin, d’inquiétude ; et comme l’amour de Dieu est doux, paisible et tranquille, aussi le soin qui en procède, quoique ce soit pour les biens du monde, est amiable, doux et gracieux. Ayons donc ce soin gracieux de la conservation, voire de l’accroissement de nos biens temporels, lorsque quelque juste occasion s’en présentera et en tant que notre condition le requiert, car Dieu veut que nous fassions ainsi pour son amour.

Mais prenez garde que l’amour-propre ne vous trompe, car quelquefois il contrefait si bien l’amour de Dieu qu’on dirait que c’est lui : or, pour empêcher qu’il ne vous déçoive, et que ce soin des biens temporels ne se convertisse en avarice, outre ce que j’ai dit au chapitre précédent, il nous faut pratiquer bien souvent la pauvreté réelle et effectuelle, emmi toutes les facultés et richesses que Dieu nous a données.

Quittez donc toujours quelque partie de vos moyens en les donnant aux pauvres de bon cœur ; car donner ce qu’on a, c’est s’appauvrir d autant, et plus vous donnerez plus vous vous appauvrirez. Il est vrai que Dieu vous le rendra, non seulement en l’autre monde, mais en cestui-ci, car il n’y a rien qui fasse tant prospérer temporellement que l’aumône ; mais en attendant que Dieu vous le rende, vous serez toujours appauvrie de cela. Oh ! le saint et riche appauvrissement que celui qui se fait par l’aumône !

Aimez les pauvres et la pauvreté, car par cet amour vous deviendrez vraiment pauvre, puisque, omme dit l’Écriture, nous sommes faits comme les choses que nous aimons. L’amour égale les amants : « Qui est infirme, avec lequel je ne sois infirme ? » dit saint Paul. Il pouvait dire : « Qui est pauvre, avec lequel je ne sois pauvre ? » parce que l’amour le faisait être tel que ceux qu’il aimait. Si donc vous aimez les pauvres, vous serez vraiment participante de leur pauvreté, et pauvre comme eux. Or, si vous aimez les pauvres, mettez-vous souvent parmi eux : prenez plaisir à les voir chez vous et à les visiter chez eux ; conversez volontiers avec eux ; soyez bien aise qu’ils vous approchent aux églises, aux rues et ailleurs. Soyez pauvre de langue avec eux, leur parlant comme leur compagne ; mais soyez riche des mains, leur départant de vos biens, comme plus abondante[1].

Voulez-vous faire encore davantage, ma Philothée ? ne vous contentez-pas d’être pauvre comme les pauvres, mais soyez plus pauvre que les pauvres. Et comment cela ? « Le serviteur est moindre que son maître » : rendez-vous donc servante des pauvres ; allez les servir dans leurs lits quand ils sont malades, je dis de vos propres mains ; soyez leur cuisinière, et à vos propres dépens ; soyez leur lingère et blanchisseuse, O ma Philothée, ce service est plus triomphant qu’une royauté.

Je ne puis assez admirer l'ardeur avec laquelle cet avis fut pratiqué par saint Louis, l’un des grands rois que le soleil ait vus, mais je dis grand roi en toute sorte de grandeur. Il servait fort souvent à la table des pauvres qu’il nourrissait, et en faisait venir presque tous les jours trois à la sienne ; et souvent il mangeait les restes de leur potage avec un amour nonpareil. Quand il visitait les hôpitaux des malades (ce qu’il faisait fort souvent), il se mettait ordinairement à servir ceux qui avaient les maux les plus horribles, comme ladres, chancreux et autres semblables, et leur faisait tout son service à tête nue et les genoux à terre, respectant en leur personne le Sauveur du monde, et les chérissant d’un amour aussi tendre qu’une douce mère eut su faire son enfant. Sainte Élisabeth, fille du roi de Hongrie, se mêlait ordinairement avec les pauvres, et pour se récréer s’habillait quelquefois en pauvre femme parmi ses dames, leur disant : « Si j’étais pauvre, je m’habillerais ainsi ». O mon Dieu, chère Philothée, que ce prince et cette princesse étaient pauvres en leurs richesses, et qu’ils étaient riches en leur pauvreté !

« Bienheureux sont ceux qui sont ainsi pauvres, car à eux appartient le Royaume des cieux ». « J’ai eu faim, vous m’avez repu ; j’ai eu froid, vous m’avez revêtu : possédez le royaume qui vous a été préparé dès la constitution du monde », dira le Roi des pauvres et des rois en son grand jugement.

Il n’est celui qui en quelque occasion n’ait quelque manquement et défaut de commodités. Il arrive quelquefois chez nous un hôte que nous voudrions et devrions bien traiter ; il n’y a pas moyen pour l’heure ; on a ses beaux habits en un lieu, on en aurait besoin en un autre où il serait requis de paraître ; il arrive que tous les vins de la cave se poussent et tournent : il n’en reste plus que les mauvais et verts ; on se trouve aux champs dans quelque bicoque, où tout manque : on n’a lit, ni chambre, ni table, ni service. Enfin, il est facile d’avoir souvent besoin de quelque chose, pour riche qu’on soit ; or cela, c’est être pauvre en effet de ce qui nous manque. Philothée, soyez bien aise de ces rencontres, acceptez-les de bon cœur, souffrez-les gaîment.

Quand il vous arrivera des inconvénients qui vous appauvriront ou de beaucoup ou de peu, comme font les tempêtes, les feux, les inondations, les stérilités, les larcins, les procès, oh ! c’est alors la vraie saison de pratiquer la pauvreté, recevant avec douceurs ces diminutlions de facultés, et s’accommodant patiemment et constamment à cet appauvrissement. Esaü se présenta à son père avec ses mains toutes couvertes de poil, et Jacob en fît de même ; mais parce que le poil qui était ès mains de Jacob ne tenait pas à sa peau, ains à ses gants, on lui pouvait ôter son poil sans l’offenser ni écorcher : au contraire, parce que le poil des mains d’Esaü tenait à sa peau, qu’il avait toute velue de son naturel, qui lui eût voulu arracher son poil lui eût bien donné de la douleur : il eût bien crié ; il se fût bien échauffé à la défense. Quand nos moyens nous tiennent au cœur, si la tempête, si le larron, si le chicaneur nous en arrache quelque partie, quelles plaintes, quels troubles, quelles impatiences en avons-nous ! mais quand nos biens ne tiennent qu’au soin que Dieu veut que nous en ayons, et non pas à notre cœur, si on nous les arrache, nous n’en perdrons pourtant pas le sens ni la tranquillité. C’est la différence des bêtes et des hommes quant à leurs robes : car les robes des bêtes tiennent à leur chair, et celles des hommes y sont seulement appliquées, en sorte qu’ils puissent les mettre et ôter quand ils veulent.

  1. Comme ayant plus de richesses.