Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/18

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 188-193).


CHAPITRE XVIII

DES AMOURETTES


Quand ces amitiés folâtres se pratiquent entre gens de divers sexe, et sans prétention du mariage, elles s’appellent amourettes, car n’étant que certains avortons, ou plutôt fantômes d’amitié, elles ne peuvent porter le nom ni d’amitié, ni d’amour, pour leur incomparable vanité et imperfection. Or, par icelles, les cœurs des hommes et des femmes demeurent pris et engagés et entrelacés les uns avec les autres en vaines et folles affections, fondées sur ces frivoles communications et chétifs agréments desquels je viens de parler. Et bien que ces sottes amours vont ordinairement fondre et s’abîmer en des charnalités et lascivetés fort vilaines si est-ce que ce n’est pas le premier dessein de ceux qui les exercent ; autrement ce ne seraient plus amourettes, ains impudicités manifestes. Il se passera même quelquefois plusieurs années sans qu’il arrive, entre ceux qui sont atteints de cette folie, aucune chose qui soit directement contraire à la chasteté du corps, iceux s’arrêtant seulement à détremper leurs cœurs en souhaits, désirs, soupirs, muguetteries et autres telles niaiseries et vanités, et ce pour diverses prétentions.

Les uns n’ont d’autre dessein que d’assouvir leurs cœurs à donner et recevoir de l’amour, suivant en cela leur inclination amoureuse, et ceux-ci ne regardent à rien pour le choix de leurs amours sinon à leur goût et instinct, si qu’à la rencontre d’un sujet agréable, sans examiner l’intérieur ni les déportements d’icelui, ils commenceront cette communication d’amourettes et se fourreront dedans les misérables filets desquels par après ils auront peine de sortir. Les autres se laissent aller à cela par vanité, leur étant avis que ce ne soit pas peu de gloire de prendre et lier les cœurs par amour ; et ceux-ci, faisant leur élection pour la gloire, dressent leurs pièges et tendent leurs toiles en des lieux spécieux, relevés, rares et illustres. Les autres sont portés et par leur inclination amoureuse et par la vanité tout ensemble, car encore qu’ils aient le cœur contourné à l’amour, si ne veulent-ils pourtant pas en prendre qu’avec quelque avantage de gloire.

Ces amitiés sont toutes mauvaises, folles et vaines : mauvaises, d’autant qu’elles aboutissent et se terminent enfin au péché de la chair, et qu’elles dérobent l’amour et par conséquent le cœur à Dieu, à la femme et au mari, à qui il était dû ; folles, parce qu’elles n’ont ni fondement ni raison ; vaines, parce qu’elles ne rendent aucun profit, ni honneur, ni contentement. Au contraire elles perdent le temps, embarrassent l’honneur, sans donner aucun plaisir que celui d’un empressement de prétendre et espérer, sans savoir ce qu’on veut ni qu’on prétend. Car il est toujours avis à ces chétifs et faibles esprits qu’il y a je ne sais quoi à désirer ès témoignages qu’on leur rend de l’amour réciproque, et ne sauraient dire que c’est[1] ; dont leur désir ne peut finir, mais va toujours pressant leur cœur de perpétuelles défiances, jalousies et inquiétudes.

Saint Grégoire Nazianzène, écrivant contre les femmes vaines, dit merveilles sur ce sujet ; en voici une petite pièce qu’il adresse voirement aux femmes, mais bonne encore pour les hommes : « Ta naturelle beauté suffit pour ton mari ; que si elle est pour plusieurs hommes, comme un filet tendu pour une troupe d’oiseaux, qu’en arrivera-t-il ? Celui-là te plaira qui se plaira en ta beauté, tu rendras œillade pour œillade, regard pour regard ; soudain suivront les souris et petits mots d’amour, lâchés à la dérobée pour le commencement, mais bientôt on s’apprivoisera et passera-t-on à la cajolerie manifeste. Garde bien, o ma langue parleuse, de dire ce qui arrivera par après ; si dirai-je néanmoins encore cette vérité : rien de tout ce que les jeunes gens et les femmes disent ou font ensemble en ces folles complaisances n’est exempt de grands aiguillons. Tous les fatras d’amourettes se tiennent l’un à l’autre et s’entresuivent tous, ni plus ni moins qu’un fer tiré par l’aimant en tire plusieurs autres consécutivement ».

Oh ! qu’il dit bien, ce grand évêque : Que pensez-vous faire ? Donner de l’amour, non pas ?[2] Mais personne n’en donne volontairement qui n’en prenne nécessairement ; qui prend est pris en ce jeu. L’herbe aproxis reçoit et conçoit le feu aussitôt qu’elle le voit : nos cœurs en sont de même ; soudain qu’ils voient une âme enflammée d’amour pour eux, ils sont incontinent embrasés pour elle. J’en veux bien prendre, me dira quelqu’un, mais non pas fort avant. Hélas ! vous vous trompez, ce feu d’amour est plus actif et pénétrant qu’il ne vous semble ; vous cuiderez n’en recevoir qu’une étincelle, et vous serez tout étonné de voir qu’en un moment il aura saisi tout votre cœur, réduit en cendre toutes vos résolutions et en fumée votre réputation. Le Sage s’écrie : « Qui aura compassion d’un enchanteur piqué par le serpent ? » Et je m’écrie après lui : « O fols et insensés, cuidez-vous charmer l’amour pour le pouvoir manier à votre gré ? Vous voulez jouer avec lui, il vous piquera et mordra mauvaisement ; et savez-vous ce qu’on en dira ? chacun se moquera de vous et on rira de quoi vous avez voulu enchanter l’amour, et que sur une fausse assurance vous avez voulu mettre dedans votre sein une dangereuse couleuvre, qui vous a gâté et perdu d’âme et d’honneur.

O Dieu, quel aveuglement est celui-ci, de jouer ainsi à crédit, sur des gages si frivoles, la principale pièce de notre âme ! Oui, Philothée, car Dieu ne veut l’homme que pour l’âme, ni l’âme que pour la volonté, ni la volonté que pour l’amour. Hélas ! nous n’avons pas d’amour à beaucoup près de ce que nous avons besoin ? je veux dire, il s’en faut infiniment que nous en ayons assez pour aimer Dieu, et cependant, misérables que nous sommes, nous le prodiguons et épanchons en choses sottes et vaines et frivoles, comme si nous en avions de reste. Ah ! ce grand Dieu qui s’était réservé le seul amour de nos âmes, en reconnaissance de leur création, conservation et rédemption, exigera un compte bien étroit de ces folles déduites que nous en faisons ; que s’il doit faire un examen si exact des paroles oiseuses, qu’est-ce qu’il fera des amitiés oiseuses, impertinentes, folles et pernicieuses ?

Le noyer nuit grandement aux vignes et aux champs esquels il est planté, parce qu’étant si grand, il attire tout le suc de la terre, qui ne peut par après suffire à nourrir le reste des plantes ; ses feuillages sont si touffus qu’ils font un ombrage grand et épais, et enfin il attire les passants à soi, qui, pour abattre son fruit, gâtent et foulent tout autour. Ces amourettes font les mêmes nuisances à l’âme, car elles l’occupent tellement et tirent si puissamment ses mouvements qu’elle ne peut pas après suffire à aucune bonne œuvre ; les feuilles, c’est-à-dire les entretiens, amusements et muguetteries sont si fréquentes qu’elles dissipent tout le loisir ; et enfin elles attirent tant de tentations, distractions, soupçons et autres conséquences, que tout le cœur en est foulé et gâté. Bref, ces amourettes bannissent non seulement l’amour céleste, mais encore la crainte de Dieu, énervent l’esprit, affaiblissent la réputation : c’est, en un mot, le jouet des cours, mais la peste des cœurs.

  1. Ce que c’est.
  2. N’est-ce pas.