Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/37

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 254-257).


CHAPITRE XXXVII

DES DÉSIRS


Chacun sait qu’il se faut garder des désirs des choses vicieuses, car le désir du mal nous rend mauvais. Mais je vous dis de plus, ma Philothée : ne désirez point les choses qui sont dangereuses à l’âme, comme sont les bals, les jeux et tels autres passe-temps ; ni les honneurs et charges, ni les visions et extases, car il y a beaucoup de péril, de vanité et de tromperie en telles choses. Ne désirez pas les choses fort éloignées, c’est-à-dire qui ne peuvent arriver de longtemps, comme font plusieurs, qui par ce moyen lassent et dissipent leurs cœurs inutilement, et se mettent en danger de grande inquiétude. Si un jeune homme désire fort d’être pourvu de quelque office, avant que le temps soit venu, de quoi, je vous prie, lui sert ce désir ? Si une femme mariée désire d’être religieuse, à quel propos ? Si je désire d’acheter le bien de mon voisin, avant qu’il soit prêt à le vendre, ne perds-je pas mon temps en ce désir ? Si étant malade, je désire prêcher ou dire la sainte messe, visiter les autres malades, et faire les exercices de ceux qui sont en santé, ces désirs ne sont-ils pas vains, puisqu’on ce temps-là il n’est pas en mon pouvoir de les effectuer ? Et cependant ces désirs inutiles occupent la place des autres que je devrais avoir : d’être bien patient, bien résigné, bien mortifié, bien obéissant et bien doux en mes souffrances, qui est ce que Dieu veut que je pratique pour lors. Mais nous faisons ordinairement des désirs des femmes grosses, qui veulent des cerises fraîches en l’automne et des raisins frais au printemps.

Je n’approuve nullement qu’une personne attachée à quelque devoir ou vacation, s’amuse à désirer une autre sorte de vie, que celle qui est convenable à son devoir, ni des exercices incompatibles à sa condition présente ; car cela dissipe le cœur et l’alanguit ès exercices nécessaires. Si je désire la solitude des chartreux, je perds mon temps, et ce désir tient la place de celui que je dois avoir, de me bien employer à mon office présent. Non, je ne voudrais pas mêmement que l’on désirât d’avoir meilleur esprit ni meilleur jugement, car ces désirs sont frivoles et tiennent la place de celui que chacun doit avoir, de cultiver le sien, tel qu’il est ; ni que l’on désire les moyens de servir Dieu que l’on n’a pas, mais que l’on emploie fidèlement ceux qu’on a. Or, cela s’entend des désirs qui amusent le cœur ; car quant aux simples souhaits, ils ne font nulle nuisance, pourvu qu’ils ne soient pas fréquents.

Ne désirez pas les croix, sinon à mesure que vous aurez bien supporté celles qui se seront présentées ; car c’est un abus de désirer le martyre et n’avoir pas le courage de supporter une injure. L’ennemi nous procure souvent des grands désirs, pour des objets absents et qui ne se présenteront jamais, afin de divertir notre esprit des objets présents èsquels, pour petits qu’ils soient, nous pourrions faire grand profit. Nous combattons les monstres d’Afrique en imagination, et nous nous laissons tuer en effet aux menus serpents qui sont en notre chemin, à faute d’attention. Ne désirez point les tentations, car ce serait témérité ; mais employez votre cœur à les attendre courageusement, et à vous en défendre quand elle arriveront.

La variété des viandes (si principalement la quantité en est grande) charge toujours l’estomac, et s’il est faible, elle le ruine : ne remplissez pas votre âme de beaucoup de désirs, ni mondains : car ceux-là vous gâteraient du tout, ni même spirituels : car ils vous embarrasseraient. Quand notre âme est purgée, se sentant déchargée de mauvaises humeurs, elle a un appétit fort grand des choses spirituelles ; et, comme tout affamée, elle se met à désirer mille sortes d’exercices de piété, de mortification, de pénitence, d’humilité, de charité, d’oraison. C’est bon signe, ma Philothée, d’avoir ainsi bon appétit ; mais regardez si vous pourrez bien digérer tout ce que vous voulez manger. Choisissez donc, par l’avis de votre père spirituel, entre tant de désirs, ceux qui peuvent être pratiqués et exécutés maintenant ; ceux-là, faites-les bien valoir : cela fait, Dieu vous en enverra d’autres, lesquels aussi en leurs saisons vous pratiquerez, et ainsi vous ne perdrez pas le temps en désirs inutiles. Je ne dis pas qu’il faille perdre aucune sorte de bons désirs, mais je dis qu’il les faut produire par ordre ; et ceux qui ne peuvent être effectués présentement, il les faut serrer en quelque coin du cœur, jusques à ce que leur temps soit venu, et cependant effectuer ceux qui sont mûrs et de saison ; ce que je ne dis pas seulement pour les spirituels, mais pour les mondains : sans cela nous ne saurions vivre qu’avec inquiétude et empressement.