Crime de village (Recueil)/Texte entier

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Crime de village (Recueil)
Débuts littéraires (1883-1890)François Bernouard1 (p. 83-166).







Crime de Village




Mon cher Papa,

Laisse-moi t’offrir ces quelques pages de collégien manuscrites depuis si longtemps, imprimées enfin pour toi seul.

Surtout, ne les montre à personne. Seul tu peux, comme papa et comme camarade, avoir le courage de les lire et de les trouver passables.

Bien à toi.

RENARD.



Crime de Village



I


La nuit était venue doucement, et le père Rollet, les bras croisés, en manches de chemise, en gilet bleu passé à larges poches, fumait sa pipe courte et noire sur un petit banc de bois qu’il avait cloué sous l’unique fenêtre de sa chaumière.

Il ne pensait pas à grand chose et écoutait la voix de crécelle des rainettes qui chantaient dans les buissons d’alentour et troublaient seules le grand silence. Du fumier qu’il avait enclos devant sa porte entre quatre petits murs de pierres sèches, il lui venait un air tout chargé d’odeurs chaudes.

Au milieu, se dressait un saule mince et maigre, aux feuilles fines comme des lances, dont quelques-unes, desséchées, tourbillonnaient à peine retenues par un fil.

Il était drôlement venu, ce saule : un vieux pieu qu’on avait autrefois planté là et qui avait soudain bourgeonné, fait des branches, à la grande surprise de tous, grâce à l’humidité du sol trempé de sucs.

De temps en temps, le père Rollet faisait glisser sa pipe à l’un des coins de sa bouche, tournait la tête vers la fenêtre et répondait par des phrases brèves et ménagées aux questions de sa femme qui mangeait, à l’intérieur, une assiette sur ses genoux, sans lumière, avec un grand bruit de mâchoires. Ils parlaient peu, mettant de longs intervalles entre leurs phrases, comme pour examiner à leur aise la portée de chacune.

Il s’agissait d’une vache que le père Collard leur marchandait. Eux, voulaient la vendre six cents francs, lui, n’en donnait que cinq cents, à cause qu’elle gambillait un peu d’une des pattes de derrière. L’entente n’arrivait pas, chacun y mettant l’obstination pointilleuse de paysans endurcis qui font peu d’affaires, mais les font bien.

— Faudra céder pour la moitié, dit la femme.

L’homme répondit :

— Faudra voir.

En ce moment, il distingua au loin une ombre, puis une autre plus petite, qui se détachaient des ténèbres épaisses.

— C’est vous, Collard ?

Une voix cria :

— C’est nous.

Le père Collard avait des sabots blancs à peine équarris, une casquette en peau de loutre, un manche de fouet sans fouet à la main, l’air finaud et avare.

La mère Collard, courte et bavarde, portait un grand cabas toujours plein qui ne la quittait pas dans ses plus petites courses et qui lui battait lourdement les flancs.

Le père Rollet les fit entrer.

— Eh ! ben, êtes-vous décidé ?

Pour sûr que non, qu’il ne l’était pas, décidé. Il devait en démordre ; sans ça, rien.

La mère Rollet alluma une bougie toute neuve dans un lourd chandelier de fer, et Ton s’assit, les femmes sur le rebord en briques de la cheminée, les hommes sur l’arche au pain frottée et luisante, les mains sur les genoux.

On causa d’abord de choses et d’autres ; puis, au bout d’un assez long silence que scandait pesamment le tic-tac de la vieille horloge, les deux hommes reprirent leur débat à propos de la vache.

Ils parlotèrent longuement sans parvenir à se convaincre. Tous les deux donnaient obstinément leurs raisons et ne s’écoutaient ni l’un ni l’autre.

Les femmes demeuraient silencieuses, très intéressées, les yeux fixés sur eux et le menton dans le creux des mains.

Rollet proposa :

— Si on allait à l’auberge ? Ça irait peut-être mieux.

Collard accepta. Ils sortirent. Les femmes leur crièrent de ne pas reéter trop longtemps, la Collard plus fort que l’autre, parce qu’ils demeuraient tout au bout du village. Elles restèrent seules.



II


Elles se contèrent tous les commérages du jour, passèrent en revue les voisins, les parents, sans excepter leurs maris qu’elles s’enviaient réciproquement, par politesse.

— On pourrait s’arranger, dit la Rollet.

Et cette idée inattendue, qu’elles n’auraient qu’à demander pour avoir un autre homme nouveau, tout neuf, partout, dans leur lit, sur leur dos, les agita d’un rire inextinguible, qu’elles savouraient en larmes. Elles revenaient sans cesse à ce sujet et, quand elles l’eurent épuisé, la conversation languit.

Il y eut une pause, coupée de petits hoquets intermittents, quand l’une d’elles trouvait plus drôle cette idée usée qui achevait de se dérouler en son esprit comme l’écho continue la voix. Puis, rien.

La bougie pâle les éclairait faiblement, posant ça et là un reflet capricieux sur le poli des meubles ou le brillant des carreaux rouges.

Les deux femmes courbaient la tête presque entre leurs genoux, absorbées.

La Rollet dit tout à coup :

— Vous vous ennuyez, pas vrai ?

La Collard protesta ; mais, comme elle regardait à chaque instant du côté de la porte, se levant à demi quand elle entendait un bruit de pas, le cabas au bras, toute prête à partir, la Rollet insista :

— Si, j’vois ben que vous vous ennuyez.

La Collard ne se défendit plus et répondit naïvement :

— C’est toujours comme ça quand je suis chez les autres.

— C’est bien naturel, dit la Rollet. D’ailleurs elle bâillait aussi, et, malgré elle, tournait ses paupières lourdes vers l’énorme lit qui faisait dans un coin une masse d’un vert sombre, si haut qu’il fallait en y montant se plier en deux pour ne pas se cogner la tête aux solives enfumées. Elle dit tout à coup :

— Ma foi, tant pis pour eux ! Je vas me coucher, vous permettez ?

— Ça ne me fait rien, dit la Collard.

La Rollet en un instant fut en chemise, grimpa sur la chaise, puis sur le lit, montrant ses jambes maigres et battantes. La Collard plaisanta, mais, au fond, elle commençait à se désespérer : son homme n’arrivait pas. Elle répétait, impatiente : “ Seigneur Dieu, qu’est-ce qu’ils font donc ? ”

— Si j’étais vous, dit la Rollet, qui nouait son mouchoir à carreaux autour de sa tête, je ferais comme moi ; ils ne reviendront pas, bien sûr, ils dorment sur les tables de l’auberge. Je connais mon homme, il aura entraîné le vôtre à boire.

— C’est plutôt le mien qui aura entraîné le vôtre,

— À telle enseigne qu’ils sont tous les mêmes ; allez, venez donc !

La Collard riait, refusait.

— Si vous avez peur qu’ils reviennent, ne quittez pas votre jupe : vous serez tout de suite rhabillée.

La Collard pesait les paroles.

— C’est vrai qu’ils sont longs ; je ne peux pourtant pas passer la nuit comme ça, sur une chaise.

Et, brusquement, elle posa son cabas, ses savates, son caraco, noua son bonnet plus serré, escalada le lit et se glissa du côté de la ruelle.

— J’aime mieux le coin, dit-elle.

— Ah ! qu’à cela ne tienne, je vous le cède.

Elles riaient de bon cœur, toutes les deux ragaillardies, et le bavardage reprit sur la Dame blanche, sur les revenants. La Rollet n’y croyait pas, elle avait bien plus peur des puces. Heureusement, elle connaissait le moyen de s’en débarrasser, comme les renards.

— Les renards ?

— Comment, vous ne savez pas ? dit la Rollet, d’une voix flûtée. Ah ! des malins. Ils attendent qu’il y en ait tout plein ; alors ils roulent en boule un paquet d’herbes sèches qu’ils se fourrent dans la gueule, puis ils vont à la rivière et y trempent avec précaution le bout de leur queue. Les puces ont peur de l’eau comme les poules. Elles remontent la queue, prenant les autres sur leur chemin. Le renard enfonce de plus en plus, lentement ; les puces remontent, remontent, arrivent à la tête, à la gueule, puis, ne trouvant plus de sec que la boule d’herbe, s’y mettent toutes. Le renard les lâche dans l’eau et se sauve.

C’était gentiment imaginé, comme on voit.

La Collard s’amusait, incrédule, cherchant un moyen de l’attraper à son tour. Elle la vit subitement s’endormir de ce sommeil lourd où se dissolvent toutes les fatigues du jour, qui ferme les yeux comme une plaque de métal.

Elle avait trouvé. Elle tira tout le lourd édredon à elle, le roula, le tassa sous ses draps à sa place ; puis elle se coula dans la ruelle.

La Rollet dormait sur le dos, la bouche entr’ouverte par un souffle léger, les bras tendus à ses côtés comme une Statue ridée couchée sur un tombeau. Au-dessus de sa tête se penchaient un christ noir, une vieille gravure, un grand ange à genoux, en prière, dont la tête disparaissait près qu’entière entre les deux ailes démesurées, comme dans un béguin de religieuse.

En un coin de mur, un grillon poussait obstinément son cri-cri mélancolique.

Du fond de son sommeil, elle sentit sur sa poitrine de petites pressions brusques, comme si le drap du lit eût été tiré à coups secs par une main invisible.

Elle s’éveilla, dressa la tête, écouta, crut qu’elle s’était trompée et reposa sa tête sur l’oreiller. De nouveau, la même impression eut lieu. Cette fois, elle eut peur et donna des coups de poing dans la ruelle, sur l’édredon.

— Y a quelqu’un ; réveillez-vous !

Rien ne bougea.

— Mais réveillez-vous donc ! Je vous dis qu’y a quelqu’un.

Cependant on tiraillait encore le drap. Elle fit un effort pour secouer la paralysie de la peur qui commençait à la gagner et se laissa glisser au bas du lit. Elle sentit quelque chose qui se levait le long de ses jambes. Dans le mouvement qu’elle fit pour se soutenir, sa main rencontra le chandelier de fer. Elle le prit, le leva, énergique, sur sa tête, et l’abattit de toutes ses forces, à plusieurs reprises, tellement hors d’elle-même qu’elle n’entendit pas une voix sourde, la voix de la Collard, crier :

— Mais c’est moi ! Êtes-vous folle ? C’est moi.

Et, lourdement, un corps s’affaissa.

À tâtons, la Rollet trouva un bout de bougie cassée, l’alluma et vit la Collard étendue, le crâne ouvert ; un mince filet rouge serpentait dans les interstices des carreaux.

Comme dans les vrais crimes, l’horloge sonna minuit.



III


En ce moment, les deux hommes rentraient, un peu gris. Rollet disait en paroles têtues :

— Non, c’est pas possible, une vache qui a les yeux noirs.

Ils s’arrêtèrent, les bras écartés, glacés. La Rollet leur dit tout, en sanglots.

Rollet se pencha sur le corps :

— All’est ben morte, dit-il.

Collard répétait sans colère :

— Dieu ! c’est-il possible, ma pauvre femme !

Et tous les trois restaient autour du cadavre, le corps devenu mou et la volonté rendue lâche, plus par l’étonnement que par la douleur, les hommes les yeux secs, la femme s’arrêtant de pleurer du moment qu’on prenait l’affaire ainsi.

Ils ne pouvaient que redire :

— Qué qu’j’allons faire, à c’t’heure ?

— Faut l’emporter chez toi, Collard.

Rollet alla chercher une brouette qui ne servait plus et dont il enleva la roue, le dos et les ailes, ce qui en fit un brancard. On y coucha la morte. La Rollet lui lava le visage, puis elle choisit et prêta un vieux châle pour l’envelopper, à cause des fraîcheurs.

Les hommes se placèrent aux deux extrémités du brancard.

Us allaient l’enlever quand Rollet, par-dessus la morte, frappa l’épaule de Collard :

— Dis donc, tu diras rien ?

Collard répondit :

— Dame, ça me ferait des affaires.

Rollet réfléchissait, très perplexe. Il y aurait une enquête, bien sûr ; on l’appellerait au tribunal.

Il eut une idée :

— Je te la laisse à cinq cent cinquante.

Collard protesta :

— J’dis pas ça pour la vache.

Rollet reprit :

— Cinq cent trente.

Collard se fâcha :

— On n’est point brute.

Rollet se baissa pour reprendre les brancards :

— Puisque tu veux de l’escandale, n’en parlons plus.

Collard se grattait les cheveux :

— Tu croirais que c’est pour la vache.

Ils disaient cela, tous les deux, posément, prêts à reprendre la discussion, Rollet les dents un peu serrées comme si les paroles lui coûtaient à sortir, Collard le visage tendu aux offres, l’œil brillant quand l’autre baissait les prix.

Dans un rayon de lune, le verre de l’horloge avait l’air d’un œil immense fixé sur eux.

— Autant en finir : prends-la pour cinq cents !

Collard avança la main.

— C’est dit. Je dirai qu’elle s’est tuée en tombant sur un pavé.

Et ils se tapèrent fortement dans les mains, comme pour les marchés, au-dessus de la morte qui les regardait avec des yeux blancs.

Ils soulevèrent le brancard et sortirent. En plein air, la rosée qui tombait les fit frissonner et les mouilla de compassion.

— Pauvre ! en venant ce soir ballement tous les deux, je l’aurais jamais cru.

— Ça, c’est vrai, pauvre bonne ! dit Rollet.

Et ils s’enfoncèrent dans les ténèbres. Au commencement, pour se mettre au pas, ils criaient : une, deux ; une, deux. La morte se balançait entre eux, et quand ils faiblissaient, l’une de ses jambes pendait, rayait le sol d’un trait brusque. La Rollet cria à son tour :

— Reviendras-tu bientôt ?

Il répondit :

— Je ne sais pas. Peut-être ben que oui, peut-être ben que non, ça dépend.

Elle les suivit des yeux.

Quand ils eurent disparu, elle murmura :

— Cinq cents francs une vache comme ça, qu’a les yeux noirs, c’est pas cher.

Après une pause, elle acheva :

— C’est pour rien.

Et elle rentra dans la chaumière afin de laver le sol et de remettre un peu d’ordre.

La porte retomba lourdement, comme un bâillement qui se ferme, avec un bruit sourd, un de ces bruits étranges au milieu de la nuit, qui grandissent et meurent, multipliés et absorbés par les échos, semblables à des plaintes humaines.



Flirtage


I


— Taisez-vous donc, José !

— Ah ! Ah ! Marguite.

C’était bien à peu près tout ce qu’on entendait de voix humaine parmi la multitude des petits bruits secs et crépitants.

Dans la large salle sombre aux dalles bosselées, un peu humides, tout autour d’un grand feu qu’avivait le grésillement des chènevottes, on teillait sans rien dire. À des ondes plus violentes qui s’engouffraient dans la cheminée la flamme se courbait comme un être fantastique aux cent langues, dont chacune ramassait, pour le tordre, un brin de chanvre cassé. Il tourbillonnait un peu de fumée. Chaque tête penchée se redressait, et les reflets du foyer se coupaient à des profils étranges.

Par moments, la porte s’entr’ouvrait. On entendait bruire la brise ; un domestique entrait, s’asseyait pesamment, prenait sa poignée et teillait. Sa part lui était mesurée.

Il se hâtait d’en finir, et, quand il avait achevé sa teille, il prenait une des petites lampes rangées sur la table et sortait en faisant sonner sur les pavés de la cour ses gros souliers ferrés.

Le grand-père, maigre et soigné, séparait avec minutie, et sans en rien perdre, la chènevotte de toute son écorce.

Il se penchait fréquemment en arrière sur son escabeau. Puis il éloignait de ses yeux, pour bien voir, la filasse de chanvre qu’il agitait comme une belle chevelure blanche.

Le bourgeois et la bourgeoise teillaient ardemment, avec habileté, et Marguite ne tournait la tête que pour crier :

— Taisez-vous donc, José !



II


José était un moissonneur du village voisin. Grand, desséché, bêta, il riait toujours, de tout, avec tout le monde, avec les bêtes, avec lui. De plus, oscillant et déhanché, il semblait marcher autant avec le torse qu’avec les jambes. Un jour qu’il s’en revenait des champs, il aperçut Marguite sur la route. Elle avait sous le bras un parapluie à carreaux rouges et bleus attaché avec un cordon blanc.

De ses deux mains, le corps légèrement arqué en arrière, elle retenait par une ficelle un délicieux goret, un tout mignon petit cochon qui trottait par soubresauts sur ses trois pattes libres.

José se mit à rire d’une oreille à l’autre.

Marguite s’arrêta, gênée.

Le goret tirait sur la ficelle, la queue frisée.

Devant eux, José, les jambes écartées, les deux mains sur ses cuisses, n’en pouvait plus, s’épanouissait.

— La gentille queue ! une vraie papillote.

Elle rit aussi.

Ils causèrent.

Elle venait de loin, de M…, où elle avait acheté le goret pour ses bourgeois.

— De M… ? Elle connaissait donc M… ?

— J’y suis née.

— Comme moi.

Ils étaient du même pays. Ils n’en revenaient pas. À cause de cela, et en faveur du petit cochon, José la trouva rudement jolie.

Ils s’assirent au bord de la route, sur l’herbe.

Elle, le buste droit, sa jupe de laine serrée autour de ses jambes, convenable et réservée, jouait aux osselets avec de petits cailloux jaunes.

Lui, tenait à son tour le goret, se penchait le plus possible pour le laisser aller un peu en avant, puis brusquement tirait la ficelle et, chaque fois que le goret roulait sur le ventre en grognant, il partait d’un rire sonore.

— Comme il crie ! On dirait un enfant.

Ils parlaient du pays, s’exclamant à chaque souvenir. C’était une provision de nouvelles familières. Bientôt ils n’eurent plus rien à se dire : ils en avaient pour longtemps.

— J’vas rentrer, dit Marguite.

José l’accompagna sans vouloir lâcher le goret. Il se sentait grandir pour lui une amitié un peu intéressée, en y mêlant de plus en plus un goût sincère pour Marguite, jusqu’à les confondre tous les deux en un seul désir.

La queue du goret le captivait surtout.

Il s’obstinait à répéter :

— Une vraie papillote.

Il ajoutait en regardant obliquement la coiffe de Marguite :

— C’est comme les vôtres !

Marguite comprenait la finesse et détournait les yeux.

En vue de la ferme il fallut se séparer : on gronderait Marguite si on la voyait avec lui.

José flatta longuement le goret, l’embrassa et s’adressant autant à lui qu’à Marguite, il demanda :

— On pourra aller vous voir ?

— Oh ! moi, ça m’est égal, répondit Marguite, si ils ne disent rien.

José les quitta, bougrement fier de ces deux connaissances-là.



III


Le lendemain soir, il descendit à la ferme pour sa cour. On se serra sur les bancs, sur les trépieds. Il prit sa place, sans gêne. On plaisanta d’abord les amoureux. Puis les mots gouailleurs, peu’ variés, s’usèrent. Personne ne s’occupa plus d’eux. Comme José aidait aux travaux communs (autant de gagné), les bourgeois ne voyaient aucun mal à ses visites.

D’ailleurs, il fallait bien commencer par là.

C’était connu et reçu.

Autant être complaisant dans la vie.

José s’installait à califourchon, sur un banc, entre le grand-père et Marguite.

Le grand-père peignait finement sa filasse, la mirait à la flamme.

Il chantonnait, malicieux :

— Entre en terre, sors de terre ; entre en l’eau, sors de l’eau ; casse les os pour avoir la peau.

En avait-il attrapé avec cette devinette subtile !

José cherchait. Quand on ne sait pas, n’est-ce pas ? Tous, bouche bée, attendaient. Soudain le grand-père secouait sur la tête de José un paquet de chanvre roui, José trouvait cette fois, et il riait à n’en plus finir.

Puis, au milieu du silence retombé, ne sachant plus que faire pour ne pas s’endormir, il ramassait des chènevottes, faisait, en les entrelaçant, des croix, des drapeaux, des figures compliquées, avec une attention concentrée, ou, du bout de l’une d’elles, il chatouillait Marguite à la nuque. Marguite s’y laissait prendre. Du revers de la main, elle se donnait des coups secs comme pour chasser une mouche. José, malin, retenait son souffle, attendait, puis repiquait.

— Taisez-vous donc, José.

— Ah ! Ah ! Marguite.

Et tous deux trouvaient à cette taquinerie une surprise toujours fraîche et un plaisir toujours neuf, qui suffisaient à rompre la monotonie de la veillée.

Toute la soirée on ne se parlait pas autrement d’amour.

Les domestiques avaient disparu.

Le grand-père était couché. Les bourgeois se dévêtaient, nullement gênés. Marguite jetait des cendres sur le feu, faisait encore quelques rangements, allumait une lanterne et reconduisait José sur le seuil de la porte.



IV


Dans la nuit glaciale, le vent les cinglait. La jupe de Marguite flottait et battait Pair dans un mouvement vif et rapide, avec un bruit roulant pareil au clapotis d’une barque .

La lueur de la lanterne, une petite lueur étique, se mettait en furie. Ils se parlaient bas, par phrases espacées, longues comme des minutes, s’arrêtant court à un cri, à un battement d’ailes des dindes en sommeil, étagées en rond sur les roues, ou perchées sur des échelons comme des boules d’ombre. Toute la quantité de sentiment dont était capable leur âme fermée aux influences mystérieuses des entours entrait en eux, les pénétrait, les troublait. Ils avaient comme des jets de paroles par où s’échappait leur amour, des exclamations grosses de lourdes tendresses où sonnaient comme des pièces fausses un mot de cupidité, une idée d’intérêt, un rien d’avarice.

José, autant pour se vanter que pour séduire, citait de ses parents qui n’en avaient pas pour longtemps, un oncle pas marié qui ne vivait qu’en apparence.

Marguite écoutait, point effarouchée, trouvant cela bien simple, calculait, supputait. Et les espoirs que José lui faisait partager ne lui mettaient pas moins de joie au cœur qu’une parole chaude, un geste ardent, une caresse quêteuse.

Elle oubliait aussi peu que possible de retenir, par ruse, pour voir plus loin, et plus gros dans les promesses de José, ce qu’elle eût volontiers laissé prendre par bonne amitié. On s’aime, mais on a de l’argent. On se marie, mais on héritera.

— Allons, dites oui.

Marguite hésitait.

— je ne suis qu’une bête, mais je vous aime bien.

Il ajouta :

— J’aurai le pré aux saules.

— Dame, dit Marguite, autant vous qu’un autre.

José attrapa l’aveu flatteur :

— Aux bans, alors.

— Comme vous voudrez ; moi, je veux bien, dit Marguite.

Et elle rentra.

Tout entière à ses impressions obscures, réfléchie, elle se sentait monter à la tête une sève forte qu’elle ignorait.



V


Ce dimanche matin, José la ramenait, coquette et gaie, de la messe. Il admirait son joli châle rouge, croisé sur le dos et la poitrine.

— Vous avez l’air toute sellée pour un voyage, Marguite.

Elle se laissait enjôler, facile et bonne, aux compliments.

Subitement José s’arrêta, embarrassé, puis se décida :

— Y a une chose, dit-il, je fais mes cinq ans.

Elle le regarda, stupéfaite :

— je ne vous l’avais pas dit, pour être plus sûr.

Elle lui répondit simplement ;

— Ce sera pour après.

Elle n’était pas pressée. Elle ne doutait pas de sa promesse.

Ils se promenèrent un peu.

Un pâle soleil d’octobre faisait briller comme une immense ceinture neuve la route blanche à perte de vue.

Les paysans en vestons courts, sous leurs blouses raides et luisantes qu’ils avaient quittées pour communier, causaient, lisaient les affiches, parlaient politique, plantés au milieu de la route, les bras ballants dans l’air, les gestes larges, heureux, rasés de frais. Les paysannes, dans leurs corsages serrés et leurs jupes de couleurs voyantes, coiffées de bonnets extraordinairement hauts et* légers qui donnaient aux vieilles un air jeune, et aux jeunes un air de petites vieilles, s’éternisaient aux seuils des portes, à saluer, à regarder les passants, le soleil, toute l’animation bruyante d’un jour de fête, et se répétaient entre elles, des deux côtés de la route, avisées et criardes, les passages du prône bien parlés, en les commentant.

Marguite et José allaient doucement, chacun à ses pensées, Marguite le cœur un peu gros, non que la nouvelle l’eût bien affligée : tout le monde faisait ses cinq ans ; mais quand on n’est pas bien préparé ! Enfin, ça se passerait. C’était trop tôt. Encore si elle avait tenu le pré aux saules ! Elle l’aurait fait valoir à sa guise. Quant à l’absence de José, ce n’était pas là le pénible. On se reverrait avec plus de plaisir.

Ils s’assirent juste à l’endroit où ils avaient fait connaissance, ce qui les toucha. José rappela le goret, grand comme un petit âne, maintenant ; cela ne les fit point rire.

José prit Marguite par la taille et lui dit :

— Tu m’attendras, pas vrai !

Elle répondit : "T’es bête".

Oh ! il pouvait être sûr. Le sentiment ne l'étouffait pas tant que ça. On se mariait pour travailler en commun. Elle avait promis, c’était dit.

Il l’embrassait goulûment, sans s’inquiéter des gens qui passaient.

Elle ne résistait pas, attristée et songeuse.

Au-dessus d’eux, dans l’air, ils ne savaient où, à toute volée,, des cloches sonnaient.

— Et le déjeuner des bourgeois ! dit Marguite. Ce n’eSt pas une raison pour l’oublier.

Elle se leva :

— Tu pars quand ?

— Je peux être appelé d’un jour à l’autre.

José avait bien envie de pleurer.

— Voyons, t’es un homme !

Et ils se quittèrent.

Elle s’en revint, pressée. Les feuilles sèches volaient autour d’elle, sous ses pas, semblables à de gros papillons jaunes.

Elle se hâta ; elle se dit :

— Allons, faudrait pourtant pas toujours penser aux bêtises.

Droit sur la route, José la regardait, son mouchoir à la main, prêt à agiter les bras si elle se retournait.

Elle ne se retourna pas.

Les cloches sonnaient toujours, moins vibrantes, coupes pleines de sons pour les âmes que l’extase altère.



La Meule


I


Des bœufs se chauffaient au soleil, blancs, immobiles, et comme oubliés là, aux places dénudées, au milieu des pies éparses sous leurs mufles et dans leurs pattes. À l’un des coins du pré, une meule de paille, haute autant qu’une maison, qu’on n’avait pu entasser dans les granges trop pleines, avait l’air d’un gigantesque bouvier accroupi dans sa limousine.

Un ruisseau filait sous des treillis de joncs ; des rigoles claires y couraient, suivant la pente du pré, étroites lanières d’argent où tout un vol onduleux de pigeons s’émiettait au passage.

La fermière, Marne Husson, plongeait ses mains dans les poches de son tablier et leur jetait des grains à poignées. Elle avait une camisole légère aux manches courtes, entr’ouverte, qui laissait voir par un bâillement, un bout de chemise, avec, entre les seins et le cou hâlé, un peu de peau grasse et blanche où luisaient les perles de métal d’un collier.

Elle aftectait de s’intéresser aux cercles des pigeons, aux cornes des bœufs qui tournaient lentement la tête vers elle, à la fuite d’une pie, au bruit de l’eau, à l’herbe penchée et lourde de soleil, mais, sensiblement, avec des coups d’yeux obliques, elle s’approchait de la meule.

Quand elle fut au pied, elle regarda autour d’elle, du côté de la ferme, partout, la main en abat-jour sur les yeux.

Là-bas, la tourelle grise de la ferme montait du bois, comme un monumental sac de plâtre dressé, avec une petite couverture rouge en chapeau chinois, apercevable de plusieurs lieues à la ronde.

Aucun être humain n’était en vue. D’ailleurs, elle le savait bien, son mari ne reviendrait de la foire que tard, et, à cette heure du jour, tous les domestiques se trouvaient dispersés dans les champs : rien à craindre.

Elle arrondit ses deux mains en cornet autour de ses lèvres et cria :

— Hé ! Bernot !

Presque aussitôt, comme d’une boîte à pantins dont on a pressé le ressort, une tête surgit au faîte de la meule, les cheveux en broussailles, mêlés de paille.

— C’est vous, Mélie ?

— Pardine !

La tête rentra.

Plus bas, à mi-hauteur, un large faisceau de paille se souleva comme une charnière, La tête reparut, Bernot déroula jusqu’à terre une échelle de corde grossièrement faite.

— Tenez-vous bien.

Marne Husson coula encore un regard derrière elle, puis, des pieds, des mains, des genoux, elle grimpa, et disparut, la tête en avant.

Bernot tira l’échelle.

La paille retomba, docile, en couvercle ; ni vu, ni connu.

Tout un petit appartement en ville qu’ils s’étaient fait là, un vrai nid d’oiseaux qui n’ont pas le vertige, où vivotaient leurs amours, paisiblement, en attendant mieux, cois, saturés, à l’étouffée et sans risques. On rentrait comme chez soi par le flanc, on respirait par le haut ; une trouvaille miraculeuse, tout simplement ni plus, ni moins qu’un palais.

— T’es tout de même adroit, dit Marne Husson en s’installant : c’était sa réflexion d’entrée.

Elle commençait toujours par admirer : une façon heureuse de se mettre en goût.

Sans se lasser, Bernot faisait les honneurs. Il tournait, rampait sur la paille, à genoux, en maître. Il donnait amicalement des coups de coude à Mélie, puis à la meule, une brave amie aux rudes reins qui ne les trahirait pas.

Marne Husson appréciait les avantages, cherchait ses mots, se croyait en visite, examinait tout, un escalier pour de bon improvisé, la lucarne, les creux élargis, les coins obscurs pour s’y rouler.

Aucun bruit ne venait du dehors ; une lueur douce de veilleuse les éclairait. En levant la tête ils apercevaient un petit rond de ciel blanc comme du petit lait. “ Était-ce assez trouvé ! ”.

Et Bernot, ébouriffé, assis sur ses talons, ses mains frottant ses genoux, fermait presque ses petits yeux clignotants, modeste, attendant sa paye.

— Prends tes aises, Mélie.

— C’est égal Bernot : si Husson le savait…

— Tu me fais rire.

Et, par bravade, Bernot voulut se hisser au haut de la meule pour se montrer, en disant :

— Je voudrais qu’il fût là.

La tête émergea de la meule. Presqu’aussitôt un coup de vent lui apporta un roulement lointain de voiture. Il voulut l’effrayer.

— Bon sang, si c’était la sienne !

— C’est pas son heure, dit tranquillement Marne Husson ; et elle accrocha à l’écart, loin d’elle, son collier de perles de métal qu’elle ne voulait point abîmer.

Bernot insista, taquin :

— Bon sang, je crois qu’elle s’arrête.

Mais Marne Husson le tirait par les pieds, lui prenait les deux joues avec le bout des doigts, l’embrassait à pincette, sur ses lèvres sucrées comme le cidre, et l’attirait, rouge, frémissante, dans un coin.



II


Husson bouclait son cheval à la barrière du pré. Derrière la voiture à capote baissée, un petit veau tout roux, grêle de jambes, tendait la langue, essoufflé, tirait sa longe à s’étrangler, en se cognant la tête aux rebords.

— Vous avez ben le temps de rentrer, docteur. Nous allons le mettre au vert.

Le docteur auscultait sans cesse, quoique à peu près sourd. Il portait, comme un signe particulier, une moustache si longue qu’elle lui servait de brosse à dents.

Husson, l’ayant rencontré dans un fossé, en quête de marguerites blanches, l’avait fait monter à son côté pour un bout de route.

— Ce n’est pas de refus.

Le docteur descendit.

Husson détacha le petit veau et tous les trois entrèrent dans le pré. Husson ouvrait la marche, traînant le veau. Le docteur tournait autour d’eux, regardait le flanc gauche de la bête, penchait la tête, avec une vague envie d’y coller son oreille.

— Vous ne fumez pas, docteur ?

— Rarement, Husson.

— Si je vous la prêtais, pourtant ?

— Point, Husson, je ne fumerais pas.

— Vous auriez tort. Aïe donc, vali !

Le petit veau roux accéléra.

— Ah ! vous êtes méprisant pour ma pipe ; vous ne savez donc pas ?…

— Dites tout de même, Husson.

— Un jour que je l’allumais avec un tison rouge, une étincelle est tombée sur une de nos servantes qui tirait des pommes du feu. Ça a brûlé son bonnet et ses cheveux.

— Voyez-vous ça ! dit le docteur. Et elle est morte ?

— Mais non, docteur. Une autre fois, mon berger dormait sur le dos, couché par terre. Un peu de cendre chaude a coulé de la pipe sur son œil gauche qu’elle a crevé.

— Tiens, voyez-vous ! dit le docteur. Et il est mort ?

— Mais non, docteur. En voilà, des idées d’enterrement pour le pauvre monde !

Le docteur trouva qu’on aurait pu anéantir cette pipe fatale.

Mais Husson la bourrait, tout à ce travail ; son pouce piétinait le tabac, La pipe, informe, presque sans tuyau, protonde, absorbait tout : plus il y en a, meilleur c’est.

— j’la garde, dit-il, parce qu’elle ne fait pas de mal à son maître ; elle n’en veut qu’aux autres. Aïe donc, vali !

Le petit veau roux sauta comme une chèvre.

Ils marchaient toujours. Le docteur passait l’autre flanc du veau à une inspection sérieuse. Husson, les deux mains derrière le dos, déroulait au-dessus de sa tête de fragiles écharpes de fumée grise.

— Si on le lâchait ?

Le petit veau lâché demeura immobile, fit un mouvement de la tête, la secoua, se sentit libre, eut une gambade et partit à toute vitesse, les pattes jointes deux à deux, ainsi qu’un veau mécanique. Il décrivit un demi-cercle, puis soudain se planta droit, comme si son ressort se fût cassé net, le museau tendu, les jambes obliques, la queue raide.

— Ça te prend souvent ? cria Husson.

— Tiens, du feu, dit placidement le docteur.

Husson se retourna.

Tout le bas de la grande meule flambait.

Il courut : le docteur suivit. Le petit veau s’élança.

— Ce ne sera rien, dit le docteur.

Et, son chapeau mou aux mains, il trottait aux rigoles pour l’emplir.

Le feu pétillait et montait.

Husson, les yeux agrandis, hébété, n’avait plus sa tête à lui, ne tentait rien pour éteindre.

Il pensa :

— Ma paille est frite.

Le petit veau roux entourait furieusement la paille comme de cercles cabalistiques.

— Si vous m’aidiez ? disait le docteur.

Il tirait des poignées de paille et les jetait au loin.

— Faisons la part du feu, ce sera peu de chose.

En effet ce fut l’affaire d’un instant.

La flamme faisait à la paille une belle crinoline rouge dentelée.

Tout à coup, comme sous une pesée énorme, toute la lourde meule s’effondra. Dans un nuage de fumée, d’étincelles et de brins de paille qui les enveloppa, Husson et le docteur crurent entendre un cri bizarre, étouffé, sorti de la meule ou de la terre.

— C’est vous, Husson ?

— C’est vous, docteur ?

— C’est donc le veau, alors ?

Le petit veau roux s’était arrêté dans sa course folle et regardait, comme s’il n’eût eu plus rien à faire.

Rapidement toute la paille fut en feu. Les flammèches couraient à leur guise. Le docteur se rendit.

Il s’excusa :

— Des pompiers même seraient impuissants.

Husson voyait fondre son bien. De grosses larmes lui coulaient des yeux.

— Ah ! elle va bien me manquer.

Le docteur eut pitié.

— Si on essayait ? dit-il.

— Vous êtes bête, doreur ; il y a longtemps que c’est fini.

Autour de la meule, la paille brûlée croulait comme des plis de jupe.

À l’intérieur sourdait un brasier ardent. La masse entière s’affaissait lentement.

— Ça durera toute la nuit, dit Husson.

Machinalement, du bout du pied, il secouait la cendre fine.

— C’est inconcevable, disait le docteur.

Il conclut :

— Le hasard est souvent outrecuidant.

Non loin d’eux, le petit veau roux tondait l’herbe drue, à coups de dents avides.



III


Tout le soir, Husson resta là en piquet. Le docteur le tirait par la blouse.

— Mais vous allez vous faire cuire.

— Laissez-moi, je veux voir jusqu’au bout.

Le docteur s’assit sur l’herbe, en tailleur, navré. Pour passer le temps, il fit des signes intelligents au petit veau roux.

Des domestiques accouraient des environs.

Ils se rangeaient, mornes comme leur maître, autour de l’immense monceau, qu’ils piquaient avec leurs fourches de fer.

— Faut pas éparpiller les cendres, dit Husson ; elles sont trop chaudes, elles brûleraient l’herbe d’à côté.

— La nuit tombe, dit le docteur ; si nous nous en allions ?

Mais Husson ne l’entendait pas. Il sortait de son abattement, raisonnait sur son malheur :

— Comment diable la meule a-t-elle pu crouler si vite ? J’aurais compris si elle avait été creuse.

— Bast ! dit le docteur, si on se pose des questions, on n’en finit plus ; tenez, moi, j’ai cru un moment sentir l’odeur de chair brûlée.

Tous se récrièrent :

— Par exemple ! Cette idée-là ne prenait pas.

— Cependant…

On lui rit au nez.

— M’est avis que c’était de la chair de taupe grillée.

— Et le feu, qui l’a mis ?

Tiens, on n’avait pas songé à cela. Ils cherchaient :

— C’est la chaleur.

— C’est l’humidité.

— Je ne dis pas non.

On s’en tint là.

Husson resta rêveur.

— Mon ami, est-ce que vous allez coucher ici ?

Husson se décida. Il souleva ses sabots couverts de poudre noire. Quelque chose brilla à ses pieds. C’était un lingot de petites perles de métal fondues et collées ensemble.

Ils remontèrent le pré en l’examinant.

— Je le donnerai à ma femme, dit Husson. Elle sera moins chagrine pour la meule.

Le docteur voulut rire.

— Prenez garde ! Les brimborions, ça attire quelquefois les galants.

Avec des mots décolletés il égaya la compagnie.

Husson se déridait. Il avait des idées là-dessus, des idées pas communes :

— Les galants ! ah ! ben ! Je m’en moque. Une femme, voyez-vous, c’est pour tout le monde. Faut que chacun en ait sa part. Si je voyais rôder quéque beau gars autour de la mienne, j’y dirais : Patience, l’ami, t’auras ton tour. Attends seulement que j’aie fini.

Autour de lui les domestiques riaient.

Le docteur lui tapa sur le ventre :

— Libertin, va !

— Dame, dit Husson, on est triste d’un côté, on rit de l’autre. Faut ben se consoler.

Subitement, il se frappa le front.

— Attendez donc ! Mais oui, c’est ça.

Il s’expliqua tout au long.

Oui, ma foi, il avait trouvé. Il se rappelait les détails, coup sur coup, pour renforcer ses raisons, oubliant presque son malheur, fier de lui.

Il redisait avec des preuves, longuement :

— Mais oui, parbleu. Tenez ! J’étais comme ça : j’avais la cuisse tendue. Un coup sec. L’allumette m’a échappé. Je l’ai laissée sans voir ; j’en ai pris une autre.

Tous approuvaient :

— C’est vrai, c’est vrai.

— N’est-ce pas ? Sacrée pipe ! Ça m’étonne qu’elle se soit tournée contre moi.

Et Husson ne se lassait pas de répéter, au milieu de l’ébahissement général, les gestes explicatifs joints à la parole, perspicace :

— Tenez ! J’étais comme ça, j’avais la cuisse tendue…



Le Retour


La soirée s’annonçait bien : un temps frais et clair. Toute la chaleur était tombée. Madame prit sa petite lanterne grillée : elle ne rentrerait que tard aujourd’hui, à la nuit, bien sûr.

C’était une mode, chez ces paisibles gens, de ne se désigner entre eux que par mots courts et simples qui disaient tout, dus à la plaisanterie, au respect, le plus souvent au hasard.

Les vrais noms, devenus inutiles, restaient oubliés. Ceux qui les portaient n’y pensaient plus. On ne s’en servait guère que dans les grandes occasions, et les sons de ces mots réapparus les étonnaient alors comme s’ils leur semblaient étrangers.

Elle, on l’appelait Madame. Elle ne portait ni chapeau, ni robe excentrique. Mais elle avait, dans son langage moelleux et légèrement fleuri, quelque chose qui sentait la ville et les voyages.

On ignorait à peu près sa vie. Elle était tombée au village comme une nouvelle inattendue. Aux premiers jours, elle avait gêné, comme si chacun eût dû rétrécir sa vie pour qu’elle se fît la sienne et retrancher à ses habitudes pour qu’elle en prît sa part.

Puis, comme elle était cousine du fermier, on se fit vite à elle. Et, d’ailleurs, elle ne montrait dans sa bonté ou dans sa malice rien qui pût la faire remarquer, et elle n’avait vraiment que deux manies.

Celle de dire à tout propos : Ah ! attendez donc, ma fine ! Qu’est-ce que je voulais donc dire pour ne pas mentir ? Et la douce manie des piles de linge blanc, méticuleusement rangées, comme des gâteaux à la neige.

Grosse, lourde, essoufflée, elle marchait en cane, le bas de sa robe bordé d’une bande de poussière grise dont chacun de ses pas soulevait un flocon, sans lunettes, sa petite lanterne grillée lui battant les flancs d’un mouvement rythmé. Elle allait, pressée, et devait avoir bien peur de ne pas arriver assez tôt pour modifier d’autant son allure de tous les jours.

Elle passa, sans s’y arrêter comme d’habitude, devant la vieille église tranquille et penchée dont le haut portail représentait vaguement, en relief, un homme sans tête sur un cheval à trois pattes, l’une d’elles pesant lourdement sur le corps d’un enfant tombé ; une des deux ou trois antiques légendes qui planaient sur le pays comme des gardiennes de son histoire.

Le cheval d’un grand seigneur avait écrasé un enfant, et le seigneur, impie jusqu’à ce jour, avait fait tuer son cheval et bâtir l’église par mortification.

À voir cette pierre à peine dégrossie, crevassée, moussue, bourgeonnée comme une lèpre, il y avait bien longtemps de cela. Mais la vieille légende jetait toujours Madame dans une rêverie sans fond et versait en son âme tendre, chaque fois qu’elle passait par là, sa petite dose d’émotion.

Les paysans qui rentraient des champs, les mains pleines de terre, les yeux mornes dans leurs visages brûlés, courbés sous les faux minces et les cognées, la saluaient, sans lever leur casquette ou leur chapeau gras, avec un hochement de tête et des clins d’yeux.

— Eh ! ben ! c’est pour ce soir ?

Elle répondait :

— Oui, c’est pour ce soir.

Les femmes, assises sur le seuil des portes, lui souriaient sans rien dire.

Elle arrivait à la ferme, une ferme immense, entre une belle rivière et un monticule, composée de deux grands bâtiments. D’un côté les bêtes, de l’autre les gens.

Les couvertures en tuiles rouges semblaient, au soleil couchant qui les incendiait, d’énormes plaques de tôle sortant du four. Un ruisseau large, qui baignait le pied de la ferme, avait l’air de charrier des flots d’oies et de canards.

À l’approche de Madame, une volée de pigeons passa d’un toit à l’autre, et, comme elle les suivait des yeux, elle vit de l’autre côté, au haut du monticule, quelqu’un qui en descendait la pente avec précaution.

— Tiens ? Le vieux, dit Madame ; et elle le regarda.

Il avait une peau de chèvre, un bâton noueux. Il était nu-tête, tout blanc, chevelu et barbu comme un Homère, et descendait sans se presser les marches naturelles de la pente, incliné du côté droit, le bâton en avant ; la jambe gauche suivait, puis, lentement, la droite.

Quand il fut en bas, près de Madame, ils dirent ensemble :

— Hein ? comme on se rencontre !

Ils allèrent vers la porte de la ferme.

On avait mis une petite barrière contre les poules qui volaient par-dessus.

Elles pénétraient tout autant, mais pas absolument comme chez elles, et cela suffisait.

Ils entrèrent dans la salle commune.

Les domestiques venaient de souper. Ils virent encore sur la table en bois aux pieds gros comme des colonnes, énorme, trapue, crevassée, une terrine au milieu de laquelle se dressait en pointe un reste de soupe épaisse et tassée. Les cuillers d’étain s’étaient creusé, tout autour, chacune leur part, également, sans aller plus loin. Au fond, sur une planche accrochée aux solives, des pains ronds montraient leurs dos poudrés de farine et rayés de taches jaunes.

La servante disparaissait, penchée sur une marmite, dans une monumentale cheminée qui mangeait les deux tiers d’un mur. C’était sur le rehaussement en briques où posaient les chenets à têtes de sphinx, que Madame s’asseyait, dédaigneuse de la chaise, les soirs qu’elle venait veiller, le dos au feu flambant, sa lanterne à côté d’elle,

La servante se retourna, les bras retroussés, toute rouge ; deux petites gouttes coulaient sur ses tempes.

— Ah ! c’est vous ! dit-elle. Il n’est point arrivé, j’fais mon fricot ; ils sont là.

Et elle rentra dans la cheminée. Madame et le vieux poussèrent la porte de la salle voisine.

— Bonjour, vous ; je vous attendais pour mettre le couvert, dit la mère à Madame.

La mère courait, verbeuse, affairée, du buffet au placard, heureuse de parler tout à son aise, à mots rapides, coupés, suspendus, un langage fait pour elle-même, plein de demandes vagues et de réponses inachevées, qui la réjouissait, comme la musique amuse un enfant.

— Se taire ! Ah ouiche ! Est-ce qu’elle pouvait ! Elle en serait morte.

Le père se promenait de long en large, les mains derrière le dos, court et silencieux, semblable à un marin avec ses lèvres et son menton rasés, et un large collier de barbe jaune qui lui faisait le tour du cou.

De temps en temps, il s’arrêtait à l’une des fenêtres, regardait un moment au loin ou suivait attentivement le vol d’une mouche qui s’obstinait à un carreau.

— Il ne vient pas vite.

Sa barbe touchait presque au nœud de velours qui serrait les cheveux de sa sœur.

La sœur tricotait, assise près d’une table à ouvrage. Elle avait une figure blême sous des bandeaux noirs et lisses à paraître humides. Elle était toute maigre et desséchée, bien qu’elle n’eût eu d’autre fatigue dans son existence sans désirs que celle de tricoter des bas, tous les jours que le Bon Dieu faisait, et de toutes les couleurs.

Où pouvaient-ils bien aller, tous ces bas ?

Que de mollets avaient passé entre ses doigts chastes ! Elle parlait rarement, comme si elle eût éprouvé une insurmontable peine à séparer ses lèvres, point dépensière, même de gestes, bonne fille au fond, au jugement de tous, mais qu’on trouvait un peu inutile.

— Tirez donc, cousine.

— Voilà, m’amie.

Et les deux femmes étalaient sur la table une belle nappe neuve, pas très fine, mais à fleurs.

— Ce pauvre grand ! Nous allons donc le revoir.

— Savez-vous bien qu’il y a deux ans qu’il est parti !

Le pauvre grand, c’était le garçon unique, le fils choyé, le Dieu de la maison et le petit prodige du village. Il avait eu la jeunesse de tous les enfants que les éloges gratuits d’un maître d’école, la vanité des parents, une belle écriture, un teint pâle, une douceur de langage, une santé frêle, et beaucoup de penchant pour les paresses de la rêverie, rendent un peu miraculeux. On l’avait mis au lycée avec une bourse. Il en était revenu, sujet distingué, rentrant dans son heureuse vie d’enfance comme dans un rêve. Après s’être bien grisé d’air vif, de soleil et de fruits mûrs, il avait dit un jour à son père ce que les petits prodiges disent tous à leur père :

— Je veux aller à Paris.

Le père l’avait entendu avec stupeur.

Le lendemain il lui avait dit :

— Si c’est ton idée !

Et le grand était parti au milieu des larmes, généralement béni.

— L’inquiétude nous gagnait, dit la mère en nouant les cornes de la nappe pour les empêcher de traîner.

En effet, tout de suite les lettres étaient devenues rares, puis elles furent courtes ; puis on ne reçut plus, à de longs intervalles, qu’un mot comme celui-ci :

— Ne vous tourmentez pas : tout va bien.

Hautement, ils supposaient, cachée derrière ce silence, toute une vie pleine de luttes, que chacun lui découpait selon la mesure de son intelligence bornée, en se créant un Paris à sa portée.

Mais, au fond, tous étaient navrés ; le cœur gonflé de regrets comme pour un mort, on commençait à ne plus en parler qu’avec gêne, quand les domestiques rangés en rond s’occupaient à des ouvrages divers. On réservait les tristes réflexions pour les entretiens intimes.

Et voilà qu’il revenait tout à coup, comme ça, sans crier gare, s’annonçant par une dépêche que la servante avait apportée de la ville en affirmant qu’elle reconnaissait bien son écriture.

Madame n’en pouvait plus. Courbée, elle appuyait sur la table ses deux poings fermes :

— Mettons-nous la salière d’argent ?

— Pour une fois !

En ce moment, la sœur, qui promenait constamment les yeux de son bas à la grand’route, posa le bas commencé près d’elle, soigneusement, se leva droite, enfonça une aiguille à tricoter dans ses cheveux, un peu au-dessus de l’oreille, passa les doigts sur le poli de ses bandeaux, donna deux coups secs sur les bouts de laine qui collaient à sa jupe et dit d’une voix un peu tremblante :

— Le voilà !

On entendit le roulement d’une carriole.

Tous se précipitèrent dehors.

Le vieux qui se hâtait leur cria :

— Surtout, faut pas le brusquer.

Ils étaient là sur le pas de la porte, le père et la mère devant, à droite et à gauche la cousine et le vieux dont la tête avait le branle des ruines qui croulent et des vieillards qui hésitent à mourir, la servante un peu en arrière, rangés comme dans une pose pour photographe, tous immobiles et muets de joie.

La carriole accourait, lourde et cahotée sur ses deux roues, secouant les deux voyageurs. Le cocher avait l’air d’une outre ou d’un ballon prêt à partir à cause du vent qui gonflait sa blouse.

Dans le trou noir des écuries, des domestiques avec des fourches se montraient, tendaient la tête. Des coqs se dressaient sur leurs ergots ; un bœuf attaché dans la grande cour regardait avec ses yeux ronds, et le berger, petit idiot trouvé et recueilli par la ferme, se mit à jouer sur son flûteau, sans savoir pourquoi, un air doux et mélancolique qu’il jouait sans cesse.

La carriole arrivait. Le cheval s’arrêta d’un coup, soufflant, les pattes velues.

Des mains se tendirent. Un jeune homme pâle, mince et long dans sa redingote boutonnée, descendit.

Il embrassa tout le monde à pleine joue, d’une façon sonore, mais sans s’y reprendre à deux fois ; chacun s’essuya la bouche.

Le père se tourna vers le cocher et dit :

— Mets-y de la paille sur le dos ; il a trop chaud.

Puis il passa son bras sous celui de son fils et ils entrèrent.

Il lui dit :

— Te voilà donc, not’grand !

Et tous, les yeux mouillés, ne pouvaient que répéter :

— Te voilà donc, not’grand !

Le vieux, pleurant, ajouta :

— Comme t’es forci !

Madame approuva :

— C’est vrai qu’il est amendé !

Le vieux reprit :

— Des bougies, hein ! Ça mérite bien ça.

Et il coupa deux grandes bougies en morceaux, qu’il alluma sur le bord de la fenêtre. On découvrit, enfoui au grenier, pour l’accrocher aux volets, un drapeau tricolore, vieux déjà de trois fêtes nationales.

Tout le monde riait. Le fils seul avait un sourire forcé et restait sans enthousiasme.

Comme la mère lui criait cent paroles, à tort et à travers, les autres tremblaient qu’elle n’en vînt à lui parler trop tôt de là-bas.

Ils lui murmuraient :

— Chut ! Chut ! en agitant les mains.

Elle se tut, mais ses lèvres frémissaient pour une série de questions.

On se mit à table.

Avec les plats, défilèrent aussitôt les histoires du pays. Chacun s’était réservé son petit événement dont il avait maintes fois repassé le récit dans sa tête, et ils contaient cela minutieusement, comme des choses du plus grand intérêt.

Lui, écoutait en mangeant et faisait du regard le tour de la salle ; ses yeux retournaient obstinément à des détails qu’il n’avait jamais oubliés ; une assiette à fleurs fixée au mur avec trois clous, un vieux dessin encadré dans des baguettes de bois blanc. Il les y avait vus de tout temps. Les maîtres pouvaient changer : ils resteraient éternellement à la même place.

Au milieu du repas, le père dit brusquement :

— Eh, ben ! grand, ça a-t-il marché là-bas ?

Ce fut un coup. Tous restèrent interdits, dans les poses où la question les avait surpris, un verre en main, la bouche pleine, une fourchette droite, la respiration arrêtée.

Il ne répondit pas. Un silence pesait.

Le père attendit et reprit d’une voix basse :

— Alors, ça n’a pas marché ?

Le fils se décida à répondre, des phrases vagues, des mots sourds, honteux de l’aveu. D’abord il se déroba, puis il dit tout.

Ils l’écoutaient, le visage tendu, cherchant à comprendre, devenant tristes, à mesure que les illusions tombaient, et qu’il était plus clair qu’on avait trop espéré, trop rêvé pour lui, n’interrompant les paroles confuses du fils que par des oh ! des ah ! des exclamations brèves aussi vite rentrées qu’échappées.

Il termina :

— Non, ça n’a pas marché ; je suis las, je ne sais plus que faire.

Le père dit sourdement :

— N’y retourne pas ; il est peut-être encore temps de changer de route.

Le fils eut un soubresaut.

— C’était ainsi qu’on saisissait une occasion pour le retenir !

Il s’indigna :

— Après tout, il n’était pas forcé d’expliquer doucement les choses.

Une rage le prit.

Il déclara :

— Je ne regrette rien.

Il ajouta sèchement :

— je suis étonné qu’on n’ait pas attendu pour me parler de tout cela.

Il jeta sa serviette sur sa chaise et sortit.

Le père, navré, cherchait une phrase pour corriger sa remarque fâcheuse.

Il se trouvait maladroit, se grattait les dents du bout des doigts et réfléchissait profondément sans trouver d’issue.

Tous restèrent longtemps silencieux, n’osant se regarder, comme s’ils avaient commis une faute. Ils froissaient leurs serviettes de linge neuf entre leurs mains, désolés.

Un désastre ne les eût pas consternés davantage.

Le vieux pensa tout haut :

— C’est peut-être bien vrai qu’on aurait pu attendre encore.

On voulut le rappeler.

La mère courut à la croisée où les bougies achevaient de s’éteindre agitées, par le vent comme de petites feuilles rouges, et cria dans la nuit :

— Eh ! Eh ! Grand ! Grand !

Le fils sentait tourbillonner dans sa tête des idées mauvaises. La volonté bien malade, il marchait dans la nuit fraîche, nullement assailli de souvenirs champêtres comme un héros du repentir.

— Le cœur, bah ! Quelle sottise !

— La campagne, une chose fade et usée, bonne de loin ; on n’y retrempe que son ennui.

Tout cela lui était bien indifférent. Il n’avait pas une émotion pour toute cette nature qui l’environnait, acre et saine. Il marcha longtemps, absorbé. Il murmurait :

— Quel pauvre je suis !

Comme il se retournait, un point lumineux brilla devant lui, tout près du sol où il semblait courir par petits bonds.

Madame rentrait chez elle, dépitée. Elle avait espéré mieux. “ Le dîner était soigné, c’est vrai ”. Il s’enfonça dans un coin d’ombre pour n’avoir pas à lui parler. Elle levait de temps en temps sa lanterne à la hauteur de sa tête, pour mieux voir, quand une ombre glissait près d’elle ou qu’elle entendait un bruit.

Elle marchait plus lentement qu’à l’ordinaire, comme chargée du poids d’une déception.

Il la laissa s’éloigner à petits pas, et revint à la ferme, à peine distrait par la lune, autrefois sa confidente amie, qu’il regardait cette nuit sans la voir, comme une pauvre lune à demi cachée derrière un nuage, une triste lune blanche, toute pareille à la moitié d’une grosse pastille de menthe, la dernière de la boîte.



À la Belle Étoile


I


Tout à coup des voix chantèrent : une voix aiguë et une voix basse. C’était un chant indistinct, coupé, haché menu comme le chant d’un ivrogne. Deux hommes parurent à l’une des extrémités du petit pont.

L’un d’eux, le moins ivre, débraillé, la blouse rabattue sur les épaules et laissant voir sa chemise de toile, soutenait l’autre et se roidissait pour éviter une chute commune.

Ils s’arrêtèrent sur le pont, à regarder d’un œil trouble l’eau qui leur envoyait en plein visage ses bouffées fraîches, et de nouveau leurs voix s’élevèrent avec un bruit de ferraille remuée.

Ils riaient à la rivière si douce qui les caressait, bonnement, de ses souffles humides.

Mais, vrai, elle venait bien tard : le vin était tout bu.

Derrière eux le soleil tombait, un soleil d’un rouge terne, dont les rayons se brisaient en gerbe sur un nuage pendu à l’horizon comme un haillon éclatant.

La lumière s’amollissait et, tamisée par les feuilles et les branches déchiquetées, ne jonchait plus le sol que de vagues fleurs de clair et d’ombre.

Les arbres se revêtaient déjà de formes nocturnes dont la plus simple était celle d’un oiseau énorme balançant ses larges ailes sans jamais se décider à prendre son vol.

Dans la solitude, les plus petits détails prenaient de l’importance.

Après un long moment de lourdeur, où une petite fleur eût paru pesante, il s’était fait une subite animation comme au coucher d’un roi.

Les oiseaux rentraient, comme des fusées, dépareillés, s’appelaient par des cris divers et prenaient sur une branche, sous une feuille, des poses commodes pour la nuit, avec des chants vifs et des roucoulements sourds.

Dans l’air moite, empli de morbidesse, de soudaines et fortes haleines passaient comme si le vent eût donné une fois pour toutes ce qui lui restait de souffle.

L’eau s’illuminait de feux intérieurs. Un monde de nuit s’y éveillait, et les deux ivrognes, pris d’une émotion niaise, regardaient s’étendre, comme des robes de fantômes, les brumes blanches épandues, vapeurs d’une immense étuve.



II


Ce soir-là, le curé du village, rasé de frais, nu-tête, chauve et ventru, sous une ombrelle blanche bordée de bleu, avait sonné à la porte du château, dans la certitude, que n’avaient jusque-là jamais trompée ces dames, d’y rester à dîner.

La servante qui lui ouvrit lui jeta en pleine face :

— Cette fois, elles n’y sont pas, Monsieur le Curé.

Le curé flaira une plaisanterie.

— Point, dit-il vivement ; je ne le crois pas.

— Croyez-le, dit la servante.

Il demeura atterré, fixa sur son nez ses lunettes fumées, regarda la servante, lui vit un sourire malin, ne dit rien et partit.

Où allait-il dîner maintenant ? Ce n’était pas son jour au moulin : ce n’était son jour nulle part.

Il marchait sur la route, absorbé, sans répondre aux saluts, laissant pendre son ombrelle ouverte, à fond jaune, qui lui tapait sur les jambes, vraiment frappé de stupeur en face de cette chose inattendue.

Il ne se demandait pas où pouvaient être ces dames. Cela seulement occupait fixement son esprit :

— Un dîner perdu ! pas de dîner ce soir !

Il alla longtemps la tête basse et, quand il leva les yeux, il se vit au milieu de deux rangées d’arbres si grands qu’ils lui cachaient le soleil et formaient au-dessus de sa tête comme un dôme vert, ça et là percé à jour.

La fatale nouvelle l’avait entraîné par trop loin : puisqu’il ne devait pas dîner, mieux valait aller se coucher et dormir. Il voulut revenir sur ses pas ; mais, au lieu d’un demi-tour, il fit un tour entier, d’une manière vive et pressée.

Son ennemi mortel le suivait à quelque distance.

Affolé, il marcha à grandes enjambées.

Mais l’autre gagnait visiblement sur lui.

Moitié paysan, moitié bourgeois, il avait une blouse, un visage anguleux, un petit chapeau à bords courts, presque une casquette, et, à la main, un bâton noueux dont l’un des bouts était traversé par un cordon de cuir.

Il se hâtait et donnait à son bâton un mouvement de virevolte rapide. Il mit sa large main sur l’épaule du curé.

— Où donc que vous allez comme ça, Monsieur le Curé ?

— Monsieur Moru, je vais chercher à dîner, dit le curé d’une voix morte.

— Ah ! elle est bonne ; mais c’est pas de ce côté-là. Vous vous êtes trompé de route, bien sûr. V’là ce que c’est que d’avoir le nez sur son bréviaire. C’est votre jour au château, ce soir, c’est-il pas vrai ?

— C’est vrai, dit le curé qui se crut quitte et voulut lui tourner le dos.

Moru lui serra l’épaule.

— Eh ! ben ! eh ! ben. C’est comme ça qu’on quitte les amis ?

— Mon ami, dit le curé d’une voix moins molle, il se fait tard.

Et il fit un mouvement en arrière. Mais la main serra davantage, et la figure de Moru, jusque-là patelin, devint furieuse.

— Ah ! tu crois, bedon, que j’vas te lâcher, maintenant que je te tiens ? Dieu de Dieu ! J’voudrais ben que ma fille fût là.

Le curé comprenait depuis longtemps. La fille du père Moru était, comme son père, entre deux classes, moitié bourgeoise, moitié paysanne.

Moru l’avait, toute jeune, retirée du couvent pour la mettre dans une pension libre, et, le dimanche qui suivit son départ, le curé, tout nouvellement arrivé au village, ignorant des colères du père Moru, tonna en pleine chaire contre la fille et le père, “ ces gens frappés d’immodestie ”, cria-t-il.

— Ah ! j’te tiens donc. Dieu me pardonne. Y avait longtemps que je l’attendais, celle-là ! Le curé regarda machinalement le bâton noueux. Mais soudain la face bouleversée du, père Moru s’adoucit, et il se mit à rire.

— Je vous ai fait peur, hein ? pas vrai, Monsieur le Curé ? Eh ! ben, tenez, j’suis pas si méchant que vous, car ce n’est pas pour dire, mais c’est pas bien, ce que vous avez fait là. Mais faut pas rendre le mal pour le mal. Les dames du château ne sont point chez elles ; vous l’savez ben, et moi aussi. Venez dîner avec moi et n’en parlons plus : ça y est-il ? Le curé, stupéfait, n’en revenait pas de tous ces événements divers. Il balbutia, hocha la tête, soupçonneux, ne pouvant croire que les choses prenaient une telle tournure, dit oui, dit non, puis, autant par crainte que par envie, accepta.

Le père Moru dit :

— C’est en ville que je vous emmène ; nous sommes plus près de la paroisse de votre confrère de G… que de la vôtre. Allons à son auberge ; nous reviendrons par les prés.

Et ils partirent au pas, le père Moru parlant de ses affaires qui allaient bien, et le curé rasséréné et reprenant d’autant mieux son courage et son humeur bénigne que la faim grandissait et que l’auberge approchait.

Quand ils furent arrivés, le père Moru commanda du simple, mais du bon, et il parla à l’oreille de l’aubergiste qui ouvrit grandement la bouche et les yeux et sourit d’intelligence.

Le père Moru était d’une brave gaîté et le curé, encore un peu défiant, s’y mettait tout de même,

— Moi, voyez-vous, disait le père Moru, quand j’en veux, j’en veux ; mais quand c’est fini, c’est fini ; plus de bouderie ; tope-là et allons-y ! Et il secouait les mains du curé.

— Ça, c’est bien, dit simplement le curé. Et il se sentait tout à fait rassuré, le nez chatouillé par d’agréables odeurs.

On mangea comme des affamés. Ils se gonflèrent à se déboutonner. Le père Moru assaisonnait le tout d’histoires salées et le curé se renversait sur sa chaise en arrière, en fermant les paupières, suffoquant, rouge, gavé, vidant à larges traits son verre qu’il trouvait toujours plein, au milieu des rires de l’aubergiste et du garçon et des gloussements des poules de la basse-cour qui se promenaient sans gêne jusque sous la table.

— Voyez-vous ce vieux soufflé qui a braillé contre moi !

Et le curé riait plus fort, se trouvait mal, avouait qu’on était bête par moments, et qu’au bout du compte tout le monde était libre.

Aux liqueurs on se tutoya. Au tabac, ils s’embrassèrent.

— Ça y est ! dit tout à coup le père Moru qui voyait les yeux du curé pleurer de petites larmes hésitantes.

Avec de longs efforts, il se leva et le fit lever.

— Va donc, tonneau ! dit-il en le poussant dehors par les deux épaules. Le curé s’appuyait au mur, disant :

— Mon ami, c’est trop, je crois que c’est trop, vois-tu ; assez pour une fois, mon ami.

Moru lui passa son bras sous le sien, moins pour l’aider que pour se soutenir, et ils s’entraînèrent, mouillés et chancelants.

Moru criait :

— Hue ! hue donc, Benoit.

Le curé répétait :

— Mon ami, c’est trop, nous nous dégradons comme des gens de peu. Que diront… que dira… mon ami… mon… a… mi…



III


Ils étaient tous les deux au milieu du petit pont, appuyés sur la barre de bois transversale qu’on y avait attachée avec de l’osier pour les piétons, heureux et partageant leur bonheur en frères.

— On n’est pas trop mal, disait Moru.

— Certes, Moru, je n’en pouvais plus de chaleur, disait le curé.

Soudain, trop saisi par le froid, il tomba comme un paquet mou ; Moru eut à peine le temps de l’empêcher de couler à l’eau, en se retenant à la barre de bois.

Il le regarda, hébété, un peu dégrisé, ne sachant que faire, embarrassé de cette masse qu’il faudrait porter tout entière maintenant.

— Eh ! Benoit, réveille-té donc, V’là que tu dors, à c’t’heure.

Benoit ne bougeait pas et ne répondait que par un petit hoquet, réjoui d’être couché au frais.

Moru, indécis, se grattait les cheveux, trouvait qu’après tout on était bien là, étendu, disposé à en faire autant ; puis il roulait ses yeux autour de lui.

La rivière, d’abord étroite, rapide, se brisait contre les pelles du pont fragile et tremblant, tombait en une cascatelle, rejaillissait sur un lit de bois et se mêlait à l’eau presque dormante d’un petit bassin dont elle sortait en une queue démesurée.

Autour du bassin, des saules baignaient leurs bras minuscules.

Au pied du pont, tirant faiblement sur sa chaîne simplement bouclée, dans un tournant, un petit bachot dansait mollement et plongeait avec un mouvement de va et vient.

Moru le regarda longuement en se dandinant, étonné de le voir là, tout seul, comme une carcasse de gros poisson émergée.

Puis une idée lui vint, une bizarre idée d’ivrogne qui a gardé juste assez de lucidité pour une farce. Il se baissa vers Benoit et cria :

— Benoit !

Benoit dormait, allongé, les mains jointes sur le ventre, la bouche ouverte, la face illuminée de rêves béats*

Moru le prit par les deux pieds et le fit glisser le plus délicatement possible sur l’espèce de terrasse en pierres brutes et moussues qui servait de soubassement au pont.

Puis il alla au bachot, le détacha, et l’amena près de Benoit. Il le vida du peu d’eau de pluie qu’il contenait et, abaissant jusqu’à lui les branches d’arbres qui pendaient sur sa tête, il en arracha des feuilles, le plus de feuilles qu’il put, et les étendit avec soin au fond du bachot en une couche moelleuse. Il riait en dedans, d’un rire silencieux, se disant parfois : “ Mâtin ! qu’il sera bien là ! Mâtin de veinard ! ”

Quand le bachot fut assez ouaté, il revint à Benoit et se mit à le déshabiller.

Benoit ronflait, et Moru, qui se dégrisait de plus en plus à Pair vif, bien sûr que l’ami ne se réveillerait pas, chanta, histoire de l’accompagner, un chant bas, monotone et lent, mêlé aux bruits de l’air comme si tout se fût uni pour endormir l’ivrogne, un vrai chant d’Indienne qui berce son petit.

Il plia avec soin la soutane, le pantalon qu’il enleva sans trop de peine. Ce fut plus difficile pour la chemise. Benoit parut de temps en temps secoué d’un petit frisson.

Il murmura même :

— Vieille chérie, tu me fais des chatouilles !

Mais Moru, subitement ému par le silence, par la sollicitude qu’il mettait à dévêtir le curé, par l’air langoureux qu’il chantait, l’embrassa comme un enfant, tendrement, les lèvres longuement collées sur le front, sur la bouche, le dorlota et l’amollit de caresses comme pour l’envelopper d’un sommeil profond.

Quand il l’eut mis à nu, il le porta au fond du bachot, le couvrit d’herbe fine jusqu’au cou comme d’un drap vert, puis, gardant avec lui les habits, il poussa du pied le bachot qui s’en alla à la dérive.

Alors il réveilla tous les échos de son rire, d’un lire large, cette fois, qui l’agitait dans tous ses membres et le faisait danser comme une pile.

Le bachot, hésitant, tourna sur lui-même, entra dans un tourbillon qu’il coupa et se laissa prendre par le courant comme par un bras flexible.

Moru le suivait, frappant des mains et du pied.

— Où diable irait-il ?

— Quelle farce ! Tu ne t’en vanteras pas de celle-là, hein ?

Il lui cria :

— Bon voyage !

Il lui hurla :

— Bonne nuit ! Tu leur-z-y diras bien des choses. Puis il jeta sur son épaule les vêtements du curé Benoit, roulés en ballot au bout de l’ombrelle blanche et il s’en alla à travers la campagne, sous les grands arbres, riant et chantant d’une voix forte.

Le bachot, loin des deux rives, descendait sans bruit, frêle, avec de légères oscillations.

Il suivait le fil de la rivière, sur les herbes d’eau douce qui pliaient, pareilles à des chevelures de noyés, comme on se courbe au passage d’une reine ou d’un convoi, et la lune levée haute dans le ciel, au milieu d’un cortège d’étoiles, le baignait d’une lumière blonde et le regardait glisser d’un air pâle.



Une Passionnette


I


Tous les rires, tous les cris tombèrent d’un coup, et les gens de la noce prirent des maintiens étudiés comme des paysans fraîchement descendus d’un tableau de Lhermitte.

Mme la Comtesse venait d’entrer ; elle avait une toilette habilement composée, assez riche pour honorer, assez simple pour ne pas effaroucher, et dans sa taille, dans son regard, encore un peu de noblesse, mais si peu que, vraiment, ces braves gens ne s’en offenseraient pas.

Elle s’avança dans la salle chaude d’émanations. Elle tenait par la main une petite fille qui ouvrait de grands yeux sans timidité.

Les paysans s’étaient levés. Le marié accourut ; d’un revers de main il s’essuya la bouche, et fit un compliment flatteur, mais point servile. Il présenta sa femme, une grosse veuve gênée dans son corsage. Son fils, petit garçon tout rouge et tout rond, se collait à elle, les yeux fixés sur la petite fille.

— Jac a douze ans, dit-elle.

Mme la Comtesse dit :

— C’est comme Marthe.

Le marié fut fier de la coïncidence.

Il fit défiler tous ses parents, qu’il nommait en faisant sonner les prénoms plus fortement que les noms dont il n’était pas sûr. Chacun d’eux, à sa présentation, avait un hochement de tête embarrassé, ébauchait un sourire contraint. Ils reprenaient lentement leur aplomb, comme des mannequins ébranlés par des boules. Mme la Comtesse trouvait pour tous une phrase mesurée.

Le marié offrit quelque chose. Elle accepta une bouchée de brioche dans un rien de vin rouge. Elle suçait du bout des lèvres en se cabrant, les doigts écartés, avec de délicates précautions. Les paysans la regardaient, silencieux, émerveillés, les coudes sur la table, les yeux humides, le visage coloré, vermeil. L’un d’eux, qui s’était oublié à parler bas, s’arrêta net, inquiet, comme s’il venait de faire un mauvais coup.

Cependant Marthe observait Jac. Tout son petit corps avait un mouvement de recul. Jac s’approchait de plus en plus. Sa crainte se dissipait. Il la toucha du bout des doigts, légèrement, de peur de la faner, elle et sa robe rose.

Il n’avait jamais vu de petite fille aussi raide et aussi bien mise, avec une telle blancheur et des cheveux bouclés de la sorte. Il tournait autour d’elle, muet, attentif, car, sans doute, elle allait parler. Marthe faisait retraite vers sa mère, grave, sans le quitter des yeux.

Mme la Comtesse avait posé son verre sur la table et effleuré ses lèvres du coin d’un mouchoir fin comme un flocon de neige. Dans l’air pesant et chargé, elle se sentait un peu mal à l’aise.

Elle dit à Jac :

— Veux-tu venir jouer au château ?

Jac ne répondit pas.

Embrassé, choyé, dorloté, bourré tout le jour, ébloui par la vision de Marthe, il allait de merveilles en merveilles. Le bonheur devenait accablant.

Mme la Comtesse dit à la mère :

— Je l’emmène.

La veuve répondit :

— C’est bien de l’honneur à nous.

La Comtesse se leva, salua tout le monde avec une grâce modérée, et sortit en disant :

— Je veux être marraine.

La veuve pensa que le moment était venu de rougir et le marié de se redresser.

Marthe, à gauche de Mme la Comtesse, gardait une indifférence de bon goût, et Jac, à droite, une seule main dans la poche, se demandait comment il allait bien s’y prendre pour jouer avec cette singulière petite fille qui s’obstinait à se taire.

Derrière eux, dans la salle longue aux coins emplis de meubles empilés, au-dessus de la table où les verres sonnaient, où les serviettes de toile s’agitaient, au-dessus des tètes en feu, secouées et somnolentes, de nouveau, vers le plafond, avec la fumée des pipes et les âcres odeurs, des voix montaient et de larges éclats de rire.



II


Jac entra dans la grande allée du château avec recueillement. Des Statues de pierre le regardaient passer, nues ou largement drapées, et se le montraient l’une à l’autre avec un doigt cassé. Sous l’immense voûte le son des pas lui parut démesuré. Quand un valet rigide ouvrit les portes d’une salle, que les glaces et le parquet luisant multipliaient avec régularité, il eut une impression de froid.

Vraiment, on ne devait pas crier ici comme ailleurs. On y courait autrement, avec le moins de bruit possible, et tout semblait mystérieux.

— Vous pouvez jouer, dit Marthe.

Et elle lui montra des jouets compliqués, finement peints, des jouets merveilleux, qui n’étaient pas cassés.

— Et vous ? dit Jac.

— Oh ! moi, je suis trop grande. C’était pour quand j’étais petite fille, il y a longtemps. Elle disait cela sérieusement, le teint pâle, avec, dans tout son corps fluet, quelque chose de grêle et de souffrant.

Jac avait bien envie de s’en aller.

On lui apprit que désormais il resterait au château et qu’il serait le camarade de Marthe.

On lui donna un costume de velours et une chambrette mignonnement arrangée, d’où il pouvait voir, en se penchant, le balcon de Marthe, et, plus bas, presque au pied des tours, la rivière blanche couler dans les prés. Il eut la liberté d’aller partout à condition de ne pas quitter Marthe. Il devint un petit esclave, soumis à toutes ses fantaisies de despote débile, d’abord avec ennui ; mais, par degrés, il se fit à la monotonie qu’on s’imposait, au silence peu troublé. Il finit par aimer, un peu par vanité, ce château solitaire qui l’effrayait. Le parc, surtout, l’éblouit. Il avait des gazons menus et moelleux pour ses repos ; il avait des allées réglées pour faciliter ses courses, des perspectives infinies pour les brouiller, et de grands lacs où des sapins se contemplaient éternellement. Ses impressions jeunes s’ouvraient comme des yeux pour tout voir, pour tout guetter. Il sentait en lui l’éveil d’une petite âme trop sensible.

Quand, autrefois, sa mère passait avec lui près du château, le long du mur environnant, elle lui en parlait complaisamment, comme d’un monde merveilleux qu’il s’efforçait de se figurer avec de riches images, en y mêlant volontiers des apparitions de fées puissantes et maternelles.

Maintenant, il y vivait à l’aise, sûr de n’en pas sortir, un peu vain quand il traversait le village, côte à côte avec Marthe, propre comme une pièce neuve, droit, regardé, envié.

Les jours de promenade étaient ses plus beaux jours, l’enivraient de petits triomphes, le haussaient au milieu d’un tas de petits bonshommes en mauvaise humeur.

Il devait toutes ces joies à Marthe, et l’adorait.

Mais Marthe avait pour toute chose et pour lui une indifférence d’enfant débile et maladive. Comme une châtelaine en miniature, héréditaire de goûts affinés et d’une morbidesse dolente, mince et blanche, elle avait une façon qui navrait Jac de n’y point prendre garde et de le tenir à distance.

Petite fille silencieuse, elle revenait de loin, et elle en savait long. Jac en pleurait. Sa sensibilité s’aiguisait. Il devenait irritable, accessible aux impressions les plus fugitives. Un rien le froissait.

Au moment où tous ses efforts d’enfant désireux de plaire allaient égayer Marthe, quand il se trouvait bien là, certain que les fleurs sentaient bon, que tout croissait, que tout chantait pour lui comme pour elle, quand il se croyait pour moitié dans ses joies, dans sa vie, entré plus avant dans son affection, tout près d’une intimité de petit frère d’élection, avec le regard qu’on a pour un joujou de passage, avec un mot blessant, une comparaison moqueuse, une attitude hautaine, Marthe le rejetait loin d’elle, nonchalante souveraine en robe courte.

C’étaient là pour Jac des chutes où il se faisait mal. Il se relevait les yeux remplis de pleurs, sans se plaindre, et suivant à travers ses larmes comme une part volée qu’on ne lui rendrait pas.

Et d’autant moins que Marthe, chétive et languissante, peut-être amusée à la torture d’un être plus fort qu’elle, ménageait ses boutades et ses saillies d’humeur, jac multipliait autour d’elle ses soins étudiés, resserrait ses prévenances, l’entourait d’attentions où il mettait sans compter tout ce qu’il avait de délicatesse et d’envie d’être un peu plus aimé.

Marthe, par oubli, se laissait envelopper de ce culte enfantin. Puis le dédain perçait, et elle avait le caprice de casser le feuillage épais d’où coulaient sur elle la fraîcheur et l’ombre pour voir un peu plus loin.

La Comtesse, nostalgique et ennuyée, ne s’apercevait pas de ces choses frivoles. Jac souffrait ; elle ne vit rien.

Un matin, brusquement, Marthe, joyeuse, dit à Jac que le château était vendu, qu’elle allait partir vers un pays plus ensoleillé, et qu’ils allaient se quitter.

Il entendit sans bien comprendre, bouleversé.

— Ah ! vous partez ?

— Oui, dit-elle, nullement émue, prête à railler Jac pour sa figure qu’elle trouvait drôle.

— C’est pour longtemps ?

— Certainement, puisque le château est vendu. Maman dit que nous ne reviendrons jamais. Ta mère va venir te reprendre tout à fait.

Il n’avait plus rien à entendre. C’était fini. Il ne pouvait pas se dire que cela s’arrangerait, qu’il y avait peut-être un moyen.

Cette petite grande personne lui avait appris son départ certain, tranquillement, comme une nouvelle simple. C’était bien pour jamais. Il retournait ce mot avec entêtement pour y trouver une échappée, une issue, pour en sortir. Il s’en alla, tout pâle. Tout ce qu’un enfant peut avoir de révolte se soulevait en lui. Il sortit du château, descendit le village, inconscient. Sa mère habitait tout au bas. Il s’arrêta devant la porte et la trouva fermée. Sa mère n’y était pas.



III


C’était une de ces vieilles maisons comme on en voit encore, bâties à coups de hache, avec de grandes portes lourdes de clous, des fenêtres à barreaux, solitaires prisons à peine dégrossies en maisons bourgeoises.

Sur la route, dans un large rayon de soleil, Jac pleurait, secoué de sanglots, s’arrêtant parfois comme s’il oubliait son chagrin, ses poings humides frottés contre ses yeux.

Deux femmes jeunes et gaies, en toilettes claires, avec des ombrelles blanches, s’arrêtaient devant lui.

— Tu pleures, mon petit ?

— Tu boudes, mon ami ?

Jac ne dit rien.

— Voyons, pourquoi pleures-tu ?

— Oh ! le vilain qui pleure et qui ne sait pas pourquoi !

Et les deux femmes, donnant chacune une petite tape sur la joue de l’enfant, s’éloignèrent, redevenues subitement joyeuses, trouvant le soleil trop beau pour s’attarder à une douleur.

Jac suivait du regard les deux belles dames, st peu secourables, qui s’en allaient lentement.

Elles montaient une route pittoresque, se signaient devant une vieille croix penchée, pareille à toutes celles qu’on plante aux extrémités d’un village, et se dirigeaient vers un bois qu’on apercevait dans le lointain comme une grande tache noire.

L’œil de Jac restait fixé sur elles avec d’autant moins de larmes qu’elles s’éloignaient plus. Insensiblement, leurs ombrelles se rapprochaient, se touchaient, mêlaient leurs bords, et Jac les vit bientôt se confondre. Il lui sembla qu’un immense champignon blanc marchait au loin sur un grand pied noir.

Cela fit diversion à sa douleur, et il se mit à rire.

Il s’éloigna de la maison, arriva à la rivière et la remonta. Elle était séparée du château par une grande étendue de pelouse plantée de pins.

Quand il fut au pied des tours, il leva la tête et regarda longuement la fenêtre.

Sa croisée était ouverte, et le vent tirait un coin du rideau blanc, comme un mouchoir d’une large poche.

En ce moment, la fenêtre de Marthe s’ouvrit. Et au-dessus d’un pot d’œillets rouges, entre les clématites flexibles qui l’encadraient sa tête apparut, fine et blanche, comme une fleur pâle qui viendrait se mettre à l’air.

Jac lui souriait.

Elle le regarda, surprise.

— Je vais me baigner, dit-il.

Marthe répondit :

— Tu sais que maman te l’a défendu.

— Elle ne me grondera pas, dit Jac, et cela vous amusera.

Marthe resta, retenue par la curiosité éveillée d’une petite fille qui, plus d’une fois, avait surpris un bout de conversation entre des domestiques, une phrase obscure pour elle, un mot étrange.

Jac ôta sa veste et la jeta sur l’herbe. Il retourna ses poches et en laissa tomber tout ce qu’elles contenaient. Il rangea par terre ses belles boules de toutes couleurs.

— Je vous les donne, dit-il à Marthe ; elles sont pour vous.

Il entra dans l’eau. Le bout de son pied l’avait à peine touchée qu’il le retira vivement.

Marthe se mit à rire. Elle se penchait le plus possible.

Jac s’assit sur la mousse du bord et, frissonnant un peu, se laissa glisser lentement. Il se tourna vers Marthe et, avec une voix rieuse de petit saltimbanque, il cria : “ Attention ! je vais faire celui qui se noie. ”

Les membres frappaient l’eau : son corps avait des contorsions. Des gouttes jaillissaient et pendaient aux feuilles, petites larmes claires.

Marthe, heureuse, battait des mains, et des points roses tremblaient sur ses joues.

Quand Jac, les cheveux plaqués, reparut, triton frêle, elle lui cria : “ Tu imites joliment bien ! ”

— Maintenant, reprit Jac, avec la même voix de boniment, nous allons faire le mort.

Le rire suspendu, attentive, Marthe se pencha à tomber.

Jac se mit sur le dos. Il resta quelques instants immobile, les bras tendus.

L’eau était à peine troublée. Il regardait Marthe fixement, sa tête affleurant un peu.

Là-haut, bien haut, dans le miroir bleu d’un air pur, des hirondelles tournaient, mince cercle noir.

Puis il enfonça, suivant une ligne oblique. Ses yeux restaient ouverts. Ils se voilèrent de paupières d’eau. Son front disparut. Son corps se rapetissa, devint pas plus grand qu’un christ d’alcôve. L’eau le prit, le caressa doucement, l’enveloppa comme un lange et le coucha sur les cailloux polis.

Autour de lui, des tessons de bouteilles brillaient, énormes émeraudes.

Une bulle d’air vint crever à fleur d’eau.

Sur le bord, un petit chien bouclé, lavé, peigné, au collier blanc, jappait.

Marthe tout entière à l’acuité d’une sensation intense, muette, immobile, sans souffle, attendait :

“ Car c’était parfait comme apparence. ”



Héboutioux


I


De gros nuages noirs couraient, comme affairés, poursuivis par leurs ombres, sur le canal clair.

L’aubergiste Héboutioux bâilla :

— Encore une piètre journée !

Il se tenait droit sur sa porte, le visage tout jaune, d’apparence malade. Sa jambe de bois battait une mesure. Un bouchon desséché s’agitait au-dessus de sa tête, pendu à une tringle, lamentable. Des ceps de vigne grimpaient en espalier. A l’une des fenêtres, dans un entre-bâillement de rideaux pauvres, sa femme regardait sur la route.

Elle était forte et fraîche et pinçait légèrement la peau de ses mains trop rouges, pour se faire des blancs.

Près d’elle, sur une assiette blanche, en une bouillie noire, des mouches s’asphyxiaient. De temps en temps, du bout des doigts, elle en prenait une pour la sauver.

La mouche retombait :

— Têtue, ça t’amuse de périr !

Héboutioux rentra :

— C’est fini pour aujourd’hui, Justine. Personne ne viendra, à c’t’heure.

Cependant, ils espéraient encore.

Héboutioux tambourinait sur la table. Soudain, des grelots sonnèrent. Un fouet claqua : “ Une voiture ! ” fit Justine.

Héboutioux resta cloué. Il n’osait se réjouir.

— Vous verrez qu’elle passera tout droit !

Elle s’arrêta, légère sur ses deux roues, peinte en vert.

Un monsieur très bien mis descendit.

Il avait une belle barbe noire, un teint pâle et assez de ventre, comme le type du blanc dans les géographies élémentaires. Il voulait casser une croûte seulement, puis continuer une grande excursion qu’il faisait dans le pays.

Justine, Héboutioux, se multipliaient, en quête de torchons, effarés avec trop de pas et de gestes, comme s’ils avaient perdu l’habitude de servir.

Héboutioux avançait un tabouret de paille : il regrettait, on réparait les chaises.

Justine cassait une assiette, invitait Monsieur à rester, à coucher. Il verrait demain la fête du village.

Monsieur la fixait d’un air bienveillant.

— Je ne le puis.

Ils se pressèrent moins, désappointés.

Mais Juâtine fit un signe de croix.

L’orage éclatait. La pluie tombait en rayons blancs. Les carreaux pleuraient comme des yeux. De petites gouttes jaillissaient par les fentes des croisées. Dehors le cheval courbait la tête sous l’averse.

— Soit, dit le voyageur bien mis.

Il ajouta à Justine :

— Je bénis l’accident.

Héboutioux fît rentrer la voiture sous la grange :

— Sa pratique ne s’en irait pas.

Tous les trois regardaient l’orage.

Héboutioux lui souriait :

— On s’en moque quand on n’a pas à craindre pour ses blés, pour ses fruits. C’est même joli.

Néanmoins il compatissait aux malheurs des autres.

Le monsieur parlait d’une voix veloutée. Il expliqua la foudre, avec des anecdotes de chevelures lumineuses et de bracelets fondus. Il dit son nom :

— Comtal.

— Plaît-il ?

— Comtal.

Justine et Héboutioux se regardèrent : Comtal ! un nom de prince espagnol, ça !



II


Le lendemain, comme il était convenu, Justine et son homme alternèrent pour montrer la fête à M. Comtal. Ainsi le service du cabaret n’en pourrait souffrir.

Comtal admirait volontiers. Héboutioux se frottait les mains : on se pressait chez lui grâce à la fête et pour voir l’étranger.

— Parlez-moi d’un voyageur de ce rapport !

Il insinuait, un peu courbé, tout mielleux :

— Monsieur Comtal, tenez, par ici.

Des berlingots poissaient à l’ombre d’un grand parasol rouge. Des chevaux de bois estropiés tournaient, solitaires. Au milieu des cris, des farces, des rires, des joies bruyantes, un couple se balançait dans une odeur de sucre brûlé.

Des campagnards, en dimanche, erraient, allègres, émerveillés, hâbleurs, ou bien s’éternisaient à distance des boutiques, dont ils se défiaient comme de voleurs, avec des regards longs et des réflexions mesurées.

Et, doucereusement, Héboutioux guidait Comtal.

— Tenez, par ici.

Une toile flottante se tendait sur des lunettes où, moyennant deux sous, on pouvait voir une apothéose après décès. Deux vieilles femmes marchandaient. Elles voulaient bien pour moitié prix. L’homme refusa poliment, mais nettement.

Elles pensèrent :

— Il est mal disposé ; nous reviendrons, il ne nous reconnaîtra point.

Elles s’éloignèrent de quelques pas, puis y retournèrent.

L’homme s’emporta :

— Se fichait-on de lui, par hasard ? Il était bien libre, dans son commerce, et maître de fixer ses tarifs.

Et d’un geste large, il les envoya à la balançoire.

Elles s’entêtaient.

— Il nous rappellera.

Quand ce fut au tour de Justine, Héboutioux rentra au cabaret. Il vit sa femme et Comtal se perdre dans la foule. Ses yeux luisaient dans sa figure couleur de bile.

— Il est pris, se dit-il, et, dans l’auberge qui ne désemplissait pas, sa jambe de bois frappait le carreau d’une manière sonore, sûre d’elle-même comme une vraie jambe.

Cependant Justine, en fichu bleu, plus fraîche et plus rouge, marchait près de Comtal, hardie et multipliant ses phrases : “ Personne ne lui en imposait ! ”

— Pas même quelqu’un de complet ? dit Comtal.

— Vous êtes malicieux.

Comme un homme fort, et quoique recherché dans sa tenue, il lui offrit le bras. Il aimait les choses simples et la trouvait belle.

Des quinquets s’allumaient aux boutiques. Des bras gesticulaient comme pour agripper.

— Un coup de blanque, hein ?

— Non ! À quoi bon jeter son argent ? J’aime mieux me balancer. Au moins, ça profite.

Justine se tenait aux chaînes, la gorge gonflée, la tête en feu. Elle se laissait aller et s’imaginait se baigner dans du vent. Tout disloqué, avec d’énormes tensions et de gros soupirs, Comtal tirait.

Puis il lui promena son mouchoir autour du cou, dans le dos, très bas, comme une éponge, et le bout de ses doigts caressait la peau humide.

Justine poussait de petits cris, bien heureuse.

Un violon, une clarinette, un piston se firent entendre. On dansait dans la grange. Les musiciens dominaient, hissés sur la voiture de Comtal.

Il était parti. Il demanda une polka piquée. Les musiciens se consultèrent :

— Une polka, oui, mais piquée ?

— C’est à peu près pareil, dit Comtal.

Rien n’empêchait d’essayer.

Comtal et Justine s’élancèrent. Elle ne savait pas. Il la portait, vigoureux et cambré, frappant du talon, et tendant le bras de Justine à l’arracher.

La musique se réglait sur eux dans un cercle d’extasiés et d’envieuses.

Ça et là, des vieillards branlaient la tête : “ De leur temps, c’était encore plus beau. ”

Au-dessus des danseurs, la corde qui servait à hisser les bottes de foin et de paille était roulée en nœuds multiples, natte énorme.

Ils s’arrêtèrent en se faisant des saluts. Justine se retira sous un arbre de la route.

Comtal la suivit et devint familier. Elle avait sur le front de petites frisottes blondes et collées. Il s’amusait à les dérouler en s’y prenant délicatement. Elles se recroquevillaient en boucles, comme des ressorts.

Il fit sur elle l’essai de ses phrases.

— Vous sentez bon comme le poivre et comme le foin.

Tout près d’eux, le canal dormait dans ses brumes pâlottes et transparentes. Autour d’eux coulait, diffuse, une musique lointaine où tombaient, comme des pierres dans une vitre, des cris discordants. Comtal souriait.

La lune échancrée écartait ses cornes fines comme une pince lumineuse. Justine frissonnait.

Là-bas, à l’auberge, près du bouchon desséché, sous les lampions multicolores dont la lumière n’éclairait que le haut de la porte en laissant le bas dans les ténèbres, une sorte de croissant mobile s’agitait sur le feuillage des ceps de vigne. Il s’arrêtait, puis remuait encore. On eût dit l’ombre vacillante de la lune.

— Est-elle drôle ainsi ! dit Comtal, qui regardait la lune.

— C’est drôle, dit Justine qui voyait l’ombre, en cherchant à s’expliquer, un peu effrayée, comme d’une apparition.

— Elle s’en va, dit Comtal.

— Je ne la vois plus, dit Justine.

— Vous tremblez ?

— J’ai froid.

— Moi, je me sens comme ceux qui font des vers. Quelqu’un s’approchait d’eux.

Héboutioux avait la bouche souriante et le regard mauvais. Il tenait une main derrière son dos, et Justine vit sauter dans l’autre une serpe de fer affilée et courbe.

— On se repose, dit-il ; tenez, j’ai ben cherché pour les trouver à votre goût ; ça va vous va rafraîchir, et il tendit à chacun d’eux un beau raisin, doux comme du velours, qu’il venait de couper à la treille.

Comtal s’en barbouilla la face, Justine picotait silencieuse et remise de sa peur. Héboutioux dit à Comtal :

— Vous ne partez pas demain ; autant être ici qu’ailleurs, pas vrai ?

Il avait presque un tremblement dans la voix :

— Je commence à m’y faire, dit Comtal.

Héboutioux s’éloigna, avaricieux assez pour ne rager qu’un peu de les laisser tous les deux, si près l’un de l’autre.



III


Comtal restait.

— Vous m’endormez dans trop de gâteries, disait-il à Justine satisfaite.

Héboutioux lançait des coups d’œil faux ; mais il se faisait gracieux avec effort. Sa bouche grimaçait.

Il lui vanta les plaisirs de la campagne, et Comtal rentrait courbaturé d’avoir regardé pendant des heures pailleter des goujons gris dans les nasses d’osier et les bouteilles vertes.

En un coin, près de la cheminée, sur une ardoise encadrée de bois blanc, “ la note à M. Comtal ” augmentait tous les jours.

De temps en temps, Comtal criait comme un enfant qu’on pince :

— Je veux m’en aller, je veux m’en aller.

Au fond il se sentait pagnote pour cet effort, et d’ailleurs Héboutioux, plein de flair, trouvait toujours à temps, pour le retenir, des inventions subtiles et des paroles alléchantes.

Cependant toute une procession défilait au cabaret ; on s’y donnait des rendez-vous pour le soir, après les travaux. Les paysans s’attablaient avec des airs mystérieux. Ils buvaient à petits coups et riaient sournoisement, sans ménager à Héboutioux les clins d’yeux qui avertissent, et les serrements de mains apitoyés.

— Il ne voyait donc rien ?

Et d’autres :

— Commode, le truc, pour faire aller les affaires.

Aux entrées de Comtal, on chantonnait :

— Tiens, voilà le compère.

Héboutioux payait d’audace :

— On le jalousait, il le savait bien. Qu’un bout de soleil se montre, les serpents affilent leurs langues ; mettre à la porte de bons voyageurs, alors ?

Il affichait Comtal. On les voyait, bras dessus, bras dessous, braver les potins, comme des amis de naissance.

Cependant, d’une manière croissante, au teint de l’aubergiste montait comme un afflux une couleur de bile.

Justine se taisait, en femme docile qui n’a pas à se plaindre.

Le curé intervint.

— Il ne pouvait feindre une ignorance coupable.

Il lui montra des jeunes filles qui passaient :

— De tels tableaux les dévergondent.

Héboutioux se fâcha :

— C’est trop. Pour qui me prend-on ? Je les tuerais plutôt tous les deux, et moi après.

Le curé craignit un éclat et partit. Héboutioux s’épuisait en gestes extravagants, tout le corps frémissant comme pour secouer des hontes ; des larmes lui mouillaient les yeux et la voix.

— Vous avez oublié un souper sur l’ardoise, dit Comtal.

Un matin il annonça :

— Je pars ce soir.

Il l’avait souvent dit. Héboutioux voulut prier.

— Non, cette fois, c’est la bonne.

— Puisque vous êtes décidé…

Héboutioux courba la tête.

— Ces choses-là n’arrivent qu’à moi.

Justine ouvrait de grands yeux sur Comtal, Des paysans s’arrêtaient sans mot dire, comme si, revenus à des sentiments moins narquois, à l’approche du malheur, ils voulaient en prendre leur part en frères.

— Vous êtes bien décidé ? répéta Héboutioux en un ton d’homme qui met au pied du mur.

— Oui, dit Comtal.

Il était engraissé visiblement ; ses moustaches avaient un tour coquet. Ses joues remuaient doucement.

— Vous avez l’air agité, Héboutioux !

— Dame, quand les amis s’en vont.

Héboutioux serrait les lèvres. À quoi bon maintenant des frais de sourires inutiles ? Il alla fermer les deux battants de la grange. Une petite porte s’ouvrait dans l’un d’eux.



IV


Le soir vint, Justine, toujours fraîche et rouge, prenait son parti. Elle préparait le dernier dîner.

Héboutioux additionnait la note.

— La règle, où est la règle ?

— Et celle-là ! dit Comtal en lui montrant sa jambe de bois.

— Vous êtes facétieux, dit Héboutioux d’une voix creuse ; un mot savant que Comtal lui avait appris.

— Je vais atteler, dit Comtal.

Héboutioux se glissa dans la grange avant lui. Comtal, en sifflotant le chant du Départ, ouvrait le coffre de la voiture. Un nœud coulant lui tomba autour du cou. Il eut le temps d’étreindre la corde en ses deux mains, au-dessus de la bouche, le plus haut possible.

Le nœud ne se serra pas. Mais il fut enlevé, les doigts crispés, vers la poulie, dans le noir, tellement stupide qu’il ne cria pas.

Il entendait, en bas, une voix sourde :

— Manqué, tonnerre ! Voilà le chiendent, à c’t’heure !

Héboutioux tirait de toutes ses forces.

— Tu te lasseras, quand il faudrait me dessécher !

Au plus petit mouvement de détente, Comtal s’étranglait. Le nœud lâche lui battait le menton et les épaules .

— Noue donc ta cravate !

Héboutioux donnait à la corde des secousses vives.

Au bout qui se tordait à terre, le crochet de fer sautait avec des heurts métalliques, comme un reptile furieux désarticulé. Le sol résonnait sous les coups secs du pied de bois.

— T’as balancé ma femme, chacun son tour.

Les soupirs étouffés de Comtal se perdaient là-haut, dans les briques.

D’ailleurs il ménageait ses forces et tâchait de garder l’immobilité d’un mort. Héboutioux dansait en délire, les yeux rouges.

— Tends donc la langue, mâtin sans feu ni lieu, cloche sans battant !

Une pièce de monnaie tomba par terre.

— Je suis payé, je ne vole pas. Dieu de Dieu ! que je m’amuse !

Tout à coup sa jambe de bois se prit au crochet de fer. Sans réfléchir, il se baissa pour la dépêtrer. La corde n’était plus tendue. Comtal descendit d’un trait, si brusquement qu’Héboutioux, moins lourd, monta pendu par sa jambe de bois et par une main. Soudain ils s’arrêtèrent.

Un nœud qu’on avait oublié de défaire depuis le soir des danses, trop gros pour passer dans la poulie, empêchait la corde de couler plus bas.

Et tous les deux, désemparés, suspendus, dans un balancement qu’ils ne pouvaient maîtriser, incapables d’efforts l’un et l’autre, gigotaient et se heurtaient comme de grands faucheux qui s’acharnent. Sur leurs têtes, les tuiles mal jointes laissaient passer par leurs trous des pointes de jour qui glissaient sur les fétus de paille comme des regards curieux.



V


Dans l’auberge, Justine arrangeait gentiment des brins de réséda dans le verre de M. Comtal.

— Il s’en ira, vous verrez. Ce n’est pas de ma faute si ce qui arrive, arrive. Bah ! il en viendra d’autres.

Puis elle appuyait sur le bord de la fenêtre ses mains soignées et tendait la tête.

— Qu’est-ce qu’ils font donc qu’ils ne viennent pas ? Boutioux ! Boutioux !



À la Pipée



— Quoi, alors ? des pendants d’oreilles ?

— Non, j’en ai.

— Un petit couteau qui se ferme ?

— Non, ça coupe l’amitié.

Yvon s’acharnait.

— Tu trouveras pas, dit Yvone.

— Dis, toi.

Yvone avoua son désir :

— Je veux manger des oiseaux : mène-moi à la pipée.

Yvon ne s’attendait pas à celle-là et n’osait répondre. Lequel des deux se moquait de l’autre ? Mais Yvone avait tout l’air tranquille d’une fille peu encline à mal faire.

Il fit l’indifférent.

— S’il ne faut que cela pour te contenter ! dit-il.

Il la prit par la main pour monter au bois.

— As-tu des pipeaux pour imiter les cris ? dit Yvone.

— Point n’en est besoin, dit Yvon.

— Et de la glu ?

— Ne t’inquiète pas de ça.

Il balançait son corps nonchalamment, d’une façon gauche, fusé.

Des chèvres brunes, dont les cornes ressemblaient à des dents de herse, des moutons floconneux rentraient par troupeaux mêlés. Aux cris des bergers : — trie, trie, trie, — ils se divisaient docilement, et chaque bande rentrait à son toit.

Le soleil se couchait.

— C’est le moment, dit Yvon ; l’horizon communie.

— S’pas ! nous ferons des guirlandes d’oiseaux morts !

Cependant un doute vint à Yvone.

Tout le monde lui parlait de la pipée, et, jusqu’à ce jour, personne n’avait voulu l’y conduire. On riait même, en se dérobant à ses prières pressées.

— Si c’était une menterie ? dit-elle.

Yvon jura sur tout ce qu’on voudrait.

Puis il coupa deux baguettes longues et flexibles dont il ôta soigneusement les feuilles et les nœuds.

— Tiens, comme ça ; un seul coup sur la tête quand ils dorment, et ils tombent comme des prunes mûres.

— Je n’y croyais point, dit-elle.

Il ajouta, pour paraître plus nature :

— On les manque souvent.

— Mais les pipeaux et la glu ?

— Nous les trouverons là-bas ; même y en a qui s’en passent.

Ils marchaient entre deux haies, sur un gravier lisse qui devenait lit de torrent aux gros orages.

Une vieille femme en haillons, courbée sous une besace de pain, leur cria :

— Je vous souhaite ben de l’agrément.

Yvon avait, comme un berger d’opérette, des sabots de bois blanc d’où sortaient des brins de paille, une culotte courte et, sur sa chemise, une peau de mouton dont les deux pattes de devant se nouaient autour du cou.

Yvone, en corset, portait une jupe à grandes raies rouges sur fond bleu. Ils se poussaient et se bousculaient, comme ivres, et Yvone l’était un peu de tout le plaisir qu’elle se promettait au carnage des oiseaux.

Exubérante, pleine de santé, elle parlait et riait avec tapage.

Toute la campagne éclatait comme une peinture fraîche, avec des horizons d’odeurs. Des deux côtés du chemin les mûres rouges saignaient ; les cenelles rouges saluaient ; les gratte-cul rouges haussaient la tête ; les prunelles, encore vertes, couraient, éparses comme des perles de colliers brisés. Yvone, animée, avait grande hâte d’arriver et s’imaginait des rangs serrés d’oiseaux perchés sur les branches, endormis, la tête sous l’aile, tout exprès pour un petit massacre amusant.

— Toc ! — quelque chose de blanc, une gouttelette coulait de leur tête, et ils roulaient dans le tablier grand ouvert, l’un après l’autre, sans un cri, les pattes raidies.

On les enfilerait, puis on reviendrait tout enrubannés, comme des bohémiens en parade.

Du bout de sa baguette, elle abattait des fleurs pour se faire la main.

— Tu pourras choisir, dit Yvon.

— J’aimerais les mésanges, disait Yvone.

— Cependant, les pinsons…

— Oui, mais le rouge-gorge…

— Le roitelet est doux.

— Le pic maçon est tendre.

— Je prendrai le bouvreuil et je te laisserai le gobe-mouche, dit Yvon avec esprit.

Yvone ne comprit pas ; elle faisait la revue des oiseaux et se décida :

— J’aurai beaucoup de fauvettes avec assez de moineaux et un peu de linottes.

Yvon, peu sérieux, voulait badiner.

Il la couronnait de traînasse, comme une mariée, lui fourrait des cétoines dans le cou, la tachait avec des mûres.

— Tiens, ton bonnet saigne du nez !

Mais elle n’était pas venue pour des jeux futiles.

— Cependant, à ton âge, un galant…

— J’y pensais ; que je t’y prenne, à deviser d’amour !

— J’en vaux un autre.

— T’es un beau gars ; mais j’vas te donner des coups de tape.

Par politique, Yvon, futé, s’en tint là.

Ils traversaient un chaume vallonné. Çà et là des flaques d’eau miroitaient au milieu des bosses de terre fraîchement remuées.

— C’est le cimetière des bêtes, dit Yvon.

Il était environné de vignes où un peu de brise se lamentait.

Yvone eut un frisson ; elle se rapprocha d’Yvon. Ils arrivaient au bois. La nuit s’annonçait douce et sereine.

— Il est trop tôt, dit Yvon.

Ils attendirent au bord. D’un coup de bec délicat des piverts piquaient des mouches sur l’écorce des arbres. Des bécasses fusaient, comme lancées sur les clairières amoureuses. Dans le crépuscule le bois se couvrait de brumes blanches. Elles s’accrochaient à des pointes de branches comme à des doigts complaisants, se creusaient en lits, se gonflaient en édredons, s’enfonçaient à travers les feuilles, s’envolaient en filoches capricieuses ou restaient suspendues en l’air, retenues on ne sait où, immobiles, comme si des laveuses invisibles eussent étendu leur linge. Elles s’épandaient partout, sur les bruyères, sur la terre labourée. Le village nageait tout entier dans une teinte d’ardoise. On n’apercevait plus que le coq du clocher, dont le bec de fer chantait l’heure. Les champs bariolés dégringolaient à la rivière, qui se cachait derrière un rideau de vapeurs.

On eût dit qu’il se préparait une scène et que toute la terre montait dans les nuages.

Au loin une meute aboyait.

— Regarde, est-ce tapé ? dit Yvon.

— Oh ! moi, ça m’est égal ; les oiseaux, les oiseaux !

— Es-tu maligne ! T’as ben le temps ; laisse-les s’endormir.

Yvone avait peur.

— Si un fantôme s’allongeait et nous touchait du doigt !

— Ça arrive quelquefois.

Pour l’effrayer, Yvon se cachait dans l’ombre.

Elle criait :

— Où que t’es donc ? Où que t’es donc ? d’une voix basse, et se serrait contre lui, effarouchée.

Afin de s’étourdir, elle l’entraînait dans le bois, à la tuerie.

— Laisse-les donc s’endormir !

Cependant il la suivit.

Ils marchaient sur la pointe du pied, comme des voleurs. Les feuilles sèches craquaient sous leurs pas. Yvon alluma une lanterne sourde. Il la promenait le long des branches, sans bruit, sous les feuilles. Yvone le tenait par sa peau de mouton. Tout son corps tremblait. La baguette levée, prête à frapper, elle ouvrait les yeux, ne voyait rien.

— Où donc qu’ils sont ?

— Minute ! disait Yvon, la lune va se lever ; viens plus par là, plus par là.

En attendant, tous les deux désiraient des yeux de chats.

Yvone fit voir l’injustice :

— En effet, pourquoi les bêtes ?…

— Tais-toi !

Yvon retint son souffle.

— Un nid, disait Yvon ; vois-tu ?

— Non, disait Yvone.

— Penche la tête.

Yvon écartait les branches et les ronces. Une toile d’araignée se tendait. Il semblait que l’oiseau avait eu l’esprit de la laisser là pour tromper les dénicheurs.

— Où donc ? disait Yvone.

— Baisse-toi, disait Yvon, plus bas, plus bas.

Cependant, au milieu d’un nuage, comme entre deux lèvres, la lune pénétrait le bois de tant de clarté que le bois semblait être dans la lune.

Il y eut comme un réveil, un clapotage de petits cris, de battements d’ailes doux comme des baisers aériens, un concert diffus, tout le bruissement que ferait un immense sourire épandu.

Tout sortait du silence comme pour surprendre un mystère. Des souffles remuèrent les branches, les feuilles se soulevaient comme des paupières.

Les yeux s’ouvraient à des rais de lumière ; chaque oiseau, mal endormi, tendit la tête et regarda.

Sur une mousse grise, dans une pulvérulence lumineuse, Yvon et Yvone, côte à côte, dormaient, plus près encore, les doigts unis.

Yvon avait la tête appuyée entre deux branches, près du nid défait.

Yvone rêvait qu’enfouie dans un lac de plumes elle donnait à boire à Yvon, dans le creux de sa main, un peu de sang tiède de rossignol.

Par terre, entre les baguettes oubliées, la lanterne sourde veillait sur eux, comme une étoile descendue.