Crime et Châtiment/I/1

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Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 1p. 1-12).
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Première partie


PREMIÈRE PARTIE


I

Au commencement de juillet, par une soirée excessivement chaude, un jeune homme sortit de la petite chambre meublée qu’il occupait sous le toit d’une grande maison de cinq étages, dans le péréoulok S…, et, lentement, d’un air irrésolu, il se dirigea vers le pont de K…

Dans l’escalier, il eut la chance de ne pas rencontrer sa logeuse. Elle habitait à l’étage au-dessous, et sa cuisine, dont la porte était presque constamment ouverte, donnait sur l’escalier. Quand il avait à sortir, le jeune homme était donc obligé de passer sous le feu de l’ennemi, et chaque fois il éprouvait une maladive sensation de crainte qui l’humiliait et lui faisait froncer le sourcil. Il devait pas mal d’argent à sa logeuse et avait peur de la rencontrer.

Ce n’était pas que le malheur l’eût intimidé ou brisé, loin de là ; mais depuis quelque temps il se trouvait dans un état d’agacement nerveux voisin de l’hypocondrie. S’isolant, se renfermant en lui-même, il en était venu à fuir non pas seulement la rencontre de sa logeuse, mais tout rapport avec ses semblables. La pauvreté l’écrasait ; toutefois il avait cessé, en dernier lieu, d’y être sensible. Il avait complétement renoncé à ses occupations journalières. Au fond, il se moquait de sa logeuse et des mesures qu’elle pouvait prendre contre lui. Mais être arrêté dans l’escalier, entendre toutes sortes de sottises dont il n’avait cure, subir des réclamations, des menaces, des plaintes, répondre par des défaites, des excuses, des mensonges, — non, mieux valait s’esquiver sans être vu de personne, se glisser comme un chat le long de l’escalier.

Cette fois, du reste, la crainte de rencontrer sa créancière l’étonna lui-même lorsqu’il fut dans la rue.

« Quand je projette un coup si hardi, faut-il que de pareilles niaiseries m’effrayent ! » pensa-t-il avec un sourire étrange. « Hum… oui… l’homme a tout entre les mains, et il laisse tout lui passer sous le nez, uniquement par poltronnerie… c’est un axiome… Je serais curieux de savoir de quoi les gens ont le plus peur ; je crois qu’ils craignent surtout ce qui les sort de leurs habitudes… Mais je bavarde beaucoup trop. C’est parce que je bavarde que je ne fais rien. Il est vrai que je pourrais dire de même : C’est parce que je ne fais rien que je bavarde. Voilà tout un mois que j’ai pris l’habitude de bavarder, couché durant des journées entières dans un coin, l’esprit occupé de fadaises. Allons, pourquoi fais-je maintenant cette course ? Est-ce que je suis capable de cela ? Est-ce que cela est sérieux ? Ce n’est pas sérieux du tout. Ce sont des billevesées qui amusent mon imagination, de pures chimères ! »

Dans la rue régnait une chaleur étouffante. La foule, la vue de la chaux, des briques, des échafaudages, et cette puanteur spéciale si connue du Pétersbourgeois qui n’a pas le moyen de louer une campagne pendant l’été, tout contribuait à irriter encore les nerfs déjà excités du jeune homme. L’insupportable odeur des cabarets, très-nombreux dans cette partie de la ville, et les ivrognes qu’on rencontrait à chaque pas, bien que ce fût un jour ouvrable, achevaient de donner au tableau un coloris repoussant. Les traits fins de notre héros trahirent, durant un instant, une impression d’amer dégoût. Disons, à ce propos, que les avantages physiques ne lui faisaient pas défaut : d’une taille au-dessus de la moyenne, mince et bien fait de sa personne, il avait des cheveux châtains et de beaux yeux de couleur foncée. Mais, peu après, il tomba dans une profonde rêverie ou plutôt dans une sorte de torpeur intellectuelle. Il marchait sans remarquer ce qui l’entourait et même sans vouloir le remarquer. De loin en loin seulement, il murmurait quelques mots à part soi ; car, comme lui-même le reconnaissait tout à l’heure, il avait l’habitude des monologues. En ce moment, il s’apercevait que ses idées s’embrouillaient parfois et qu’il était très-faible : depuis deux jours, il n’avait, pour ainsi dire, rien mangé.

Il était si misérablement vêtu qu’un autre se fût fait scrupule de sortir en plein jour avec de pareils haillons. À la vérité, le quartier autorisait n’importe quel costume. Dans les environs du Marché-au-Foin, dans ces rues du centre de Pétersbourg où habite une population d’ouvriers, la mise la plus hétéroclite n’a rien qui puisse éveiller l’étonnement. Mais tant de farouche dédain s’était amassé dans l’âme du jeune homme que, nonobstant une pudibonderie parfois fort naïve, il n’éprouvait nulle honte à exhiber ses guenilles dans la rue.

Ç’eût été autre chose s’il avait rencontré quelque connaissance, quelqu’un des anciens camarades dont, en général, il évitait l’approche… Néanmoins, il s’arrêta net en s’entendant désigner à l’attention des passants par ces mots prononcés d’une voix gouailleuse : « Hé, le chapelier allemand ! » Celui qui venait de proférer cette exclamation était un homme ivre qu’on emmenait dans une grande charrette, nous ne savons où ni pourquoi.

Par un geste convulsif, l’interpellé ôta son chapeau et se mit à l’examiner. C’était un chapeau à haute forme acheté chez Zimmermann, mais déjà fatigué par l’usage, tout roussi, tout troué, couvert de bosses et de taches, privé de ses bords, affreux en un mot. Cependant, loin de se sentir atteint dans son amour-propre, le possesseur de cette coiffure éprouva une impression qui était bien plutôt de l’inquiétude que de l’humiliation.

« Je m’en doutais ! murmura-t-il dans son trouble, — je l’avais pressenti ! Voilà le pire ! Une misère comme celle-là, une niaiserie insignifiante peut gâter toute l’affaire ! Oui, ce chapeau fait trop d’effet… Il fait de l’effet précisément parce qu’il est ridicule… Il faut absolument une casquette pour aller avec mes loques ; une vieille galette quelconque vaudra toujours mieux que cette horreur. Personne ne porte de pareils chapeaux ; on remarquera celui-ci à une verste à la ronde, on se le rappellera… plus tard, on y repensera, et ce sera un indice. Il s’agit maintenant d’attirer le moins possible l’attention… Les petites choses ont leur importance, c’est toujours par elles qu’on se perd… »

Il n’avait pas loin à aller ; il savait même la distance exacte qui séparait sa demeure de l’endroit où il se rendait : juste sept cent trente pas. Il les avait comptés quand son projet n’était encore qu’à l’état de rêve vague dans son esprit. À cette époque, lui-même ne croyait pas qu’il dût passer de l’idée à l’action ; il se bornait à caresser en imagination une chimère à la fois épouvantable et séduisante. Mais depuis ce temps-là un mois s’était écoulé, et déjà il commençait à considérer les choses autrement. Bien que, dans tous ses soliloques, il se reprochât son manque d’énergie, son irrésolution, néanmoins il s’était peu à peu, malgré lui en quelque sorte, habitué à regarder comme possible la réalisation de son rêve, tout en continuant à douter de lui-même. En ce moment, il venait faire la répétition de son entreprise, et, à chaque pas, son agitation allait croissant.

Le cœur défaillant, les membres secoués par un tremblement nerveux, il s’approcha d’une immense maison qui donnait d’un côté sur le canal, de l’autre sur la rue… Cet immeuble, divisé en une foule de petits logements, avait pour locataires des industriels de toutes sortes : tailleurs, serruriers, cuisinières, Allemands de diverses catégories, filles publiques, petits fonctionnaires, etc. Une fourmilière de gens entraient et sortaient par les deux portes. Trois ou quatre dvorniks étaient attachés au service de cette maison. À sa grande satisfaction, le jeune homme n’en rencontra aucun ; après avoir franchi le seuil sans être aperçu, il prit immédiatement l’escalier de droite.

Il connaissait déjà cet escalier sombre et étroit dont l’obscurité était loin de lui déplaire : il y faisait si noir qu’on n’avait pas à craindre les regards curieux. « Si j’ai déjà si peur maintenant, que sera-ce quand je viendrai ici pour de bon ? » ne put-il s’empêcher de penser en arrivant au quatrième étage. Là, le chemin lui fut barré : d’anciens soldats devenus hommes de peine déménageaient le mobilier d’un logement occupé — le jeune homme le savait — par un fonctionnaire allemand et sa famille. « Grâce au départ de cet Allemand, il n’y aura plus pendant quelque temps sur ce palier d’autre locataire que la vieille. Cela est bon à savoir… à tout hasard… » pensa-t-il, et il sonna chez la vieille. La sonnette retentit faiblement, comme si elle avait été en fer-blanc et non en cuivre. Dans ces maisons, telles sont généralement les sonnettes des petits appartements.

Il avait oublié ce détail ; le tintement particulier de la sonnette dut lui rappeler soudain quelque chose, car il eut un frisson ; ses nerfs étaient très-affaiblis. Au bout d’un moment, la porte s’entre-bâilla, et, par l’étroite ouverture, la maîtresse du logis examina l’arrivant avec une évidente défiance ; ses petits yeux apparaissaient seuls comme des points lumineux dans l’obscurité. Mais, apercevant du monde sur le carré, elle se rassura et ouvrit la porte toute grande. Le jeune homme entra dans une sombre antichambre coupée en deux par une cloison derrière laquelle se trouvait une petite cuisine. Debout devant lui, la vieille se taisait et l’interrogeait du regard. C’était une femme de soixante ans, petite et maigre, avec un petit nez pointu et des yeux pétillants de méchanceté.

Elle avait la tête nue, et ses cheveux qui commençaient à grisonner étaient reluisants d’huile. Un chiffon de flanelle s’enroulait autour de son cou long et mince comme une patte de poule ; malgré la chaleur, elle portait sur les épaules une fourrure dépilée et jaunâtre. La vieille toussait à chaque instant. Il est probable que le jeune homme la regarda d’un air singulier, car ses yeux reprirent brusquement leur expression de défiance.

— Raskolnikoff, étudiant. Je suis venu chez vous il y a un mois, se hâta de dire le visiteur en s’inclinant à demi : il avait réfléchi qu’il fallait être plus aimable.

— Je m’en souviens, batuchka, je m’en souviens très-bien, répondit la vieille, qui ne cessait pas de le considérer d’un œil soupçonneux.

— Eh bien, voici… je viens encore pour une petite affaire du même genre, continua Raskolnikoff, quelque peu troublé et surpris de la méfiance qu’on lui témoignait.

« Après tout, peut-être qu’elle est toujours comme cela, mais l’autre fois je ne m’en étais pas aperçu », pensait-il, désagréablement impressionné.

La vieille resta quelque temps silencieuse : elle paraissait réfléchir. Ensuite, elle montra la porte de la chambre à son visiteur et lui dit en s’effaçant pour le laisser passer devant elle :

— Entrez, batuchka.

La petite pièce dans laquelle le jeune homme fut introduit était tapissée de papier jaune ; il y avait des géraniums et des rideaux de mousseline aux fenêtres ; le soleil couchant jetait sur tout cela une lumière crue. « Alors, sans doute, le soleil éclairera de la même manière !… » se dit tout à coup Raskolnikoff, et il promena rapidement ses yeux autour de lui pour se rendre compte des objets environnants et les graver dans sa mémoire. Mais la chambre ne renfermait rien de particulier. Les meubles, en bois jaune, étaient tous très-vieux. Un divan avec un grand dossier renversé, une table de forme ovale vis-à-vis du divan, une toilette et une glace adossées au trumeau, des chaises le long des murs, deux ou trois gravures sans valeur qui représentaient des demoiselles allemandes avec des oiseaux dans les mains, — voilà à quoi se réduisait l’ameublement.

Dans un coin, devant une petite image, brûlait une lampe. Mobilier et parquet reluisaient de propreté. « C’est Élisabeth qui fait le ménage », pensa le jeune homme. On n’aurait pu découvrir un grain de poussière dans tout l’appartement. « Il faut aller chez ces méchantes vieilles veuves pour voir une propreté pareille », continua à part soi Raskolnikoff, et il regarda avec curiosité le rideau d’indienne qui masquait la porte donnant accès à une seconde petite pièce : dans cette dernière, où il n’avait jamais mis le pied, se trouvaient le lit et la commode de la vieille. Tout le logement se composait de ces deux chambres.

— Que voulez-vous ? demanda sèchement la maîtresse du logis, qui, après avoir suivi son visiteur, vint se planter vis-à-vis de lui pour l’examiner face à face.

— Je suis venu engager quelque chose, voilà !

Sur quoi, il tira de sa poche une montre en argent, vieille et plate. Un globe était gravé sur la cuvette. La chaîne était en acier.

— Mais vous ne m’avez pas remboursé la somme que je vous ai prêtée déjà ! Le terme est échu depuis avant-hier…

— Je vous payerai encore l’intérêt pour un mois : patientez un peu.

— Je suis libre, batuchka, de patienter ou de vendre votre objet dès maintenant, si cela me fait plaisir.

— Qu’est-ce que vous me donnerez sur cette montre, Aléna Ivanovna ?

— Mais c’est une misère que vous m’apportez là, batuchka, cela ne vaut, pour ainsi dire, rien. La fois passée, je vous ai prêté deux petits billets sur votre anneau, et pour un rouble et demi on peut en acheter un neuf chez un joaillier.

— Donnez-moi quatre roubles, je la dégagerai ; elle me vient de mon père. Je dois bientôt recevoir de l’argent.

— Un rouble et demi, et je prends l’intérêt d’avance.

— Un rouble et demi ! se récria le jeune homme.

— C’est à prendre ou à laisser.

Sur ce, la vieille lui tendit la montre. Le visiteur la reprit, et, dans son irritation, il allait se retirer, quand il réfléchit que la prêteuse sur gages était sa dernière ressource : d’ailleurs, il était venu pour autre chose encore.

— Allons, donnez ! dit-il d’un ton brutal.

La vieille chercha ses clefs dans sa poche et passa dans l’autre pièce. Resté seul au milieu de la chambre, le jeune homme prêta une oreille attentive, tout en se livrant à diverses inductions. Il entendit l’usurière ouvrir la commode. « Ce doit être le tiroir d’en haut », supposa-t-il. « Je sais maintenant qu’elle porte ses clefs dans la poche droite… Elles sont réunies toutes ensemble par un anneau d’acier… Il y en a une qui est trois fois plus grosse que les autres et dont le panneton est dentelé ; celle-là, sans doute, n’ouvre pas la commode… Par conséquent, il y a encore quelque caisse ou quelque coffre-fort… Voilà qui est curieux. Les clefs des coffres-forts ont généralement cette forme… Mais, du reste, comme tout cela est ignoble… »

La vieille reparut.

— Voici, batuchka : si je prends une grivna[1] par mois et par rouble, sur un rouble et demi j’ai à prélever quinze kopecks, l’intérêt étant payable d’avance. De plus, comme vous me demandez d’attendre encore un mois pour le remboursement des deux roubles que je vous ai déjà prêtés, vous me devez, de ce chef, vingt kopecks, ce qui porte la somme totale à trente-cinq. J’ai donc à vous remettre, sur votre montre, un rouble quinze kopecks. Voici, prenez.

— Comment ! Ainsi vous ne me donnez maintenant qu’un rouble quinze kopecks ?

— Vous n’avez rien de plus à recevoir.

Sans discuter, le jeune homme prit l’argent. Il regardait la vieille et ne se hâtait pas de s’en aller. Il semblait avoir envie de dire ou de faire encore quelque chose, mais lui-même ne paraissait pas savoir au juste quoi…

— Peut-être, Aléna Ivanovna, vous apporterai-je prochainement un autre objet… un porte-cigarettes… en argent… très joli… quand un ami à qui je l’ai prêté me l’aura rendu…

Il prononça ces mots d’un air fort embarrassé.

— Eh bien, alors, nous en recauserons, batuchka.

— Adieu… Et vous êtes toujours seule chez vous, votre sœur ne vous tient pas compagnie ? demanda-t-il du ton le plus indifférent qu’il put prendre, au moment où il entrait dans l’antichambre.

— Mais que vous importe ma sœur, batuchka ?

— C’est vrai. Je faisais cette question sans y attacher d’importance. Tout de suite vous… Adieu, Aléna Ivanovna !

Raskolnikoff sortit fort troublé. En descendant l’escalier, il s’arrêta plusieurs fois, comme vaincu par la violence de ses émotions. Enfin, arrivé dans la rue, il s’écria : « Ô mon Dieu ! que tout cela soulève le cœur ! Se peut-il, se peut-il que je… Non, c’est une sottise, une absurdité ! ajouta-t-il résolûment. Et une idée si épouvantable a pu me venir à l’esprit ? De quelle infamie faut-il que je sois capable ? Cela est odieux, ignoble, repoussant !… Et pendant tout un mois, je… »

Mais les paroles et les exclamations étaient impuissantes à exprimer l’agitation qu’il éprouvait. La sensation d’immense dégoût qui avait commencé à l’oppresser tandis qu’il se rendait chez la vieille, atteignait maintenant une intensité telle, qu’il ne savait que faire pour échapper à ce supplice. Il cheminait sur le trottoir comme un homme ivre, ne remarquant pas les passants et se heurtant contre eux. Dans la rue suivante, il reprit ses esprits. En regardant autour de lui, il s’aperçut qu’il était près d’un cabaret ; un escalier situé en contre-bas du trottoir donnait accès dans le sous-sol de cet établissement. Raskolnikoff en vit sortir au même instant deux ivrognes qui se soutenaient l’un l’autre, tout en se disant des injures.

Le jeune homme hésita à peine une minute, puis il descendit l’escalier. Jamais encore il n’était entré dans un cabaret, mais en ce moment la tête lui tournait, et il était en outre tourmenté par une soif ardente. Il avait envie de boire de la bière fraîche, d’autant plus qu’il attribuait sa faiblesse au vide de son estomac. Après s’être assis dans un coin sombre et malpropre, devant une petite table poisseuse, il se fit servir de la bière et en but un premier verre avec avidité.

Aussitôt un grand soulagement se manifesta en lui, ses idées s’éclaircirent : « Tout cela est absurde », se dit-il, réconforté, « et il n’y avait pas là de quoi se troubler ! C’est simplement un malaise physique ! Un verre de bière, un morceau de biscuit, et en un instant j’aurai recouvré la force de mon intelligence, la netteté de ma pensée, la vigueur de mes résolutions ! Oh ! que tout cela est insignifiant ! » Nonobstant cette conclusion dédaigneuse, il avait l’air gai comme s’il eût été soudain déchargé d’un poids terrible, et il promenait un regard amical sur les personnes présentes. Mais, en même temps, il soupçonnait confusément que ce retour d’énergie était lui-même factice.

Il ne restait alors que peu de monde dans le cabaret. À la suite des deux hommes ivres dont nous avons parlé, était sortie une bande de cinq musiciens. Après leur départ, l’établissement devint silencieux, car il ne s’y trouva plus que trois personnes. Un individu légèrement pris de boisson, et dont l’extérieur dénotait un petit bourgeois, était assis devant une bouteille de bière. Près de lui, sommeillait sur un banc, dans un état complet d’ivresse, un grand et gros homme vêtu d’une longue redingote et porteur d’une barbe blanche.

De loin en loin, ce dernier avait l’air de se réveiller brusquement ; il se mettait alors à faire claquer ses doigts en écartant ses bras et en imprimant des mouvements rapides à son buste, sans pour cela se lever du banc sur lequel il était couché. Cette gesticulation accompagnait quelque chanson inepte, dont il s’évertuait à retrouver les vers dans sa mémoire :

Pendant un an j’ai caressé ma femme,
Pen-dant un an j’ai ca-res-sé ma femme…


Ou bien :

Dans la Podiatcheskaïa
J’ai retrouvé mon ancienne…


Mais personne ne prenait part au bonheur du mélomane. Son camarade lui-même écoutait toutes ces roulades en silence et avec une mine mécontente. Le troisième consommateur paraissait être un ancien fonctionnaire. Assis à l’écart, il portait de temps à autre son verre à ses lèvres et regardait autour de lui. Il semblait, lui aussi, en proie à une certaine agitation.

  1. Pièce de dix kopeks.