Crime et Châtiment/I/7

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Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 1p. 94-110).
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Première partie

VII

Comme lors de sa précédente visite, Raskolnikoff vit la porte s’entre-bâiller tout doucement et, par l’étroite ouverture, deux yeux brillants se fixer sur lui avec une expression de défiance. Alors le sang-froid l’abandonna, et il commit une faute qui aurait pu tout gâter.

Craignant qu’Aléna Ivanovna n’eût peur de se trouver seule avec un visiteur dont l’aspect devait être peu rassurant, il saisit la porte et la tira à lui, pour que la vieille ne s’avisât point de la refermer. L’usurière ne l’essaya pas, mais elle ne lâcha pas non plus le bouton de la serrure, si bien qu’elle faillit être projetée de l’antichambre sur le carré, lorsque Raskolnikoff tira la porte à lui. Comme elle restait debout sur le seuil et s’obstinait à ne point lui livrer passage, il marcha droit sur elle. Effrayée, elle fit un saut en arrière, voulut parler, mais ne put prononcer un mot, et regarda le jeune homme en ouvrant ses yeux tout grands.

— Bonjour, Aléna Ivanovna, commença-t-il du ton le plus dégagé qu’il put prendre, mais vainement il affectait l’insouciance, sa voix était entrecoupée et tremblante ; — je vous apporte… un objet… mais entrons… pour en juger, il faut le voir à la lumière… Et, sans attendre qu’on l’invitât à entrer, il pénétra dans la chambre. La vieille le rejoignit vivement, sa langue s’était dénouée.

— Seigneur ! Mais que voulez-vous ?… Qui êtes-vous ? Qu’est-ce qu’il vous faut ?

— Voyons, Aléna Ivanovna, vous me connaissez bien… Raskolnikoff… Tenez, je vous apporte le gage dont je vous ai parlé l’autre jour… Et il lui tendit l’objet.

Aléna Ivanovna allait l’examiner, quand soudain elle se ravisa et, relevant les yeux, attacha un regard perçant, irrité et soupçonneux sur le visiteur qui s’était introduit chez elle avec si peu de cérémonie. Elle le considéra ainsi durant une minute. Raskolnikoff crut même apercevoir une sorte de moquerie dans les yeux de la vieille, comme si déjà elle eût tout deviné. Il sentait qu’il perdait contenance, qu’il avait presque peur, et que si cette inquisition muette se prolongeait encore pendant une demi-minute, il allait sans doute prendre la fuite.

— Qu’avez-vous donc à me regarder ainsi, comme si vous ne me reconnaissiez pas ? dit-il tout à coup, se fâchant à son tour. Si vous voulez de cet objet, prenez-le ; si vous n’en voulez pas, c’est bien, je m’adresserai ailleurs ; il est inutile de me faire perdre mon temps.

Ces paroles lui échappèrent sans qu’il les eût aucunement préméditées.

Le langage résolu du visiteur fit une excellente impression sur la vieille.

— Mais pourquoi donc êtes-vous si pressé, batuchka ? Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en regardant le gage.

— Un porte-cigarette en argent : je vous l’ai dit la fois passée.

Elle tendit la main.

— Que vous êtes pâle ! Vos mains tremblent ! Vous êtes malade, batuchka ?

— J’ai la fièvre, répondit-il d’une voix saccadée. Comment pourrait-on ne pas être pâle… quand on n’a pas de quoi manger ? acheva-t-il non sans peine. Ses forces l’abandonnaient de nouveau. Mais la réponse paraissait vraisemblable ; la vieille prit le gage.

— Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-elle pour la seconde fois ; et, tout en soupesant le gage, elle regarda encore fixement son interlocuteur.

— Un objet… un porte-cigarette… en argent… voyez.

— Tiens, mais on ne dirait pas que c’est en argent !… Oh ! comme cela est ficelé !

Tandis qu’Aléna Ivanovna s’efforçait de défaire le petit paquet, elle s’était approchée de la lumière (toutes ses fenêtres étaient fermées, malgré l’étouffante chaleur) ; dans cette position, elle tournait le dos à Raskolnikoff, et durant quelques secondes elle ne s’occupa plus du tout de lui. Le jeune homme déboutonna son paletot et dégagea la hache, du nœud coulant, mais sans la retirer encore tout à fait ; il se borna à la tenir de la main droite sous son vêtement. Une terrible faiblesse envahissait ses membres ; lui-même sentait, que d’instant en instant ils s’engourdissaient davantage. Il craignait que ses doigts ne laissassent échapper la hache… tout à coup la tête commença à lui tourner.

— Mais qu’est-ce qu’il a donc fourré là dedans ? s’écria avec colère Aléna Ivanovna, et elle fit un mouvement dans la direction de Raskolnikoff.

Il n’y avait plus un instant à perdre. Il retira la hache de dessous son paletot, l’éleva en l’air en la tenant des deux mains et, par un geste mou, presque machinalement, car il n’avait plus de forces, la laissa retomber sur la tête de la vieille. Toutefois, à peine eut-il frappé que l’énergie physique lui revint.

Aléna Ivanovna, selon son habitude, avait la tête nue. Ses cheveux grisonnants, clair-semés, et, comme toujours, gras d’huile, étaient rassemblés en une mince tresse, dite queue de rat, fixée sur la nuque par un morceau de peigne de corne. Le coup atteignit juste le sinciput, ce à quoi contribua la petite taille de la victime. Elle poussa à peine un faible cri et soudain s’affaissa sur le parquet ; toutefois elle eut encore la force de lever les deux bras vers sa tête. Dans l’une de ses mains elle tenait toujours le « gage ». Alors Raskolnikoff, dont le bras avait retrouvé toute sa vigueur, asséna deux nouveaux coups de hache sur le sinciput de l’usurière. Le sang jaillit à flots, et le corps s’abattit lourdement par terre. Au moment de la chute, le jeune homme s’était reculé ; sitôt qu’il eut vu la vieille gisant sur le plancher, il se pencha vers son visage ; elle était morte. Les yeux grands ouverts semblaient vouloir sortir de leurs orbites, les convulsions de l’agonie avaient donné à toute la figure une expression grimaçante.

Le meurtrier déposa la hache sur le parquet et, séance tenante, se mit en devoir de fouiller le cadavre, en prenant les précautions les plus méticuleuses pour éviter les taches de sang ; il se souvenait d’avoir vu, la dernière fois, Aléna Ivanovna chercher ses clefs dans la poche droite de sa robe. Il avait la pleine possession de son intelligence ; il n’éprouvait ni étourdissements, ni vertiges, mais ses mains continuaient à trembler. Plus tard, il se rappela qu’il avait été très-prudent, très-attentif, qu’il avait appliqué tous ses soins à ne pas se salir… Les clefs ne furent pas longues à trouver ; comme l’autre jour, elles étaient toutes réunies ensemble par un anneau d’acier.

Après s’en être emparé, Raskolnikoff passa aussitôt dans la chambre à coucher. Cette pièce était fort petite ; on y voyait d’un côté une grande vitrine remplie d’images pieuses, de l’autre un grand lit très-propre avec une courte-pointe en soie doublée d’ouate et faite de pièces rapportées. Au troisième panneau était adossée une commode. Chose étrange : à peine le jeune homme eut-il entrepris d’ouvrir ce meuble, à peine eut-il commencé à se servir des clefs, qu’une sorte de frisson parcourut tout son corps. L’idée lui revint tout à coup de renoncer à sa besogne et de s’en aller, mais cette velléité ne dura qu’un instant : il était trop tard pour s’en aller.

Il souriait même d’avoir pu songer à cela quand, soudain, il fut pris d’une inquiétude terrible : si, par hasard, la vieille n’était pas encore morte, si elle reprenait ses sens ? Laissant là les clefs et la commode, il courut vivement auprès du corps, saisit la hache et s’apprêta à en porter un nouveau coup à sa victime, mais l’arme déjà levée ne s’abattit point : il n’y avait pas à douter qu’Aléna Ivanovna fût morte. En se penchant de nouveau vers elle pour l’examiner de plus près ; Raskolnikoff constata que le crâne était fracassé. Une mare de sang s’était formée sur le parquet. Remarquant tout à coup un cordon au cou de la vieille, le jeune homme le tira violemment, mais le cordon ensanglanté était solide et ne se rompit point.

L’assassin essaya alors de l’enlever en le faisant glisser le long du corps. Il ne fut pas plus heureux dans cette seconde tentative, le cordon rencontra un obstacle et se refusa à glisser. Impatienté, Raskolnikoff brandit la hache, prêt à en frapper le cadavre pour trancher du même coup ce maudit lacet ; toutefois, il ne put se résoudre à procéder avec cette brutalité. Enfin, après deux minutes d’efforts, qui lui rougirent les mains, il parvint à couper le cordon avec le tranchant de la hache, sans entamer le corps de la morte. Ainsi qu’il l’avait supposé, c’était une bourse que la vieille portait au cou. Il y avait encore, suspendues au cordon, une petite médaille émaillée et deux croix, l’une en bois de cyprès, l’autre en cuivre. La bourse crasseuse, — un petit sac en peau de chamois, — était absolument bondée. Raskolnikoff la mit dans sa poche sans s’assurer du contenu ; il jeta les croix sur la poitrine de la vieille, et, prenant cette fois la hache avec lui, il rentra en toute hâte dans la chambre à coucher.

Son impatience était extrême, il saisit les clefs et se remit à la besogne. Mais ses tentatives pour ouvrir la commode restaient infructueuses, ce qu’il fallait attribuer moins encore au tremblement de ses mains qu’à ses méprises continuelles ; il voyait, par exemple, que telle clef n’allait pas à la serrure, et il s’obstinait cependant à l’y faire entrer. Tout à coup il se rappela une conjecture qu’il avait déjà faite lors de sa précédente visite : cette grosse clef à panneton dentelé, qui figurait avec les petites autour du cercle d’acier, devait être celle non de la commode, mais de quelque caisse où la vieille avait peut-être serré toutes ses valeurs. Sans plus s’occuper de la commode, il chercha aussitôt sous le lit, sachant que les vieilles femmes ont coutume de cacher leur trésor en cet endroit.

Effectivement, là se trouvait un coffre long d’un peu plus d’une archine et couvert en maroquin rouge. La clef dentelée allait parfaitement à la serrure. Quand Raskolnikoff eut ouvert cette caisse, il aperçut, posée sur un drap blanc, une pelisse en peau de lièvre à garniture rouge ; sous la fourrure il y avait une robe de soie, puis un châle ; le fond ne semblait guère contenir que des chiffons. Le jeune homme commença par essuyer sur la garniture rouge ses mains ensanglantées. « Sur du rouge le sang se verra moins. » Puis il se ravisa tout à coup : « Seigneur, est-ce que je deviens fou ? » pensa-t-il avec effroi.

Mais à peine avait-il touché à ces hardes que de dessous la fourrure glissa une montre en or. Il se mit à retourner de fond en comble le contenu du coffre. Parmi les chiffons se trouvaient des objets en or, qui tous, probablement, avaient été déposés comme gages entre les mains de l’usurière, — des bracelets, des chaînes, des pendants d’oreilles, des épingles de cravate, etc. Les uns étaient renfermés dans des écrins, les autres noués avec une faveur dans un fragment de journal plié en deux.

Raskolnikoff n’hésita pas, il fit main basse sur ces bijoux dont il remplit les poches de son pantalon et de son paletot sans ouvrir les écrins ni défaire les paquets ; mais il fut bientôt interrompu dans sa besogne…

Des pas se faisaient entendre dans la chambre où gisait la vieille. Il s’arrêta, glacé de terreur. Cependant, le bruit ayant cessé de se produire, il croyait déjà avoir été dupe d’une hallucination de l’ouïe, quand soudain il perçut distinctement un léger cri ou plutôt un sorte de gémissement faible et entrecoupé. Au bout d’une ou deux minutes, tout retomba dans un silence de mort. Raskolnikoff s’était assis par terre près du coffre et attendait, respirant à peine. Tout à coup il bondit, saisit la hache et s’élança hors de la chambre à coucher.

Au milieu de la chambre, Élisabeth, un grand paquet dans les mains, contemplait d’un œil effaré le cadavre de sa sœur ; pâle comme un linge, elle semblait n’avoir pas la force de crier. À la brusque apparition du meurtrier, elle se mit à trembler de tous ses membres, et des frissons parcoururent son visage : elle essaya de lever le bras, d’ouvrir la bouche, mais elle ne proféra aucun cri, et, reculant lentement, le regard toujours attaché sur Raskolnikoff, elle alla se blottir dans un coin. La pauvre femme opéra cette retraite toujours sans crier, comme si le souffle eût manqué à sa poitrine. Le jeune homme s’élança sur elle, la hache haute : les lèvres de la malheureuse prirent l’expression plaintive qu’on remarque chez les tout petits enfants quand ils commencent à avoir peur de quelque chose, regardent fixement l’objet qui les effraye et sont sur le point de crier.

L’épouvante avait si complétement hébété cette infortunée Élisabeth que, menacée par la hache, elle ne songea même pas à garantir son visage en portant ses mains devant sa tête par ce geste machinal que suggère en pareil cas l’instinct de conservation. Elle souleva à peine son bras gauche et l’étendit lentement dans la direction de l’assassin comme pour écarter ce dernier. Le fer de la hache pénétra dans le crâne, fendit toute la partie supérieure du front et atteignit presque le sinciput. Élisabeth tomba roide morte. Ne sachant plus ce qu’il faisait, Raskolnikoff prit le paquet que la victime tenait à la main, puis il l’abandonna et courut à l’antichambre.

Il était de plus en plus terrifié, surtout depuis ce second meurtre qui n’avait été nullement prémédité par lui. Il avait hâte de s’esquiver ; si alors il avait été en état de se rendre mieux compte des choses, s’il avait seulement pu calculer toutes les difficultés de sa position, la voir aussi désespérée, aussi laide, aussi absurde qu’elle l’était, comprendre combien il lui restait encore d’obstacles à surmonter, peut-être même de crimes à commettre pour s’arracher de cette maison et rentrer chez lui, il aurait très-vraisemblablement renoncé à la lutte et fût allé sur-le-champ se dénoncer ; ce n’est même pas la pusillanimité qui l’y aurait poussé, mais l’horreur de ce qu’il avait fait. Cette impression allait se fortifiant de minute en minute. Pour rien au monde il n’aurait voulu à présent s’approcher de la caisse, ni même rentrer dans l’appartement.

Cependant peu à peu son esprit se laissa distraire par d’autres pensées, et il tomba dans une sorte de rêverie ; par moments l’assassin semblait s’oublier ou plutôt oublier le principal pour s’attacher à des niaiseries. Du reste, un regard jeté dans la cuisine lui ayant fait découvrir sur un banc un seau à demi rempli d’eau, il eut l’idée de laver ses mains et sa hache. Le sang rendait ses mains gluantes. Après avoir plongé dans l’eau le tranchant de la hache, il prit un petit morceau de savon qui se trouvait sur l’appui de la fenêtre et commença à faire ses ablutions. Quand il se fut lavé les mains, il se mit en devoir de nettoyer le fer de son arme ; ensuite, il passa trois minutes à savonner le bois qui avait aussi reçu des éclaboussures de sang.

Puis il essuya le tout avec un linge qui séchait sur une corde tendue à travers la cuisine. Cette besogne terminée, il s’approcha de la fenêtre pour se livrer à un examen attentif et prolongé de la hache. Les traces accusatrices avaient disparu, mais le bois était encore humide. Raskolnikoff cacha soigneusement l’arme sous son paletot en la remettant dans le nœud coulant ; après quoi, il fit une inspection minutieuse de ses vêtements, autant du moins que le lui permit la faible lumière qui éclairait la cuisine. À première vue, le pantalon et le pardessus n’offraient rien de suspect, mais il y avait des taches sur les bottes. Il les enleva à l’aide d’un chiffon trempé dans l’eau.

Cependant ces précautions ne le rassuraient qu’à demi, car il savait qu’il y voyait mal et qu’il pouvait fort bien n’avoir pas remarqué certaines souillures. Il restait irrésolu au milieu de la chambre, en proie à une pensée sombre, angoissante : la pensée qu’il devenait fou, qu’en ce moment il était hors d’état de prendre une détermination et de veiller à sa sûreté, que sa manière d’agir n’était peut-être pas celle qu’il eût fallu dans la circonstance présente… « Mon Dieu ! Je dois m’en aller, m’en aller au plus vite ! » murmura-t-il, et il s’élança dans l’antichambre où l’attendait la pire terreur qu’il eût encore éprouvée.

Il demeura immobile, n’osant en croire ses yeux : la porte du logement, la porte extérieure qui donnait accès sur le carré, celle-là même où il avait sonné tantôt et par laquelle il était entré, il la trouva ouverte : jusqu’à ce moment, elle était restée entre-bâillée ; par précaution, peut-être, la vieille ne l’avait pas refermée ; on n’avait ni donné un tour de clef, ni tiré le verrou ! Mais, mon Dieu ! il avait bien vu ensuite Élisabeth ! Comment donc ne s’était-il pas douté qu’elle s’était introduite par la porte ? Elle ne pouvait pas avoir pénétré dans le logement en traversant la muraille.

Il ferma la porte et la verrouilla.

— Mais non, ce n’est pas encore cela ! Il faut partir, partir… Il tira le verrou et, après avoir ouvert la porte, se mit aux écoutes sur l’escalier.

Il prêta longtemps l’oreille. En bas, probablement sous la porte cochère, deux voix bruyantes échangeaient des injures. « Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? » Il attendit patiemment. Enfin les vociférations cessèrent de se faire entendre : les deux braillards étaient partis chacun de son côté. Déjà le jeune homme allait sortir quand, à l’étage au dessous, une porte s’ouvrit avec fracas sur l’escalier et quelqu’un se mit à descendre en fredonnant un air. « Qu’est-ce qu’ils ont donc tous à faire tant de bruit ? » pensa-t-il, et, refermant de nouveau la porte sur lui, il attendit encore. Finalement le silence se rétablit ; mais au moment où Raskolnikoff s’apprêtait à descendre, son oreille perçut tout à coup un nouveau bruit.

C’étaient des pas encore fort éloignés qui résonnaient sur les premières marches de l’escalier ; toutefois, il n’eut pas plus tôt commencé à les entendre qu’il devina immédiatement la vérité : on se rendait sans aucun doute ici, au quatrième étage, chez la vieille. D’où lui venait ce pressentiment ? Qu’y avait-il de particulièrement significatif dans le bruit de ces pas ? Ils étaient lourds, réguliers et plutôt lents que pressés.

Voici qu’il est déjà arrivé au premier étage, il monte encore… On l’entend de mieux en mieux… Il souffle comme un asthmatique en gravissant les marches… Eh ! il est en train de gagner le troisième étage… Ici !

Et Raskolnikoff eut soudain la sensation d’une paralysie générale comme il arrive dans un cauchemar où vous vous croyez poursuivi par des ennemis : ils sont sur le point de vous atteindre, ils vont vous tuer, et vous restez cloué sur place, incapable de mouvoir un membre.

L’étranger commençait à monter l’escalier du quatrième étage. Raskolnikoff, que l’épouvante avait jusqu’alors tenu immobile sur le carré, put enfin secouer sa torpeur et rentra en toute hâte dans l’appartement, dont il ferma la porte sur lui. Ensuite il tira le verrou, en ayant soin de faire le moins de bruit possible. L’instinct plus que le raisonnement le guida en cette circonstance. Quand il eut tout fini, il se blottit contre la porte, où il resta aux écoutes, osant à peine respirer. Déjà le visiteur était sur le palier. Il n’y avait entre les deux hommes que l’épaisseur de la porte. L’inconnu se trouvait vis-à-vis de Raskolnikoff dans la situation où ce dernier s’était trouvé tantôt vis-à-vis de la vieille.

Le visiteur respira à plusieurs reprises avec effort. « Il doit être gros et grand », pensa le jeune homme en serrant dans sa main le manche de sa hache. Tout cela ressemblait à un songe. Le visiteur donna un fort coup de sonnette.

Aussitôt il crut s’apercevoir qu’un certain mouvement se produisait dans la chambre. Pendant quelques secondes il écouta attentivement, puis il sonna de nouveau, attendit encore un peu, et soudain, pris d’impatience, se mit à tirer de toutes ses forces le bouton de la porte. Raskolnikoff contemplait avec effroi le verrou qui tremblait dans le crampon, et il s’attendait à l’en voir sortir d’un instant à l’autre, tant étaient violentes les secousses imprimées à la porte. Il eut l’idée de retenir le verrou avec la main, mais l’homme aurait pu se douter de la chose. La tête commençait derechef à lui tourner. « Je vais me perdre ! » se dit-il ; toutefois il recouvra subitement sa présence d’esprit lorsque l’inconnu rompit le silence.

— Est-ce qu’elles dorment, ou quelqu’un les a-t-il étranglées ? Trois fois maudites créatures ! grondait d’une voix de basse le visiteur. — Eh ! Aléna Ivanovna, vieille sorcière ! Élisabeth Ivanovna, beauté indescriptible ! ouvrez ! Oh ! les maudites ! est-ce qu’elles dorment ?

Exaspéré, il sonna dix fois de suite et le plus fort qu’il put. Sans doute cet homme avait ses habitudes dans la maison et y faisait la loi.

Au même moment, des pas légers et rapides retentirent sur l’escalier. C’était encore quelqu’un qui montait au quatrième étage. Raskolnikoff ne s’aperçut pas d’abord de l’arrivée du nouveau venu.

— Est-il possible qu’il n’y ait personne ? Et celui-ci d’une voix sonore et gaie en s’adressant au premier visiteur qui continuait à tirer la sonnette. — Bonjour, Koch !

« À en juger par la voix, ce doit être un tout jeune homme », pensa subitement Raskolnikoff.

— Le diable le sait, peu s’en est fallu que je n’aie brisé la serrure, répondit Koch. — Mais vous, comment me connaissez-vous ?

— Cette question ! Avant-hier, à Gambrinus, je vous ai gagné trois parties de suite au billard.

— A-a-ah !…

— Ainsi, elles n’y sont pas ? C’est étrange. Je dirai même que c’est bête. Où la vieille serait-elle allée ? j’ai à lui parler.

— Et moi aussi, batuchka, j’ai à lui parler.

— Eh bien, que faire ? Alors, il n’y a plus qu’à s’en retourner. E-eh ! moi qui étais venu pour lui emprunter de l’argent ! s’écria le jeune homme.

— Sans doute, il ne reste plus qu’à s’en aller ; mais, en ce cas, pourquoi donner un rendez-vous ? Elle-même, la sorcière, m’avait indiqué cette heure-ci. C’est, qu’il y a une jolie trotte d’ici chez moi. Et où diable a-t-elle pu courir ainsi ? Je n’y comprends rien. Elle ne bouge pas de toute l’année, la sorcière ; elle moisit sur place, ses jambes sont malades, et voilà que tout d’un coup elle prend la clef des champs !

— Si nous questionnions le dvornik ?

— Pourquoi ?

— Pour savoir où elle est allée et quand elle reviendra.

— Hum… diable… questionner… Mais elle ne va jamais nulle part… Et il tira encore une fois à lui le bouton de la serrure. — Diable, il n’y a rien à faire, il faut s’en aller !

— Attendez ! cria tout à coup le jeune homme, — regardez : voyez-vous comme la porte résiste quand on tire ?

— Eh bien ?

— Cela prouve qu’elle est fermée non à la clef, mais au verrou ! Entendez-vous comme il résonne ?

— Eh bien ?

— Mais comment donc ne comprenez-vous pas ? C’est la preuve que l’une d’elles est à la maison. Si toutes deux étaient sorties, elles auraient fermé la porte en dehors, à la clef, et n’auraient pas tiré le verrou intérieurement. Tenez, entendez-vous le bruit qu’il fait ? Or, pour s’enfermer au verrou, il faut être chez soi, comprenez-vous ? Donc elles sont chez elles, seulement elles n’ouvrent pas !

— Bah ! mais oui, au fait ! s’écria Koch étonné. — Ainsi elles sont là !

Et il se mit à ébranler furieusement la porte.

— Attendez ! reprit le jeune homme, — ne tirez pas comme cela. Il y a ici quelque chose de louche… Vous avez sonné, vous avez tiré de toutes vos forces sur la porte, — elles n’ouvrent pas ; donc, ou toutes deux sont évanouies, ou…

— Quoi ?

— Voici ce qu’il y a à faire : faisons monter le dvornik pour qu’il les réveille lui-même.

— C’est une idée !

Tous deux se mirent en devoir de descendre.

— Attendez ! Restez ici ; moi, j’irai chercher le dvornik.

— Pourquoi rester ?

— Mais qui sait ce qui peut arriver ?

— Soit…

— Voyez-vous, je me prépare à être juge d’instruction ! Il y a ici quelque chose qui n’est pas clair, cela est évident, é-vi-dent ! fit avec chaleur le jeune homme, et il descendit quatre à quatre les marches de l’escalier.

Resté seul, Koch sonna encore une fois, mais doucement ; puis il se mit, d’un air songeur, à tourmenter le bouton de la serrure, faisant aller et venir le pêne, pour bien se convaincre que la porte n’était fermée qu’au verrou. Ensuite, soufflant comme un homme poussif, il se baissa pour regarder par le trou de la serrure, mais en dedans la clef y avait été mise, de sorte qu’on ne pouvait rien voir.

Debout, de l’autre côté de la porte, Raskolnikoff tenait la hache dans ses mains.

Il était comme en délire et s’apprêtait à livrer bataille aux deux hommes quand ils pénétreraient dans l’appartement. Plus d’une fois, en les entendant cogner et se concerter entre eux, il eut l’idée d’en finir tout de suite et de les interpeller à travers la porte. Par moments, il éprouvait une envie de les injurier, de les narguer, en attendant qu’ils fissent invasion dans le local. « Plus tôt ce sera fini, mieux cela vaudra ! » pensait-il de temps en temps.

— Quel diable pourtant !…

Le temps se passait, personne ne venait. Koch commença à perdre patience.

— Quel diable !… vociféra-t-il de nouveau, et, ennuyé d’attendre, il abandonna sa faction pour aller en bas retrouver le jeune homme. Peu à peu, le bruit de ses bottes qui résonnaient lourdement sur l’escalier cessa de se faire entendre.

— Seigneur ! Que faire ?

Raskolnikoff tira le verrou et entre-bâilla la porte. Rassuré par le silence qui régnait dans la maison, et, d’ailleurs, presque hors d’état de réfléchir en ce moment, il sortit, ferma derrière lui la porte du mieux qu’il put et enfila l’escalier.

Il avait déjà descendu plusieurs marches quand soudain un grand bruit se produisit au-dessous de lui ; où se fourrer ? Il n’y avait moyen de se cacher nulle part. Il remonta en toute hâte.

— Eh ! liéchi, diable ! arrête !

Celui qui poussait ces cris venait de faire irruption d’un logement situé à l’un des étages inférieurs, et il descendait l’escalier de toute la vitesse de ses jambes en vociférant à tue-tête :

— Mitka ! Mitka ! Mitka ! Mitka ! Mitka ! Que le diable enlève le fou !

L’éloignement ne permit pas d’en entendre davantage ; l’homme qui proférait ces exclamations était déjà loin de la maison. Le silence se rétablit ; mais à peine cette alarme avait-elle pris fin qu’une autre lui succéda : plusieurs individus qui s’entretenaient ensemble à haute voix montaient tumultueusement l’escalier. Ils étaient trois ou quatre. Raskolnikoff distingua la voix sonore du jeune homme. « Ce sont eux ! »

N’espérant plus leur échapper, il alla carrément à leur rencontre : « Advienne que pourra ! se dit-il ; s’ils m’arrêtent, c’est fini ; s’ils me laissent passer, c’est fini encore : ils se souviendront de m’avoir croisé dans l’escalier. » Ils allaient le joindre, un étage seulement le séparait d’eux — et tout d’un coup voilà le salut ! À quelques marches de lui, à droite, un appartement était vide et grand ouvert, ce même logement du second étage où travaillaient des peintres, mais, comme par un fait exprès, ils venaient de le quitter.

C’étaient sans doute eux qui tout à l’heure étaient partis en poussant ces cris. On voyait que la peinture des parquets était toute fraîche, au milieu de la chambre les ouvriers avaient laissé leurs ustensiles : un cuveau, un tesson avec de la couleur et une grosse brosse. En un clin d’œil, Raskolnikoff se glissa dans le logement inoccupé et se dissimula de son mieux contre le mur. Il était temps : déjà ses persécuteurs arrivaient sur le palier, mais ils ne s’y arrêtèrent pas et montèrent au quatrième étage en causant bruyamment. Après avoir attendu qu’ils se fussent un peu éloignés, il sortit sur la pointe du pied et descendit précipitamment.

Personne dans l’escalier ! Personne non plus sous la porte cochère ! Il franchit lestement le seuil et, une fois dans la rue, prit à gauche.

Il savait très-bien, il savait parfaitement que ceux qui le cherchaient étaient en ce moment dans le logis de la vieille et s’étonnaient de trouver ouverte la porte qui tantôt était fermée. « Ils sont en train de considérer le cadavre, pensait-il ; sans doute il ne leur faudra pas plus d’une minute pour deviner que le meurtrier a réussi à se dissimuler à leurs regards pendant qu’ils montaient l’escalier ; peut-être même soupçonneront-ils qu’il se tenait caché dans le logement vide du second étage, alors qu’eux se rendaient au quatrième. » Mais, tout en se faisant ces réflexions, il n’osait hâter sa marche, quoiqu’il eût encore cent pas à faire avant d’arriver au premier coin de rue. « Si je me glissais sous une porte cochère, dans quelque rue écartée, et que j’attendisse là pendant un moment ? Non, mauvais ! Si j’allais jeter ma hache quelque part ? Si je prenais une voiture ? Mauvais ! mauvais ! »

Enfin, un péréoulok s’offrit à lui ; il s’y engagea plus mort que vif. Là, il était à moitié sauvé, et il le comprenait : en cet endroit, les soupçons ne pouvaient guère se porter sur lui ; d’autre part, il lui était plus facile de se dérober à l’attention au milieu des passants. Mais toutes ces angoisses l’avaient tellement affaibli qu’il se tenait difficilement sur ses jambes. De grosses gouttes de sueur ruisselaient sur son visage ; il avait le cou tout moite : « Je crois que tu as ton compte ! » lui cria, comme il débouchait sur le canal, quelqu’un qui le prenait pour un homme ivre.

Il n’avait plus sa tête à lui ; plus il allait, plus ses idées s’obscurcissaient. Toutefois, quand il arriva sur le quai, il s’effraya d’y voir si peu de monde, et, craignant qu’on ne le remarquât dans un lieu si solitaire, il regagna le péréoulok. Bien qu’il eût à peine la force de marcher, il ne laissa pas de faire un long détour pour retourner chez lui.

Lorsqu’il franchit le seuil de sa demeure, il n’avait pas encore pleinement recouvré sa présence d’esprit ; du moins la pensée de la hache ne lui revint que quand il était déjà sur l’escalier. Cependant la question qu’il avait à résoudre était des plus sérieuses : il s’agissait de reporter la hache où il l’avait prise, et de faire cela sans attirer aucunement l’attention. Plus capable de raisonner sa situation, il aurait assurément compris qu’au lieu de remettre l’arme à son ancienne place il eût peut-être beaucoup mieux valu s’en débarrasser en la jetant dans la cour de quelque maison étrangère.

Néanmoins, tout réussit à souhait. La porte de la loge était fermée, mais non à la clef ; donc, selon toute apparence, le dvornik était chez lui. Mais Raskolnikoff avait si bien perdu toute faculté de combiner un plan quelconque, qu’il alla droit à la loge et l’ouvrit. Si le dvornik lui avait demandé : « Que voulez-vous ? » peut-être lui eut-il tout bonnement tendu la hache. Mais, comme la première fois, le dvornik était absent, ce qui donna toute facilité au jeune homme pour replacer la hache sous le banc, à l’endroit où il l’avait trouvée.

Ensuite il monta l’escalier et arriva jusqu’à sa chambre sans rencontrer personne ; la porte du logement de la propriétaire était fermée. Rentré chez lui, il se jeta tout habillé sur son divan. Il ne dormit pas, mais il resta dans une sorte d’inconscience. Si quelqu’un était alors entré dans son logis, il se fut brusquement levé en criant. Sa tête fourmillait d’idées à peine distinctes : il avait beau faire, il ne pouvait en suivre aucune…