Crime et Châtiment/II/2

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Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 1p. 133-144).
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Deuxième partie

II

« Et si la perquisition était déjà commencée ? Si, en arrivant, je les trouvais chez moi ? »

Voici sa chambre. Tout est en ordre ; personne n’est venu. Nastasia elle-même n’a touché à rien. Mais, Seigneur ! comment a-t-il pu tantôt laisser toutes ces affaires dans une pareille cachette ?

Il courut au coin, et, introduisant sa main sous la tapisserie, il retira les bijoux, qui se trouvèrent former un total de huit pièces. Il y avait deux petites boîtes contenant des boucles d’oreilles ou quelque chose de ce genre, — il ne remarqua pas bien quoi, — puis quatre petits écrins en maroquin. Une chaîne de montre était simplement enveloppée dans un lambeau de journal. Il en était de même d’un autre objet qui devait être une décoration…

Raskolnikoff mit le tout dans ses poches, en faisant son possible pour qu’elles ne parussent pas trop gonflées. Il prit aussi la bourse, puis il sortit de sa chambre, dont il laissa cette fois la porte grande ouverte.

Il marchait d’un pas rapide et ferme ; quoiqu’il se sentit tout brisé, la présence d’esprit ne lui faisait pas défaut. Il avait peur d’une poursuite, il craignait que dans une demi-heure, dans un quart d’heure peut-être, on ne commençât une instruction contre lui ; par conséquent, il fallait faire disparaître au plus tôt les pièces de conviction. Il devait s’acquitter de cette tâche pendant qu’il lui restait encore un peu de force et de sang-froid… Mais où aller ?

Cette question était déjà résolue depuis longtemps : « Je jetterai tout dans le canal, et du même coup l’affaire tombera à l’eau » ; voilà ce qu’il avait décidé déjà la nuit précédente, dans ces moments de délire où plusieurs fois il avait eu envie de se lever et d’aller « tout jeter bien vite ». Mais l’exécution de ce projet n’était pas chose si facile.

Pendant une demi-heure, peut-être davantage, il erra sur le quai du canal Catherine ; il examinait, au fur et à mesure qu’il les rencontrait, les divers escaliers conduisant au bord de l’eau. Malheureusement, toujours quelque obstacle s’opposait à la réalisation de son dessein. Ici c’était un bateau de blanchisseuses, là des canots amarrés à la rive. D’ailleurs, le quai était couvert de promeneurs qui n’auraient pas manqué de remarquer un fait aussi insolite ; un homme ne pouvait, sans éveiller des soupçons, descendre exprès au bord de l’eau, s’y arrêter et jeter quelque chose dans le canal. Et si, comme cela était à prévoir, les écrins surnageaient au lieu de disparaître sous l’eau ? Chacun s’en apercevrait. Déjà même Raskolnikoff se croyait l’objet de l’attention générale ; il se figurait que tout le monde s’occupait de lui.

Finalement, le jeune homme se dit qu’il ferait peut-être mieux d’aller jeter ces objets dans la Néwa : là, en effet, il y avait moins de foule sur le quai, il risquerait moins d’être remarqué, et, considération importante, il serait plus loin de son quartier. « Comment se fait-il, se demanda tout à coup avec étonnement Raskolnikoff, comment se fait-il que depuis une demi-heure je sois là à errer anxieusement dans des lieux qui ne sont pas sûrs pour moi ? Les objections qui se présentent maintenant à mon esprit, est-ce que je n’aurais pas pu me les faire plus tôt ? Si je viens de perdre une demi-heure à chercher l’accomplissement d’un projet insensé, c’est uniquement parce que ma résolution a été prise dans un moment de délire ! » Il devenait singulièrement distrait et oublieux, et il le savait. Décidément il fallait se hâter !

Il se dirigea vers la Néwa par la perspective de V… ; mais, chemin faisant, une autre idée lui vint tout à coup : « Pourquoi aller à la Néwa ? Pourquoi jeter ces objets à l’eau ? Ne vaudrait-il pas mieux aller quelque part, bien loin, dans une île, par exemple ? Là, je chercherais un endroit solitaire, un bois, et j’enterrerais tout cela au pied d’un arbre que j’aurais soin de remarquer attentivement pour pouvoir le reconnaître plus tard. » Quoiqu’il se sentit alors peu capable de prendre une détermination judicieuse, cette idée lui parut pratique, et il résolut de la mettre à exécution.

Mais le hasard en décida autrement. Comme Raskolnikoff débouchait de la perspective de V… sur la place, il remarqua soudain à gauche l’entrée d’une cour qui était de tous côtés entourée de grands murs, et dont le sol était couvert d’une poussière noire. Au fond se trouvait un hangar qui dépendait évidemment d’un atelier quelconque ; il devait y avoir là un établissement de menuiserie, de sellerie ou quelque chose de semblable.

Ne voyant personne dans la cour, Raskolnikoff franchit le seuil de la porte, et, après avoir promené ses regards autour de lui, se dit qu’aucun lieu ne lui offrirait plus de facilités pour l’accomplissement de son projet. Justement, contre le mur ou plutôt la clôture en bois qui bordait la rue à gauche de la porte était adossée une énorme pierre non équarrie, du poids de soixante livres environ.

De l’autre côté de la clôture c’était le trottoir, et le jeune homme entendait le bruit des passants toujours assez nombreux en cet endroit ; mais du dehors personne ne pouvait l’apercevoir ; il aurait fallu pour cela que quelqu’un pénétrât dans la cour, ce qui, du reste, n’avait rien d’impossible ; aussi devait-il se hâter.

Il se courba vers la pierre, la saisit des deux mains par le haut, et, en réunissant toutes ses forces, parvint à la renverser. Le sol, à l’endroit qu’elle occupait, s’était légèrement déprimé : il jeta aussitôt dans le creux tout ce qu’il avait en poche. La bourse fut mise par-dessus les bijoux, néanmoins le creux ne se trouva pas entièrement comblé. Ensuite il releva la pierre et réussit à la replacer juste où elle était auparavant ; tout au plus paraissait-elle un peu exhaussée. Mais il tassa avec son pied de la terre contre les bords. On ne pouvait rien remarquer.

Alors il sortit et se dirigea vers la place. Comme tantôt au bureau de police, une joie intense, presque impossible à supporter, s’empara encore de lui pour un instant. « Enterrées les pièces de conviction ! À qui l’idée viendra-t-elle d’aller chercher sous cette pierre ? Elle est peut-être là depuis qu’on a bâti la maison voisine, et Dieu sait combien de temps elle y restera encore ! Et quand même on découvrirait ce qui est caché là-dessous, qui peut soupçonner que c’est moi qui l’ai caché ? Tout est fini ! Il n’y a pas de preuves ! » Et il se mit à rire. Oui, il se rappela plus tard qu’il avait traversé la place en riant tout le temps, d’un petit rire nerveux, muet, prolongé. Mais quand il arriva au boulevard de K…, cette hilarité cessa subitement.

Toutes ses pensées tournaient maintenant autour d’un point principal dont lui-même s’avouait toute l’importance ; il sentait qu’à présent, pour la première fois depuis deux mois, il restait en tête-à-tête avec cette question.

« Mais que le diable emporte tout cela ! se dit-il dans un brusque accès de colère. Allons, le vin est tiré, il faut le boire ; peste soit de la nouvelle vie ! Que cela est bête, Seigneur !… Et que de mensonges j’ai débités, que de bassesses j’ai commises aujourd’hui ! Quelles honteuses platitude tantôt pour me concilier la bienveillance de l’exécrable Ilia Pétrovitch ! Mais, du reste, peu m’importe ! Je me moque d’eux tous et des lâchetés que j’ai pu commettre ! Ce n’est pas de cela qu’il s’agit ! Pas du tout !… »

Il s’arrêta soudain, dérouté, abasourdi par une question nouvelle, tout à fait inattendue et excessivement simple :

« Si réellement tu as agi dans toute cette affaire en homme intelligent et non en imbécile, si tu avais un but nettement tracé et fermement poursuivi, comment se fait-il donc que jusqu’ici tu n’aies pas même regardé ce qu’il y a dans la bourse ? Comment en es-tu encore à ignorer ce que te rapporte l’acte dont tu n’as pas craint d’assumer le danger et l’infamie ? Ne voulais-tu pas tout à l’heure jeter à l’eau cette bourse et ces bijoux auxquels tu as à peine donné un coup d’œil ?… À quoi cela ressemble-t-il ? »

Arrivé sur le quai de la petite Néwa, dans Vasili Ostroff, il s’arrêta brusquement près du pont. « C’est ici, c’est dans cette maison qu’il demeure, pensa-t-il. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il paraît que mes jambes m’ont conduit d’elles-mêmes au logis de Razoumikhine ! Encore la même histoire que l’autre jour… Mais c’est très curieux : je marchais sans but, et le hasard m’a amené ici ! N’importe ; je disais… avant-hier… que j’irais le voir après cela, le lendemain ; eh bien, je vais le voir ! Est-ce que maintenant je ne pourrais plus faire une visite ?… »

Il monta au cinquième étage, où habitait son ami.

Ce dernier était dans sa chambrette, en train d’écrire, et il alla ouvrir lui-même. Les deux jeunes gens ne s’étaient pas vus depuis quatre mois. Vêtu d’une robe de chambre toute déchirée, les pieds nus dans des pantoufles, les cheveux ébouriffés, Razoumikhine n’était ni rasé, ni lavé. L’étonnement se peignit sur son visage.

— Tiens ! c’est toi ? s’écria-t-il en examinant des pieds à la tête le nouveau venu ; puis il se tut et commença à siffler.

— Est-il possible que les affaires aillent si mal ? Le fait est que tu surpasses encore en élégance ton serviteur, continua-t-il après avoir jeté les yeux sur les haillons de son camarade. Mais assieds-toi donc, je vois que tu es fatigué ! Et quand Raskolnikoff se fut laissé tomber sur un divan turc recouvert de toile cirée et encore plus piteux que le sien, Razoumikhine s’aperçut tout à coup que son visiteur était souffrant.

— Tu es sérieusement malade, sais-tu cela ? Il voulut lui tâter le pouls ; Raskolnikoff retira vivement sa main.

— C’est inutile, dit-il, je suis venu… voici pourquoi : je n’ai pas de leçons… je voulais… du reste, je n’ai pas du tout besoin de leçons…

— Sais-tu une chose ? Tu radotes ! observa Razoumikhine, qui considérait attentivement son ami.

— Non, je ne radote pas, répondit en se levant Raskolnikoff. Lorsqu’il était monté chez Razoumikhine, il n’avait pas pensé qu’il allait se trouver face à face avec son ami. Or, un tête-à-tête avec qui que ce fût était en ce moment la chose du monde qui lui répugnait le plus. Gonflé de fiel, il faillit étouffer de colère contre lui-même dès qu’il eut franchi le seuil de Razoumikhine.

— Adieu ! dit-il brusquement, et il se dirigea vers la porte.

— Mais reste donc, que tu es drôle !

— C’est inutile !… répéta-t-il en dégageant sa main que son ami avait saisie.

— Alors, pourquoi diable es-tu venu ? Est-ce que tu as perdu l’esprit ? Voyons, c’est presque une offense que tu me fais. Je ne te laisserai pas partir comme cela.

— Eh bien, écoute : je suis venu chez toi parce que je ne connais que toi qui puisses m’aider… à commencer… parce que tu es meilleur qu’eux tous, c’est-à-dire plus intelligent, et que tu peux apprécier… Mais maintenant, je vois qu’il ne me faut rien, tu entends, rien du tout… Je n’ai besoin ni des services ni des sympathies de personne… Je me suffis à moi-même ! Qu’on me laisse en repos !

— Mais attends une minute, ramoneur ! Tu es tout à fait fou ! Tu auras beau dire, c’est mon opinion. Vois-tu, je n’ai pas de leçons, non plus, mais je m’en moque, j’ai un libraire, Khérouvimoff, qui, dans son genre, est une leçon. Je ne le troquerais pas contre cinq leçons chez des marchands. Il publie de petits livres sur les sciences naturelles, et cela s’enlève comme du pain ! Le tout est de trouver des titres ! Tu prétendais toujours que j’étais bête : eh bien, mon ami, il y a plus bête que moi ! Mon éditeur, qui, personnellement, ne sait ni a ni b, s’est mis au ton du jour ; moi, bien entendu, je l’encourage.

Voilà, par exemple, ces deux feuilles et demie de texte allemand : c’est, selon moi, du charlatanisme le plus sot ; l’auteur examine la question de savoir si la femme est un homme ; naturellement il tient pour l’affirmative et la démontre d’une façon triomphante. Je traduis cette brochure pour Khérouvimoff, qui la juge d’actualité dans un moment où l’on s’occupe de la question des femmes. Nous ferons six feuilles avec les deux feuilles et demie de l’original allemand, nous ajouterons un titre ronflant qui prendra une demi-page, et nous vendrons cela cinquante kopecks. Ce sera un succès ! Ma traduction m’est payée à raison de six roubles par feuille, ce qui fait pour le tout quinze roubles, et j’en ai touché six d’avance.

Allons, veux-tu traduire la seconde feuille ? Si oui, emporte le texte, prends des plumes, du papier, — tout cela est aux frais de l’État, — et permets-moi de t’offrir trois roubles : comme j’ai moi-même reçu six roubles d’arrhes pour la première et la seconde feuille, c’est trois roubles qui te reviennent, et tu en auras encore autant à toucher quand ta traduction sera finie. Surtout ne va pas te figurer que tu m’as quelque obligation pour cela. Au contraire, dès que tu es entré, j’ai pensé tout de suite à t’utiliser. D’abord je ne suis pas fort sur l’orthographe, et, en second lieu, j’ai une connaissance pitoyable de l’allemand, en sorte que le plus souvent j’invente au lieu de traduire. Je me console par la pensée que j’ajoute ainsi des beautés au texte, mais, qui sait ? je me fais peut-être illusion. Eh bien, c’est dit, tu acceptes ?

Raskolnikoff prit en silence les feuillets de la brochure allemande ainsi que les trois roubles ; puis il sortit sans proférer une parole. Razoumikhine le suivit d’un regard étonné. Mais, arrivé au premier coin de rue, Raskolnikoff revint brusquement sur ses pas et remonta chez son ami. Il déposa sur la table les pages de la brochure et les trois roubles ; après quoi, il sortit de nouveau sans dire un mot.

— Mais c’est de l’aliénation mentale ! vociféra Razoumikhine à la fin pris de colère. — Quelle comédie joues-tu là ? Même moi, tu me fais sortir de mon calme… Pourquoi donc es-tu venu alors, diable ?

— Je n’ai pas besoin… de traductions… murmura Raskolnikoff, déjà en train de descendre l’escalier.

— Alors de quoi, diable ! as-tu besoin ? lui cria sur le palier Razoumikhine.

Le visiteur continuait à descendre en silence.

— Eh ! dis donc ! Où demeures-tu ?

Cette question n’obtint pas de réponse.

— Eh bien ! va-t’en au diable !

Mais Raskolnikoff était déjà dans la rue.

Le jeune homme arriva chez lui vers le soir, sans qu’il eût pu dire par où il était revenu. Tremblant de tout son corps comme un cheval harassé, il se déshabilla, s’étendit sur le divan et, après avoir placé son manteau sur lui, s’endormit tout de suite…

L’obscurité était déjà complète, lorsqu’il fut réveillé par un bruit terrible. Quelle scène affreuse se passait, mon Dieu ! C’étaient des cris, des gémissements, des grincements de dents, des larmes, des coups, des injures, comme il n’en avait jamais entendu ni vu. Épouvanté, il s’assit sur son lit ; sa frayeur croissait de minute en minute, car à chaque instant le retentissement des coups frappés, les plaintes, les invectives arrivaient plus nettement à ses oreilles. Et voilà que, à son extrême surprise, il reconnaissait tout à coup la voix de sa logeuse.

La pauvre femme geignait, suppliait d’un ton dolent. Impossible de comprendre ce qu’elle disait, mais sans doute elle demandait qu’on cessât de la battre, car on la battait impitoyablement dans l’escalier. Le brutal qui la maltraitait ainsi vociférait d’une voix sifflante, étranglée par la colère, de sorte que ses paroles étaient, elles aussi, inintelligibles. Soudain Raskolnikoff se mit à trembler comme une feuille : il venait de reconnaître cette voix ; c’était celle d’Ilia Pétrovitch. « Ilia Pétrovitch est ici, et il bat la logeuse ! Il lui donne des coups de pied, il lui cogne la tête contre les marches, — c’est clair, je ne me trompe pas, le bruit des coups, les cris de la victime indiquent bien de quelles voies de fait il s’agit ! Qu’est-ce que c’est que cela ? Le monde est-il sens dessus dessous ? »

De tous les étages on accourait sur l’escalier ; des voix, des exclamations se faisaient entendre ; des gens montaient, des portes étaient violemment heurtées ou fermées avec fracas. « Mais pourquoi donc ? Pourquoi donc ? Comment cela est-il possible ? » répétait-il, croyant sérieusement que la folie prenait possession de son cerveau. Mais non, il percevait trop distinctement ces bruits !… « Eh bien, alors, s’il en est ainsi, on va venir chez moi, car… tout cela, assurément, c’est pour la chose… d’hier… Seigneur ! » Il voulut s’enfermer au crochet, mais il n’eut pas la force de lever le bras… D’ailleurs, il sentait que cela ne servirait à rien ! La frayeur glaçait son âme…

Après avoir duré dix bonnes minutes, tout ce vacarme cessa peu à peu. La patronne gémissait. Ilia Pétrovitch continuait à vomir des injures et des menaces… À la fin, lui-même se tut, du moins on ne l’entendit plus. « Est-ce qu’il serait parti ? Seigneur ! » Oui, voilà que la patronne s’en va aussi, elle pleure et elle gémit encore… La porte de sa chambre se referme bruyamment… Les locataires quittent l’escalier pour regagner leurs appartements respectifs ; — ils poussent des « ah ! » ils discutent, ils s’appellent les uns les autres, tantôt criant, tantôt parlant à voix basse. Ils devaient être fort nombreux ; la maison tout entière, ou peu s’en faut, était accourue. « Mais, mon Dieu, est-ce que tout cela est possible ? Et pourquoi, pourquoi est-il venu ici ? »

Raskolnikoff tomba sans force sur le divan, mais il ne put plus fermer l’œil ; pendant une demi-heure, il resta en proie à une épouvante telle qu’il n’en avait jamais éprouvé de semblable. Tout à coup, une vive lumière éclaira sa chambre : c’était Nastasia qui entrait avec une bougie et une assiette de soupe. La servante le regarda attentivement, et, s’étant convaincue qu’il ne dormait pas, elle posa sa bougie sur la table, puis elle commença à se débarrasser de ce qu’elle avait apporté : du pain, du sel, une assiette, une cuiller.

— Je crois que tu n’as pas mangé depuis hier. Tu traînes sur le pavé toute la journée avec la fièvre dans le corps.

— Nastasia… pourquoi a-t-on battu la patronne ?

Elle le regarda fixement.

— Qui a battu la patronne ?

— Tout à l’heure… il y a une demi-heure, Ilia Pétrovitch, l’adjoint du commissaire de police, l’a battue sur l’escalier… Pourquoi l’a-t-il ainsi maltraitée ? Et pourquoi est-il venu ?…

Nastasia fronça le sourcil sans rien dire et examina longuement le locataire. Ce regard inquisiteur le troubla.

— Nastasia, pourquoi gardes-tu le silence ? demanda-t-il enfin d’une voix timide et faible.

— C’est le sang, murmura-t-elle comme se parlant à elle-même.

— Le sang !… Quel sang ?… balbutia-t-il, devenu pâle, et il se recula contre le mur.

Nastasia continuait à l’observer silencieusement.

— Personne n’a battu la patronne, reprit-elle ensuite d’un ton péremptoire.

Il la regarda, respirant à peine.

— Je l’ai entendu moi-même… je ne dormais pas… j’étais assis sur le divan, dit-il d’une voix plus craintive que jamais. — J’ai écouté longtemps… L’adjoint du commissaire de police est venu… De tous les logements, tout le monde est accouru sur l’escalier…

— Personne n’est venu. Mais c’est le sang qui crie en toi. Quand il n’a pas d’issue et qu’il commence à former des caillots, alors on a la berlue… Tu vas manger ?

Il ne répondait pas ; Nastasia ne quittait point la chambre, et le regardait toujours d’un œil curieux.

— Donne-moi à boire… Nastasiouchka.

Elle descendit et revint deux minutes après, rapportant de l’eau dans un petit pot d’argile ; mais à partir de ce moment s’arrêtaient les souvenirs de Raskolnikoff. Il se rappelait seulement qu’il avait lampé une gorgée d’eau froide. Ensuite il s’était évanoui.