Criquet/02/04

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Calmann-Lévy, Éditeurs (p. 213-248).
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IV


Criquet ne mourut pas : on ne meurt pas comme on veut, quand on veut ; un mois plus tard on l’eût même étonnée en lui rappelant qu’une seconde elle avait souhaité disparaître.

Elle était revenue se coucher grelottante dans ses draps humides ; une bronchite, dont personne ne sut la cause, la tint longtemps alitée, le cœur et le corps engourdis dans les feuilles d’ouate qui l’enveloppaient comme une larve au fond de son cocon.

De ces jours, elle ne garda d’autres souvenirs que l’odeur âcre de l’iode qui monte dans le nez, met sur la langue un goût de fer et la molle brûlure des cataplasmes. Mais elle avait aimé l’atmosphère close de la chambre où se glisse la lumière nacrée par la mousseline des rideaux, les pas étouffés, les voix assourdies, l’effleurement d’une main sur le poignet ou sur le front, le cliquetis de la cuiller contre la tasse et, vers la nuit, quand la lampe n’est pas encore allumée, les flammes roses du feu, dansant en reflets sur le plafond. Elle écoutait passer les heures qui s’en allaient une à une au timbre clair de la pendule et savourait les jours égaux. C’était comme une trêve bienfaisante entre la vie d’hier et celle de demain : nul souci, nul regret, nul désir, la halte serait rapide…

Les paupières abaissées, elle rêvait de choses vagues et héroïques : son navire glissait sur les flots éblouissants, colorés par un ciel d’or et de pourpre : elle était sur le pont, officier, grand, svelte, cambré, le bras tendu vers des rivages fleuris où l’on voyait, entre les arbres chargés de fruits, danser de jeunes négresses. Des cités féeriques, des caravanes bariolées, des fêtes et des combats défilaient ensuite tour à tour devant ses yeux fermés : elle était à la fois le témoin et le héros de ces épopées merveilleuses, oubliant son corps frêle de malade qu’accablait le poids des draps trop chauds.

Tout lui était prétexte à s’évader : le soir, quand la brume de novembre entrait par la fenêtre un instant ouverte, lui apportant les fumées amères et les cris de la ville, elle cachait sous les couvertures son visage frileux, évoquant avec bonheur le grand vent glacial qui hurle autour d’une barque en détresse. Ou bien si son pied fuyait le contact brûlant de la bouillotte, elle se voyait aussitôt, silhouette casquée, toute noire sur le foyer rouge, grimpant à l’échelle dressée devant une maison en flammes.

La pluie tombe sur les rues boueuses ? Qu’importe puisque, pour elle seule, luit l’éclatant soleil, celui qu’elle admirait toute petite et qui plus tard s’est assombri. Et si sa main tremble en soulevant la tasse de tisane, qu’importe encore ? La couverture au menton, ne devient-elle pas, selon son caprice, marin, explorateur, missionnaire ?

Souvent, aux heures de fièvre, un petit derviche sortait du mur pour la visiter. Il faisait, en tapant dans ses mains sèches, trois tours sur lui-même qui soulevaient en auréole sa courte jupe blanche, inclinait cérémonieusement devant Criquet son fin visage olive surmonté d’un turban et demandait : « Faites un vœu, Camille. » — « Être un homme », répondait tout de suite Criquet. « Il en sera selon votre volonté », prononçait le derviche. Un nouveau salut, un claquement de mains, trois tours de jupe envolée et le petit derviche rentrait dans le mur. Criquet l’appelait son ami et parfois croyait en lui. Elle en parla même à Suzanne qui sourit avec des yeux graves et lui mit aussitôt le thermomètre sous le bras.

Pourtant un jour, il fallut bien se lever. Dès que Camille fut assise au coin du fauteuil trop vaste où elle meurtrissait son dos amaigri, ses rêves l’abandonnèrent brusquement.

« Voilà, se disait-elle en clignant ses paupières baissées et en fronçant le nez ; je monte sur le pont de mon vaisseau, la mer est grise et un gros brouillard roule au-dessus. Je relève le col de ma vareuse, je bats la semelle pour me réchauffer, je me donne de grands coups de poing sur les omoplates, comme les cochers… »

Mais, soulevant les bras, elle apercevait ses poignets posés comme des baguettes blanches sur les appuis du fauteuil et ses jambes, baguettes noires étendues vers le feu. Les chimères en tapisserie, sur le dossier de la chaise, en face d’elle, lui tiraient une langue en laine rousse et le Racine de la pendule, sous sa perruque de bronze, la contemplait avec une ironie hautaine.

Ils étaient presque ses seuls compagnons. M. Dayrolles venait de rentrer de voyage avec une crise de foie si grave qu’il ne quittait plus sa chambre.

Le docteur Mourot lui faisait de longues visites, apparaissant à la porte de Criquet tout juste le temps d’agiter sa grande main molle, en disant d’une voix graillonnante :

— Allons ! Allons ! Ça va mieux, ça va bien ! On dansera bientôt le cake-walk.

Michel entrait de temps à autre, l’air gêné ; les garçons n’aiment pas les malades ; d’ailleurs le souvenir de leur dernière scène restait entre eux. Suzanne, sa mère, miss Winnie passaient auprès de M. Dayrolles la plus grande parte de leur temps. Et Criquet immobile comptait pendant de longues heures les feuilles vertes qui entouraient les pavots bleu pâle courant en frise le long du mur : « Le bouton en a trois, la fleur, quatre… »

Ou bien elle écoutait vaguement sa sœur qui, dans le salon, déchiffrait des sonates de Beethoven, hésitant, s’arrêtant parfois, tandis que continuaient imperturbables les claquements du métronome et la voix fausse de miss Winnie, psalmodiant : « Un, deux, trois… Un ! »

C’était la vie quotidienne avec ses détails secs et précis, la vie sans imprévu, monotone et morne, que demain elle reprendrait.

Une légère douleur, entre les épaules, là où la peau tannée par l’iode se détachait en lambeaux de cuir brun, lui procurait une minute de distraction.

Puis les questions maladives qu’elle s’était posées naguère s’emparaient de nouveau de son esprit.

— Pourquoi, mais pourquoi suis-je moi ? se demandait-elle tout bas.

Quand elle apercevait dans la glace, entre les écrans de paille tressée, la tache presque rose de ses cheveux, un œil qui bougeait, un doigt dressé, mince et blanc :

— Comment est-ce que je sais que ça, c’est moi ? murmurait-elle avec une surprise alanguie. Est-ce que je suis moi parce que je dis que je suis moi ?

À plusieurs reprises, elle répétait du bout des lèvres les mêmes paroles dont bientôt elle cessait de comprendre le sens. Mais pourquoi sa bouche remuait-elle ?

Dans la rue un tramway s’ébrouait lourdement avec un ronflement nasillard :

« On dirait un bourdon », pensait vaguement Criquet.

Une fleur, un petit corps roux et velu, des odeurs ferventes traversaient sa mémoire. Puis le carré de la fenêtre s’embrumait, les pavots du mur, les dragons de la chaise s’effaçaient, les sons du piano s’évanouissaient… Criquet s’était endormie.


— Prendre un cerceau pour aller à une matinée dansante, c’est bien une idée de Criquet, faisait Michel d’une voix maussade, quelques jours plus tard. Si tu t’en sers, avec tes longues jambes et ton dos rond, tu auras l’air du kangourou boxeur. Et si tu continues à ne pas t’en servir, je voudrais bien savoir pourquoi tu l’as emporté ?

— Je ne le sais pas moi-même, répondit Criquet.

Elle parcourut d’un regard l’avenue large et blanche entre les pelouses givrées, les arbres lointains du Bois dont les branches inscrivaient leurs nervures élégantes sur le ciel gris, vit à son côté Michel, le nez bleui, les traits tirés, les deux mains dans les poches de sa capote de lycéen, miss Winnie, le visage barré par un pan d’étole de fourrure et dont l’aigrette verte scandait d’un hochement chacun des pas allongés et secs ; baissant alors la tête avec un soupir, Criquet serra nerveusement le cercle de bois usé qui ne lui venait plus qu’au genou. En le sentant là, comme autrefois, tiède et dur dans sa main, il lui semblait que son cher passé d’insouciance durait toujours.

Elle désirait se tromper et tromper les autres, prolonger l’instant indécis… Aujourd’hui surtout, jour de sa première sortie, n’avait-elle pas le droit d’être heureuse ?

En s’habillant, tout à l’heure, elle était agitée, le souffle rapide, les mouvements vifs : elle quittait enfin sa chambre fermée, elle allait revoir le ciel, les arbres, les rues, les voitures, les gens aux visages mélancoliques ou souriants ; Michel, qu’elle avait si peu aperçu pendant sa maladie, l’accompagnait.

Mais le temps était hostile, l’air immobile et coupant, le ciel dur, les arbres figés. La terre était aride ; chaque brin d’herbe, gainé de gelée blanche, semblait un glaive luisant.

Camille était vaguement blessée de cette indifférence. Cette promenade qu’elle avait tant souhaitée, son retour à la lumière, au monde, rien ni personne n’en semblait donc ému ? Elle désira un peu de sympathie :

— Il y a plus d’un mois que je n’étais sortie, dit-elle.

La phrase tomba dans le silence. Miss Winnie jugea inutile de répondre à une remarque évidente. Elle tira de son manchon un mouchoir de soie quadrillée — les mouchoirs de fil, assurait-elle, lui écorchaient le nez — essuya les gouttelettes qui s’arrondissaient autour de chaque poil de son boa, tamponna sa voilette en face de sa bouche, puis cacha de nouveau sous la fourrure son grand menton triste. Quant à Michel, il suivait du regard une amazone au chapeau rond qui, ramassée sur sa selle, sautait à chaque bond du lourd cheval, entouré de vapeur.

— Pas de style ! grommela-t-il, la lèvre dédaigneuse.

— C’est bien le vingt novembre que je suis tombée malade, n’est-ce pas, miss Winnie ? continua Camille.

Mais miss Winnie se contenta de hocher la tête. Alors Criquet se sentit tout à coup faible, petite et seule. Ces voitures, ces autos, ces bicyclettes roulaient, trépidaient, filaient dans un monde qui n’était pas le sien ; ces passants grands, gras, bien vêtus lui prenaient sa part d’espace et de joie. Le froid mordait ses mollets, raidissait ses doigts et ses orteils, glissait dans ses manches un peu courtes pour pénétrer jusqu’à son cœur… Elle aperçut dans un arbre un pinson au gros bec mélancolique qui sautait silencieusement de branche en branche : « Il doit avoir les pattes gelées, pensa-t-elle, ses pauvres petites pattes toutes nues… »

Que faire lorsqu’on a froid, lorsqu’on est triste ? Courir. Criquet asséna un grand coup de baguette à son cerceau et s’élança. Mais le cerceau d’abord et Criquet à sa suite s’abattaient bientôt contre le manteau de loutre d’une dame élégante qui trébucha.

— Maladroite ! murmura cette dernière.

Et tout en époussetant la fourrure de ses doigts gantés elle ajouta, se tournant vers son mari :

— Quand on joue encore au cerceau à cet âge, on devrait au moins faire attention…

— Tu vois, grommela Michel, tu nous rends grotesques !

Persuadé qu’il était le point de mire de toutes les femmes, il avait pris pour lui le coup d’œil méprisant de la jolie promeneuse.

Camille rougissante, marchait lentement, appuyée sur son cerceau. Sa course lui avait donné des palpitations et ses jambes tremblaient, raides et alourdies. Oubliant qu’elle venait de passer plusieurs semaines au lit, elle se désolait :

— C’est fini, répétait-elle tout bas, je ne sais même plus courir ! Je suis vieille…

Elle inclinait la tête pour paraître moins grande, pliait un peu les genoux à cause de sa robe courte ; de temps à autre, elle avait un mouvement nerveux du coude, comme pour écarter l’attention. Si elle sentait qu’un promeneur allait la regarder, elle tournait brusquement la tête.

Quand un homme passait, elle enviait son air résolu, sa démarche alerte. Mais les femmes retenaient davantage son attention : elle s’étonnait de les voir, le visage plein, rose, satisfait, cingler sur le trottoir, la poitrine en proue, laissant des parfums en sillage. Elle se disait : « Comment ont-elles l’air si heureux ? Elles doivent tant s’ennuyer ! » Et elle se retournait pour les suivre du regard.

— Quelle façon tu as de dévisager les gens ! fit Michel qui l’avait rejointe. Tu vas encore te faire apostropher…

— Je me demande… dit Camille hésitante.

— Quoi ?

— Je me demande à quoi peuvent bien penser toutes ces femmes ?

Michel leva le nez avec importance :

— Peuh ! fit-il. À peu de chose : à leur robe, à leur chapeau… à leur amant…

— À leur amant ? Un amant, Michel, c’est bien quelqu’un qu’on aime d’amour ?

— En voilà une question ! Ne fais pas la bête. Tu le sais bien.

— Mais ces dames-là sont déjà mariées ?

— Eh bien, quoi ? demanda Michel agacé.

Criquet réfléchit un instant.

— C’est que… reprit-elle timidement… tu sais, moi, je n’ai jamais beaucoup pensé à ces choses-là… Je croyais qu’on aimait quelqu’un d’amour avant de se marier…

Michel eut un petit ricanement. Il tourna la tête pour voir si miss Winnie se trouvait à une distance convenable, repoussa son képi en arrière, se campa devant sa cousine, et déclara avec suffisance :

— Tel que tu me vois, mon vieux Criquet, je suis. l’amant d’une femme mariée !

Il pensait à une crémière du quartier, qui, les jours de sortie, lui souriait d’un air engageant pendant qu’il buvait un lait chaud sucré. Mais il ne produisit pas l’effet attendu. Camille attachait sur lui des yeux surpris, incrédules :

— Puisque tu ne peux pas l’épouser ?

Elle médita un instant :

— À moins que tu ne veuilles l’épouser plus tard, quand son mari sera mort… ou qu’elle aura divorcé ?…

— Plus souvent ! s’écria Michel, brisant d’avance le cœur de la trop sensible crémière.

Camille resta interdite ; puis :

— Alors, pourquoi faire ? demanda-t-elle.

— Que tu es sotte, non, mais que tu es sotte ! Pourquoi faire ? Pour l’embrasser, pour la caresser, pour…

Gêné par les yeux clairs, plus grands, plus fixes :

— Et puis zut, flûte ! C’est trop difficile de parler de ces choses avec une fille…

Et il haussa les épaules.

— Alors, continua Camille, rouge et sérieuse, on peut dire à des femmes qu’on les aime, on peut les embrasser sans se marier avec elles ?

— Tu en as de bonnes ! S’il fallait convoler avec toutes celles…

Il acheva par un rire. Puis, content d’afficher un cynisme qui le faisait homme :

— On le leur promet bien parfois ; mais quant à s’exécuter !…

Il eut un nouveau rire dont il exagéra la brutalité.

— C’est mentir, Michel, c’est un parjure, fit Camille d’une voix tragique.

— Mentir à une femme, ce n’est pas mentir, déclara le lycéen d’un ton catégorique.

— Camille eut un sursaut et, la bouche à demi-ouverte, le visage perplexe, se tut.

On avait pris une allée latérale qui conduisait à Neuilly. Miss Winnie s’étant arrêtée de nouveau pour essuyer son écharpe de fourrure, Criquet et Michel s’arrêtèrent également.

Un homme et une femme s’avançaient vers eux. L’homme, une casquette de cycliste posée en arrière sur une touffe trop noire et trop frisée, un foulard jaune enroulé autour du cou, pelait une baguette en sifflant ; la femme, toute jeune, avait une figure ronde, rouge et joyeuse, comme enfouie sous un épais bourrelet de cheveux gras d’où sortaient ses regards mobiles et hardis ; elle faisait craquer des noix entre ses dents solides, les épluchait avec des mouvements de guenon, et de temps à autre passait ses doigts dans les coques d’un ruban cerise qui soulignait la blancheur de sa nuque.

Michel pivota sur les talons pour la suivre des yeux :

— Gentille !… dit-il en sifflotant.

Puis s’adressant à Criquet :

— En voilà une, tiens !

— Une quoi ?

— Une femme qu’on embrasse, qu’on aime… qu’on n’épouse pas…

Et le rire odieux retentit encore dans le cœur de Criquet. Elle recula d’un pas, fixa sur son cousin des yeux d’effroi, de tristesse, d’horreur :

— Toi, Michel, toi, tu pourrais embrasser cette femme, cette vilaine femme-là… que tu ne connais pas ?

— Pourquoi pas ? Elle est fraîche, belle fille…

— Oh ! s’écria Camille suffoquée.

Et après un silence :

— Mais l’homme qui est à côté d’elle, moi, je ne pourrais pas le toucher, pour rien au monde, et s’il me touchait, je crois que j’en mourrais !…

— Naturellement… Tu es une fille… Ce n’est pas la même chose.

Criquet cherchait les mots capables d’exprimer son indignation. Elle n’en trouvait pas. Mais, sentant monter de grosses larmes, de ces larmes qui coulent et mouillent :

— Tu me répugnes ! cria-t-elle.

Puis elle donna un grand coup de baguette sur son cerceau et partit en courant…

Elle n’avait plus froid. Ses oreilles étaient brûlantes. Une douleur, une colère confuses lui gonflaient le cœur. Michel la délaissait. Michel embrassait des femmes en cheveux, des femmes mariées.

La vie ne finit donc pas quand on est marié ? L’amour n’est pas le sentiment simple et facile qu’elle s’imagine, la formalité qui précède le mariage, aussi obligatoire que la robe blanche et les cadeaux ? Il lui apparaît tout à coup comme un mystère trouble, effrayant. Elle s’aperçoit obscurément qu’elle ignore bien des choses et que ces choses ne sont pas gales.

Le ton de Michel, son rire, ses coups d’œil vers la femme au ruban rouge, la soulèvent de dégoût : « Je ne l’aime plus, je ne l’aimerai plus jamais », dit-elle tout haut, et elle galope, sans souci de sa fatigue oubliée, elle assène des coups plus violents sur son cerceau qui vibre, bondit et file sur le sol glacé.

Elle s’arrête enfin, hors d’haleine. Michel et miss Winnie apparaissent au loin, tout petits et noirs sur le fond terne ; les arbres forment un lacis de lignes embrouillées qui se confondent. Il n’y a dans les taillis que des feuilles sèches qui ont perdu leurs belles couleurs d’automne, et des mottes de terre durcie. Le cerceau, après avoir lentement tourné sur lui-même, s’affaisse près d’une petite rivière, immobile sous une couche de glace. Camille se penche : tout semble mort là-dessous. Elle se rappelle la même rivière au printemps, le fond de sable doré par le soleil, les têtards aux énormes têtes jaunes, aux queues agiles, frétillant entre les herbes vives ; on n’aperçoit plus maintenant que des plantes brunes aux bras pétrifiés. Elle frappe doucement la glace du bout de sa baguette : un petit craquement sec se fait entendre, des bulles rondes montent en roulant mollement et s’égrènent une à une sous la vitre transparente, puis les plantes ouvrent leurs bras endormis qui semblent s’étirer et ondulent avec une faible douceur.

— Que fais-tu là ? interroge Michel qui l’a rejointe.

Il la regarde, un peu craintif.

Mais Criquet lève vers lui des yeux encore rouges, limpides quand même et sans rancune.

— Tu vois, dit-elle Joyeusement, avec un sourire, je viens d’éveiller la rivière…

On venait d’arriver au pavillon où se donnait la matinée à laquelle les Dayrolles devaient assister. Miss Winnie était partie après avoir expliqué à un vieux monsieur distrait que la maladie de son père avait retenu Suzanne. Michel venait de disparaître par une porte de lumière rose d’où sortaient des éclats de voix et des rires : et Camille, dans l’antichambre, sous le jour blafard de la fenêtre étroite, parmi les manteaux amoncelés et les rangées de snow-boots, se tenait gauchement debout en face d’un vieux monsieur qui la contemplait d’un air vague par-dessus son lorgnon. Apercevant une bande de poignet rouge tranchant sur son gant clair, elle tira sa manche en détournant obstinément la tête ; puis elle se baissa pour remonter son bas et enfin, d’un mouvement nerveux, releva vivement les yeux vers le regard qu’elle sentait attaché sur elle, à travers les vitres brillantes.

— Préférez-vous la société des jeunes gens où celle des enfants, mademoiselle ? demanda le vieillard d’un ton solennel. Ici — et il indiquait la porte ouverte — c’est notre petite matinée, oh ! bien modeste, une vingtaine de couples, tout au plus… Là…

Mais Camille l’interrompit :

— J’aime mieux les enfants, s’il vous plaît, monsieur, dit-elle rapidement.

— Parfait ! Parfait ! fit le vieillard d’un air mécontent, car il n’avait pu achever sa phrase.

Et, s’avançant vers une porte, il se disposait à entrer quand, tout à coup, il s’effaça :

— Mes excuses, mademoiselle, prononça-t-il, passez la première : j’allais oublier vraiment que vous êtes une jeune fille.

— Mais non, monsieur, Je vous en prie. C’est tout le contraire, bafouilla Camille, confuse. Et elle s’aplatit contre le mur.

Le vieux monsieur lui jeta un regard encore plus vexé, puis ouvrit la porte.

Quelques enfants, avec des boucles sur leurs collerettes de dentelles, riaient de tout leur cœur, rangés en cercle autour d’un garçonnet d’une dizaine d’années qui faisait d’affreuses grimaces en allongeant par secousses rythmées son cou mince au-dessus d’un col empesé.

Le vieillard fit les présentations :

— Mes petits-enfants — je suis huit fois grand-père, mademoiselle ! —, de jeunes amis qui ont bien voulu se rendre à notre invitation et monsieur Marcel Tourane, le doyen — jusqu’à présent du moins — de cette jeune assemblée.

Et se tournant vers Criquet avec un salut :

— Mademoiselle ?…

— Camille…

— Mademoiselle Camille Dayrolles qui vous fait l’honneur de se joindre à vous.

Les enfants semblaient pétrifiés ; une envie de rire faisait trembler les coins de leur bouche ; Camille, gênée par l’œil goguenard du jeune Marcel, demeurait immobile, la tête inclinée, les bras pendants.

— Allons ! un peu d’entrain, un peu de gaieté ! reprit le vieux monsieur. Connaissez-vous une ronde enfantine, mademoiselle Camille ? Car j’imagine que nos jeunes amis ignorent, pour la plupart, les éléments de la danse…

— Je sais : Les lauriers sont coupés, monsieur. Et puis : Savez-vous planter les choux.

— Parfait ! Parfait !

Et le vieillard, hochant la tête, retourna dans l’antichambre, avec les snow-boots et les manteaux.

— Oui ! oui ! C’est ça : les choux, les choux ! crièrent des petites voix aiguës.

Des menottes gantées battirent, puis se tendirent, s’accrochèrent aux mains de Camille, et, traînant un peu leurs souliers sans talons qui glissaient sur le parquet ciré, les enfants commencèrent à tourner.

Camille avait d’abord chanté seule ; mais, peu à peu, une voix grêle, puis une autre se joignirent à la sienne et bientôt ce fut un chœur nasillard, sur lequel tranchaient les cris rauques du gamin à col blanc dont le cou se gonflait, et la note en fausset d’une fillette qui montrait, dans sa bouche dégarnie, deux dents toutes neuves, trop grosses, et rayées de cannelures.

— Pas si fort ! cria-t-on de la pièce voisine.

… On les plante avec son doigt !…

Les enfants se laissent tomber comme s’ils plongeaient ; des petites filles ont le visage entièrement voilé de leurs cheveux ; le jeune Marcel feint de creuser le parquet de ses deux mains, en soupirant d’effort, tandis qu’un bébé aux yeux solennels gratte le bois avec application, de son index potelé.

Quand les petits se relèvent, la joie est à son comble.

Marcel qui, maintenant, conduit la ronde, les tire en arrière, puis les ramène brusquement, si bien que tous les fronts se choquent avec violence. On dit : oh ! en se frottant, puis on rit ; un petit garçon, qu’ont heurté à la tempe les grosses dents neuves de la fillette, rit plus fort que les autres, une larme au coin de l’œil.

— … On les plante avec son nez !…

Un grand tapage ; un cercle de menus corps aplatis, des jambes noires qui frétillent, le bruit mou des nez qu’on « plante ». Tout à coup le gamin facétieux saisit la tête de ses deux voisins et la cogne à plusieurs reprises contre le parquet ; l’un — Ia fillette aux dents — rouge, gonflée de sanglots retenus, essuie sur sa lèvre une goutte de sang qui tache son petit mouchoir ; mais l’autre, le bébé aux yeux graves, se dresse, les bras écartés, la tête renversée, ferme les paupières, ouvre une bouche immense, grimaçante, tremblante, d’où ne sort encore qu’un son drôle de clapet. Marcel, en face de lui, le singe de façon ridicule ; une petite fille se précipite pour le consoler ; les autres enfants attendent, les mains près des oreilles.

Et les hurlements arrivent enfin, effroyables, perçants, ponctués de notes aiguës, de hoquets, de balbutiements et d’appels :

— Ah ! Ah ! Méchant… Maman ! Oh ! Oh ! Maman !…

— Capon ! Cafard ! marmotte entre ses dents Marcel.

Et pivotant sur un pied, il tourne le dos d’un air indifférent.

La porte du salon s’ouvre, des têtes se penchent, des exclamations se croisent, et un tourbillon de soie rose s’abat aux pieds du bébé : — Mon Roger ! Mon amour ! Qu’est-ce qu’ils ont fait au trésor à sa maman ?

Le jeune Marcel, superbe et dédaigneux, entraîne dans un coin un petit bonhomme, rond comme un ver de hanneton dans son costume de soie blanche.

— Veux-tu voir mon oncle ? lui demande-t-il.

Et il met les pouces sous le menton de sa victime qui le regarde avec terreur.

Une fillette tourne sur elle-même, en frappant des mains et en chantant d’une voix monotone :

Alex-an-dre le Grand
Roi de Ma-cé-doine
Av-ait un che-val
Nom-mé Bu-cé-phale…

Ses cheveux plats et lourds frappent ses épaules, en cadence.

Camille voudrait offrir sa sympathie à la maman du petit Roger. Mais celle-ci lui lance un coup d’œil arrité, en murmurant :

— Grande bête ! Elle ne pouvait pas faire attention ?

Alors Camille s’éloigne.

« Décidément, pense-t-elle, je ne m’amuse plus guère avec les enfants… »

Elle entre doucement dans le salon où l’on danse et s’accote contre le chambranle de la porte.

C’est la fin d’un pas-de-quatre. Le pianiste, derrière son instrument, allonge le cou pour voir, en s’essuyant les mains. Les jeunes gens appuyés contre le mur ou groupés au milieu de la pièce démeublée, passent leur mouchoir sur leur visage et d’un geste furtif tirent leur gilet. L’un d’eux, long et dégingandé, heurte du front le lustre qui tinte tandis que les jeunes filles poussent de petits cris niais et pentus :

— Oh ! Monsieur Gaston !

— Voilà ce que c’est de vouloir être le plus grand !

— Vous irez bientôt vous cogner à la lune…

Elles sont assises en demi-cercle, serrées, comme dans leur boîte, des bonbons fondants blancs, roses, mauves ; un peu essoufflées, elles relèvent avec une épingle mousse une mèche envolée, tapotent leur jupe, assurent une fleur, font bouffer une dentelle, ou s’éventent, penchées vers leur voisine pour chuchoter, avec des gestes tendres, des sourires mutins, un secret frivole qui souligne la grâce de la taille inclinée ou du bras arrondi. Mais causant, s’éventant, s’ajustant, toutes, d’un clin d’œil qui met au bord de leurs cils un éclair d’argent, cherchent le regard des jeunes hommes debout en face d’elles, et si elles le rencontrent, rient très fort en renversant la tête,

« En voilà des histoires ! » se dit Criquet, agacée.

Elle les considère avec surprise. Ce sont donc les mêmes filles qui, l’an dernier, avaient les cheveux noués d’un ruban sur la nuque, des tailles plates et des gestes brusques ? L’une d’elles surtout s’est transformée, Jeanne Lasalle, qui n’a guère que quelques mois de plus que Criquet. Avec sa jupe blanche, presque longue, découvrant le petit soulier noir, sa taille déjà cambrée, sa figure ferme et ronde blottie dans une chevelure de cendre bise, son cou qu’elle gonfle, ses regards malicieux, sa bouche humide, tantôt pincée et tantôt épanouie, c’est vraiment une femme. Et comme elle manie son éventail, le faisant palpiter avec une nonchalance onduleuse, ou le fermant d’un petit coup sec du poignet qui retombe, souple comme une tige !

— Où a-t-elle appris tout cela ? se demande Camille stupéfaite. Quelle jolie figure elle a !…

Criquet soupire un peu. Elle essaie de se rappeler cette Jeanne bredouillant d’une voix pâteuse au catéchisme, pleurant quand elle tombait ou trichant aux barres, avec un air pleutre et sournois. Mais elle sent qu’ici ces choses n’ont guère d’importance.

Ses yeux cherchent une glace. En se haussant sur la pointe des pieds, elle aperçoit une seconde son visage en pointe, trop pâle, la saillie de ses pommettes, ses yeux un peu gonflés, son expression gauche et maussade, sa robe étriquée aux épaules, large à la taille, son cou engoncé dans un col qui l’étrangle. Et son cœur se serre. Pour la première fois elle regrette de n’être pas jolie. Jusqu’alors, elle le constatait sans rancœur. Elle disait avec simplicité : « Je ne suis pas belle », comme on remarque : « J’ai les yeux noirs », ou : « Je suis enrhumée ». Elle éprouvait même quelque mépris pour les fillettes trop bouclées, au visage de sucre rose, dont on dit : « Quel amour ! »

Et honteuse de ce sentiment nouveau :

« Est-ce que je vais devenir aussi ridicule que les autres ? » songe-t-elle avec humeur.

Le pianiste a disparu derrière son mur laqué de noir ; on entend les premières mesures d’une valse et un remous agite aussitôt les danseurs. Trois d’entre eux se précipitent ensemble et s’inclinent vers Jeanne. Michel en est. Jeanne se lève, le visage éclairé de triomphe ; elle pose son éventail au coin de sa bouche, et regardant les trois jeunes gens l’un après l’autre, d’un air impertinent et perplexe :

— Je ne peux pourtant pas danser avec trois cavaliers, minaude-t-elle.

Elle avance à pas légers en se balançant un peu, tandis que, toujours inclinés, ils la précèdent à reculons. Elle trouve cela très drôle, elle rit, la tête rejetée en arrière, les yeux brillants, et deux fossettes se creusent dans ses joues grasses.

« Comme elle est mince et souple ! pense Camille. Moi aussi, je serais mince sans cette bande de toile… »

Et du doigt, elle touche à travers la robe sa cuirasse épaisse.

— Avec moi, mademoiselle Jeanne, dansez avec moi ! crie Michel dont la voix s’enroue. Il y a deux ans, vous m’avez promis, solennellement promis, de m’accorder votre première valse !

— Moi, je vous ai promis quelque chose ? dit Jeanne d’un petit air provocant.

— Oui, oui.

— Menteur !

Et du bout de son éventail, elle lui frappe la joue.

— Je ne mens pas… c’était… C’était chez ma tante Dayrolles… Justement Camille est là. Tu t’en souviens, Criquet ?

Il s’est tourné vers Criquet et tour à tour cligne des yeux et la supplie.

— Je ne me rappelle pas du tout, fait-elle dignement. Mais je sais bien qu’un jour tu lui as tiré les cheveux et qu’elle a boudé une heure !

Jeanne, les sourcils un peu froncés, la bouche durcie, la détaille entre ses cils depuis les pieds jusqu’aux cheveux.

— Tiens ! Bonjour, Camille… Je ne vous avais pas vue… Comment va madame votre mère ?… Et pourquoi ne dansez-vous pas ?

— Maman va bien, merci… Quant à danser, je ne sais pas. Et puis si je savais…

Elle allait ajouter « On ne m’inviterait pas… » mais elle se mord les lèvres,

— Mon Dieu, que vous êtes drôle ! fait Jeanne, supérieure. On apprend quand on ne sait pas…

Mais s’avisant que Camille fixe sur Michel des regards désolés, elle se tourne légèrement vers le jeune homme qui joue avec les glands de sa ceinture de soie blanche, et, l’éventail haut :

— À bas les pattes, ou je frappe ! Je n’aime pas qu’on me touche. Vous êtes un faiseur d’histoires, monsieur Michel… Allons ! ne prenez pas cette tête lugubre ! Si vous êtes bien sage, je vous accorderai cette valse… parce que cela me plaît… Et parce que je suis gentille…

Avec un signe de tête protecteur à Camille et un sourire de victoire, elle pose ses doigts sur l’épaule de Michel qui l’enlace et l’entraîne.

Les deux danseurs évincés tournent des visages déçus, hésitent une seconde, puis, s’élançant tête baissée à travers les couples qui tourbillonnent, ramènent deux jeunes filles, épaves parmi les sièges vides. Le cercle s’élargit, les robes claires et mousseuses viennent battre contre Criquet appuyée au mur : des écharpes effleurent mollement sa joue, elle sent les haleines tièdes, le parfum des mouchoirs de dentelle, le vent des éventails, elle surprend les mots chuchotés, les regards animés ou tendres ; la valse la frôle, l’enveloppe de son souffle et de son ivresse ; et pourtant comme elle est seule ! Pas un coup d’œil, pas une parole ne s’égare vers elle. Chaque fois que passe et repasse Michel, rouge, les yeux étincelants, les lèvres entr’ouvertes, penché sur le visage radieux et amolli de Jeanne, elle éprouve une douleur vive, comme si on lui piquait le cœur avec une petite pointe.

« Il y a deux ans, Michel appelait Jeanne poseuse, chipie. Comme il la regarde, pourtant ! Moi, son amie, jamais il ne m’a regardée ainsi… Je n’ai pas ces beaux yeux, cette figure lisse et ronde… »

Elle s’aperçoit tout à coup qu’être jolie, c’est tout ce que les hommes exigent des femmes, tout ce qu’ils aiment en elles. Cependant, on vient au monde jolie ou laide. On n’y peut rien. Alors ?

Ce sentiment d’injustice mêlé à sa jalousie confuse, l’irrite et la désole. Et soudain, elle revoit un musée de cire, où on l’avait conduite, étant petite. Sur ce même air de valse, un automate vêtu de velours bleu montrait du doigt, en dodelinant de la tête, son cœur battant dans sa poitrine ouverte.

« C’est là que j’ai mal… », se dit-elle.

Voici, en face, sur la cheminée, un beau chardon sec, aux nuances bleuâtres, comme il en pousse dans le sable de l’île Aulivain… Tiens ! cette nuque blonde dont luisent les poils ras ? Mais c’est Jacques ! Il vient de passer plusieurs mois en Allemagne. Oh ! lui, du moins, sera heureux de la rencontrer, on parlera de Suzanne !

Toute joyeuse, elle se faufile le long du mur, passe derrière le piano où le musicien plaque des accords sauvages, et débouche près de la cheminée. Jacques y est accoudé. Il cause avec une dame en rose, la mère du petit Roger. Elle a des grands yeux sombres, une bouche rouge en arc, des bandeaux noirs et une lourde natte en diadème. Jacques admire des œillets couleur de vin, piqués à son corsage.

— Ce n’est pas possible, dit-il, ces fleurs sont naturelles !

Il se penche comme pour les respirer, si bas que son visage semble effleurer, les belles épaules un peu hautes. La dame recule imperceptiblement, sourit, baisse les yeux, puis les relève aussitôt, si grands que ses cils frisés vont toucher la ligne pure des sourcils.

— Pourquoi fait-elle cette drôle de tête ? se demande Criquet.

Puis, comme son cousin ne se décide pas à bouger, elle le tire doucement par le pan de son habit.

— Ah ! c’est toi, Criquet ? fait-il en se retournant.

— Oui, c’est moi… Je suis si contente de te voir ! Je voulais te dire : Suzanne…

Elle s’arrête. Le visage de Jacques, distrait, impatient, n’a pas changé.

— Eh bien, Suzanne ?

— Elle n’a pu venir aujourd’hui, parce que papa est malade…

— Je sais…

— On va peut-être lui faire une opération dans un mois ou deux…

— Je sais, je sais… Maman me l’a dit… j’irai demain voir mon oncle…

— Dis donc, Jacques, je crois que si Suzanne avait deviné que tu serais ici…

Mais Jacques s’est déjà retourné vers la jeune femme. Il prend l’éventail suspendu par un ruban au poignet mince, l’ouvre, regarde au travers, s’évente et rit d’un air câlin. Il ne tient pas à savoir ce que Suzanne aurait dit ou fait. L’aurait-il déjà oubliée ? Comme il pleurait pour elle, il y a quelques mois !

Déçue, Camille retourne vers son coin, se blottit dans l’angle de la porte.

« Tout est changé, pense-t-elle, moi comme les autres. »

Les lanciers, de nouveau ! Cette journée ne finira donc jamais !

Quatre couples se sont formés, et, debout près de Camille, attendent. Les jeunes gens passent la main dans leurs cheveux, essuient les verres de leur lorgnon, se dandinent en regardant avec inquiétude du côté du pianiste : les demoiselles remontent leurs gants et piétinent d’un air mutin.

La première phrase du quadrille égrène enfin ses notes lentes et maniérées ; les visages se détendent, les jeunes gens s’inclinent, les jeunes filles se suspendent à leur bras arrondi, et les groupes s’ébranlent, tournant en cercle d’un pas solennel et rythmé.

Qu’ils sont grotesques ! Il y a un petit homme tout rond, tout rouge et tout suant, que sa longue danseuse tient dédaigneusement à distance, d’un coude pointu ; quant à cette grosse, au nez retroussé, avec ses bras courts et cette façon de rebondir qui gonfle ses jupes, c’est une balle de caoutchouc, un peu molle et déjà dégonflée. L’autre, en face, une jolie brune qui a une tête minuscule, des bandeaux plaqués, un nez busqué, une taille plate et pliante, on dirait une de ces longues bêtes vertes aux bras croisés qu’on appelle des mantes religieuses !

Et Criquet se déride. C’est vraiment bête, la danse ! Que serait-ce donc s’il n’y avait pas la musique ?

Criquet se bouche les oreilles. Alors, tous ces gens qui, sans raison, agitent les bras et les jambes, avancent, reculent, esquissent des gestes de marionnettes et des plongeons de pantins, s’écartent, puis tout à coup se ruent violemment les uns sur les autres, s’empoignent, tourbillonnent et sautent comme des grenouilles épileptiques, lui apparaissent si cocassement bouffons que, sa mélancolie soudain dissipée, Criquet rit de tout son cœur !

Mais elle aperçoit, appuyé de l’autre côté de la porte, un monsieur pas très grand, pas très beau, un peu voûté, vieux déjà, avec une barbiche grise en pointe et une minuscule rosette à la boutonnière, qui la regarde avec des yeux clairs, si pleins d’intérêt et de bonté, que Criquet répond aussitôt par un signe de tête complice, un sourire confiant.

— Ils sont drôles, dit-elle en indiquant du menton les couples confondus en une mêlée frénétique.

— Assez drôles, fait le vieux monsieur. Mais ce n’est pas à votre âge qu’on remarque ces choses. Vous n’aimez donc pas danser ?

— Non… D’abord, je ne sais pas…

— On apprend…

— C’est ce que me disait tout à l’heure la jeune fille qui est là-bas, qui danse avec le lycéen… Elle est jolie, n’est-ce pas ?… Non, voyez-vous, je sens que je ne pourrais pas apprendre : on me dit que je n’ai pas d’oreille, je chante faux ; alors…

Un silence, puis gravement :

— Du reste, même si je savais, je ne danserais pas : puisque ce sont les garçons qui invitent les filles.

— Eh bien ?

— Eh bien, il ne m’inviteraient pas !

— Quelle idée !

— Ce n’est pas une idée…

Criquet secoua la tête un peu tristement. Ses regards cherchèrent Michel.

— Tenez, dit-elle, le lycéen que je vous ai montré, c’est mon cousin. Nous étions amis, autrefois. Aujourd’hui, il ne fait pas attention à moi, et il danse avec Jeanne, dont il se moquait l’an dernier… Les garçons n’aiment danser qu’avec les filles qui sont jolies…

— Vous ne vous trouvez pas jolie ?

— Oh ! non, alors !… Autrefois, je m’en moquais, je crois que maintenant cela va me faire de la peine…

Et Criquet soupira.

— Mais vous n’êtes pas laide !… Voyons, regardez-moi un peu… Pas avec cet air gauche et malheureux… Là, comme ça ! Vous n’êtes pas laide du tout, mademoiselle… ?

— Camille. Mais on m’appelle Criquet.

— Très gentil, Criquet. Résumons, mademoiselle Criquet : vous avez des cheveux superbes…

— Rouges !

— C’est très joli, les cheveux roux ! Allez-vous quelquefois au Louvre, dans les Salons ? Oui ?… Vous en avez bien vu, dans les tableaux !

— Oui, mais les tableaux, c’est des tableaux.

— Quant à vos yeux, ils sont vifs, d’une couleur rare…

— Oh ! Monsieur, des yeux verts !

— Eh bien quoi ? Je vous assure que les yeux verts ne passent pas pour une difformité !

— Vrai ?

— Mais oui !

— Ça, c’est drôle ! Dans les livres que je lis, je n’en ai jamais vu qu’aux personnages ridicules ou méchants.

Le vieux monsieur continuait son examen :

— La taille… Mon Dieu, la taille pourrait être plus… déliée. Mais vous mincirez, je pense. Quel âge avez-vous ? Treize ans ? Quatorze ans ?

— Non, bientôt quinze, fit Criquet d’une voix rapide,

Puis elle reprit :

— Oh ! ma taille !… Mais je suis très mince, vous savez ?… Seulement, c’est la bande…

— La bande ?

— Oui…

Camille baissa la tête, gratta un instant ses bottines — l’une sur l’autre, puis tout à coup, rejetant ses cheveux en arrière, dit résolument :

— Écoutez, monsieur, je vais vous confier ce que je n’ai jamais confié à personne ; parce que vous m’avez parlé quand J’étais toute seule dans mon coin et que vous avez l’air très bon… Si je parais si carrée, c’est à cause d’une longue bande de toile épaisse qui est roulée des tas de fois autour de ma taille : sans cela je serais mince, mince comme Jeanne là-bas… Voilà !

Les yeux du vieux monsieur brillaient de curiosité.

— Voilà, en effet ! dit-il. Maintenant vous allez m’expliquer, je pense, pourquoi cette bande ?

— … Pour des masses de raisons. Mais la principale, c’est que je ne voulais pas avoir l’air d’une fille.

— Comment ? À votre âge, d’ordinaire, on soupire après les jupes longues, les éventails, les coiffures compliquées, que sais-je ?

— Les autres, peut-être… Mais moi, oh ! j’aurais voulu, j’aurais tant voulu être un garçon !

Camille joignit les mains, tordit ses doigts qui craquèrent, les croisa vivement derrière sa tête ; et, oubliant ce qui l’environnait, les yeux fixes, la voix haletante :

— Les garçons, reprit-elle, ils ont toutes les chances ! Il leur arrive de belles aventures, ils gagnent de l’argent, des honneurs, de la gloire… Et tenez, même pour danser, ils peuvent choisir qui leur plaît… Pour se marier aussi… Ils ont gardé pour eux le meilleur de la vie… ils sont égoïstes, les hommes, ils sont méchants, ils sont brutaux !… Je les déteste, oh ! comme je les déteste !

Elle frappa du pied, la voix brisée par un petit sanglot. Le vieux monsieur l’observait derrière son lorgnon, avec un sourire de bienveillante malice.

— Drôle de fillette, fit-il au bout d’un instant. Comment ! Vous trouvez les hommes méchants, brutaux, égoïstes, — vous avez raison, d’ailleurs, jusqu’à un certain point ! — et vous voudriez être un homme ? Vous désirez vous ranger parmi les oppresseurs et les tyrans contre les faibles, les désarmés ? De la part de la petite personne généreuse que vous semblez être, voilà de quoi surprendre !

Camille laissa tomber ses bras, entr’ouvrit la bouche, posa sur le vieillard des yeux étonnés.

— Croyez-vous, poursuivit-il en s’écoutant parler avec complaisance, croyez-vous qu’il ne serait pas plus noble, plus digne de vous, de prendre le parti des femmes. Justement parce que vous les trouvez malheureuses et sacrifices ? Ne pensez-vous pas qu’il y a là un rôle à jouer ? Montrer aux hommes, par exemple, que quoique femme ou plutôt parce que femme, et malgré tous les obstacles, on peut travailler, se rendre utile, à soi-même et aux autres, et non pas seulement chercher des honneurs et de la gloire, ce qui est vain, mais faire de la belle et bonne besogne ? Consoler des douleurs, réparer des injustices ? Cela ne vaut-il pas mieux que de se révolter inutilement, puérilement ? Car vous ne pouvez pas devenir un homme, n’est : ce pas ?

— Ça, c’est vrai, confessa Camille. Autrefois, j’espérais toujours…

— Quoi donc ?

— Rien… des bêtises…

Et, après un instant de réflexion :

— Vous êtes très gentil, monsieur, dit-elle. Je n’avais jamais pensé à tout cela, jamais ! Vous avez raison : ce n’est pas chic de vouloir être un homme parce que les hommes sont plus heureux que les femmes… Seulement, c’est si bon d’être heureux !

— Mais il y a de grandes joies dans la vie des femmes, des joies que vous connaîtrez, j’en suis sûr : je pourrais dès à présent vous les énumérer, ajouta-t-il en souriant, mais nous avons eu une conversation déjà bien longue, bien grave. Je ne devais passer ici que cinq minutes… Allons ! Il faut que je file à l’anglaise. Nous recauserons de tout cela plus tard, ma petite amie… Vous êtes bien ma petite amie, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui monsieur !

— Nous reparlerons de cela quand vous serez une femme, une vraie femme, forte, vaillante, heureuse aussi, et moi un pauvre bonhomme, bien plus vieux encore que maintenant…

— Vous n’êtes pas très vieux, monsieur, fit Camille avec politesse.

Elle l’avait accompagné dans l’antichambre déserte où il endossait, en soufflant un peu, une pelisse de fourrure. Elle l’aida à passer les manches, puis resta debout devant lui, le contemplant avec affection.

— À présent, dit-il, si vous étiez une petite fille, je vous embrasserais… Si vous étiez une jeune fille, je vous baiserais la main…

— Oh ! non !

— Comme vous n’êtes ni l’une ni l’autre, nous allons échanger une poignée de mains, tout simplement, en camarades. Là !… Au revoir, mon amie Criquet, nous nous reverrons. En attendant, pensez à ce que je vous ai dit…

— Oui, monsieur, à bientôt, et merci de tout mon cœur.

Lorsque Camille rentra au salon, l’air content et rêveur, le piano s’était tu depuis un instant. Elle fut tout étonnée de voir que tout le monde la regardait ; on chuchotait, on riait. Une jeune fille s’avança vers elle, puis un jeune homme, puis d’autres encore, et bientôt elle fut entourée. Michel lui-même s’approchait :

— Qu’est-ce qu’il te disait, Criquet ?

— Pourquoi avez-vous causé si longtemps ?

— Hé bien, mademoiselle Camille, voilà que vous vous payez des tête-à-tête avec des grands hommes !

— Quel grand homme ? demanda Criquet.

— Mais… Julien Lacoste !

— Le romancier !

— L’auteur dramatique !

— L’académicien !

— Le psychologue, le féministe !

— Que vous racontiez-vous donc avec tant de feu ?

— Oh ! des choses, répondit Criquet, avec une négligente dignité… Des choses que vous ne comprendriez pas… Nous avons tout à fait les mêmes idées sur la vie, ce monsieur Lacoste et moi…