Criquet/02/06

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Calmann-Lévy, Éditeurs (p. 273-298).
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VI


La lumière grise de novembre entrait brutalement dans la chambre, à travers les vitres qui, sans rideaux, semblaient regarder avec l’air surpris des yeux dépourvus de cils ; le tapis était roulé dans un coin ; une couche de poussière revêtait la table, et une pénétrante odeur de naphtaline saturait l’atmosphère.

Criquet, à genoux devant sa commode, tira brusquement un tiroir, et en renversant le contenu par terre :

— Là, fit-elle, c’est un moyen catégorique, le seul bon quand on veut remettre de l’ordre… Et Dieu sait si ma pauvre chambre en a besoin !

Elle leva des yeux rieurs vers Michel, accoudé au-dessus d’elle sur le marbre de la commode. Elle vit qu’il la contemplait profondément, avec une expression étrange.

— Combien y a-t-il de temps au juste que nous ne nous étions vus ? demanda-t-il.

— Plus de huit mois… Depuis la mort de pauvre papa… en mars.

— Et qu’as-tu pu faire si longtemps là-bas, Camille ?

Peut-être était-ce la première fois qu’il ne l’appelait pas Criquet. Mais, le front grave, le regard lointain, elle ne s’en aperçut pas.

— Là-bas ? dit-elle après un silence. Je ne sais pas trop… Il me semble parfois que j’y suis restée des siècles, parfois, au contraire, quelques jours seulement. Les premiers temps, j’ai eu tant de peine que je ne me souviens de rien ; puis, je me suis engourdie peu à peu, avec, de temps à autre, de petites piqures d’aiguille, si fines, dans le cœur. On se dit : « Enfin, je n’ai plus mal… » Et puis, la douleur se réveille. Je crois, vois-tu, que mon chagrin ne s’en ira jamais tout à fait. Comment te dire ? Avant, je savais bien qu’on pouvait perdre son père, mais il me semblait impossible que cela m’arrivât… Et c’est venu si soudainement ! Je ne pouvais pas, je ne voulais pas croire que ce fût fini. Si nous n’étions pas partis pour la Normandie, je serais devenue folle.

Elle parlait par phrases hésitantes. Elle sentait que Michel l’écoutait comme autrefois, et, comme autrefois, elle voulait lui confier sa pensée sincère.

— Là-bas, continua-t-elle, tout était tellement différent ! Il y avait d’abord la vieille cousine qui nous avait invités, si calme, si muette que j’ai peine à me rappeler le son de sa voix ; elle glisse sur le parquet comme sur du velours, elle passe de pièce en pièce en soulevant de lourdes draperies, elle a supprimé les portes pour éviter le bruit, et elle fait toujours le même geste, un geste qui recommande le silence.

» Il y avait aussi le parc et le pays. Dans notre île, tu te souviens, Michel ? tout est vif, clair, fort, cela donne envie de courir, de sauter, de crier. On se sent comme si on était dix ! À la Rêbière, avec les grandes prairies pleines de brumes, les chemins qui vous enferment sous les feuilles, les arbres qui laissent traîner leurs branches à terre, comme des bras fatigués, l’étang d’huile noire, ses feuilles de nénuphar allongées, endormies, on sent qu’il est inutile de se révolter… Mon chagrin était toujours là, il m’entourait, je vivais avec lui, mais je n’avais plus envie de sangloter… J’étais molle, accablée… Oh ! comme je voudrais pouvoir t’expliquer, Michel !

Jamais elle n’avait parlé si longtemps, avec d’aussi longues phrases. Tout à coup, cessant de regarder le vide, elle se tourna vers son cousin :

— Mais tu ne m’écoutes pas ! fit-elle avec reproche.

— Non, je ne t’écoute pas, c’est vrai, répondit-il d’une voix changée, aux notes chaudes et graves. Je te regarde, je ne cesse de te regarder depuis que je t’ai retrouvée ce matin. Je me demande si c’est bien toi, qui t’asseyais par terre près du piano pour écouter mes histoires ; car nous étions de vrais amis, t’en souviens-tu, Camille ?

— Je me souviens toujours, Michel.

— L’an dernier, poursuivit-il, tu avais la figure jaune, maussade, les épaules voûtées, la taille large et osseuse… Tu étais laide, je t’assure.

— Je sais… Et c’est pour cela que tu me négligeais, que tu me rudoyais ? demanda-t-elle à demi-voix, avec tristesse.

— Maintenant, fit-il sans l’entendre, tu as de la lumière dans les yeux, sur les joues : ça court tout autour de ta bouche quand tu souris ; et tes cheveux ont pris cette nuance d’acajou, si rare…

— C’est tout simplement qu’ils ne flottent plus sur mes épaules : depuis qu’ils sont relevés, ils paraissent moins rouges.

— Si tu savais comme les coques de ruban noir qui les nouent sont charmantes des deux côtés de ton cou ! Mais j’aime surtout ta taille mince, souple, et ton petit pied sortant de ta jupe qui n’est plus courte et qui n’est pas tout à fait longue !

Criquet donna un souvenir rapide à la bande de toile qui, si longtemps, l’avait épaissie et raidie. Mais elle ne songea pas à confier ce secret à Michel. Celui-ci parlait toujours :

— Tu ne peux t’imaginer, disait-il, comme le temps m’a paru long, depuis ton départ ; le bachot, c’est fini. Je suis libre, je suis étudiant en médecine, et je m’ennuie, je m’ennuie !… Tiens, l’autre jour, on s’était réunis entre camarades à la Source ; c’était à qui boirait le plus de bocks dans le temps le plus court : pendant que l’un avale, les autres chantent…

— Je sais, interrompit Criquet, tu m’as déjà raconté…

— L’an dernier cela m’aurait amusé. Eh bien ! Tout d’un coup je les ai trouvés idiots à pleurer, les camarades ! Et j’ai été pris d’une tristesse à se faire sauter la cervelle… Il me manquait quelque chose, je ne savais pas trop quoi… toi, sans doute, puisque je ne me sens plus le même depuis que je t’ai revue.

— Tu crois ? demanda Criquet, avec un sourire. Tu ne m’as pas dit que je te manquais, dans l’unique lettre que j’ai reçue de toi… Et nous avons su par tante Éléonore qu’il y avait à Biarritz, cet été, de gentilles Américaines avec lesquelles tu ne semblais pas t’ennuyer.

Michel rougit :

— Ce n’est pas la même chose, fit-il.

Assise sur ses talons, elle le considérait avec une douceur ironique. Il paraissait très grand, vu d’en bas ; ses épaules s’étaient élargies, son veston à la mode lui cambrait la taille, sa légère moustache brillait, comme vernie de noir, sur ses joues bien rasées. Elle le trouvait très embelli, mais elle ne lui en dit rien : « Je l’aurais mieux aimé, je crois, s’il n’avait pas changé, » pensait-elle.

Elle était un peu contente, un peu triste, un peu déçue. Certes, il ne lui semblait pas désagréable d’être trouvée jolie, par Michel surtout ; mais pourquoi, tandis qu’elle essayait de lui raconter son âme, négligeait-il de l’écouter pour regarder son visage ? Elle sentait vaguement qu’il attachait peu de prix à ce qu’elle possédait de plus précieux : sa tendresse et son cœur. « S’il m’avait trouvée laide, songeait-elle, il ne serait pas là, penché sur moi, avec ces yeux brillants. Les paroles qu’il me dit vont à mes cheveux, à mon teint, à ma taille, qui lui déplaisaient l’an dernier, qui lui plaisent aujourd’hui… Si demain je changeais encore, il ne m’aimerait plus… Ils aiment drôlement, les garçons ! »

Elle n’avait plus vers lui l’élan confiant qui tout à l’heure la soulevait. De la mélancolie, du regret, un soupçon de mépris se lisaient dans ses yeux.

— Pourquoi me regardes-tu comme cela, Camille ? demanda Michel, en lui prenant la main. Es-tu fâchée contre moi ? T’ai-je fait de la peine ?

— Tu ne m’as rien fait.

— Avec quel drôle d’air tu me parles ! Explique-moi, je t’en prie…

— Non, tu ne me comprendrais pas… Mais je ne suis pas fâchée contre toi.

Elle baissa la tête et ils se turent un instant. Incliné vers elle, il admirait la chevelure couleur d’automne. « Cela doit être doux aux lèvres, songeait-il, et tiède comme la plume, cela doit sentir le foin et les feuilles. Dessous, il y a sa petite oreille un peu pointue que je connais bien… Ah ! si j’osais… Mais je n’ose plus… Suis-je bête ? Je l’ai si souvent tenue serrée entre mes bras ! » Il avançait doucement sa bouche qui haletait un peu.

C’est ainsi qu’ils s’éloignaient l’un de l’autre.

Seule, Criquet en avait la sensation confuse. Leur intimité d’enfants était finie. Elle était une jeune fille, il était un jeune homme, deux êtres dissemblables qui, malgré l’amour, si l’amour venait, ne pourraient jamais entièrement se comprendre ni se pénétrer.

« Que c’est triste de grandir », se dit Criquet avec un soupir léger.

Et elle se souvint en même temps des regards dont Michel, au bal, l’an dernier, poursuivait Jeanne, sa camarade. Ces regards, les mêmes, étaient pour elle aujourd’hui : elle ressentit d’abord une bouffée d’orgueil. Mais de suite : « Pour qui seront-ils demain ? » pensa-t-elle. Et son cœur se serra.

Pourtant, une douceur lui vint et demeura. Michel avait été très bon lors de son grand chagrin. Les larmes mêlées sur leurs joues, leurs soupirs, leurs sanglots confondus, le souffle désolé de leurs bouches rapprochées, dans cette chambre où frémissait encore la chère présence, ce souvenir amer et sacré restait bien à eux deux, à eux seuls, pour toujours ; quelle que fût la vie qui les attendait, personne ne pourrait leur ravir ce douloureux trésor.

Peut-être allait-elle en évoquer la mémoire, quand elle eut l’impression brûlante des yeux fixés sur elle, avec cet éclat sec qui lui faisait peur. Sa pensée s’arrêta sur ses lèvres ; et, gênée maintenant, devenue timide, étrangère, elle jeta d’une voix forcée :

— Et ce tiroir que nous oublions !… Tu vas m’aider à le ranger, n’est-ce pas ?

Il y avait de tout là-dedans : des flèches cassées, des fleurs fanées, des chiffons, des toupies, des images…

— C’est là que je mettais mes richesses, dit Camille, Chacune a son histoire. Je ne les ai pas toutes oubliées : tiens, cette grosse bille de verre — cela s’appelle un calot, n’est-ce pas ? — tu me l’avais apportée du lycée ; je te l’avais échangée contre vingt bonbons anglais, un peu gluants, un peu sucés… Que je la trouvais belle, cette bille, avec ses longs vermicelles de couleur ! Il y avait surtout une bande violette ! Je ne la jette pas. Je la donnerai aux deux garçons.

— Toujours pensionnaires, les gosses ?

— Oui, pendant deux ou trois mois encore, jusqu’à notre déménagement. Tu sais qu’après le mariage de Suzanne nous devons prendre un petit appartement ? Au fait, tu ne connais pas encore le fiancé de Suzanne ? Elle avait fait sa connaissance, l’autre année, à l’île Aulivain : un grand, un peu chauve, avec une moustache rousse… Dans ce temps-là, je le détestais à cause de Jacques qui avait du chagrin. Maintenant, Jacques est consolé, Suzanne est contente, moi aussi. C’est comme ça, la vie… Ce monsieur a demandé Suzanne, malgré sa petite dot. Tante Éléonore crie partout qu’il fait preuve d’une générosité, d’un désintéressement inouïs, que c’est un héros ! Et elle secoue la tête d’un air plein de sous-entendus, comme si elle se demandait s’il pourra sortir quelque chose de bon d’un tel sacrifice. Moi, je trouve cela tout naturel de la part de monsieur d’Ailly : des Suzanne, on lui en donnera, même avec ses millions !

— Parbleu !… Mais tu vas être très seule après le départ de ta sœur, ma pauvre chérie. Miss Winnie s’en va, je crois ?

— Oui, elle retournera bientôt en Angleterre. Tu sais, c’est drôle, nous nous aimons bien maintenant, miss Winnie et moi. Je me suis aperçue que, sous ses allures si sèches, elle avait beaucoup de cœur. Et elle ne me considère plus comme un animal qui va mordre. Je ne l’aurais jamais cru, mais j’aurai du chagrin quand elle partira… beaucoup !

Et Criquet, philosophe, prit comme autrefois ses deux genoux entre ses bras, y posa la tête et se balança un instant.

— Avec ta mère malade, les deux garçons au lycée, ce ne sera pas gai continua Michel.

— Que veux-tu ? J’aurai pas mal à faire ; j’ai des tas d’examens à préparer, à passer. Je crois que je serai médecin, comme toi. C’est qu’il faudra bien, maintenant. Quand je pense aux cris que l’on poussait autrefois, quand je parlais de travailler ! Tante Éléonore déclare elle-même qu’une fille sans fortune peut se permettre bien des libertés. Et elle m’a dit l’autre jour : « Comme ce n’est pas ta beauté qui te procurera un mari, mieux vaut y renoncer tout de suite, ma pauvre enfant. »

— Vieille sorcière, va ! Je lui dirai, moi…

— Oh ! Michel ! Regarde ! s’écria Criquet,

Elle s’était remise à fouiller dans le tiroir et lui tendait deux petits objets d’un brun rouge.

— Ça ? Mais c’est une carapace d’insecte !

— Oui : ici la tête, là le ventre. Cela ne te rappelle rien ?

— Ma foi, non.

— Comment ! Tu as oublié Jézabel ?

La mémoire des hommes ne conserve pas de si menus trésors. Michel répêta seulement :

— Jézabel ?

— Une bête — on les appelle des cerfs, je crois — que nous avions découverte sur un arbre du Bois de Boulogne ; elle était superbe, presque rouge, avec de grandes pinces de corne blonde. Nous l’avions baptisée Jézabel, à cause du songe d’Athalie que j’apprenais par cœur, et nous la mettions paître dans une caisse d’herbe sur le balcon, avec une laisse en fil blanc autour de la taille… Un jour, nous l’avons trouvée en deux morceaux ! Elle remuait les pattes et paraissait toute vivante : nous l’avons recollée avec de la seccotine, et pendant quinze jours encore elle a bougé !

— J’ai bien un vague souvenir maintenant… Je te faisais peur, n’est-ce pas, en te disant que Jézabel c’était le diable ?

— Quel bon temps ! Et cette sauterelle qui est séchée entre deux feuilles de papier, comme une fleur ? Je l’avais prise en automne sur une vigne aux feuilles rousses où l’on trouvait des grains noirs, tout ridés, presque secs, avec un goût délicieux de confiture trop sucrée. La sauterelle faisait crisser les écailles de son dos, tristement, paisiblement : elle était presque gelée, la pauvre petite. Je l’ai gardée longtemps dans une boîte ouatée…

— Tu as toujours aimé ces affreuses bêtes ! Te souviens-tu que, l’an dernier encore, miss Winnie t’a fait dîner dans ta chambre parce qu’on avait trouvé un sac de cuir tout neuf, plein de terre, de mille-pattes, de cloportes, de toutes sortes d’horreurs ?

— Oui, dit pensivement Criquet ; je les avais attrapés sous de grosses pierres. Comme j’étais impatiente, lorsque je soulevais ces pierres ! C’était un pays nouveau qui m’apparaissait, avec les longues herbes écrasées et pâlies, les petites carapaces bleues ou noires, les mille-pattes en tire-bouchon, les cloportes d’argent rosé, les autres bêtes sans nom et presque sans forme, leurs pattes, leurs cornes et leurs moustaches qui bougeaient !…

— Quelle drôle de petite fée tu as toujours été, Camille, et comme tu contes de belles histoires ! dit Michel, lui serrant tendrement le bras.

Mais Criquet se dégagea :

— Petite fée ! fit-elle, moqueuse. Autrefois, tu m’appelais sale gosse quand je te parlais de mes bêtes… Tout de même, tu as raison : nous habitions alors un monde féerique… Que tout est devenu plat, ordinaire, ennuyeux !

— Je ne trouve pas… surtout quand je te vois !

— Oh ! Michel ! C’est à moi que tu dis ces bêtises ! À moi, ton vieil ami ? Il y a neuf ans que nous sommes amis ! Neuf ans… J’ai seize ans, toi dix-huit. Est-ce possible ? Que nous sommes vieux !

— Pas assez… Tiens, Camille, je ne sais pas ce que je donnerais pour avoir six ou sept ans de plus !

— Cela viendra, cela viendra… Moi, je n’y tiens guère.

Mais Criquet venait de pécher dans le tiroir un petit papier plié en quatre. Elle l’ouvrit, le lut, devint toute rose, rit, puis sautant sur ses pieds, fit quelques pas rapides en secouant la feuille.

— Qu’y a-t-il sur ce billet ? demanda Michel, les sourcils froncés.

— Rien.

— Comment, rien ? Ce n’est pas vrai !

— Rien qui te regarde.

— Tout ce qui te regarde me regarde. Donne-le moi.

Criquet passa vivement le billet derrière son dos.

— Jamais ! Il est à moi, ce papier.

— Veux-tu…

Il la poursuivait, mi-rieur, mi-fâché. Elle marchait à reculons vers la cheminée.

— Attends une minute ! dit-elle.

Et prenant une allumette derrière elle, elle la frotta contre un de ses talons, en approcha vivement le papier qui s’enflamma : l’on vit briller une seconde des caractères rouges sur un petit carré noir qui se tordit, ondula, s’envola.

— C’était un billet d’amoureux ! cria Michel, irrité.

Elle leva les épaules.

— Un amoureux ! fit-elle avec dédain. Comme si les amoureux m’intéressaient !

Tournant le dos à Michel qui boudait, elle courut à la fenêtre, appuya son front contre la vitre. Ah ! si Michel avait pu lire l’unique ligne écrite sur ce papier !… « Sainte Marie, Vierge du ciel, faites-moi devenir homme ! » Aurait-il assez ri d’elle ! Elle avait honte maintenant de son enfantillage, si proche et si lointain.

Mais au même moment, un peu de l’ancien désir remonta dans son cœur nouveau. Si longtemps elle en avait vécu, elle avait espéré, douté, pleuré !

Dans le ciel opaque, un rayon de soleil d’un rouge cuivre filtra tout à coup et glissa le long des façades jusqu’au trottoir mouillé qui s’alluma. Une petite voiture chargée de chrysanthèmes et des premiers mimosas traversa la rue comme une vive parure : les branches en éventail d’un arbre dont on n’apercevait que le faîte au-dessus d’un toit d’ardoises se penchèrent en balançant leurs feuilles rousses : la triste journée grise semblait s’éveiller au moment de mourir.

Camille étendit ses bras, les fit craquer, étira tout son corps mince, gonfla sa poitrine d’un large soupir, puis d’un bond s’élançant jusqu’à la table, s’y assit, réfléchit un instant en balançant les jambes, les yeux posés sur Michel, avec un regard à la fois suppliant et malicieux :

— Veux-tu me faire un plaisir, mon petit Michel ? demanda-t-elle, en traînant un peu la voix.

— Je crois bien !

— Même si c’est difficile ?

— Surtout si c’est difficile !

— Oh ! ce n’est pas bien compliqué… Seulement, ça ne se fait pas. Enfin, voici : tout à l’heure, en pendant mes robes dans le cabinet noir, j’ai découvert un ancien costume à toi, avec un pantalon long et une vareuse de marin, que tu mettais quand tu avais treize ou quatorze ans. J’ai remarqué qu’il était juste de ma taille… Alors, si tu voulais… Elle s’arrêta.

— Tu ne veux pourtant pas t’affubler de ces vieilles nippes ? fit le jeune homme.

— Mais si, justement !… Je voudrais sortir tout à l’heure avec toi, dans la rue, habillée en garçon… Là !

— Tu es folle, Criquet !

— J’en ai tant, tant envie !

— Que dira ma tante ?

— Rien du tout puisqu’elle est encore à la campagne ! Quant à Suzanne et à miss Winnie, elles ont des courses jusqu’au dîner. Les bonnes sont à la cuisine…

— Et le concierge ?

— Le concierge ne me reconnaîtra pas ! Je vais enfoncer mes cheveux dans mon béret bleu, mettre mon ancienne pélerine dont je rabattrai le capuchon… Du reste, il fait noir : tu vois, on allume les becs de gaz… Et puis, zut pour le concierge ! S’il n’est pas content…

Michel restait indécis, le visage contrarié.

— Après tout, fit Criquet offensée, je suis bien bonne de te-supplier : si tu ne veux pas, je m’en moque, au fond ; seulement, pour une fois que je te demande de me faire plaisir.

Elle quittait la pièce, la tête droite, les lèvres serrées, la démarche indifférente. Il la rejoignit, humblement :

— Pardonne-moi, Camille… Tu sais bien que je ne voudrais pour rien au monde te chagriner…

Elle le regardait avec un air de souveraine.

— Bien, dit-elle. Va m’attendre dans l’antichambre.

Restée seule, elle eut un petit sourire ; elle venait de remporter sa première victoire féminine.

Dans la rue, Camille resta un instant interdite ; elle craignait de se voir tout à coup trahie, et s’imaginait que les passants, la dévisageaient insolemment. Puis, elle ne savait plus marcher avec un pantalon ; elle se trouvait serrée aux hanches ; ses jambes, habituées depuis quelques mois au frôlement de la jupe, n’avançaient plus qu’avec hésitation, et le vent, qui la frappait en arrière, lui donnait l’impression d’être nue. Elle avait un peu honte et se blottissait contre son cousin.

Michel avait pris son parti de l’aventure : il trouvait même cela très crâne ; cette Camille avait vraiment des idées comme personne ! Il était heureux de serrer contre le sien le bras fragile, flottant dans la manche trop large et dont il sentait la tiédeur. Elle lui apparaissait si petite dans ce costume, si menue, si enfant, il devinait si bien son désir et son besoin de protection qu’il n’éprouvait plus aucune timidité.

— Ça, un homme ? faisait-il en riant avec tendresse. Tout au plus un gosse de douze ans !

Et l’étreinte du bras se faisait plus étroite, plus caressante.

— Appuie-toi bien sur moi, disait-il. Tu n’as plus peur, comme cela ?

— Je n’ai jamais eu peur, répondit Camille, piquée.

— Ne te fâche pas, mon Criquet. Cela me cause une si grande joie, la pensée que je peux t’aider, te soutenir… Toute notre vie comme cela, Camille, ajouta-t-il dans un murmure.

Il penchait un visage câlin vers le capuchon de drap, essayant d’apercevoir tout au fond l’ovale clair où luisait la tache des yeux plus clairs.

« Pourquoi, songeait Camille, pourquoi ne me parlait-il pas ainsi l’an dernier, alors que je ne pensais que par lui, que je ne vivais que pour lui ? J’ai changé, moi aussi… Je l’aime bien encore, mais ce n’est plus pour moi Michel, l’ami, l’unique ami, ce n’est qu’un jeune homme gentil, que j’ai toujours connu et qui veut me plaire… »

Ils s’en allaient ainsi par les rues mouillées, appuyés l’un sur l’autre, Michel fier, attentif, les yeux brillants, le cœur ardent, inhabile à démêler ce qu’éprouvait Camille ; inhabile, d’ailleurs que lui importe ? autrefois, elle était laide, il ne songeait pas à elle ; maintenant qu’il la trouvait jolie, il se sentait capable de faire de grandes choses, de se sacrifier, de se dévouer pour elle, mais il la voulait à lui, pour lui, pour lui seul, c’était tout ce qu’il savait, cela suffisait à ses sensations courtes et violentes de petit homme,

Elle, marchait, courbée sous sa longue pèlerine, les yeux baissés, le pas traînant, surprise de ne pas se sentir plus joyeuse de cette escapade, frêle gamin aux pensées et à l’âme vieillies.

Ils arrivaient au parc Monceau. Le soir tombait : un peu de brume flottait autour des globes de lumière bleue qui chignaient dans l’air humide. Des ombres s’avançaient, grandissaient, faisaient crier le sable sous leurs pas, puis s’enfonçaient dans les allées obscures ; un gros chat blanc sortit d’un bosquet et vint se frotter en ronronnant contre les jambes de Camille : une odeur âcre de dahlias monta d’un massif assombri ; les canards, près de l’étang aux colonnes, firent entendre leur chœur nasillard, puis un grand souffle mou, le souffle de la nuit, courut sur les pelouses d’où s’éleva un vol d’oiseaux noirs, tandis que les arbres s’étiraient avec langueur. C’était une inquiétude tendre et mélancolique, une attente indéfinissable, comme d’un soir de printemps égaré dans cet automne.

Un homme et une femme murmuraient, enlacés sur un banc ; leurs deux têtes se rapprochèrent et ce fut le silence d’un long baiser.

Michel les regarda au passage, poussa un petit soupir, glissa son bras sous la pèlerine et entoura la taille libre de Camille.

— Vois-tu, lui glissa-t-il dans l’oreille, ce sont des amoureux… Il fait froid, le banc est mouillé, il va pleuvoir, mais ils s’en moquent parce qu’ils s’aiment ; ils ne voient rien parce qu’ils s’embrassent.

— Drôle de bonheur ! fit Criquet, en se raidissant.

— Tu ne comprends donc pas ? continua-t-il en l’étreignant plus fort. Toi et moi, comme nous sommes là, tout seuls, bien serrés, si tu le voulais, nous irions au bout du monde ! Pourquoi t’écarter ? Tu ne m’aimes donc plus, Camille ?

Le bras impérieux lui faisait une ceinture brûlante ; elle avait l’impression d’être prisonnière, irritée d’un émoi qu’elle ne partageait pas, et s’efforçait d’éloigner son corps. Que répondre ? Après l’avoir négligée si longtemps, voulait-il, dès le premier jour où son caprice parlait, la forcer à s’engager ? L’amour, déjà ? Oh ! non, pas encore.

— Tu m’aimais autrefois, Camille, insistait la voix suppliante. Que t’ai-je fait pour que tu ne m’aimes plus ?

Eh oui, elle l’avait aimé de tout son cœur d’enfant. Mais était-ce l’amour ? Ce qu’il lui avait fait ? S’en était-il même douté ? Alors, à quoi bon le lui reprocher aujourd’hui ?

L’aimerait-elle de nouveau plus tard ? Qui sait ? Peut-être oui, peut-être non. Un trouble grandissant se mêlait à l’irritation de Camille. Elle ne trouvait plus rien à dire, un seul désir persistait : échapper à l’étreinte de ce bras dont la chaleur étrange pénétrait en elle, éviter le regard humide et luisant qui la cherchait, le souffle fiévreux de cette bouche tendue vers la sienne. Elle avait peur, elle avait honte.

— Tu ne veux pas me répondre ? soupira-t-il en l’attirant toujours plus près de sa poitrine.

Alors, Camille trouva sa première ruse de femme.

— Tu sais bien, fit-elle d’un petit ton posé, que j’ai pour toi une vieille affection.

— Avec quelle froideur tu me dis cela ! Au moins, dis-moi aussi comment et combien tu m’aimes ?

— En voilà une question !

Elle hésita un instant, et de sa voix la plus innocente :

— C’est difficile de mesurer ces choses !… Écoute : un peu plus que les deux garçons et à peu près autant que Suzanne… Là, es-tu content ?

Son visage, sous le capuchon, avait un sourire de malice.

— Oh ! Criquet ! méchant Criquet ! s’écria Michel en retirant brusquement son bras. Es-tu trop jeune pour comprendre ou te moques-tu de moi ?

Elle avait fait un bond, contente d’être libérée, fière de son succès, et elle pirouettait dans l’allée, les mains sur les hanches, en agitant par saccades son capuchon pointu sous lequel on apercevait tout juste la ligne blanche des dents railleuses.

— Pourquoi ces yeux et ce ton tragique ? fit-elle. D’abord, jen ai assez d’être grave ! J’ai envie de courir ! Si j’avais su, j’aurais emporté mon vieux cerceau ! Attends-moi un instant… Au revoir, beau ténébreux ! Michel le Taciturne !

Gamine, les pieds joints, portant la main à son capuchon avec un salut militaire, elle sauta sur un banc, le franchit en deux enjambées, retomba sur le sable et disparut au grand galop dans l’allée envahie de brouillard.

Elle frappait du talon le sol mouillé qui rebondissait, lançant en avant puis en arrière, comme aux jours lointains des vacances dans l’Île, ses jambes qu’elle sentait fortes, élastiques, et si libres dans les gaines étroites du pantalon, renversait parfois une chaise de fer, s’élançait sur tous les bancs qu’elle traversait en deux sauts, et, griffant les buissons au passage, recevait en pleine figure des gouttes d’eau et des brindilles. L’air humide sifflait contre ses joues, glaçait ses dents et pénétrait jusqu’à ses poumons ; les statues, les arbres, les maisons en bordure avec leurs lumières, filaient à ses côtés comme des ombres, les pas de son cousin se perdaient derrière elle, elle allait toujours, emplie d’une singulière ivresse, à la fois puérile et sérieuse, se répétant : « Je suis un garçon ! Je fais ce qu’il me plaît ! Je suis un garçon ! » Et en même temps, une voix ténue lui susurrait à l’oreille : — C’est la dernière fois que tu cours ainsi… la dernière fois…

Elle s’arrêta enfin, haletante, suffoquée, près de la Rotonde du parc, et, la main sur sa poitrine, vit défiler un instant les autos qui, pareilles à des bêtes poussives aux gros yeux éblouissants, sortaient de la brume et roulaient lentement, en grognant et en soufflant, devant deux agents immobiles. On y voyait des dames roses comme des poupées, les cheveux exubérants et ondulés, qui allaient dîner en ville. Mais une vieille personne, marchant à pas menus sous une mante de cachemire noir, se posait alors devant Criquet, la regardait un instant, chignant des yeux, fronçant le nez, et lui disait :

— Pourriez-vous m’indiquer l’avenue Velasquez, mon ami ?

— Mais oui, madame ! C’est de l’autre côté du parc, à droite.

— Ah ! dit la vieille, c’est que je n’oserai jamais traverser, avec toutes ces grosses machines.

— Voulez-vous prendre mon bras, madame ? offrit Criquet d’un air aimable.

Arrondissant le coude, elle se pencha galamment vers la vieille dame qui s’y accrocha.

Quand elles furent sur l’autre trottoir :

— C’est une bonne fortune à mon âge, fit celle-ci d’une voix gracieuse et chevrotante, de rencontrer un jeune homme aussi bien élevé.

Et, avec une petite révérence, elle s’en alla trottinant le long des pelouses. Criquet, ravie de l’aventure, se carra dans sa pèlerine, fourra ses deux mains dans ses poches et s’efforça de siffloter en se dandinant, comme un monsieur qui flâne et prend ses aises.

Trois jeunes ouvrières, emmitouflées dans des châles de laine, qui épluchaient des marrons en bavardant, vinrent à passer. Criquet s’avança hardiment, comme elle l’avait vu faire à Michel, dévisagea l’une des fillettes, et prononça à demi-voix, l’air convaincu :

— Jolie blonde !

Des rires, des cris aigus lui répondirent :

— Mais voyez-vous ce môme !

— Y a plus d’enfants, parole ! T’en as du toupet, mon petit !

— Repasse dans trois ans, je t’attends sur ce banc !

Tout de même, elles semblaient enchantées. Elles se retournèrent à plusieurs reprises, et l’une d’elles lui envoya un baiser, avec des épluchures de châtaigne.

— En a-t-il, des dents blanches ! fit-elle.

Criquet, souriante, un peu mélancolique, se disait : « Les petites sottes ! Si j’étais un homme et si je revenais, qu’arriverait-il ? » Elle revoyait la figure sanglotante et gonflée de la grosse amie de Louise, elle se souvenait des propos de Michel, de ses dernières lectures, et son cœur était plein d’indulgence et de pitié. Comme elle commençait à les comprendre, à les plaindre, à les excuser, toutes ses sœurs inconnues qui avaient besoin de tendresse et qui pleuraient ensuite ! « Qui sait, se demandait-elle, si je ne me suis pas trompée autrefois en désirant être garçon ; peut-être suis-je bien plus faite pour être une fille… »

Mais une femme en cheveux qui tournait en balançant sa jupe dans l’allée solitaire, s’approcha d’elle.

— Veux-tu venir chez moi, mon petit coco ? murmura-t-elle d’un ton mielleux.

Camille fit un bond en arrière ; le dos rond sous une jaquette élimée, ses grosses mains rouges croisées sur le ventre, la face carrée, violette et ravinée, la femme semblait la considérer, la bouche entr’ouverte sur un trou noir ; et de ce trou sortirent tout à coup des injures :

— Zut alors ! un gosse ! Qu’est-ce que tu fais-là, à moucharder les gens ? Tu vas voir un peu si je t’attrape !

Camille s’enfuit, abasourdie, terrifiée, poursuivie par un flot de grossièretés. Que faisait cette femme ? Que voulait-elle ? Quel mystère de tristesse et de honte se cachait encore là ?

Elle n’avait plus envie d’être seule ni de courir. Tout à coup, elle eut peur des ténèbres, son costume la gêna, elle se sentit rougir à la pensée que le pantalon la serrait trop, elle tira sa pélerine, abaissa son capuchon sur ses yeux. Et justement, elle aperçut Michel qui arrivait, tout essouflé.

— En voilà des manières pour une jeune fille ! dit-il avec humeur. Je croyais t’avoir perdue, j’étais inquiet, je craignais de mauvaises rencontres. Je t’ai vue causer avec une femme, là, au coin, qui est venue m’accoster ensuite. Qu’a-t-elle pu te dire ? Ah ! c’est du joli !

— Je n’ai pas entendu, répondit Criquet d’un petit ton soumis. Rentrons, veux-tu ? ajouta-t-elle en lui prenant câlinement le bras. Je crois bien que ma vie de garçon est finie…

Un instant plus tard, dans sa chambre, Criquet considérait d’un air songeur le pantalon et la vareuse tombés par terre à ses pieds. À cette minute, ces vieilles nippes usées prenaient une valeur de symbole ; Criquet dépouillait avec elles sa vie passée, tous les rêves puérils que personne n’avait connus, dont elle souriait maintenant, tous ses espoirs, tous ses regrets stériles. Certes, elle enviait toujours le sort des hommes, mais elle avait appris qu’ils ne possédaient ni toutes les vertus, ni tous les privilèges, qu’ils n’étaient bien souvent, comme les femmes, que de pauvres êtres incertains et asservis.

Désormais, elle serait une jeune fille. Elle acceptait le fait. Et même, lorsque, après avoir agrafé sa blouse et passé les mains autour de sa ceinture étroite pour faire bouffer l’étoffe sur la poitrine, au-dessous de la collerette blanche, elle aperçut dans la glace son visage animé, elle lui sourit avec joie, avec espoir. Elle pensait aux regards, aux paroles de Michel : elle se rappelait que, le matin, en la croisant dans la rue, une dame s’était écriée : « Oh ! la jolie fillette ! » Jolie ?… Non. Mais elle n’était plus une déshéritée : elle possédait, comme presque toutes les femmes, sa part de grâce et de jeunesse. La vie s’étendait avec ses horizons voilés d’une brume nacrée, Qu’y avait-il sous ces voiles ? Que serait sa vie ?

— Je voudrais être heureuse… heureuse… murmura-t-elle.

On frappait à la porte ; elle reconnut les doigts impatients de Michel.

— Je voudrais aussi ne pas trop faire souffrir, continua-t-elle en pensant à lui.

Il disait, la voix suppliante :

— Dépêche-toi, Camille ! Je t’attends, je m’ennuie sans toi…

Elle se pencha vers la glace, lissa ses sourcils, passa un bout de langue sur ses lèvres vives, souleva ses cheveux en auréole au-dessus de son front, les ramena sur les tempes, sourit encore à son image et repoussant du pied les vêtements de garçon :

— Je viens, répondit-elle d’une voix douce.


FIN