Crise actuelle de la philosophie allemande

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Crise actuelle
de
LA PHILOSOPHIE
ALLEMANDE.

I.
ÉCOLE DE HÉGEL.

M. Schelling quitta Munich, il y a dix-huit mois, et vint à Berlin, sur l’appel du roi de Prusse, professer sa nouvelle philosophie. Ce fut un évènement pour l’Allemagne. Il s’agissait cependant d’un enseignement trop élevé, semble-t-il, pour être d’un intérêt général, et trop désintéressé pour émouvoir les passions publiques. Mais l’illustre penseur allait se trouver en face des hégeliens, et soutenir contre eux la cause de la science chrétienne. Ce pouvait être un incident décisif dans la querelle philosophique et religieuse qui divise l’Allemagne : c’est pour cela que l’attente était si vivement éveillée. Chacun prédisait l’issue au gré de sa passion. Aujourd’hui, M. Schelling a presque terminé le cycle de ses cours : un jugement impartial est devenu possible.

L’Allemagne est entrée dans une phase nouvelle de son histoire. Son siècle classique a pris fin, et il semble à plusieurs égards qu’elle commence son XVIIIe siècle. L’analogie serait toutefois loin d’être entièrement juste. La poésie, il est vrai, s’en va. De cette troupe brillante de poètes qui faisaient cortége à son prince Goethe, il ne reste plus que quelques chanteurs dispersés comme les derniers oiseaux attardés dans les bois d’automne. Une critique destructive, chez quelques-uns la haine fougueuse du christianisme, rappellent presque le parti de l’Encyclopédie. Que de différences pourtant ! Les questions sont tout autrement posées. Ce n’est point d’ailleurs une réaction contre le beau siècle de l’Allemagne : il a commencé tout ce qui s’achève maintenant. Le temps de Goethe n’était point celui des Bossuet et des Fénelon : l’Allemagne, au siècle dernier, par ses philosophes et ses érudits, discréditait déjà sa foi et lacérait la Bible, feuille après feuille. Voltaire attaquait Pascal ; Hégel n’a fait que continuer Kant. Sauf l’esprit positif qui succède à la poésie, rien de nouveau, à vrai dire, qu’une illusion de moins. Hier, on ne soupçonnait pas le chemin qu’on avait déjà fait loin du christianisme : aujourd’hui l’aveuglement cesse. La somnambule qui s’égarait vers les abîmes s’est réveillée. Dès-lors aussi elle cherche à les fuir ; elle veut résister à l’entraînement qui l’y pousse. L’Allemagne proteste contre son doute sans le pouvoir bannir ; elle a le cœur plein de foi, et dans l’intelligence un insatiable scepticisme. Son peuple de penseurs et de savans s’est mis à une œuvre colossale de critique. Un débat solennel est ouvert sur toutes les anciennes croyances.

Je l’avouerai, j’ai hésité à parler ici de ces hautes discussions ; je crains de mécontenter également les adeptes de la science et le public, de paraître frivole à quelques-uns, obscur au grand nombre. Je m’efforcerai d’être clair.

La première philosophie de M. Schelling répondait à un besoin vivement senti, qui assura son succès. Fichte avait un moment asservi l’Allemagne à son génie ; mais son système était trop exclusif et trop paradoxal pour se maintenir. Nos instincts sont plus indestructibles que les subtilités d’un penseur, et Fichte leur faisait rude violence. Il a donné à l’idéalisme une grandeur héroïque, une austère majesté, et l’a rendu sublime de fierté et de hardiesse. Dédaigneux des sens, il ruinait par sa dialectique cette brillante illusion que l’on appelle la nature, et ne laissait plus dans l’univers dévasté qu’un audacieux penseur, roi solitaire de ces empires du vide et souverain possesseur, maître superbe de lui-même. Mais dans la sphère de la pensée, l’équilibre n’est pas un besoin moins impérieux que dans celle de la nature. M. Schelling justifia de nouveau notre croyance au monde extérieur, et, par une de ces ironies fréquentes dans l’histoire de l’esprit humain, il n’eut besoin pour réfuter Fichte que de lui donner pleinement raison et d’élever ses principes à une valeur absolue. Le moi reste seul substance dans l’idéalisme ; mais ce moi substance n’est pas, comme Fichte le voulait, le moi subjectif, tel ou tel moi déterminé : il doit contenir toutes choses ; il ne peut être que le moi absolu qui renferme toutes les existences possibles. L’idéalisme, à ses dernières limites, se dépasse lui-même et introduit au panthéisme. La nature et l’esprit cessent d’être opposés comme étrangers l’un à l’autre. Ils deviennent les deux modes du moi infini qui anime l’univers et se manifeste en lui, dans la nature comme objet, dans l’esprit comme sujet, dans les deux toujours identique, toujours le même. L’être absolu apparaît dans la nature destitué de conscience, et n’en demeure pas moins la raison éternelle. Tout, depuis les nombres de la mécanique céleste et la géométrie des cristaux, jusqu’à l’organisation des plantes et de l’animal, porte les traces de l’intelligence et n’est qu’une plastique des idées divines. Mais la raison n’est vraiment raison que lorsqu’elle a conscience de soi. Il y a donc dans son essence une nécessité qui la force à sortir de l’obscurcissement où elle se trouve dans la nature. Elle s’élève ainsi de règne en règne, elle se spiritualise de plus en plus jusqu’à ce qu’elle resplendisse de toute sa clarté dans l’homme et arrive à prendre en lui conscience de soi.

Cette philosophie satisfaisait les besoins les plus opposés, le bon sens qui nous fait croire au monde extérieur, la raison qui se retrouvait partout dans l’univers, la sympathie qui nous attire vers la nature et nous fait aimer en elle une sœur associée à nos destins. Toutes les sciences prirent un nouvel essor. Elles ne demeuraient plus isolées, comme les pierres éparses d’un édifice dont on a perdu le plan. Leur noblesse était relevée, car toutes avaient pour fin l’auguste science de Dieu. C’était sa vie dont on surprenait le secret dans la nature, c’était son histoire que l’on retrouvait dans les fastes de l’humanité. Tout se coordonnait dans une magnifique harmonie.

Ce fut un enthousiasme général et bientôt une véritable ivresse. Un système aussi poétique sollicitait l’imagination. L’analogie fut plus consultée que la raison : un mysticisme aventureux et déréglé se substitua à la science ; on tomba dans un étrange chaos. M. Schelling régnait sur la pensée de son pays ; mais son royaume se trouvait dans l’anarchie. Il n’y avait plus aucune police de l’intelligence. Le désordre devint tel, qu’on sentit enfin le besoin de retourner à une méthode sévère. Ce fut là ce qu’entreprit Hégel.

Disciple de M. Schelling, Hégel n’eut point d’abord la pensée de créer un système, et ne voulut que donner à celui de son maître une forme plus rigoureuse. Il essaya de nouveau, après Kant et Aristote, l’analyse de la raison. Sa logique est son titre de gloire. Elle est admirable d’originalité et de profondeur. Jamais encore on n’avait montré à ce point la délicatesse d’analyse, la subtilité de discernement, la vigueur dialectique. C’est un puissant et robuste esprit que celui qui a pu, sans vertige, gravir le premier, d’abstractions en abstractions, ces cimes étroites de la pensée d’où le regard ne plonge que dans de vides étendues. Il a fallu une force austère et soutenue pour vivre dans ce dépouillement de toutes les idées qui dérivent des sens ; il effraie presque comme le ferait une impitoyable macération, et c’est vraiment pour l’intelligence une retraite au désert que de suivre Hégel dans sa logique : si bien elle doit pour cela renoncer à tout ce qui a forme et contour, à tout ce qui lui vient du monde extérieur, à tout ce qui n’est pas l’abstrait et l’universel.

J’entre ici au plus ardu de mon sujet. Kant énuméra les idées nécessaires, mais il les obtint d’après une division toute faite qu’il emprunta à une autre science que la métaphysique. La logique formelle distingue les diverses espèces de jugemens. Juger, c’est penser un objet. Aux diverses espèces de jugemens correspondent donc les diverses catégories de la pensée, les diverses idées nécessaires. Kant les avait ainsi dénombrées ; mais il n’avait reconnu d’autre relation entre elles que leur coexistence dans un même sujet pensant : cette coexistence paraissait toute fortuite ; il n’en pouvait donner aucune raison.

Hégel comprit que l’on ne doit pas suivre ce procédé empirique dans la science du nécessaire : il voulut déduire rigoureusement nos concepts selon les exigences de la pensée. Mais par où commencer ? Évidemment par le terme plus abstrait, par celui que tous les autres supposent, que l’on ne peut pas ne pas admettre, et sans lequel toute pensée serait impossible. Or, l’abstraction suprême, l’idée la plus générale, le concept inévitable, est celui de l’être. Le doute peut se porter sur toutes les existences déterminées ; il ne peut nier l’être en soi, ce serait se nier soi-même. Mais ce concept primitif, qui demeure après toutes les négations possibles, est l’être absolument indéterminé. Or, il n’existe rien d’absolument indéterminé ; donc l’être pur est néant. Le premier concept que nous obtenons se transforme en son contraire lorsque nous l’isolons de tout autre ; il oblige à passer aussitôt au terme opposé. L’être pur ne se peut concevoir seul et sans le néant : le néant ne se peut concevoir que par l’être, et pourtant ces deux termes inséparables qui s’appellent l’un l’autre se contredisent. L’esprit ne peut donc s’arrêter à cette opposition. Il ne pourrait ainsi les penser ensemble, et il le doit cependant ; il est contraint de chercher un terme supérieur qui les concilie. Or, leur synthèse est l’idée du devenir. Ce qui devient à la fois est et n’est pas. Ce qui devient n’est pas encore, autrement il n’aurait pas à devenir ; et cependant il est, puisqu’il devient. Le devenir participe à la fois du néant et de l’être. Cette synthèse cache à son tour en soi une antithèse qui force l’esprit à s’élever plus haut, jusqu’à ce que, stimulée par ces oppositions sans cesse renaissantes, la pensée progresse successivement depuis le concept le plus pauvre, par tous les concepts intermédiaires, jusqu’au plus riche, jusqu’à celui qui les contient et les concilie tous en soi, jusqu’à l’absolu en qui seul elle trouve son repos.

Je ne suivrai pas Hégel plus loin ; j’ai seulement voulu faire entrevoir le procédé de sa logique. Hégel part d’une certitude inébranlable. Cette concession, que le scepticisme le plus vaste est pourtant obligé de faire, lui suffit pour regagner par une déduction rigoureuse les autres idées nécessaires, pour toutes les reconquérir. Il n’a point obtenu et distribué arbitrairement nos concepts ; il ne les a point isolés. Il les a fait naître les uns des autres par une nécessité dialectique. Il a fait leur genèse. On voit ainsi que les concepts ne sont point simplement juxtaposés dans la raison ; ils forment les anneaux entrelacés d’une même chaîne ; ils se supposent mutuellement, ils sont solidaires, ils se pénètrent ; de chacun on peut descendre ou s’élever à tous. La pensée ne trouve son repos que dans le terme suprême. Les autres ne lui permettent pas de persister en eux, ils la contraignent à les dépasser, ils souffrent d’un antagonisme qui l’entraîne irrésistiblement plus loin. Tous, sauf le dernier qui, exigé par tous, se retrouve ainsi également en tous, sont coexistans et successifs, nécessaires et transitoires à la fois. La raison n’est point un agrégat d’idées, elle est un merveilleux organisme : il y a en elle comme une circulation incessante de la pensée. Kant avait fait l’anatomie de la raison, Hégel a écrit sa physiologie ; Kant avait donné la liste des concepts, Hégel en a donné le système.

Personne ne méconnaîtra le génie qu’il a fallu pour surprendre ainsi dans les profondeurs les plus secrètes de la pensée son jeu et son mouvement, pour dérober le mystère de ses origines. Dans ce système, chose rare, il y a une découverte. Cette logique s’imposera à l’esprit humain et fera le tour du monde. Hégel a sa place, non pas parmi ces brillans génies, ces poètes de l’intelligence que l’on nomme Platon, Malebranche ou Leibnitz, mais dans une assemblée moins nombreuse et plus austère, parmi les législateurs de la pensée, parmi ceux qui ont retrouvé quelques fragmens de son code, auprès d’Aristote, de Bacon et de Kant.

Hégel n’a cependant pas achevé l’œuvre : il s’est trompé plus d’une fois ; il n’a pas toujours bien ordonné et bien déduit nos concepts. La moindre erreur a ici de graves conséquences, puisqu’il s’agit des idées universelles de la raison. C’est un trait de plume dans le conseil d’un prince : il décide du sort des états.

La logique de Hégel va révolutionner la pensée ; elle est déjà devenue une arme redoutable de combat et de destruction. Les principes de contradiction et d’identité sont les deux principes de l’ancienne logique. On ne peut contester leur vérité, mais ils ne sont d’usage que dans le domaine de l’expérience et du monde sensible. Le principe de contradiction suppose des termes contradictoires entre lesquels on est forcé de choisir ; il faut accepter l’un, rejeter l’autre. Mais deux termes qui s’excluent sont nécessairement tous deux finis, car aucun ne comprend tout en soi. Le principe de contradiction ne dépasse donc pas le fini. Or, le fini ne se suffit pas à lui-même ; il ne peut se concevoir, et par conséquent s’expliquer que par l’infini. C’est cette science suprême que donne la métaphysique. Le principe de contradiction, ne s’appliquant pas à l’infini, ne peut ici avoir d’usage. Cela est si vrai, qu’il dénature les concepts quand il s’applique à eux. Il les suppose contradictoires, c’est-à-dire absolument incompatibles, et cependant les concepts ne sont que des termes contraires. Loin de s’exclure, ils s’exigent mutuellement. Il est tellement impossible d’isoler un concept, que, lorsqu’on l’essaie, il se transforme aussitôt en ce contraire dont on voulait le séparer. Isolez l’infini du fini, l’infini ne renferme plus alors le fini en soi, le fini demeure hors de lui : l’infini n’est donc pas tout, il devient limité, il devient fini. Isolez le fini de l’infini, le fini peut alors se concevoir par lui-même, il se suffit donc ; mais ce qui se suffit est inconditionnel, absolu : voilà le fini qui devient l’infini.

Le principe d’identité ne trouve pas davantage une application en métaphysique. Il n’y est plus vrai, car, dans l’ordre de la raison, c’est, comme nous l’avons vu, le contraire qui dérive du contraire, et non plus le même du même. Le contraire est un terme moyen entre l’identité et la contradiction ; il échappe aux deux axiomes de l’ancienne logique, et ne relève pas de sa juridiction.

Le résultat de tout ceci est important. Les philosophies qui suivent l’ancienne logique, et c’est le cas encore aujourd’hui, en France, de nos écoles les plus accréditées, transportent à la science de l’infini les principes qui ne conviennent qu’à la science du fini. Cette erreur radicale leur est commune à toutes : elles procèdent par l’analyse de la raison et par le syllogisme ; mais l’analyse décompose les objets et isole les termes qu’elle distingue, le syllogisme déduit le même du même. Il faut suivre en métaphysique la route opposée : on doit procéder par la dialectique, qui, à l’inverse de l’analyse, enchaîne les concepts et les distingue sans les désunir, et, à l’inverse du syllogisme, déduit le contraire du contraire. Hégel abat ainsi d’un coup de faux tous les systèmes dus à une autre méthode. Il a découvert la logique de l’infini ; l’ancienne logique n’est que celle du fini.

Hégel fut, du reste, exclusif comme tous les réformateurs. La nouvelle logique devint tout pour lui. Il n’y vit plus seulement les formes éternelles de la pensée de l’être : il y vit l’être lui-même, il la prit pour Dieu. Il introduit à son système par sa Phénoménologie, et elle montre le chemin qui l’a conduit à cette capitale erreur. Dans ce bel ouvrage, il se place au point de vue immédiat où nous sommes des choses ; il examine successivement la perception sensible, l’entendement, tous les moyens de connaissance qui, en quelque manière, sont subjectifs. En tous, il découvre et signale une contradiction. Ils ne donnent donc que le fini, c’est-à-dire ce qui est imparfait, passager, apparent. La logique, qui seule s’élève au-dessus de toutes les contradictions, donne seule aussi l’infini, c’est-à-dire l’être, la vérité, Dieu. Dieu, en tant qu’infini, ne peut, d’après Hégel, être personnel : ces deux idées s’excluent, car chaque personnalité se distingue de toutes les autres, et par là devient déterminée, limitée, finie. Mais voici une double difficulté. D’une part, l’indéterminé n’existe pas ; de l’autre, Dieu est la raison absolue, et la raison n’est vraiment raison que si elle a conscience d’elle-même. Or, cette conscience suppose la personnalité. Comment résoudre ces contradictions ? On ne le peut que si Dieu se réalise, non point dans une forme infinie, ce qui est un non-sens, mais dans l’infinie variété des formes finies ; non point dans une personnalité unique, mais dans une perpétuelle succession de personnes sans nombre ; que s’il se réalise, en un mot, dans la nature et l’humanité, et ne se réalise qu’en elles. Il ne faut donc le chercher que là ; il ne se trouve nulle part ailleurs. Le développement du monde n’est pour Hégel que le développement même de la raison absolue. Il avait dans sa logique déterminé ce développement. Les phases que l’idée absolue parcourt, depuis le concept le plus pauvre jusqu’au plus riche, devenaient ainsi les phases du monde, et s’exprimaient dans les époques de la nature et dans celles de l’histoire. La raison absolue a dans la nature perdu la conscience d’elle-même ; elle y est aveugle, et comme aliénée et irraisonnable. Durant une suite incalculable de tristes siècles, il n’y eut que des solitudes effrayées de leur déserte immensité et le combat titanique des forces élémentaires. Nulle part encore un spectateur intelligent de ces anciens évènemens de l’univers. La raison absolue devait se relever de cette chute, redevenir maîtresse d’elle-même, prendre une forme nouvelle et supérieure, où elle arriverait à la conscience de soi. Cette forme est l’humanité.

Ce n’est point dans l’homme, c’est dans l’humanité, ce n’est point dans l’individu, c’est dans l’espèce que la raison divine se manifeste comme absolue. Les individus nécessairement limités ne peuvent réaliser Dieu ; ils n’existent cependant que pour cela ; ils doivent donc tous passer. Après avoir un moment duré, ils disparaissent à jamais ; la mort est pour eux l’anéantissement. L’humanité seule survit à toutes ces destructions.

La raison absolue se manifeste en elle sous la triple forme de l’art, de la religion, de la philosophie. Ce sont là les trois grandes époques de l’histoire de Dieu. L’absolu se manifeste dans l’art par la beauté, sous une forme visible. Mais la raison absolue est esprit : cette manifestation sensible ne lui suffit pas. Dans la religion, Dieu apparaît comme esprit ; mais ce n’est pas la raison absolue qui se connaît elle-même : c’est un homme, une pensée subjective qui la contemple et se distingue d’elle ; ce n’est pas encore Dieu qui se connaît comme Dieu. Il reste un progrès à faire : il s’achève dans la philosophie. En effet, dans l’esprit du philosophe qui s’élève au-dessus de tout ce qui est subjectif jusqu’à la raison absolue, et la pense au moyen d’elle-même, cette raison, en d’autres termes Dieu, prend conscience de soi ; il se contemple enfin face à face. La philosophie n’accomplit pas un moindre mystère ; elle est, dans le système de Hégel, la réalisation suprême de Dieu, son véritable avènement dans l’univers. Dès-lors l’humanité n’a qu’à s’émanciper de la religion, qu’à s’ordonner d’après la philosophie, qu’à lui soumettre tous les esprits, afin qu’en eux Dieu resplendisse de plus en plus des clartés de l’intelligence, se transfigure de lumière en lumière, et dissipe toujours davantage les obscurités primitives qui le voilent encore.

Je regrette de parler aussi rapidement de cette vaste conception. On ne résume pas une encyclopédie. Je voudrais du moins esquisser à grands traits les vues de Hégel sur l’art, les religions, le droit, l’histoire de la philosophie. Il serait intéressant de comparer le premier système de M. Schelling à celui de Hégel, et de voir combien ces deux grands esprits ont imposé le contraste de leur génie à des philosophies pareilles. Cette différence se dessine bien dans leurs vues de la nature. M. Schelling a été frappé de sa beauté, Hégel de ce qu’elle a d’irraisonnable. M. Schelling a remarqué surtout l’harmonie de la nature et de l’esprit, Hégel a plutôt signalé leur opposition. Le panthéisme a chez l’un les pompes d’une majestueuse poésie ; chez l’autre, la froide précision et la sévérité logique ; mais je ne puis poursuivre ce parallèle.

Ce Dieu impersonnel, qui ne se réalise que dans l’univers, obsède aujourd’hui la pensée en Allemagne. C’est contre lui qu’elle se débat et cherche à se défendre. Envisageons-le de plus près, afin de le mieux connaître et de mieux comprendre ce qui anime à le repousser. Le panthéisme refuse à Dieu la personnalité pour sauver en lui l’infini. Qu’y gagne-t-il ? Dieu ne peut alors se réaliser que dans le fini ; mais le fini ne suffit pas à le réaliser. L’infini a beau multiplier le fini et le produire toujours plus parfait, le fini n’en demeure pas moins incapable de le contenir ; l’univers ne sera jamais adéquat à l’idée de Dieu : la contradiction est insoluble. Le panthéisme croit la surmonter en disant que Dieu se manifeste dans l’infinie variété des choses finies. Mais cette variété est-elle vraiment infinie ? Reculez sans mesure les bornes de l’espace et du temps, peuplez ces étendues de myriades de mondes, ces siècles de multitudes humaines ; ne vous lassez jamais d’agrandir vos conceptions : vous ne ferez qu’un essai impuissant de dépasser le fini, vous n’aurez que sa négation et non pas son contraire, ce qui le présuppose et non pas ce qui le précède, l’indéfini en un mot et non pas l’infini. Ce Dieu n’est donc jamais réalisé en tant qu’infini. Le panthéisme immole inutilement la personnalité de Dieu. La raison qu’il donne contre elle se retourne contre lui. Il ne résout pas la difficulté, il en crée mille autres, qui toutes naissent de cette contradiction suprême que je viens de signaler.

Dieu n’existe que dans le monde. Qu’est-ce à dire ? Ainsi les désordres et les fléaux de la nature, ainsi les querelles, les haines, les malheurs qui remplissent l’histoire, tout cela, ce sont les discordes intestines, les tragiques aventures de Dieu. Nos regrets, nos craintes, nos espérances déçues, notre train de guerre enfin et d’agitations sans trêve, et la suprême tristesse de la mort pour consoler tant d’ennuis, ce n’est pas notre destinée seulement : Dieu a composé sa vie de toutes les nôtres et réunit dans la sienne toutes leurs afflictions. Ce secret soupir ou cette haute lamentation qui monte sans cesse de la terre, cette plainte, c’est la voix de Dieu. Le temps, qui ne donne que pour ravir, qui mêle à toutes nos joies une menace, à toutes nos fêtes une alarme, cette inquiète et triste durée des êtres qui passent et souffrent, est aussi celle de Dieu, et chaque minute lui mesure, comme à l’homme, quelque nouvelle douleur. Le christianisme annonce également, il est vrai, un Dieu martyr chargé de nos souffrances, courbé sous nos fardeaux ; mais ses misères viennent de notre libre chute et non pas de lui il ne les a connues que par compassion, et réussit à les terminer. Dans le panthéisme, elles ont Dieu pour auteur : s’il en souffre, c’est par sa faute ; s’il cherche à s’en relever, c’est pour lui-même. Il était le maître de l’existence et n’a pas mieux su l’instituer. Ce qui est charité sur la croix, ici devient impuissance ou impéritie. Et tout cela en vain : emprisonné dans le fini, Dieu a beau faire, il ne réalisera jamais le rêve d’infini qui le tourmente, et ce rêve désenchantera tous les bonheurs. Altéré d’une soif brûlante de lui-même, il ne pourra jamais l’étancher ; il s’est condamné à l’éternel supplice d’un désir toujours inexaucé, d’un espoir toujours détrompé. Le panthéisme promet à la terre les félicités divines, et il ne fait qu’éterniser en Dieu nos infortunes et les rendre ainsi sans ressources en celui-là qui seul les pouvait terminer. Il croit ennoblir l’univers ; il ne réussit qu’à dégrader Dieu.

Il semble nous enivrer de Dieu, nous le prodiguer en toutes choses. Encore ici il nous abuse. Je me mets à chercher son Dieu ; je ne dois le demander qu’aux choses finies, et toujours la même contradiction. En elles, ce n’est pas le Dieu vrai, l’infini, ce ne sont que faux semblans de lui que je trouve. Elles me le dissimulent aussi bien qu’elles me le manifestent ; elles me le cachent autant qu’elles me le révèlent ; elles ne sont pas sa face, mais son masque. Je ne puis chercher Dieu que dans ce qui n’est pas lui ; il ne se donne à moi que dans ce qui me le refuse. Comment donc le trouver ? Tout me le promet et tout me trompe. Dans ces formes fugitives et changeantes qui s’offrent à moi, je ne rencontre que ses décevantes images, lui jamais, lui nulle part ; je ne me promène que parmi de vaines apparences de Dieu. Ce monde est vide de lui et n’est plein que de ses fantômes. Je serai éternellement séparé de celui que je ne peux m’empêcher de toujours poursuivre.

Et que parlé-je de Dieu ? Dieu n’est pas dans ce système, il ne fait que devenir. Or, le devenir suppose nécessairement la permanence. Sous ce qui varie et passe, quelque chose doit être d’immuable et d’éternel. Qu’y a-t-il ici de permanent ? Le fini change sans cesse ; l’infini dans le fini se métamorphose continuellement ; ce qui seul subsiste sans changer, c’est donc l’infini en tant qu’infini. Mais, dans ce système, ce n’est rien de réel, ce n’est qu’une vaine abstraction, qu’un néant. C’est là le triste secret qu’enfin je découvre. C’est là le deuil que l’univers s’efforce de déguiser sous toutes ses brillantes parures. C’est du néant que tout sort ; c’est en lui que tout s’abîme ; son affreuse nuit enveloppe tout. Il est le commencement et la fin, et son morne silence me répond à la place de Dieu. Ce système, avec son vêtement sacerdotal et la pompe religieuse de sa parole, n’est ainsi, à le bien prendre, comme on l’a dit, qu’un athéisme emphatique.

Je n’insiste pas sur les conséquences morales : on les prévoit, on les a souvent signalées. Dieu, s’il était quelque chose, ne serait plus qu’un inexorable destin, cruel surtout à lui-même. Avec ce fatalisme, plus de liberté, ni bien ni mal ; avec l’apothéose de l’humanité, toutes les passions sanctionnées comme des forces divines.

Il faut qu’il y ait aujourd’hui un attrait puissant vers le panthéisme, car il est le grand évènement de la pensée contemporaine. On est assez peu surpris de le trouver chez nos voisins. Leur génie impersonnel et abstrait, une sorte de tendresse pour la nature, l’instinct de l’infini facilement égaré vers ce monde, tout, dans leur pensée et dans leur imagination, les y prédispose. Les forêts de la Souabe et du Harz ont vu, comme celles de l’Inde, plus d’un enthousiaste rêveur se perdre dans leur secrète nuit pour y chercher Dieu. Cependant jamais le panthéisme n’était en Allemagne, avant ce jour, général et avoué. Mais, chose étonnante, il a fait aussi invasion en France : c’est là pourtant où il devait trouver le moins faveur. Il répugne trop à la précision du génie national et à notre vif instinct d’individualité. Malgré cela, nos meilleurs esprits se sont laissé surprendre. Il a enivré de brillantes imaginations et séduit de généreuses intelligences. On le retrouve dans la poésie, le roman, l’histoire, la philosophie : les écoles socialistes, celles qui de toutes ont le plus excité l’effervescence de la pensée, relèvent de lui. Il s’est insinué partout. On peut suivre ses traces jusque dans les œuvres et les systèmes qui ne lui appartiennent pas. Sa fascination a entraîné nos plus beaux génies à des erreurs bien peu faites pour eux. Le poète de la patrie, Béranger, oublie, dit-on, la France pour je ne sais quels rêves humanitaires, et la plus chaste de nos muses profana un jour sa voix suave à chanter les orgies orientales. Que dirai-je encore ? Obermann, René, Lélia, dont l’inquiet tourment fut si bien le nôtre, n’étaient-ils pas, dans les solitudes où s’enfuyaient leurs ames blessées, les premières victimes, les tristes précurseurs d’un dieu impuissant et funeste ? Si de ces hauteurs nous descendons à la foule, que trouvons-nous ? Chez les jeunes imaginations, l’enthousiasme, le culte de la nature ; chez tous, un fatalisme qui inspire une vaste indifférence, et dans ce scepticisme pourtant laisse subsister une conviction, celle de la raison et de l’unité de toutes choses ; le ciel désert, et les espérances toujours plus pompeuses d’une terre enfin prospère ; puis, sur les ruines de tout ce qui est individuel, caractère, devoir, dévouement ; sur les ruines de la famille, sur les ruines de la patrie, l’autel élevé au nouveau dieu, à l’humanité ; n’est-ce pas là toujours la même influence ?

Lorsqu’une erreur captive l’élite des esprits et se répand dans la multitude, elle cache à coup sûr quelque grande vérité dont le temps est venu. Nous ne pouvons plus désormais croire à un Dieu séparé du monde et borné par lui, ni voir dans l’histoire une aventure purement humaine, livrée aux caprices des volontés individuelles, sans loi ni raison. Nous ne pouvons plus, en un mot, admettre le Dieu fini et le monde athée du déisme. Cela s’explique en Allemagne par le développement de la pensée, ailleurs par les évènemens politiques. Ce qui se passe depuis un demi-siècle agit puissamment sur les esprits. Les barrières des castes sont tombées, celles des peuples s’abaissent. Des espérances qui naguère auraient paru des utopies nous animent et nous aident à traverser ces jours mauvais. L’humanité ne se voit plus à jamais déchirée en lambeaux, infirme, divisée contre elle-même. Elle fait un rêve généreux de paix et d’union. Il lui est apparu dans l’avenir une image glorieuse de justice et de charité, l’auréole allumée au front. C’était elle. Alors elle a eu comme une illumination soudaine ; elle s’est reconnue divine. Son passé s’est aussi transfiguré : elle a retrouvé dans l’antique Orient d’augustes et sacerdotales origines ; elle a compris que Dieu vit et veut se manifester en elle. En même temps, comme si tout concourait à la même fin, le progrès des sciences nous montrait partout dans la nature la vie et la raison, c’est dire Dieu encore. Nous ne pouvons donc plus nous contenter du déisme ; il est irrévocablement dépassé. Nous avons le sentiment profond de l’immanence de Dieu. Or, l’idée d’un Dieu personnel a toujours, jusqu’ici, été mêlée de déisme. Il était donc naturel de n’en plus vouloir dans le premier effet de la réaction, et de se jeter dans l’excès contraire. Nous ne pouvons y demeurer ; nous cherchons un Dieu personnel et distinct du monde comme celui du déisme, et à la fois universel et immanent comme celui du panthéisme. Cette transformation des idées de Dieu, du monde et de leur rapport remue toutes les questions : elle est la crise qui agite et trouble aujourd’hui l’esprit européen.

Je reviens à Hégel. Son système régna bientôt en Allemagne. Il était d’autant plus difficile de ne pas l’accueillir qu’il était l’inévitable conclusion de ceux qui l’avaient précédé. Les systèmes de Kant, de Fichte, de M. Schelling, se déduisent les uns des autres et ne forment, en un sens, qu’un système unique. Fichte ne fait que porter à leurs extrêmes conséquences les principes de Kant, et M. Schelling ceux de Fichte. Toutes ces philosophies se succèdent comme les momens divers d’une même méditation qui se termine au panthéisme de Hégel. C’était comme un bloc de marbre que tous ces maîtres de la pensée avaient sculpté : le dernier coup de ciseau venait d’être donné, la statue était achevée, elle était parfaite ; seulement elle avait pour piédestal le tombeau de toutes nos croyances. Ce fut une grande tristesse quand on s’en aperçut, mais on fut loin de le voir tout de suite. On alla même jusqu’à saluer, dans la nouvelle philosophie, le messager de paix qui conciliait la foi et la raison. Cela peut surprendre ; mais on est, en Allemagne, aussi lent à prévoir les conséquences d’un système que subtil s’il s’agit de remonter aux principes des choses. On y a un désintéressement de la pensée aisément crédule, avec cela un tel désir de science, un si profond instinct religieux, un si vif besoin de les unir, qu’on est toujours prêt à se flatter d’y avoir réussi. La mysticité qu’affecte le langage de Hégel aidait encore à l’illusion. L’idée en soi ou la logique était le Père, le monde le Verbe, leur union le Saint-Esprit ; la chute, le relèvement, l’incarnation, rien ne manquait, pour qui se laisse prendre aux mots. On croyait voir un terme au long divorce de la théologie et de la philosophie. Kant, le père du rationalisme, avait ôté au Christ son auréole ; le dieu n’était plus demeuré qu’un moraliste. Fichte avait annoncé un jour à Iéna que dans quelques années le christianisme n’existerait plus. Schelling n’avait pu se disculper de spinosisme. On accueillit donc avec bonheur une philosophie plus sévèrement rationnelle que les précédentes, et dont les formules étaient d’une scrupuleuse orthodoxie.

Hégel fut à son apogée en 1828, au moment où il se vit soutenu par un concours assez nombreux pour publier les Annales de Berlin ; on assure même que le gouvernement soutenait ce journal. Ce fut aussi, il est vrai, le moment ou la défiance s’éveilla. On se posait avec inquiétude plus d’une grave question : on se demandait surtout si la distinction du monde et de Dieu était assez vivement accentuée. Mais des théologiens respectables, des hommes de talent et de piété, se déclaraient pour Hégel. Il était lui-même sobre, circonspect, et ne montrait rien de révolutionnaire. Il ne songeait pas à détruire : il paraissait plus jaloux d’expliquer le passé que de troubler le présent ou de préparer l’avenir : cette réserve le fit même reculer devant la conclusion de ses principes. Il semble quelquefois hésiter, et l’on peut trouver dans ses ouvrages des propositions qui ramènent au théisme ; mais ce sont là évidemment des inconséquences. Hégel, en un mot, était assez différent de son système. Il montra aussi la même retenue en politique. Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel se réalise, avait-il dit. On peut s’armer de ce principe pour maintenir ce qui est et pour consacrer tous les progrès, pour demeurer stationnaire et pour provoquer des révolutions, pour légitimer le quiétisme politique, comme aussi l’impatiente ardeur des changemens. Il justifie tout acte lorsqu’il est accompli ; mais interprété d’après l’ensemble du système, il appelle à un progrès incessant. Hégel fit de son principe un usage très timide. On commença, dans son école, par ne traiter guère bien le libéralisme, on l’y trouvait banal. Hégel n’alla pourtant pas jusqu’à défendre le régime absolu de la Prusse. Dans la première édition de la Philosophie du Droit, il propose pour idéal la monarchie tempérée et représentative ; mais il parle d’un ton chagrin et équivoque des institutions qui lui sont nécessairement liées. Gans publia, après la mort de Hégel, une nouvelle édition de la Philosophie du Droit, et il dit dans la préface que cet ouvrage semble être fait du bronze de la liberté. Il y a en effet dans cette seconde édition un progrès sensible vers les idées libérales. Est-ce là un bon office de Gans ou un changement de son maître vers la fin de sa vie ? Toujours est-il que Gans, le spirituel et vigoureux adversaire de Savigny, sut fort bien concilier ses principes libéraux avec le système de Hégel.

Hégel fut, en 1831, enlevé par le choléra qui sévissait à Berlin. Sa mort ne fit que donner une force nouvelle à son école. Hégel terrorisait un peu ses disciples ; il ne reconnaissait pas pour siens tous ceux qui se réclamaient de son nom ; il ne ménageait guère ceux qui n’avaient pas saisi sa pensée à son gré. Un sarcasme les discréditait bientôt. On raconte à ce sujet plus d’une anecdote plaisante. Henning s’était rendu à Hégel à discrétion, il se bornait à copier toute sa manière. C’est de lui que le maître dit un jour : Il n’y a qu’un de mes disciples qui m’ait compris, et encore m’a-t-il mal compris. Hégel y prenait peine, à vrai dire : il est difficile de donner à sa pensée une expression plus informe. Le style de Hégel est abstrait sans être net ; sa phrase pénible, enchevêtrée, semble se mouvoir lourdement dans le vide ; jamais sibylle n’a mieux protégé ses arcanes. Les disciples de Hégel furent après sa mort plus libres dans leurs mouvemens. Dans son système, il n’y a qu’un principe, et ce principe fit tous ses aveux ; la réserve du maître ne les contenait plus. Dans l’école, il y avait deux tendances, elles se prononcèrent toujours davantage. Au côté droit, Marheineke, Gabler, Göschel, Rosenkranz et quelques autres qui s’efforcent de concilier le théisme avec la doctrine de Hégel ; au centre, Michelet ; à la gauche, les vrais héritiers, je ne dis pas de l’esprit de Hégel, mais de sa philosophie, jeune et nombreuse phalange, ardente à battre en brèche le christianisme, à renverser les vieilles institutions, à provoquer une vaste révolution.

Ce parti a d’incontestables mérites. Ses écrivains exposent avec clarté le système jusqu’alors si peu accessible de Hégel. Ils apportent dans les spéculations abstraites une lucidité dont ils ont donné les premiers l’exemple en Allemagne. Ils savent rendre la philosophie populaire et pratique ; ils l’ont fait descendre de l’école dans la place publique, et l’ont intéressée à tous les évènemens du jour. Ils ont enfin renoncé à cette duplicité trop commune en Allemagne et complaisante à cacher, sous le langage de la foi, des pensées destructives du christianisme. C’était tromper les simples, et souvent s’abuser soi-même. Ils ont rejeté ces artifices.

Cette sincérité distingue l’ouvrage de Strauss sur la vie de Jésus. On sait la profonde impression qu’il produisit sur l’Allemagne. Il fut interdit en Bavière ; on parlait en Prusse d’en faire autant. Pour la première fois, l’Allemagne voulait détourner les lèvres du fruit de la science. Quelle amertume lui avait-elle donc trouvée ? Strauss ne disait pourtant rien de nouveau, il ne faisait que réunir les opinions éparses, conclure avec logique, et cette conclusion qui s’imposait fatalement aux esprits, qui résumait la vraie pensée de l’Allemagne, était l’apostasie. On aurait été triste à moins. On vit alors ce que cachaient les formules de Hégel. Strauss ne permettait plus de se méprendre. Il dévoilait avec une cruelle franchise le sens des paroles qu’on répétait sans les bien entendre. On connaît son résultat. Jésus n’est qu’un symbole de l’humanité ; c’est d’elle qu’il faut entendre ce que le mythe évangélique disait de lui. Elle est la raison divine incarnée dans une forme finie ; elle est fille d’une mère visible et d’un père invisible, de la nature et de l’esprit ; elle a la puissance des miracles, car elle se soumet toujours mieux la nature, et lui commande avec autorité. C’est elle qui souffre et qui ressuscite de toutes les morts. Elle est sainte, car son développement est nécessaire, irréprochable donc, et le mal n’est qu’une infirmité de l’individu, il n’existe plus dans l’espèce. Cela était net et ne laissait plus d’équivoque.

Strauss acheva son œuvre de destruction dans sa Théologie chrétienne. Il y attaque l’un après l’autre tous les dogmes de l’église, comme il avait auparavant attaqué tous les faits de l’ÉvangiLe. Il ébranle sous les coups de sa dialectique les croyances qui sont la force et la consolation de l’homme, et cela sans la moindre émotion de haine ou de pitié, sans joie et sans douleur. Pourquoi s’en étonner ? Ne vous y trompez pas, ce n’est pas lui qui parle : encore ici il n’apporte pas un seul argument nouveau. Il se fait l’historien du doute de l’humanité. Cette critique n’est pas la sienne, elle est celle des siècles. Il se borne à résumer leur discussion : son livre, écrit avec une précision géométrique et une froide clarté, n’en est que le protocole. Strauss cependant, malgré son désir, n’a pas réussi à être entièrement impartial. On ne peut méconnaître l’influence que sa conviction philosophique a exercée sur cette histoire. Il a le tort de prendre le système de Hégel pour le suffrage définitif de l’esprit humain. On devine ce qui lui reste de tous les débris de nos croyances. Dieu n’existe que dans la nature et l’humanité : l’autre monde est donc une superstition : plus de ciel, plus d’immortalité. Strauss s’abuse : il peut connaître les lois de la logique, il ignore le reste de l’homme. Cette triste et vulgaire sagesse ne nous suffit pas, elle ne demeurera pas long-temps la nôtre.

Strauss devait être dépassé. Dans ce 93 de la logique, il n’est que de la Gironde ; nous allons voir les nouveaux jacobins. Il garde encore du moins ce nom de Dieu qui rassure partout où on le trouve : l’athéisme fut franchement proclamé. C’est dans les Annales de Halle que les jeunes hégeliens développèrent les extrêmes conséquences de leur philosophie. Les Annales de Halle commencèrent à paraître en 1838. Elles n’avaient pas d’abord de tendance très déterminée : rédigées avec un grand talent, elles devinrent bientôt une des revues les plus importantes de l’Allemagne. Les affaires de Cologne leur donnèrent une couleur plus décidée. Görres avait, dans son Athanase, soutenu avec fanatisme les droits de Rome. Léo, professeur d’histoire à Halle, défendit avec non moins de violence le principe protestant. Ruge, directeur des Annales et de la gauche hégelienne, fit une critique de sa brochure ; Léo riposta par un libelle contre les jeunes hégeliens. Ceux-ci se prononcèrent dans les Annales sans plus de réserve, et y attaquèrent ouvertement le christianisme : ce fut un devoir pour qui ne partageait pas ces vues extrêmes de rompre avec eux. Les Annales passèrent dès-lors sous l’influence exclusive de la gauche, et dévièrent de plus en plus vers une polémique aveuglément passionnée.

Il ne fut plus besoin, pour y écrire, d’avoir fait ses preuves dans les lettres ou les sciences : il ne fallait que s’approprier quelques formules de Hégel, jurer foi au drapeau, et s’inspirer de toutes les passions du parti. Le gouvernement prussien s’était d’abord montré favorable à l’école de Hégel ; le ministre d’Altenstein lui avait donné l’hégémonie dans les universités de la Prusse. Mais ces dispositions avaient changé depuis l’avénement du roi actuel : la Prusse ne fut plus dès-lors, pour les Annales, le pays des lumières et de l’intelligence ; elles ne cachèrent pas plus leur pensée sur la monarchie que sur le christianisme, et prirent pour mot d’ordre liberté absolue dans tous les sens. Il survint ainsi des difficultés qui forcèrent le rédacteur à quitter Halle pour Dresde, et la revue devint une feuille quotidienne sous le titre d’Annales allemandes. La nouvelle feuille ne garde plus aucune retenue. Les Annales ne sont guère aujourd’hui qu’un pamphlet périodique ; leur ton est dédaigneux et arrogant, leur critique haineuse et virulente ; c’est de la colère plus que de la science. Il suffit de la chair et du sang pour penser ainsi, il ne faut pas de la philosophie, disait à ce propos Marheineke. Leur parole est juvénile, emportée, hautaine et mordante, je voudrais dire spirituelle ; mais les écrivains des Annales prennent l’insulte pour de la malice, et le pugilat pour la lutte : de la frivolité ils ont la suffisance sans la grace ; ils ont pris de nous l’étourderie, et l’ont ensuite bottée à l’écuyère pour lui faire passer le Rhin. Leurs amis, nos humanitaires, ont pris de l’Allemagne à leur tour le brouillard et la pesante emphase. C’est, des deux côtés, généreusement débarrasser ses voisins de ce qu’ils ont de pire. Bruno Bauer et Feuerbach sont les deux coryphées des Annales : ils font ouvertement profession d’athéisme.

Bruno Bauer s’est d’abord rapproché d’Hengstenberg, un des théologiens les plus distingués de l’Allemagne, et de tous le plus strictement orthodoxe. Il désirait une place. Le ministre d’Altenstein lui fit entendre qu’il n’en obtiendrait point, tant qu’il se montrerait piétiste. Bruno Bauer ne se fit pas prier : il écrivit sans hésiter contre Hengstenberg : dès-lors chaque jour l’a vu plus violent contre le christianisme. Il y a dans cet homme je ne sais quoi de sombre et d’implacable qui repousse comme une fureur déicide. Il obtint la place qu’il avait payée si cher : il vient de la perdre en voulant trop bien la mériter. Il avait autrefois réfuté Strauss : dans un nouvel ouvrage il l’a dépassé et l’accuse d’équivoque et de mysticisme ; il ravale à plaisir théologie et théologiens. À quoi servent-ils, en effet, depuis qu’il n’y a plus de Dieu ? Bruno Bauer occupait pourtant une chaire de théologie, et s’en servait pour professer son athéisme. Le ministre des cultes consulta les facultés protestantes de la Prusse : cette affaire fit grand bruit ; Bruno Bauer finit par perdre son procès et fut destitué.

Feuerbach ne pensa pas non plus toujours comme il le fait aujourd’hui. Il inclina d’abord au mysticisme et se destinait à la théologie. L’influence de Hegel changea ses projets, et le fit se vouer aux études philosophiques. Il eut à se plaindre des piétistes d’Erlangen ; leurs torts l’exaspérèrent et décidèrent sa haine pour le christianisme. Ce fut un ennemi juré : sa vive imagination et son caractère fougueux ne connaissent pas de mesure ; son talent sert bien sa colère. Son livre sur le christianisme est celui qui a le plus attiré l’attention après ceux de Strauss. C’est tout autre chose cependant : ne cherchez pas ici la froideur et l’impartialité ; ce n’est plus de la science, c’est l’emportement et le sophisme de la passion. Il y a dans ce livre de cyniques blasphèmes qui font peur, et des pages inspirées d’une sanglante ironie contre Dieu. Strauss se sert, pour attaquer le christianisme, de l’histoire et de la raison. Feuerbach choisit une arme plus légère ; sa discussion a un intérêt tout pratique : il fait de la psychologie. On dit que le christianisme répond aux besoins de l’ame : Feuerbach ne le nie pas, mais il ne voit dans l’Évangile qu’une mythologie imaginée par le cœur humain. C’est toujours le curieux procédé de la critique moderne. Le christianisme n’est pas entièrement faux : il est une figure de la vérité. Seulement, nouvelle étrange, la vérité qu’il cache est l’athéisme, et la charité sert de symbole à l’égoïsme. La religion n’est qu’un songe éveillé, qu’une illusion d’optique, dont on peut maintenant calculer les lois. L’humanité, dans Strauss, est encore l’incarnation de Dieu : ici, Dieu n’est que le spectre solaire de l’humanité, il n’a aucune réalité. Feuerbach, avec ceux qui donnent du christianisme une interprétation mythique, n’omet qu’une chose, pour rendre son explication plausible, c’est l’expiation. Il est vrai que c’est la pensée suprême du christianisme. Du reste, ses déductions ne manquent pas d’une perfide adresse. Feuerbach flatte nos grossiers penchans : c’est là sa faiblesse et sa force. Mais attendons la fin. L’amour de soi remplacera l’amour de Dieu ; chacun vivra en ce monde comme le cœur lui dira. Ne vous inquiétez pas des autres : le meilleur souci à prendre d’eux est de ne songer qu’à vous ; tous nos défauts, tous nos travers, toutes nos passions, se font équilibre et composent une humanité parfaite. C’est à peu près la belle découverte de Fourier. Je n’ai pas tout dit : Méphistophélès, sous le bonnet de docteur allemand, a des accès de candeur qui gèlent ses affaires. Savez-vous ce que Feuerbach fait des sacremens de l’église ? Il y voit encore des symboles d’éternelles vérités : très sérieusement il les retient dans son athéisme. Au lieu du baptême, c’est fort simple, des bains d’eau froide : l’eau renouvelle tout l’être, purifie l’esprit et le corps, le frisson qu’elle donne fait magiquement tomber nos fatigues et nos soucis ; enfin c’est toute une litanie mystique de l’eau claire. L’eucharistie, vous le devinez, c’est la table. Manger, boire et se laver, voilà les rites de la nouvelle humanité : le reste est superstition. Feuerbach avoue naïvement, dans ce merveilleux chapitre, que tout cela semblera bien vulgaire ; mais il nous avertit que, s’il y a une dévotion à garder, c’est celle du trivial. Il joint à ces hautes vues des gentillesses démagogiques, et tonne contre les tyrans. En vérité, ces pauvretés ne sont plus de la philosophie.

Je viens de tracer le développement de l’école hégelienne. Le maître contint par sa réserve sa savante erreur. Strauss nia le Christ, le ciel et l’immortalité. Les Annales allemandes effacèrent ce nom de Dieu qui ne semblait, après tout cela, qu’une importune inutilité. Chaque pas, sur ce triste chemin, nous a fait rencontrer quelque nouvelle ruine ; à la fin il nous est resté le néant. Cette critique n’est plus la mienne : c’est l’histoire qui a pris soin de la faire.

II.
NOUVEAU SYSTÈME DE M. SCHELLING.

Une réaction était inévitable ; elle ne fut guère d’abord qu’une dispute d’école et de haute philosophie. Mais Strauss attaqua le christianisme : c’était un suprême péril ; chacun s’émut. Vinrent ensuite les déclamations politiques des Annales allemandes, qui donnèrent aux hégeliens de nouveaux adversaires.

L’opposition philosophique compte une foule de penseurs coalisés contre Hégel, et qui, du reste, sont assez peu d’accord entre eux. La plupart, formés à son école, retiennent sa logique, sauf corrections, et combattent son panthéisme. Le fils du grand Fichte se distingue parmi eux. Il dirige une revue philosophique où l’on remarque, au milieu d’articles un peu diffus, des critiques heureuses, et toujours de la sagesse et des intentions élevées. Fischer et Weisse sont de la même école. Cette école ne fera pas des progrès décisifs : elle montre peu d’invention et un esprit plus judicieux que profond ; on lui doit moins des idées nouvelles qu’un arrangement nouveau d’idées anciennes. Elle voit avec raison dans la liberté le principe qui sauve du panthéisme, et elle conserve cependant plusieurs des vues fatalistes de Hégel. Elle n’a pas encore dissipé le charme qu’il semble avoir jeté sur la pensée de son pays : elle n’a retrouvé que la moitié des paroles qui doivent le rompre. — Troxler, Krause, Chalybée, bien d’autres encore, se sont également tournés contre Hégel. — À part et seul, Herbart bataille un peu contre tous. On n’a pas d’abord voulu tenir compte de lui. L’Allemagne, cette terre de la critique, est aussi celle où l’on jure le plus sur la parole du maître. L’héritage trop bien accepté de tant de grands génies avait fini par appauvrir la pensée de son originalité. Herbart vint fronder ce superstitieux respect de la tradition philosophique. Il a voulu ne rien devoir qu’à lui-même : il ne tient compte des autres que pour les attaquer ; il a osé tout recommencer, et il a presque réussi à tout achever à force de persévérance, de sagacité et d’invention. On peut prévoir le résultat : quelques bizarreries, beaucoup d’idées nouvelles, et, en dépit de lui-même, le cachet évident de son époque. Il a le mérite d’avoir insisté sur l’individualité, effacée du monde par une logique qui ne comprend que l’abstrait et l’universel.

Mais le plus original assurément et le plus remarquable des adversaires de Hégel, celui que Hégel estimait entre tous, est Baader. On ne le connaît pas encore en France. M. Cousin s’est une fois fort agréablement moqué de lui. M. Cousin avait raison. Baader est pourtant, de tous les philosophes allemands, le plus spirituel, et, s’il avait connu l’attaque, il n’aurait peut-être pas manqué de rendre guerre pour guerre. Baader a eu le tort de se permettre des singularités mystiques qu’aurait dû s’interdire cet excellent et vigoureux esprit. Son exposition est concise, souvent brisée par des digressions, et presque toujours fragmentaire : il ne sait pas résister au plaisir d’une escarmouche. Il n’avait guère non plus de respect pour cette superstition de la forme savante et de l’appareil systématique qu’on a si fort en Allemagne : il se jeta dans l’excès opposé. Il n’a jamais rédigé un corps de philosophie, mais on reconnaît partout dans ses écrits détachés une intime unité de pensée, une harmonie qui coordonne tous les détails. Son style est quelquefois obscur à force de brièveté et d’allusions, il est précis cependant et étincelle d’originalité. L’étude de Baader récompense libéralement des peines qu’elle donne. Que de pénétration, que de vues ingénieuses, que d’idées fécondes, quelle dialectique acérée ! J’ai parlé de son mysticisme ; mais, toutes les fois qu’il ne s’égare pas dans de fâcheuses préoccupations, il montre le haut bon sens des grandes intelligences, et sa pensée a une direction éminemment pratique. Baader a professé à Munich les dernières années de sa vie. Dans presque toutes les universités d’Allemagne, il se livrait un duel entre les hégeliens et leurs adversaires, lutte générale et partout variée ; Berlin et Munich étaient les deux siéges des forces rivales : Berlin, la métropole du hégelianisme, la ville savante, d’où il se répandait dans toute l’Allemagne ; Munich, où Baader, Görres, Schubert, M. Schelling, défendaient la cause de la philosophie chrétienne, tous bien différens, du reste, de talent, de caractère et de théorie. Görres a, comme Baader, une tendance mystique ; mais une imagination entraînée à l’hyperbole, une nature passionnée, un esprit irascible et superbe, lui enlèvent trop souvent la juste mesure et le désintéressement de la pensée. Schubert a traduit notre théosophe Saint-Martin et écrit d’une plume élégante une psychologie qui révèle une ame bienveillante et pieuse ; mais Schubert n’est armé que pour une joûte à fer émoulu, et une querelle aussi sérieuse doit l’effrayer. Enfin, parmi ces adversaires de Hégel, M. Schelling occupait une position souveraine par la gloire de son passé et le mystère dont il entourait encore son système. Il joue en ce moment le premier rôle dans cette lutte philosophique dont j’essaie de donner une idée. C’est de lui que je parlerai aujourd’hui.

L’appel de M. Schelling à Berlin excita une vive attente. M. Schelling s’était, de longues années, tenu pour ainsi dire caché à l’Allemagne : il se refusait à publier son nouveau système, et se bornait à le professer devant un auditoire assez peu savant à l’extrémité de l’Allemagne. Il venait maintenant au plus épais de la mêlée, il allait se trouver en face des plus illustres vétérans de Hégel. Quarante années auparavant, il avait tenu le sceptre de la pensée. Venait-il le reprendre ? C’était lui qui avait évoqué le panthéisme, réussirait-il à le conjurer ? Quelques-uns s’en flattaient : les hégeliens, de leur côté, se promettaient de bien soutenir le choc. M. Schelling vint au milieu de ces passions contraires. Son discours d’ouverture fut avidement lu dans toute l’Allemagne ; on aurait dit un discours de la couronne. La ressemblance n’était que trop parfaite. M. Schelling parlait majestueusement de lui-même, faisait de belles promesses et éludait les questions embarrassantes.

Ce n’est pas la première fois qu’un des grands penseurs de l’Allemagne varie dans ses idées. Kant, dans sa Critique du jugement, le plus original et le plus profond de ses travaux, a bien dépassé la Critique de la raison pure. Fichte n’a pu se maintenir long-temps dans l’idéalisme rigoureux. M. Schelling a déjà précédemment modifié jusqu’à trois fois son système. Mais c’était là, à vrai dire, un progrès plutôt qu’un changement : ils n’avaient tous fait qu’aller plus loin sur la même route. M. Schelling, cette fois, a changé de principe : il veut introduire dans la spéculation un élément nouveau, et réunit toutes les philosophies précédentes, la sienne comme les autres, dans une même condamnation.

Ces philosophies ont un caractère commun : la raison y est le principe unique de la connaissance ; elles sont exclusivement logiques. Il est entendu, depuis Descartes, que la raison est pour le philosophe le seul moyen d’arriver à la vérité. Or, la raison ne connaît que l’universel. Les idées générales qu’elle donne conviennent à tous les êtres sans exception possible, mais n’en désignent aucun en particulier ; autrement elles ne s’appliqueraient plus aux autres, elles cesseraient d’être générales. L’individu est donc nul et non avenu pour la raison, elle l’ignore, elle ne l’aperçoit pas, il n’existe pas pour elle : à cet égard, elle est aveugle : il faut pour le connaître un autre organe de la pensée. Qu’en résulte-t-il ? C’est que la raison, quand elle rencontre l’individu, ne voit en lui que ce qu’il a d’universel, et non point ce qu’il a d’individuel. Donc Dieu, en tant que personnel, c’est-à-dire en tant que distinct, et non plus simplement comme l’être général, ne peut être atteint par la raison. Elle ne connaît de lui que ce qu’il a d’impersonnel. La raison ne donne non plus que le nécessaire. L’acte libre lui échappe, car on ne peut le déterminer à priori ; on ne le connaît que par l’évènement. Mais ce qui est nécessaire est éternel aussi. Donc avec la raison seule, si l’on sait être conséquent, on ne trouve qu’un Dieu impersonnel, un monde nécessaire et éternel, le panthéisme en un mot, la personnalité et la liberté jamais.

L’histoire de la philosophie moderne le prouve. Immédiatement après Descartes vint Spinosa, qui fut, il est vrai, peu compris, décrié, et causa peut-être plus d’étonnement encore que de scandale. Ce solitaire génie avait devancé son époque de deux siècles. Il est notre contemporain, et n’a trouvé qu’aujourd’hui des esprits qui peuvent converser avec lui et comprendre la profondeur et la science de son doute. Ce fut donc une alarme passagère. On crut avoir réfuté Spinosa, et la pensée se remit tranquillement en route, sans inquiétude d’un second danger. On ne prévoit pas d’abord les conséquences d’un principe ; elles n’en sont pas moins inexorables. Elles viennent d’un pas quelquefois lent, toujours sûr, comme une justice tardive peut-être, mais infaillible. L’esprit humain est ainsi arrivé depuis Descartes, de système en système, au panthéisme de Hégel. Avec la raison seule, impossible de ne pas arriver là, impossible d’aller plus loin. C’est la forme la plus achevée et la plus savante de la philosophie logique. La raison y est tout : Dieu n’est qu’elle. Le concret, le déterminé, l’individuel n’est donc que phénomène transitoire, éphémère apparence qui se montre pour s’évanouir aussitôt sans retour, car l’universel seul est, seul subsiste. Cette destruction incessante est la fête que se donne ce Dieu logique, impassible ennemi du monde. Puis il exige une plus haute victime : il réclame en sacrifice son rival, le Dieu personnel, qui tombe de son ciel et s’abîme, et l’absolu trône seul alors sur les ruines de toutes choses.

Jacobi avait déjà signalé, avant M. Schelling, cette inévitable fin de la spéculation moderne. Il avait aussi montré éloquemment que nos plus nobles instincts protestent contre le panthéisme : il avait foi en eux, et cependant il ne pouvait se résoudre à abdiquer la raison. Fasciné par elle et la maudissant, n’osant ni croire ni douter, il souffrit jusqu’à la fin de cette cruelle discorde, et ne goûta de la science que la lie la plus amère.

Il serait triste de persister avec lui dans cette contradiction. Il faudrait, pour en venir là, que la philosophie dût être exclusivement logique, que la raison fût pour elle la seule source de connaissance. En doit-il être ainsi ? M. Schelling ne le pense pas, et nous arrivons ici à l’idée essentielle de sa philosophie.

Il est deux manières de considérer l’univers : ou bien l’on déduit toutes choses du principe suprême par une nécessité logique, on descend de Dieu au monde, comme d’un principe à sa conséquence, en sorte que, Dieu étant, le monde doit être aussi, que l’un ne se conçoit pas sans l’autre, que Dieu ne peut pas ne pas produire le monde ; ou bien Dieu l’a créé par un acte de sa volonté, par une libre décision. Le monde est nécessaire, ou il est accidentel. Ces deux conceptions ne peuvent subsister ensemble dans le même esprit : elles sont inconciliables et les seules possibles : l’une est vraie, l’autre est fausse. Or la raison seule, la méthode logique, ne donne qu’un monde nécessaire. L’acte libre ne se détermine pas à priori, nous l’avons déjà dit, il ne se connaît qu’à posteriori, par l’expérience. La méthode expérimentale ou historique devra donc trouver sa place dans la philosophie, si la liberté trouve la sienne dans le monde. La raison n’est donc point un arbitre désintéressé des deux systèmes comme l’observe M. Schelling. Nécessairement elle se décide pour l’un et condamne l’autre : elle n’est pas juge, elle est partie : elle n’examine pas les causes, elle en plaide une. Il en est de même de l’autre méthode : son emploi suppose un monde accidentel, autrement elle serait hors de propos. Il se présente donc au début de la philosophie une alternative de méthodes qui est une alternative de systèmes. On voudrait en vain s’affranchir de toute idée préconçue : on a un choix à faire, que l’on ne peut éviter. Cet acte est décisif : la philosophie, loin de pouvoir nous éclairer sur ce choix, ne peut commencer que lorsqu’il est fait ; elle part d’une hypothèse. En admettant la raison comme seule source de connaissance, on s’abusait donc singulièrement sur ce que l’on faisait. On croyait se placer dans une position désintéressée, et l’on avait déjà pris parti entre les systèmes rivaux. On croyait éviter l’hypothèse ; on ne soupçonnait point avoir fait un choix. L’illusion était facile, car c’est assurément une nécessité de penser les idées nécessaires, mais ce n’en est plus une de ne penser qu’elles. Ceci est entièrement gratuit, et c’est à ce point qu’à notre insu se glissait une conception arbitraire de la science et de la méthode.

M. Schelling cherche quelle est la plus naturelle des deux hypothèses. S’il y a une philosophie, elle est l’œuvre de la libre pensée, de l’intelligence affranchie de toute autorité extérieure. Ce n’est ni d’une tradition, ni d’un livre sacré, c’est de l’esprit humain qu’elle relève : elle ne se conçoit qu’à cette condition. Mais cela nous laisse ignorer si elle est l’œuvre de la raison seule, car la raison n’est pas toute la pensée. L’idée préliminaire de la philosophie ne nous apprend donc rien sur le choix à faire. Que nous conseille le désir instinctif de l’esprit ? Nous incline-t-il vers la méthode logique ? Voulons-nous primitivement concevoir toutes choses comme nécessaires ? Évidemment non. Nous sentons, en contemplant les choses de ce monde, qu’elles pourraient ne pas être, qu’elles pourraient être autrement, qu’elles sont accidentelles. La pensée d’un monde où la liberté a sa place donne d’ailleurs à l’intelligence la joie et l’essor. Rien, au contraire, n’appauvrit l’esprit, ne le désenchante, ne l’engourdit comme le fatalisme. L’humanité témoigne en notre faveur : toutes les révélations religieuses prétendent donner une histoire. Le Dieu de la conscience universelle est un Dieu personnel et libre. Nous avons donc pour préférer la méthode historique le vœu naturel de l’intelligence et le consentement de l’humanité ; nous avons tous les instincts qui protestent en l’homme contre le panthéisme ; nous avons les souveraines certitudes de la morale qui décident toujours, en définitive, du sort des philosophies et qui supposent la liberté de l’homme et la personnalité de Dieu. Ces motifs réunis nous décident. La méthode logique n’avait pour elle qu’une illusoire nécessité. Il faut donc ne pas laisser la raison usurper toute notre pensée. Telle est la conclusion de M. Schelling.

Est-ce à dire que l’on doive bannir la raison de la philosophie et ne plus consulter que l’expérience ? Autant vaudrait dire qu’il n’y a plus de philosophie. Quelle valeur et quelle place garde donc la méthode logique ? Nous ne connaissons rien véritablement avant de connaître Dieu. Toute science, jusque-là, est fragmentaire, provisoire, incertaine. Un objet n’est connu que lorsqu’on a déterminé sa place dans l’ensemble, son rapport avec la cause suprême. On ne le peut, si l’on n’a pas l’idée de Dieu. Il faut d’abord l’obtenir pour faire ensuite à sa lumière l’histoire du monde. Mais l’idée de Dieu ne s’obtient pas immédiatement : elle est de toutes la moins simple, la plus riche, la plus complexe. Comment y arriver ? Dieu ne se révèle que par son œuvre. C’est la création qui nous le fera connaître. Il nous faut donc partir du monde pour arriver à la cause suprême. On ne descend pas nécessairement de Dieu au monde, mais on remonte nécessairement du monde à Dieu, de l’effet à la cause. C’est donc par un chemin nécessaire, par la méthode logique, que nous arrivons à l’idée de Dieu. La méthode logique est celle des préliminaires de la science ; la philosophie moderne, en la suivant d’abord, n’a donc point erré à l’aventure ; elle obéissait à un instinct qui ne la trompait pas ; elle commençait par le vrai commencement ; elle procédait comme il faut pour arriver à l’idée de Dieu. C’était la préface de la science ; elle a cru posséder toute la philosophie ; c’est là son erreur. La méthode logique, légitime à sa place, devient fausse en devenant exclusive. Il fallait du reste l’abus qu’on en a fait pour en connaître la juste portée, pour savoir ce qu’elle donne et ce qu’elle refuse, pour la bien employer désormais. Elle a livré tous ses aveux ; on a d’elle une complète expérience.

L’histoire de la pensée européenne se divise, d’après ce point de vue, en deux époques. De Descartes à Hégel, la philosophie remonte à Dieu pour atteindre son idée. Il lui reste maintenant à redescendre de Dieu au monde, à faire l’histoire de l’univers : c’est la vraie et définitive science, puisque seule elle fait connaître les choses dans leur ordre véritable et reproduit une image fidèle de la réalité ; l’autre science ne fait que la préparer. La philosophie moderne, jusqu’à ce jour, n’est donc que l’introduction du vaste système que l’esprit humain se compose dans le cours de ses méditations séculaires. L’ancienne philosophie de M. Schelling sert pareillement d’avenue à son nouveau système : il ne la renie pas, il la complète et la corrige ainsi.

M. Schelling développe ces idées dans son cours d’introduction ; il y formule nettement l’expérience que trois siècles nous ont donnée de la logique ; il montre qu’il faut se résoudre au panthéisme ou associer à la raison un autre principe de connaissance, l’expérience. C’est beaucoup que d’avoir aussi bien établi la question ; c’est un pas important fait pour la résoudre. M. Schelling prend parti contre la philosophie exclusivement logique. Il n’est pas douteux que l’intelligence n’entre dans cette voie. On ne voudra plus se restreindre à la raison dès qu’on sera convaincu qu’elle nous refuse un Dieu personnel. Mais si, dans la pratique, les résultats d’une philosophie suffisent à déterminer sa valeur, il n’en est plus ainsi dans la science. On ne fait pas une critique décisive d’un système quand on se borne à en signaler ses conséquences, et les autres raisons que donne M. Schelling contre la philosophie logique ne sont guère solides.

Il parle du vœu de l’intelligence. Ne serait-ce pas celui du sentiment ou de l’imagination plutôt que celui de la pensée, et, dans tous les cas, préférence individuelle et sujette à varier ? Il atteste le consentement de l’humanité. Le christianisme seul admet un Dieu personnel et une création libre. L’islamisme annonce un Dieu personnel, mais il a pour dogme le fatalisme. Restent les mythologies. Leurs dieux innombrables sont, il est vrai, personnels ; ne nous laissons pas cependant abuser par cette apparence : ils étaient tous, à le bien prendre, les plus élevés même, des divinités subalternes. Par-delà ces hiérarchies et ces multitudes se cachait dans un éternel mystère leur invisible monarque. Cet être suprême, seul ainsi vraiment Dieu, était-il personnel ? La question est là. Il ne l’est pas dans l’Inde ni dans ce vaste et secret Orient de l’Asie qui adore Bouddha. Si l’on assemblait les peuples et que l’on passât aux voix, les suffrages ne se réuniraient sûrement pas pour un Dieu personnel et une création libre. M. Schelling veut ensuite obtenir par la logique l’idée de Dieu, il entend d’un Dieu personnel et libre ; mais si la raison peut concevoir cette idée, elle n’est plus coupable de panthéisme, et toutes les protestations de M. Schelling contre elle tombent alors nécessairement. Ce point et d’autres encore ne sont pas suffisamment éclaircis. Voilà bien des obscurités et des lacunes : elles n’aident pas à la conviction.

De l’introduction je passe au système. Dieu crée par un acte de sa volonté. Mais si le décret est libre, une fois prononcé, il se réalise par un procédé constant. Dieu crée d’après les lois éternelles, que l’existence a en lui. Ce procédé de la création est le mystère même de la vie, et la plus superbe hardiesse, ou mieux, la plus grave aberration de quelques philosophes en Allemagne, a été de vouloir surprendre ce secret. Comment donner ici une idée de ces spéculations ontologiques si nouvelles pour nous, si étrangères à toutes les habitudes de la pensée française ? Je ne m’aventurerai pas dans ces difficiles obscurités. Il suffit de savoir que M. Schelling distingue trois principes ou facteurs de l’existence.

Et d’abord, un principe de l’existence absolue, indéterminée, en quelque sorte aveugle et chaotique. Ce n’est pas elle que le monde nous offre. Il y a donc une énergie rivale qui lui résiste et la restreint. La lutte de ces deux puissances et le triomphe progressif du second principe ont produit la variété des êtres et le développement toujours plus parfait de la création. Ce dualisme, partout manifeste dans la nature, n’est pourtant pas le fait suprême. Ces puissances ennemies sont toutes deux soumises à une troisième, qui les unit. C’est lorsque la lutte s’achève par la réduction complète de l’existence aveugle que ce troisième principe apparaît enfin avec l’homme, avec l’esprit. L’esprit possède en soi tous les principes de l’existence ; mais la guerre qu’ils se livraient dans la nature est apaisée en lui : la matière aveugle est entièrement transfigurée ; tout est clarté, lumière, harmonie. L’existence est arrivée à sa plus parfaite expression en l’homme, fidèle image de Dieu. À l’exemple de Dieu, il est libre aussi ; il est maître de lui rester uni ou de s’en détacher, de demeurer ou non dans l’harmonie.

L’expérience seule nous apprend ce qui s’est passé. L’état de l’homme atteste la chute : encore ici le décret est libre, mais il se réalise d’après des lois nécessaires. L’harmonie originaire de l’homme ne pouvait être troublée que si l’existence aveugle, vaincue, reprenait son empire. Aussitôt la puissance rivale de résister et la lutte de recommencer. L’homme tomba donc en s’asservissant au principe de la matière. Un conflit pareil à celui qui produisit la nature dut alors se renouveler : seulement cette guerre, au lieu de se passer au dehors, dans le monde réel, fut intérieure. Elle ne remplit plus de son trouble les espaces de l’univers ; elle n’agita que les profondeurs de la conscience humaine, et l’homme fut en proie à ce déchaînement qu’il avait provoqué. Pendant de longs siècles, il est comme dépossédé de lui-même ; il n’est plus l’hôte de la raison divine ; il devient celui de puissances titaniques, désordonnées, qui renouvellent en lui leurs anciennes discordes. Mais la conscience de l’homme est essentiellement religieuse ; les principes qui la dominent sont pour elle des forces divines. Il devait donc lui apparaître des dieux étranges, que nous ne pouvons plus concevoir, et elle ne pouvait pourtant s’affranchir de cette tumultueuse vision. La lutte qui avait une première fois produit le monde produisit alors les mythologies. Elle suivait, du reste, les mêmes phases, et le principe de la matière, toujours mieux réduit, fut à la fin entièrement dompté. C’était la nature, mais non pas dans son harmonie actuelle ; c’étaient les orages du monde avant son achèvement ; c’était le mystère de la création que célébraient les anciennes mythologies. Leurs rites et leurs histoires sacrées retraçaient les diverses journées de cette grande semaine qui précéda l’homme ; les aventures des dieux en figuraient les évènemens. Le christianisme vint ensuite terminer cette œuvre. Après ces vastes préliminaires, il créa l’homme, pour ainsi dire, une seconde fois, et le rendit à lui-même et au vrai Dieu.

Cette conception des mythologies étonnera par sa nouveauté et son mysticisme ; elle mérite d’être bien comprise. Les mythologies deviennent ainsi pour l’homme déchu une nécessité à laquelle il n’a pu se soustraire, une phase de son histoire qu’il devait inévitablement traverser. On a voulu les expliquer, sinon dans leur contenu, du moins dans leur forme, comme une libre fiction ; mais il doit y avoir quelque nécessité à un fait aussi universel. Il serait d’ailleurs impossible de comprendre autrement l’empire absolu et souvent tragique que ces croyances exerçaient. Plus elles paraissent inconcevables, plus il semble évident que des peuples d’un beau génie et d’une haute sagesse n’auraient pas toujours subi leur loi s’ils avaient été libres de s’en affranchir, n’auraient pas gardé leur foi à de tels dieux si ces dieux n’avaient été les souverains naturels de leur conscience.

M. Schelling pense aussi que l’esprit humain était alors dans un état très différent de son état actuel. Il a vivement senti tout ce que les mythologies ont d’original et de distinctif. L’illusion de l’homme peuplait le ciel d’une multitude confuse de divinités bizarres, de formes effrayantes, qu’une imagination en délire semble seule avoir pu rêver. De ces myriades de dieux, pas un n’avait un incrédule : ils trouvaient une foi profonde, ils avaient des temples magnifiques et un culte majestueux. On voit bien que la nature était alors toute-puissante sur l’homme ; mais la fascination qu’elle exerce quelquefois sur nous ne suffit pas à nous expliquer ces temps passés : elle n’évoque plus des formes pareilles, elle est une passagère extase, et le fait qu’il s’agit de comprendre est un fait constant, qui garde le plus souvent un caractère tranquille. Elle est d’ailleurs un poétique entraînement : c’est par sa beauté que la nature nous charme, et les mythologies ont peu de rapports avec la poésie. Les Égyptiens, sur qui le polythéisme a exercé un empire si absolu, étaient le moins poète de tous les peuples. Les Hindous, au contraire, avec leur brillante imagination, leur ame impressionnable, leur enthousiasme exalté, entourés de toutes les féeries de la nature, ont une belle et riche poésie, et pourtant leurs divinités sont, entre toutes celles de l’Orient, les plus grotesques et les plus monstrueuses. La mythologie ne fut poétique qu’à son dernier jour en Grèce, lorsqu’elle cessait d’être une religion. Là, sur les sommets de l’Olympe, avant de quitter la terre, elle évoqua des dieux d’une idéale beauté ; mais ces dieux vinrent dans un âge incrédule, et ne trouvèrent pour adorateurs qu’un peuple léger d’artistes qui se jouait librement de la troupe immortelle. L’homme, aux siècles mythologiques, vivait donc d’une vie dont rien dans la nôtre ne peut nous donner l’idée. Nous ne pouvons nous transporter dans ces croyances ; il y a là un fait psychologique qui n’a pas encore assez attiré l’attention.

Ce n’est pas tout. La servitude que les mythologies font peser sur l’homme est humiliante et douloureuse. Un mystérieux délire lui fait violence. Des dieux licencieux ou cruels, infâmes ou terribles, qui font souvenir des voluptés et des fureurs de la nature, exercent sur lui leur tyrannie. Les sauvages emportemens des fêtes antiques, les orgies de la bonne déesse, chez les peuples les plus civilisés, des prostitutions sacrées et des victimes humaines, des rites d’adultère et de sang, cet abaissement et cette infortune de l’homme, tout cela est-il dans l’ordre ? M. Schelling ne le pense pas ; il voit dans les mythologies une chute, mais tout à la fois un relèvement. Elles ne sont point isolées, elles ont un intime rapport, elles forment un vaste cycle. Il ne faut pas voir en elles seulement des expressions variées, en quelque sorte des métaphores différentes d’une même pensée, comme on l’a souvent voulu. Elles sont les phases successives d’une même évolution, les degrés divers d’une même série.

Ces vues générales ne sont pas les seules intéressantes dans le cours de M. Schelling. La manière dont il explique l’origine de la diversité des peuples mérite surtout d’être remarquée. Comment l’unité primitive de la famille humaine a-t-elle été brisée ? La dispersion des hommes sur la terre n’explique pas ce fait. On voit des tribus séparées par de grandes distances et vivant sous des climats divers conserver le souvenir de leur parenté et garder indélébile le type de leur commune origine. Les sociétés humaines auraient donc fort bien pu demeurer unies en une vaste confédération, comme les provinces d’un même empire. La diversité des peuples n’est pas davantage la suite de quelques hostilités. Un peu de sang répandu n’isole pas à toujours l’homme de l’homme. Les hordes arabes sont sans cesse à guerroyer, et ces tempêtes passagères ne laissent pas plus de trace que le simoun sur les sables du désert. La différence des races ne rend pas compte non plus de la diversité des peuples ; elle a allumé des haines terribles, mais elle ne pourrait expliquer que l’antipathie mutuelle des peuples, et un peuple ne se borne pas à nier les autres ; son unité est très positive. On voit d’ailleurs des peuples différens sortis d’une même race, et quelquefois un peuple puissamment organisé issu de plusieurs races. La diversité d’origine n’a même pas toujours été effacée ; elle s’est perpétuée dans les castes : il n’y a pas eu fusion, il y a cependant unité. Aucune de ces causes ne suffit donc. Serait-ce la diversité des langues qui aurait divisé les hommes ? Elle-même a besoin d’être expliquée. Les langues cachent une philosophie ; l’étymologie est plus qu’une dérivation de mots : elle donne une généalogie des idées, elle trahit la secrète pensée des peuples sur les rapports des choses, sur les harmonies du moral et du physique, sur la nature, sur l’ame et sur Dieu. Les divisions, les formes, les lois de la grammaire, supposent toute une logique. Il y a dans chaque langue comme un système du monde ; la diversité des langues trahit donc une diversité de vues sur l’univers, dont la plus haute et la plus vraie expression est dans la diversité religieuse. C’est là le fait auquel nous sommes forcés d’arriver pour expliquer la diversité des peuples : les autres causes étaient insuffisantes, celle-ci ne l’est plus. Le polythéisme, en brisant l’unité de Dieu, brisa celle de l’humanité. Lorsqu’une nouvelle mythologie s’enfantait, tout subissait une altération chez ceux qu’affectait cette crise. La pensée se troublait jusque dans ses plus secrètes profondeurs ; la langue se modifiait sous cette influence, et il apparaissait une religion, un idiome, un peuple nouveau, qui se détachaient de la souche commune. Il fallait que le Dieu un fût rendu aux hommes pour qu’ils pussent retrouver le souvenir de leur unité perdue. Ce ne sont donc point les peuples qui ont créé leurs mythologies ; ce sont les mythologies qui ont produit les peuples. Chacun d’eux a reçu de la sienne l’existence et toutes ses destinées. Ces idées sont développées par M. Schelling avec largeur et puissance. La majesté du récit, la simplicité de l’ordonnance, font de son cours sur les mythologies une œuvre d’artiste aussi bien que de penseur. De tous les systèmes proposés sur ce sujet, le sien est assurément le plus grand et le plus original ; mais enfin c’est un système, le temps n’en est pas encore venu, et je craindrais fort pour ce beau poème un aristarque orientaliste.

La philosophie de la révélation couronne le système de M. Schelling. J’ai le regret d’en pouvoir à peine parler. C’est ici que M. Schelling abuse le plus de son hypothèse ontologique. Ses démonstrations en prennent quelque chose de si étrange, que les résumer serait le sûr moyen de les rendre inintelligibles. Quelques mots seulement. La suite naturelle de la chute était la ruine de l’homme. En tombant, il donna l’empire absolu de lui-même au principe de la matière ; ce principe, en l’envahissant tout entier, aurait anéanti l’esprit, c’est-à-dire l’homme. Cela n’est pas arrivé. Une volonté s’est donc opposée à notre perte, et cette volonté qu’il faut chercher ailleurs qu’en l’homme, ne peut se trouver qu’en Dieu. La chute n’était réparée que si le principe de la matière était de nouveau réduit. Il ne pouvait l’être que par la force rivale, comme dans la création. Cette force apparut alors soumise à Dieu et tout à la fois unie à une race coupable, elle devint le Verbe médiateur, elle sauva l’humanité déchue. Dans sa lutte contre le principe de la matière, elle produit les mythologies, mais elle ne les traverse que pour les dépasser ; c’est pour elle le chemin et non pas le but. Les religions sont les anneaux d’une même chaîne, mais la dernière est essentiellement différente de celles qui l’ont précédée. Les dieux des mythologies n’existent que dans la conscience, et n’ont du reste aucune réalité. Le Verbe du christianisme apparaît en chair et se mêle aux hommes comme une personnalité distincte. Le christianisme n’est point la plus parfaite des mythologies ; il les abolit. Dans les mythologies, l’homme est désuni du vrai Dieu ; dans le christianisme, il lui est uni de nouveau ; il est réintégré dans l’harmonie, et comme autrefois souverain, non plus esclave de la nature.

Je devrais maintenant aborder avec M. Schelling les grands problèmes d’une philosophie de la révélation. J’ai dit ce qui m’empêchait de le faire. Il suffit de savoir qu’il admet tous les dogmes de l’église, l’incarnation, la résurrection, l’ascension ; l’Évangile n’est plus un mythe ; il demeure une histoire au sens réel du mot. La religion ne sera point dépossédée par la philosophie ; mais le dogme, au lieu d’être imposé par une autorité extérieure, sera librement compris et accepté par l’intelligence. La foi ne disparaîtra pas devant la raison, elles seront désormais conciliées. De nouveaux temps s’annoncent. Le catholicisme relevait de saint Pierre ; la réforme, de saint Paul, qui, sans la tradition, fut immédiatement éclairé de Dieu ; l’avenir relèvera du disciple préféré, de saint Jean, l’apôtre de l’amour, et nous verrons enfin la victoire complète du christianisme, l’homme affranchi de toutes les servitudes, et d’un bout de la terre à l’autre les peuples prosternés dans une même adoration, unis par une même charité.

Tout le système de M. Schelling est une apologie du christianisme. Méthode historique, conception d’un dieu personnel et d’une création libre, théorie des mythologies, tout concourt également à cette fin. Contestez à M. Schelling la vérité du christianisme, et sa philosophie est entièrement ébranlée ; réfutez-le sur ce point, le reste croule aussitôt : il n’en subsiste plus rien. Ceci nous fera sentir la justesse de l’appréciation que M. Leroux a prétendu faire de M. Schelling. M. Leroux entreprenait une œuvre difficile ; il n’avait guère pour renseignement qu’une lettre insignifiante de la Gazette d’Augsbourg. Il en fut conclu que M. Schelling, le plus illustre philosophe de son pays, était, ou peu s’en faut, en Allemagne ce que M. Leroux est en France : c’est une méprise. Pour ne pas parler de ce que j’ignore, je ne dirai rien de la méthode de M. Leroux : je n’ai pu encore la découvrir ; mais M. Leroux et M. Schelling ont des vues tout opposées sur Dieu et sur l’humanité, sur les mythologies et sur le christianisme. Sur quoi sont-ils donc d’accord ? Si je cherche en Allemagne les idées de M. Leroux, je ne les trouve que dans la gauche hégelienne. Avec Strauss, M. Leroux nie la personnalité de Dieu, et voit dans l’Évangile un mythe. Avec les Annales allemandes, il prêche la démagogie et l’épicuréisme social. M. Leroux a exalté M. Schelling et déprécié Hégel à plaisir. Il a tourné toute sa grosse artillerie contre ses amis. C’est à M. Schelling qu’il devait adresser ses superbes dédains. M. Schelling croit encore au christianisme, et M. Leroux ne cesse de nous répéter que c’est là aujourd’hui une superstition indigne des honnêtes gens. Il y a lieu de croire que M. Leroux juge aussi bien l’avenir que la philosophie allemande.

M. Schelling nous a-t-il apporté cette vérité que nous cherchons en vain jusqu’ici ? A-t-il prononcé la parole qui doit terminer nos doutes ? Je le voudrais penser, je ne le puis. M. Schelling explique, au moyen de son hypothèse ontologique, la nature et l’histoire, les mythologies et le christianisme, tout en un mot ; mais cette hypothèse n’a pas de fondement. Le système entier repose donc sur des principes arbitraires. M. Schelling, il est vrai, trouve dans ces principes des ressources imprévues, il les manie avec une dextérité qui leur fait simuler les mouvemens de l’histoire, il sait en tirer un merveilleux parti. Mais la souplesse de ces hypothèses à se plier aux exigences des faits vient surtout de l’habileté de celui qui les emploie et de ce qu’elles ont de vague. M. Schelling en déduit une philosophie chrétienne : on pourrait également en tirer tout autre système. À chaque instant, le fil logique casse, et M. Schelling le renoue à sa guise. On dirait chez M. Schelling deux hommes : un éloquent penseur, une intelligence robuste, un goût naturel de ce qui est simple et sublime, et, à la fois, un esprit crédule à de vaines abstractions qui, chez tout autre, sembleraient frivoles plus que profondes. C’est à se demander si c’est là une recherche sérieuse ou un amusement de la pensée. M. Schelling fait preuve d’une subtilité et d’un esprit d’ensemble remarquables, en expliquant par ses trois principes l’infinie variété des choses. On reconnaît l’intuition d’un poétique et vaste génie dans cette ordonnance, si riche de détails et si une, et l’on regrette d’autant plus que M. Schelling, en réussissant à tout faire dériver de principes incertains, n’ait réussi qu’à tout compromettre.

Ce procédé aventureux était celui de la philosophie allemande immédiatement avant Hégel, qui redonna à la science la rigueur qu’elle avait perdue. Sa philosophie a des erreurs, on la dépassera sûrement. Mais les systèmes ne se succèdent pas au hasard. La liberté humaine est ici, comme dans toute notre œuvre, associée à une nécessité divine. Il n’est point de philosophies inutiles et que l’on doive absolument renier : chacune, appelée par celles qui la précèdent, prépare celles qui la suivent ; toutes ont quelque vérité à transmettre. L’homme, en avançant sur sa route, n’oublie et ne perd que ses erreurs. Or, dans le système de Hégel, la logique est la plus importante et la plus belle découverte. M. Schelling devait donc la recevoir ou tout au moins la réfuter. Il n’en a rien fait ; il semble presque vouloir l’effacer des esprits par son silence, ou, s’il parle de Hégel, c’est avec un langage plus pompeux que noble. M. Schelling ici ne sait pas être juste, il ne traite qu’avec dédain cette puissante philosophie qui pèse sur l’Allemagne. À l’entendre, on dirait une superfluité, une plante parasite venue on ne sait pourquoi. Il appelle à un progrès nouveau, et la première condition qu’il impose est de rebrousser quarante années en arrière ; il ne veut rien accepter de son rival. M. Schelling s’est rendu par là un funeste service. Il rejette sans forme de procès la logique de Hégel. C’est refuser de satisfaire à l’une des exigences intellectuelles de l’époque. C’est s’interdire le succès, car on ne quittera Hégel que pour une philosophie qui respectera tout ce qu’il a de vrai et saura se l’assimiler. C’est retourner aux conjectures précaires que l’on hasardait avant le grand logicien, et elles sont aujourd’hui justement discréditées.

Ce défaut de rigueur se remarque partout. L’idée de la liberté est l’idée capitale du système ; elle en fait l’originalité : c’est elle qui le distingue de toutes les philosophies précédentes. Il importait assurément de la bien déterminer ; elle demeure pourtant toujours indécise et obscure. La liberté est un fait très divers et très complexe ; elle n’est pas en Dieu ce qu’elle est en l’homme ; elle n’est pas en l’homme toujours la même. Le christianisme du moins le pense ainsi. La vraie liberté, d’après lui, est celle d’une volonté immuablement sainte, car le mal est l’esclavage : le libre arbitre est donc moins la liberté que le choix entre elle et la servitude, il n’est donné à l’homme que pour le temps de son épreuve, et pour l’introduire à une liberté meilleure.

Quoi qu’il en soit de l’homme, la liberté, en Dieu, n’est pas le libre arbitre. Sa volonté n’hésite pas entre un oui et un non, un choix sans motif serait indigne de celui qui est la raison suprême. Un choix motivé n’est pas plus concevable. Dieu se détermine infailliblement pour le meilleur parti ; impossible qu’il en prenne un autre, impossible même qu’un autre se présente à lui et le sollicite. Il n’y a donc jamais pour lui d’alternative et de choix. Un choix d’ailleurs suppose une exclusion, et ne se conçoit que chez un être fini. Un choix suppose une époque, et ne se conçoit que dans le temps. On ne peut le comprendre dans l’être éternel et infini. Cet être n’a qu’une volonté unique, permanente, toujours la même. Nous sommes encore ici dans l’ordre de la volonté, toutefois aussi dans l’ordre éternel. Or, ce qui est éternel, immuable, nous apparaît comme nécessaire : la liberté, en Dieu, se transforme donc en nécessité ; mais la nécessité, en Dieu, ne lui est imposée que par lui-même, elle est donc absolue liberté. En Dieu, la liberté et la nécessité ne sont plus contradictoires, elles sont inséparablement unies et parfaitement adéquates.

M. Schelling n’établit pas de différence entre la liberté de Dieu et celle de l’homme, et parle toujours de la première comme d’un choix. Il en fait ainsi moins une liberté qu’un arbitraire. On peut malheureusement aussi bien lui reprocher le fatalisme. L’homme est, après la chute, soumis au mouvement mythologique et ne peut pas s’y soustraire : il n’est plus libre. Le redevient-il avec le christianisme ? Nullement. L’esprit humain se développe dès-lors dans la philosophie, comme autrefois dans la mythologie, sous l’empire d’une loi inflexible. Les systèmes se succèdent par une raison nécessaire, et chacun apporte avec lui une morale différente. Le bien et le mal varient sans cesse, ou, mieux, il n’y a ni bien ni mal, tout a raison d’être en son temps. Plus de règle éternelle du juste, et par conséquent plus de conscience, plus de responsabilité. La liberté n’a donc pu se trouver que dans l’acte de la chute. Ici j’ai des doutes. Il me semble que M. Schelling croit tout développement de l’humanité impossible sans la chute ; dans ce cas, elle est un bien, elle cesse d’être une chute, elle devient nécessaire : Dieu lui-même a dû la vouloir et l’ordonner. Quoi qu’il en soit de ce point que je n’ose résoudre, le fatalisme pèse sur tout le reste de l’histoire, et sommes-nous bien loin avec lui des conséquences morales du panthéisme ? Baader disait à ce propos que la nouvelle philosophie de M. Schelling était une belle pénitente qui se souvenait encore avec trop de douceur de sa faute passée.

M. Schelling croit avoir jeté les bases d’une philosophie chrétienne et pacifié enfin la foi et la science, depuis si long-temps ennemies. Voyons s’il y a réussi. M. Schelling a démontré qu’une philosophie exclusivement logique ne pouvait être chrétienne ; avec elle, on ne conçoit ni la personnalité de Dieu, ni une libre création : l’illusion, à cet égard, est désormais impossible ; on le doit à M. Schelling. Il ne confond point le christianisme avec les mythologies : Jésus-Christ ne devient plus seulement le symbole de l’humanité, il demeure le Verbe incarné que l’église adore.

M. Schelling est jusque-là d’accord avec le christianisme ; voici les différences. Le christianisme, d’après M. Schelling, se distingue des mythologies sans les contredire. Il n’est point sur un autre chemin ; les mythologies fraient la route vers lui ; sans elles, il n’aurait pu s’accomplir ; elles le préparent ; elles en sont pour ainsi dire les propylées. Évidemment, ce n’est pas là ce que pense le christianisme. L’idolâtrie et le péché sont pour lui même chose ; il n’excuse d’aucune manière les mythologies ; il s’oppose au culte des idoles comme le bien au mal ; ce culte n’a point ramené vers Dieu ; il n’a fait qu’égarer loin de lui. M. Schelling n’est pas plus orthodoxe dans ses vues sur le judaïsme. À vrai dire, on ne sait guère à quoi demeure bon un peuple élu, une fois que les mythologies préparent et annoncent le christianisme, et M. Schelling se montre fort embarrassé de ce qu’il en doit faire.

Arrivé au christianisme, il n’en donne qu’une explication ontologique et néglige l’explication morale : c’est le dénaturer. Il éclaire le mystère des deux essences unies dans le Verbe incarné, plutôt que celui de l’expiation. L’évènement moral est ici le grand évènement, celui qu’il faut avant tout expliquer ; les autres en dépendent, et, sans lui, on ne les comprend pas. Le christianisme ordonne majestueusement, d’après cette pensée, ce qu’il raconte de Dieu et de l’homme, du ciel et de la terre, du temps et de l’éternité. Il ne connaît que deux peuples, l’église et le monde ; qu’une guerre, celle du bien et du mal. L’usage que les créatures font de leur volonté pour se donner ou se refuser à Dieu décide de toutes leurs destinées. Cette philosophie, la plus simple et la plus pratique, la plus auguste et la plus vraie, est celle de l’Évangile. Aussi l’Évangile adresse-t-il toutes ses paroles à la conscience. Il ne serait plus lui-même, il ne ferait plus son œuvre, ses histoires si suaves d’onction perdraient leur vertu sur les ames, dès que le sens suprême des récits divins serait un autre que la clémence et l’amour. Dans le système de M. Schelling, Jésus-Christ est plutôt le démiurge que le rédempteur. À ce titre, il aurait pu faire des miracles sur la nature ; il n’aurait pas changé les volontés ni guéri les cœurs ; c’est là pourtant son premier soin. Les sages et les heureux du siècle seraient alors accourus à lui, et non pas seulement des affligés de tout nom, de pauvres péagers et de saintes femmes ; magnifique cortége de douleurs consolées et de ferventes adorations qui se pressait autour de cet humble roi. Le rédempteur est sans doute aussi le démiurge : mais M. Schelling intervertit les rôles : du subalterne il fait le premier, comme il arrive dans ces évangiles désavoués par l’église et tout brodés de légendes merveilleuses et d’imaginations orientales. Ce n’est là qu’une philosophie apocryphe du christianisme.

M. Schelling ne satisfait donc ni aux exigences de la logique ni à celles de la liberté ; il ne concilie pas la foi et la science ; il les mécontente toutes deux. Il a montré que la raison conduit inévitablement au panthéisme ; il a rendu plus vif le besoin de le dépasser, il n’en a pas donné les moyens.

M. Schelling ne fait pas école à Berlin. Le roi lui témoigne toujours une haute faveur. Ce prince, qui médite Platon dans l’original, fait autographier le cours de M. Schelling et se le fait lire le soir. C’est pour l’heure la philosophie officielle. Son succès ne va pas plus loin. Les hégeliens en triomphent, et prennent fort bien leur parti de la malveillance que leur montre le gouvernement. Un petit martyre n’est pas sans avantage pour qui semble avoir raison. La lutte de M. Schelling et des hégeliens a du reste perdu beaucoup de son importance, depuis qu’on s’est aperçu qu’elle ne déciderait pas la querelle qui divise aujourd’hui les esprits sur le christianisme.

M. Schelling ne fait guère de conversions ; on ne parle que d’Henning et du romancier Mundt. Cependant l’orage grossit : M. Schelling ne ménage pas ses adversaires ; il les traite durement, et ceux-ci se vengent. Chacun se met de la partie : les linguistes cherchent querelle à ses étymologies, les théologiens à son exégèse, les philosophes le prennent en défaut de logique. On va même jusqu’à contester ses services passés. Il en est qui l’accusent de s’être fait autrefois le plagiaire de Spinosa et de Jacob Bœhme. Ceci devient de l’injustice et de la diatribe. Sauf les élèves de l’excellent théologien Néander, et les plus clairvoyans ne doivent pas être sans défiance, la jeunesse n’est pas pour M. Schelling. Elle court aventureusement aux ruines que fait la logique de Hégel. Elle a protesté de sa fidélité en donnant une sérénade à Marheineke, et ce patriarche de la théologie hégelienne a pu se vanter belliqueusement, dans son allocution, que l’ennemi n’avait pas gagné un pouce de terrain.

Le grand débat qui se poursuit en Allemagne est donc loin d’être terminé. La pensée cherche à franchir le cercle fatal que la logique a tracé autour d’elle ; elle n’y réussit pas, elle demeure dans la forêt enchantée sans pouvoir trouver d’issue. L’école de Hégel se débande, il est vrai ; la droite et la gauche, plus hostiles que jamais, se renient mutuellement. Valke, l’ornement de la gauche par son noble caractère et par son talent élevé, semble hésiter. On dit qu’il est près de passer à la théologie, pour trouver enfin une vérité positive. Mais aucun des systèmes opposés à Hégel n’a mérité l’assentiment public, et ne paraît avoir un durable avenir. Toutes ces philosophies diverses, si hautaines dans leurs prétentions, si chétives dans leurs résultats, impuissantes à rien fonder, ne sont habiles qu’à s’entredétruire. Il ne reste de tout ce labeur de l’intelligence qu’une critique insatiable qui n’épargne rien ; ce nouveau déluge monte, grossit, s’étend, et menace déjà de son flot amer les hauts refuges cherchés contre lui.

Une crise pareille travaille le monde entier. Partout, chez les peuples européens, c’est un même ébranlement de croyances, une même angoisse des ames, un même désordre des esprits. Un doute dont on voudrait en vain se dissimuler la puissance nous obsède. Dans les temples, il murmure ses paroles à la multitude agenouillée, il trouble le prêtre devant l’autel. Dans le sanctuaire de la conscience, il nous attend encore, et nous propose l’utile à la place du juste, le bien-être au lieu du devoir. L’hôte funeste nous suit jusqu’auprès du foyer domestique, et là il argumente contre la famille et la propriété. Tout est mis en question, tout devient précaire, tout semble menacé. Le vieil Orient aussi est atteint du même mal, il s’étonne de ne plus croire, il se défie de ses dieux, qui ne le protégent pas contre nous. Pour la première fois, le scepticisme répand ses ombres sur toute la face de la terre, et, dans cette obscurité, la tristesse, la crainte et l’ennui nous prennent. Ce ne sera pas un logicien qui terminera ces vastes incertitudes. Ce ne sont pas ici jeux et difficultés d’école, mais cruelles et profondes perplexités. De grands évènemens les ont fait naître, de grands évènemens pourront seuls y mettre un terme.

A. Lèbre.