Critique d’avant-garde/Édouard Manet

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Th. Duret ()
Critique d’avant-garde
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 119-128).

ÉDOUARD MANET


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Tout sourit aux artistes d’un certain ordre, de l’ordre moyen, qui suivent la tradition ; tout vole au-devant d’eux : les honneurs officiels, les applaudissements populaires, les louanges des critiques. Les premiers pas eux-mêmes leur ont été faciles, des devanciers leur montraient le chemin, et un gouvernement paternel leur avait d’avance assuré son appui, en leur ouvrant des écoles et ménageant des concours. Heureux mortels ! Il est vrai qu’avec le temps, leur succès, loin de grandir, s’affaiblit et généralement, s’ils vieillissent et voient une nouvelle génération, celle-ci semble déjà les ignorer. C’est qu’en effet tous ces triomphateurs faciles ne tirent rien du fond de leurs entrailles, ils n’expriment que ce que les contemporains sentent d’une manière banale, autour d’eux. Aussitôt la génération à laquelle ils ont plu disparue, une autre arrive, avec des goûts changés, qui les délaisse tout naturellement, pour encenser ses propres favoris. Regardez trente ans en arrière, rappelez-vous les triomphateurs d’alors. Où sont-ils aujourd’hui ? Que sont devenus la plupart de ces lauréats « du grand art » et « de la peinture d’histoire » que depuis un siècle on couronne et proclame tous les ans ? Qui connaît seulement leurs noms ? Qui a vu leurs tableaux ?

Il est une autre classe d’artistes. Ceux-là sont clairsemés et ne se succèdent point régulièrement sur les bancs des écoles. Ils apparaissent au hasard, de loin en loin, isolés ou par petits groupes. Ce sont les inventeurs, les hommes qui ont un caractère à part, une manière originale de sentir, et, s’ils sont peintres, une touche, un coloris, un dessin absolument personnels. Or, à ceux-là rien n’est facile. Il faut d’abord qu’ils se trouvent eux-mêmes, qu’ils arrivent à formuler les visions qui s’agitent obscurément en eux. Ils doivent tout tirer de leur fonds, ne connaissant ni types convenus, ni devanciers à imiter. Ils réussissent cependant, par un pénible labeur, par une tension de toutes leurs facultés, à donner corps à leurs conceptions. Et voilà qu’en effet apparaissent des formes nouvelles, des créations originales, quelque chose qui va trancher sur la monotonie et la platitude de la vie. Mais alors, quel accueil ! L’Etat, si paternel tout à l’heure, refuse absolument son aide et ses faveurs, les jurys ferment, autant qu’ils le peuvent, les portes des Salons, le public et les critiques raillent et conspuent. C’est de la sorte qu’ont été accueillis et traités, pendant une partie de leur vie, les peintres vraiment originaux de la France moderne : Delacroix, Rousseau, Corot, Millet, Courbet et, en dernier lieu, Manet.

Pendant des années, tout ce qu’un artiste aux Salons peut subir d’injures, Manet l’a subi de la part du public et des critiques. Mais, à chaque Salon, il réapparaissait, affirmant davantage cette manière personnelle qui excitait précisément l’opposition de la foule, et, sans qu’on s’en doutât, par la force intrinsèque qui se trouvait en lui, l’habitude et la familiarité aidant, ce peintre tant raillé gagnait des défenseurs, s’emparait des jeunes artistes, formait des disciples, influençait toute l’école de son temps. C’est lui en effet qui a banni de la peinture contemporaine les ombres opaques, et c’est en le suivant qu’on a appris à juxtaposer sur la toile les tons clairs et tranchés, pour peindre en pleine lumière. Manet était en voie de conquérir, d’une manière définitive, sa position de maître parmi les maîtres de l’école moderne, lorsqu’il meurt prématurément. Mais au contraire de ces triomphateurs faciles et de la première heure, qui, en mourant, sont déjà oubliés ou vont l’être à jamais, les peintres qui, comme lui, ne se sont fait leur place qu’à la suite d’un effort soutenu et en s’imposant de haute lutte au public, laissent une œuvre destinée à grandir indéfiniment après eux. Pas plus que Manet, aucun des grands peintres contemporains, pas même Corot mort à quatre-vingts ans, n’a pu jouir, de son vivant, de la plénitude de sa réputation. Car le temps est absolument nécessaire pour faire apprécier les grandes œuvres, en les isolant, comme la distance fait seule comprendre la hauteur des grandes montagnes qui, de près confondues avec toutes les autres, de loin apparaissent seules au-dessus de l’horizon.

Aux Salons, les artistes sont en présence des hommes de lettres qui écrivent pour les journaux des articles à la hâte, et de la foule qui se bouscule et qui passe. Or, les hommes de lettres généralement, et la foule toujours, ne voient dans les tableaux que le sujet, le motif, l’action représentée. Les hommes de lettres ont un goût plus raffiné que la foule, ils sont attirés par d’autres sujets qu’elle, mais ils ne pénètrent guère mieux la valeur intrinsèque de la peinture en soi. Cependant, après leur mort, les artistes sont jugés par un public très différent de celui qui leur distribuait le blâme ou les louanges de leur vivant. La foule, les nombreux critiques du journalisme absorbés par les nouveautés qui surgissent au jour le jour, ont perdu de vue leurs œuvres qui, désormais, relèvent des seuls connaisseurs, amateurs, collectionneurs laissés à eux-mêmes. Or, ceux-ci, dont les arrêts à la longue prévalent et s’imposent définitivement, jugent d’un point de vue tout opposé à celui de la foule et des hommes de lettres. A leurs yeux, la qualité intrinsèque de la peinture en soi domine tout, dans l’œuvre d’un peintre, et le sujet, qui décidait à peu près seul des préférences des autres, n’est plus qu’un accessoire. Les connaisseurs sont généralement sans parti pris sur le style des artistes et des écoles. Ils sont fort éclectiques. Tout ce qu’ils demandent à un tableau, c’est d’être peint, en prenant le mot dans toute son acception. Mais sur ce point ils sont sans pitié. A tout l’Olympe, à tous les héros d’Homère et de Virgile, traités de la façon dont procède la moyenne des élèves de l’école de Rome, ils préféreront, sans hésiter, n’importe quel chaudron dû au pinceau d’un Chardin.

Les connaisseurs, les hommes que leur goût, leurs fonctions ou leur état conduisent à s’occuper spécialement de tableaux, ne jugeront un peintre qu’à la suite d’un commerce prolongé avec ses œuvres. Pour qu’un artiste soit définitivement accepté comme peintre parmi les connaisseurs, il faut que ses toiles, placées à côté de celles des grands, parmi ses devanciers, aient pu soutenir la comparaison. Il faut que, dans les collections, dans les musées, elles tiennent à côté de celles des maîtres. Or, les tableaux de Manet tiennent à côté de ceux de n’importe quel peintre. Aucune peinture n’est d’une facture plus ferme et de tons plus justes que la sienne, aucune peinture n’est plus lumineuse, plus transparente, ne possède plus d’air, dans les fonds, n’accuse plus de vie dans les yeux et sur la physionomie. Mettez un Manet au milieu de Delacroix, de Corots, de Courbets et vous l’y laisserez, comme à sa place naturelle, entre ses congénères. Dans toute collection, dans tout musée où l’on voudra posséder des spécimens de tous les maîtres français et représenter l’école moderne dans son entier développement, Manet aura forcément sa place marquée, car il a été, autant que qui que ce soit, original et personnel, et il a donné, avec un éclat qui ne sera jamais dépassé, une note spéciale de la peinture, celle des tons clairs, du plein air, de la pleine lumière.


Préface du catalogue de la vente d’Édouard Manet, en février 1884.