Critique de la raison pratique (trad. Barni)/P1/L2/Ch2/I

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I


De la déduction des principes de la raison pure pratique.


Cette analytique prouve que la raison pure peut être pratique, c’est-à-dire déterminer la volonté par elle-même, indépendamment de tout élément empirique, — et elle le prouve par un fait où la raison pure se montre en nous réellement pratique, c’est-à-dire par l’autonomie du principe moral par lequel elle détermine la volonté à l’action. — Elle montre en même temps que ce fait est inséparablement lié et même identique à la conscience de la liberté de la volonté. Or c’est par là que la volonté d’un être raisonnable, qui, comme cause appartenant au monde sensible, se reconnaît nécessairement soumise, comme les autres causes efficientes, aux lois de la causalité, a aussi, d’un autre côté, c’est-à-dire comme être en soi, non pas il est vrai au moyen d’une intuition particulière d’elle-même, mais au moyen de certaines lois dynamiques qui peuvent déterminer sa causalité dans le monde sensible, c’est-à-dire pratiquement, la conscience d’une existence déterminable dans un ordre intelligible des choses. Car que la liberté, si elle nous est attribuée, nous place dans un ordre intelligible des choses, c’est ce qui a été suffisamment démontré ailleurs.

Que si nous rapprochons de cette analytique celle de la critique de la raison pure spéculative, nous y verrons un remarquable contraste. Là nous trouvions dans une intuition sensible pure (l’espace et le temps), et non dans des principes, la première donnée qui rendait possible la connaissance a priori, mais pour les seuls objets des sens. — Il était impossible de tirer des principes synthétiques de simples concepts sans intuition ; au contraire ces principes n’étaient possibles que relativement à l’intuition qui était sensible, et, par conséquent, aux objets de l’expérience, puisque l’union des concepts de l’entendement et de cette intuition peut seule rendre possible cette connaissance que nous nommons expérience. — En dehors des objets de l’expérience, par conséquent, à l’égard des choses comme noumènes, toute connaissance positive fut à juste titre refusée à la raison spéculative. — Cependant celle-ci put du moins mettre en sûreté le concept des noumènes, c’est-à-dire la possibilité et même la nécessité d’en concevoir, et, par exemple, en montrant que la supposition de la liberté, considérée négativement, peut parfaitement se concilier avec les principes et les limites qu’elle reconnait comme raison pure théorique, placer cette supposition à l’abri de toute objection, mais sans pouvoir nous apprendre sur ces objets quelque chose de déterminé et de propre à étendre notre connaissance, puisque toute vue *[1] sur cet ordre de choses lui est interdite.

Au contraire la loi morale, quoiqu’elle ne nous en donne non plus aucune vue, nous fournit un fait, absolument inexplicable par toutes lus données du monde sensible et par toute notre raison théorique, qui nous révèle un monde purement intelligible, et qui même le détermine d’une manière positive et nous en fait connaître quelque chose, à savoir une loi.

Cette loi doit donner au monde sensible, considéré comme nature sensible (en ce qui concerne les êtres raisonnables), la forme d’un monde intelligible, c’est-à-dire d’une nature supra-sensible, sans pourtant attaquer son mécanisme. Or la nature dans le sens le plus général est l’existence des choses sous des lois. La nature sensible d’êtres raisonnables en général est l’existence de ces êtres sous des lois qui dépendent de conditions empiriques, et qui, par conséquent, sont de l’hétéronomie pour la raison. La nature supra-sensible de ces mêmes êtres est au contraire leur existence sous des lois indépendantes de toute condition empirique, et appartenant, par conséquent, à l’autonomie de la raison pure. Et, comme les lois où l’existence des choses dépend de la connaissance sont pratiques, la nature supra-sensible n’est autre chose, autant que nous pouvons nous en faire un concept, qu’une nature soumise à l’autonomie de la raison pure pratique. Mais la loi de cette autonomie est la loi morale, et, par conséquent, celle-ci est la loi fondamentale d’une nature supra-sensible et d’un monde purement intelligible, dont la copie *[2] doit exister dans le monde sensible, mais sans préjudice des lois de ce monde. On pourrait appeler le premier, que la raison seule nous fait connaître, le monde archétype (natura archetypa), et le second, qui contient l’effet possible de l’idée du premier comme principe déterminant de la volonté, le monde ectype (natura ectipa). Car dans le fait la loi morale nous place en idée dans une nature où la raison pure produirait le souverain bien, si elle était douée d'une puissance physique suffisante, et elle détermine notre volonté à donner au monde sensible la forme d'un ensemble d'êtres raisonnables.

La plus légère réflexion sur soi-même prouve que cette idée sert réellement de modèle aux déterminations de notre volonté.

Si je veux soumettre à l'épreuve de la raison pratique la maxime d'après laquelle je suis disposé à porter un témoignage, je considère toujours ce que serait ici une maxime qui aurait la valeur d'une loi universelle de la nature. Il est évident qu'une telle maxime contraindrait chacun à dire la vérité. En effet qu'une déposition puisse avoir force de preuve et en même temps être fausse à notre gré, c'est ce qu'il est impossible de considérer comme une loi universelle de la nature. De même, si je me fais une maxime de disposer librement de ma vie, je vois aussitôt quelle en est la valeur, en me demandant ce qu'il faudrait que fut ma maxime pour qu'une nature dont elle serait la loi pût subsister. Evidemment personne dans une telle nature ne pourrait arbitrairement mettre fin à sa vie, car une nature où chacun pourrait arbitrairement disposer de sa vie ne constituerait pas un ordre de choses durable. De même pour les autres cas. Or, dans la nature réelle, en tant qu'elle est un objet d'expérience, le libre arbitre ne se détermine pas de lui-même à des maximes qui pourraient par elles mêmes servir de fondement ou s'adapter à une nature dont elles seraient les lois universelles ; ses maximes sont plutôt des penchants particuliers, constituant un ordre naturel fondé sur des lois pathologiques (physiques), mais non une nature qui ne serait possible que par la conformité de notre volonté à des lois pures pratiques. Et pourtant nous avons par la raison conscience d’une loi à laquelle toutes nos maximes sont soumises, comme si un ordre naturel devait sortir de notre volonté. Cette loi doit donc être l’idée d’une nature qui n’est pas donnée par l’expérience, et qui pourtant est possible par la liberté, par conséquent, d’une nature supra-sensible, à laquelle nous accordons de la réalité objective, au moins sous le rapport pratique, en la regardant comme l’objet de notre volonté, en tant qu’êtres purement raisonnables.

Ainsi la différence qui existe entre les lois d’une nature à laquelle la volonté est soumise, et celles d’une nature soumise à une volonté (en ce qui concerne le rapport de celle-ci à ses libres actions), consiste en ce que, dans la première, les objets doivent être causes des représentations qui déterminent la volonté, tandis que, dans la seconde, la volonté doit être cause des objets, en sorte que sa causalité place uniquement son principe de détermination dans la raison pure, qu’on peut appeler pour cela même la raison pure pratique.

Ce sont donc deux questions bien différentes que celles de savoir, d’une part, comment la raison pure peut connaître a priori des objets, et, d’autre part, comment elle peut être immédiatement un principe de détermination pour la volonté, c’est-à-dire pour la causalité des êtres raisonnables relativement à la réalité des objets (par la seule idée de la valeur universelle de leurs propres maximes comme lois).

Le premier problème, appartenant à la critique de la raison pure spéculative, demande qu’on explique d’abord comment des intuitions, sans lesquelles aucun objet en général ne nous peut être donné, et, par conséquent, synthétiquement connu, sont possibles a priori, et la solution de cette question est que toutes ces intuitions sont sensibles, que, par conséquent, elles ne peuvent donner lieu à aucune connaissance spéculative dépassant les limites de l’expérience possible, et que, par conséquent encore, tous les principes de la raison pure spéculative *[3] ne peuvent faire autre chose que rendre possible l’expérience, ou d’objets donnés, ou d’objets qui peuvent être donnés à l’infini, mais ne le sont jamais complètement.

Le second problème, appartenant à la critique de la raison pratique, ne demande pas qu’on explique comment sont possibles les objets de la faculté de désirer, car cette question est du ressort de la critique de la raison spéculative, comme problème relatif à la connaissance théorique de la nature, mais seulement comment la raison peut déterminer la maxime de la volonté, si c’est seulement au moyen d’une représentation empirique comme principe de détermination, ou si la raison pure est pratique et donne la loi d’un ordre naturel possible, qui ne peut être connu empiriquement. La possibilité d’une nature supra-sensible, dont le concept peut être en même temps le principe de sa réalisation même par notre libre volonté, n’a pas besoin d’une intuition a priori (d’un monde intelligible), qui dans ce cas, devant être supra-sensible, serait même impossible pour nous. En effet c’est une question qui ne concerne que le principe de détermination du vouloir dans ses maximes, que celle de savoir si ce principe est empirique, ou si c’est un concept de la raison pure (de sa forme législative *[4] en général), et comment cela peut être. Quant à la question de savoir si la causalité de la volonté suffit ou non à la réalisation des objets, c’est aux principes théoriques de la raison qu’il appartient d’en décider, car c’est une question qui concerne la possibilité des objets du vouloir. Par conséquent, l’intuition de ces objets ne constitue pas dans le problème pratique un moment de ce problème. Il ne s’agit pas ici du résultat, mais seulement de la détermination de la volonté et du principe de détermination de ses maximes, comme libre volonté. En effet, dès que la volonté est légitime aux yeux de la raison pure, que sa puissance suffise ou non à l’exécution, que, suivant ces maximes de la législation d’une nature possible, elle produise réellement ou non une telle nature, ce n’est pas chose dont s’inquiète la critique, laquelle se borne à rechercher si et comment la raison pure peut être pratique, c’est-à-dire déterminer immédiatement la volonté.

Dans cette recherche elle peut donc à juste titre, et elle doit commencer par l’examen des lois pratiques pures et de leur réalité. Au lieu de l’intuition, elle leur donne pour fondement le concept de leur existence dans le monde intelligible, c’est-à-dire le concept de la liberté. Car ce concept ne signifie pas autre chose, et ces lois ne sont possibles que relativement à la liberté de la volonté, mais, celle-ci supposée, elles sont nécessaires, ou, réciproquement, celle-ci est nécessaire, puisque ces lois, comme postulats pratiques, sont nécessaires. Mais comment cette conscience de la loi morale, ou, ce qui revient au même, la conscience de la liberté est-elle possible ? On n’en peut donner d’autre explication ; seulement la critique théorique a montré qu’on pouvait l’admettre sans contradiction.

L’exposition du principe suprême de la raison pratique est maintenant achevée, puisque nous avons montré d’abord ce qu’il contient et qu’il existe par lui-même tout à fait a priori et indépendamment de tout principe empirique, et ensuite en quoi il se distingue de tous les autres principes pratiques. Quant à la déduction, c’est-à-dire à la justification de la valeur objective et universelle de ce principe et à la découverte de la possibilité d’une semblable proposition synthétique a priori, nous ne pouvons espérer d’y être aussi heureux que dans celle des principes de l’entendement pur théorique. En effet ceux-ci se rapportaient à des objets d’expérience possible, c’est-à-dire à des phénomènes, et l’on pouvait prouver que ces phénomènes ne peuvent être connus comme objets d’expérience qu’à la condition d’être ramenés à des catégories au moyen de ces lois, et que, par conséquent, toute expérience possible doit être conforme à ces lois. Mais dans la déduction du principe moral je ne puis suivre la même marche. Il ne s’agit plus ici de la connaissance de la nature des objets qui peuvent être donnés à la raison par quelque autre voie, mais d’une connaissance qui peut être le principe de l’existence des objets mêmes, et de la causalité de la raison dans un être raisonnable, ce qui veut dire que la raison pure peut être considérée comme une faculté déterminant immédiatement la volonté.

Or toute notre pénétration nous abandonne, dès que nous arrivons aux forces ou aux facultés premières ; car rien ne peut nous en faire concevoir la possibilité, et il ne nous est pas permis non plus de la feindre et de l’admettre à notre gré. C’est pourquoi dans l’usage théorique de la raison l’expérience seule pouvait nous autoriser à l’admettre. Mais ce remède *[5] qui consiste à substituer des preuves empiriques à une déduction partant de sources a priori de la connaissance, nous ne pouvons pas même l’employer ici, pour expliquer la possibilité de la raison pure pratique. Car une chose qui a besoin de tirer de l’expérience la preuve de sa réalité doit dépendre, quant aux principes de sa possibilité, des principes de l’expérience ; or le concept même d’une raison pure et pourtant pratique ne nous permet pas de lui attribuer ce caractère. En outre la loi morale nous est donnée comme un fait de la raison pure dont nous avons conscience a priori et qui est apodictiquement certain, quand même on ne pourrait trouver dans l’expérience un seul exemple où elle fut exactement pratiquée. Aucune déduction ne peut donc démontrer la réalité objective de la loi morale, quel qu’effort que fasse pour cela la raison théorique ou spéculative, même avec le secours de l’expérience ; et, par conséquent, quand même on renoncerait à la certitude apodictique, on ne pourrait la confirmer par l’expérience et la démontrer a posteriori, ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs d’être par elle-même fort solide.

Mais, à la place de cette déduction vainement cherchée du principe moral, nous trouvons quelque chose de bien différent et de tout à fait singulier : c’est qu’en revanche, ce principe sert lui-même de fondement à la déduction d’une faculté impénétrable *[6], qu’aucune expérience ne peut prouver, mais que la raison spéculative (dans l’emploi de ses idées cosmologiques, pour trouver l’absolu de la causalité et éviter par là de tomber en contradiction avec elle-même) devait du moins admettre comme possible ; je veux parler de la liberté, dont la loi morale, qui elle-même n’a besoin d’être justifiée par aucun principe, ne prouve pas seulement la possibilité, mais la réalité dans les êtres qui reconnaissent cette loi comme obligatoire pour eux. La loi morale est dans le fait une loi de la causalité libre **[7], et, par conséquent, de la possibilité d’une nature supra-sensible, de même que la loi métaphysique des événements dans le monde sensible était une loi de la causalité de la nature sensible ; elle détermine donc ce que la philosophie spéculative devait laisser indéterminé, c’est-à-dire la loi d’une causalité dont le concept était pour celle-ci purement négatif, et lui donne ainsi pour la première fois de la réalité objective.

Cette espèce de crédit qu’on accorde à la loi morale, en la donnant elle-même pour principe à la déduction de la liberté, comme causalité de la raison pure, suffit parfaitement, à défaut de toute justification a priori, pour satisfaire un besoin de la raison théorique, qui était forcée d’admettre du moins la possibilité d’une liberté. En effet la loi morale prouve sa réalité d’une manière suffisante, même pour la critique de la raison spéculative, en ajoutant une détermination positive à une causalité conçue d’une manière purement négative, dont la raison spéculative était forcée d’admettre la possibilité sans pouvoir la comprendre, c’est-à-dire en y ajoutant le concept d’une raison qui détermine immédiatement la volonté (par la condition qu’elle lui impose de donner à ses maximes la forme d’une législation universelle), en se montrant ainsi capable de donner pour la première fois de la réalité objective, mais seulement au point de vue pratique, à la raison, dont les idées seraient toujours transcendantes, si elle voulait procéder spéculativement, et en convertissant l’usage transcendant de cette faculté en un usage immanent (qui la rend propre à devenir, dans le champ de l’expérience, une cause efficiente déterminée par des idées).

La détermination de la causalité des êtres dans le monde sensible, comme tel, ne pouvait jamais être inconditionnelle ; et pourtant il doit nécessairement y avoir pour toute la série des conditions quelque chose d’inconditionnel, et, par conséquent, une causalité qui se détermine entièrement par elle-même. C’est pourquoi l’idée de la liberté, comme d’une faculté d’absolue spontanéité, n’était pas un besoin, mais, en ce qui concerne sa possibilité, un principe analytique de la raison pure spéculative. Mais, comme il est absolument impossible de trouver dans quelque expérience un exemple conforme à cette idée, puisque, parmi les causes des choses comme phénomènes, on ne peut trouver aucune détermination de la causalité qui soit absolument inconditionnelle, nous ne pouvions que défendre la pensée d’une cause agissant librement, en montrant qu’on peut l’appliquer à un être du monde sensible, en tant qu’on le considère d’un autre côté comme noumène. Nous avons montré en effet qu’il n’y a point de contradiction à considérer toutes ses actions comme physiquement conditionnelles, en tant qu’elles sont des phénomènes, et, en même temps, à en considérer la causalité comme physiquement inconditionnelle, en tant que l’être qui agit appartient à un monde intelligible : de cette manière je me sers du concept de la liberté comme d’un principe régulateur, qui ne me fait pas connaître ce qu’est l’objet auquel j’attribue cette espèce de causalité, mais qui lève tout obstacle, car, d’un côté, dans l’explication des événements du monde, et, par conséquent aussi, des actions des êtres raisonnables, je laisse au mécanisme de la nécessité physique le droit de remonter à l’infini de condition en condition, et, d’un autre côté, je tiens ouverte à la raison spéculative une place qui reste vide pour elle, mais où l’on peut transporter l’inconditionnel, c’est-à-dire la place de l’intelligible. Mais je ne pouvais réaliser cette pensée, c’est-à-dire la convertir en connaissance d’un être agissant ainsi, même relativement à sa possibilité. Or la raison pure pratique remplit cette place vide par une loi déterminée de la causalité dans un monde intelligible (de la causalité libre), c’est-à-dire par la loi morale.

La raison spéculative n’y gagne pas à la vérité une vue plus étendue, mais elle y trouve la garantie *[8] de son concept problématique de la liberté, auquel on attribue ici une réalité objective, qui, pour n’être que pratique, n’en est pas moins indubitable. Le concept même de la causalité, qui (comme le prouve la critique de la raison pure) n’a véritablement d’application et, par conséquent, de sens que relativement aux phénomènes, qu’il réunit pour les convertir en expériences, n’est pas étendu à ce point par la raison pratique, que son usage dépasse ces limites. Car si elle allait jusque-là, elle montrerait comment peut être employé synthétiquement le rapport logique de principe à conséquence dans une autre espèce d’intuition que l’intuition sensible, c’est-à-dire comment est possible une causa noumenon. Mais elle ne peut le faire et elle n’y songe pas non plus, comme raison pratique. Elle se borne à placer le principe déterminant de la causalité de l’homme, comme être sensible (laquelle est donnée), dans la raison pure (qui s’appelle à cause de cela pratique) ; et, par conséquent, le concept même de cause, qu’elle peut ici entièrement abstraire de l’application que nous en faisons à des objets au profit de la connaissance théorique (puisque ce concept réside toujours a priori dans l’entendement, même indépendamment de toute intuition), elle ne l’emploie pas pour connaître des objets, mais pour déterminer la causalité relativement à des objets en général. Elle ne l’emploie donc que dans un but pratique, et c’est pourquoi elle peut placer le principe déterminant de la volonté dans l’ordre intelligible des choses, tout en avouant qu’elle ne comprend pas en quoi le concept de cause peut servir à déterminer la connaissance de ces choses. Il faut sans doute qu’elle connaisse d’une manière déterminée la causalité relativement aux actions de la volonté dans le monde sensible, car autrement elle ne pourrait réellement produire aucune action. Mais le concept qu’elle se forme de sa propre causalité comme noumène, elle n’a pas besoin de le déterminer théoriquement au profit de la connaissance de son existence supra-sensible, et, par conséquent, de pouvoir lui donner une signification dans ce sens. En effet il a d’ailleurs une signification, mais seulement au point de vue pratique, c’est-à-dire celle qu’il reçoit de la loi morale. Aussi, considéré théoriquement, reste-t-il toujours un concept donné a priori par l’entendement pur, et qui peut être appliqué à des objets, qu’ils soient sensibles ou non. Seulement dans ce dernier cas il n’a aucune signification et aucune application théorique déterminée, et il n’est alors qu’une pensée formelle, mais essentielle, de l’entendement touchant un objet en général. La signification que la raison lui donne par la loi morale est purement pratique, puisque l’idée de la loi d’une causalité (de la volonté) a elle-même de la causalité, ou est le principe déterminant de cette causalité.


II.


Du droit qu’a la raison pure, dans son usage pratique, à une extension qui lui est absolument impossible dans son usage spéculatif.


Nous avons trouvé dans le principe moral une loi de la causalité qui transporte le principe déterminant de cette causalité au delà de toutes les conditions du monde sensible, et qui ne nous fait pas seulement concevoir la volonté, de quelque manière qu’elle puisse être déterminée en tant qu’elle appartient à un monde intelligible, et, par conséquent, le sujet de cette volonté (l’homme) comme appartenant à un monde purement intelligible, quoique sous ce rapport nous la concevions comme quelque chose qui nous est inconnu (au point de vue de la critique de la raison pure spéculative), mais qui la détermine relativement à sa causalité, étant une loi qu’il est impossible de rattacher à celles du monde sensible, et qui étend ainsi notre connaissance au delà du monde sensible, quoique la critique de la raison pure ait condamné cette prétention dans toute la spéculation. Or comment concilier ici l’usage pratique de la raison pure avec son usage théorique relativement à la détermination de ses limites.

Un philosophe dont on peut dire qu’il commença véritablement toutes les attaques contre les droits de la raison pure, lesquels exigeaient un examen complet de cette faculté, David Hume argumente ainsi : le concept de cause renferme celui d’une liaison nécessaire dans l’existence de choses diverses, en tant qu’elles sont diverses de telle sorte que si je suppose A je reconnais que quelque chose de tout à fait différent, que B doit aussi nécessairement exister. Mais la nécessité ne peut être attribuée à une liaison qu’à la condition d’être reconnue a priori car l’expérience peut bien nous apprendre qu’une liaison existe entre des choses diverses, mais non que cette liaison est nécessaire. Or, dit Hume, il est impossible de reconnaître a priori et comme nécessaire une liaison entre une chose et une autre (ou une détermination et une autre qui en est entièrement distincte), si elles ne sont pas données dans l’expérience. Donc le concept de cause est un concept mensonger et trompeur, et, pour en parler le moins mal possible, une illusion s’expliquant par l’habitude que nous avons de percevoir certaines choses ou leurs déterminations constamment associées soit simultanément soit successivement, et que nous prenons insensiblement pour une nécessité objective d’admettre cette liaison dans les objets mêmes (tandis qu’elle ne donne qu’une nécessité subjective), introduisant ainsi subrepticement le concept de cause, mais ne l’acquérant pas légitimement, et même ne pouvant jamais l’acquérir et le justifier, puisqu’il exige une liaison nulle en soi, chimérique, qui ne tient devant aucune raison et à laquelle rien ne peut correspondre dans les objets. — C’est ainsi que d’abord l’empirisme fut présenté comme source unique des principes de toute connaissance concernant l’existence des choses (les mathématiques, par conséquent, exceptées), et qu’avec lui le scepticisme le plus radical envahit toute la connaissance de la nature (comme philosophie). En effet nous ne pouvons, avec des principes dérivés de cette source, conclure de certaines déterminations données des choses existantes, à une conséquence (car il nous faudrait pour cela un concept de cause qui présentât cette liaison comme nécessaire) ; nous ne pouvons qu’attendre, suivant la règle de l’imagination, des cas semblables aux précédents, mais cette attente a beau être confirmée par l’expérience, elle n’est jamais certaine. Dès lors il n’y a plus d’événement dont on puisse dire qu’il doit avoir été précédé de quelque chose dont il soit la suite nécessaire, c’est-à-dire qu’il doit avoir une cause, et, par conséquent, quand même l’expérience nous aurait montré cette association dans un nombre de cas assez grand pour que nous pussions en tirer une règle, nous ne pourrions pourtant admettre que les choses doivent toujours et nécessairement se passer ainsi, et il nous faudrait aussi faire une part à l’aveugle hasard, devant qui dis paraît tout usage de la raison, et voilà le scepticisme solidement établi et rendu irréfutable, à l’endroit des raisonnements qui concluent des effets aux causes.

Les mathématiques échappaient à ce scepticisme, parce que Hume regardait toutes leurs propositions comme analytiques, c’est-à-dire comme allant d’une détermination à une autre en vertu de l’identité, c’est à-dire suivant le principe de contradiction (ce qui est faux, car au contraire ces propositions sont toutes synthétiques, et, quoique la géométrie par exemple n’ait pas à s’occuper de l’existence des choses, mais seulement de leur détermination a priori dans une intuition possible, cependant elle va, tout comme si elle suivait le conçut de la causalité, d’une détermination A à une détermination B tout à fait différente, et pourtant liée nécessairement à la première). Mais cette science, si vantée pour sa certitude apodictique, doit aussi tomber à la fin sous l’empirisme des principes, par la même raison qui engage Hume à substituer l’habitude à la nécessité objective dans le concept de cause, et, malgré tout son orgueil, il faut qu’elle consente à montrer plus de modestie dans ses prétentions, en n’exigeant plus a priori notre adhésion à l’universalité de ses principes, mais en réclamant humblement le témoignage des observateurs, qui voudront bien reconnaître qu’ils ont toujours perçu ce que les géomètres présentent comme des principes, et que, par conséquent, quand même cela ne serait pas nécessaire, on peut l’attendre à l’avenir. Ainsi l’empirisme de Hume dans les principes conduit inévitablement à un scepticisme qui atteint même les mathématiques, et qui, par conséquent, embrasse tout usage scientifique de la raison théorique (car cet usage appartient ou à la philosophie ou aux mathématiques). La raison vulgaire (dans un bouleversement si terrible des fondements de la connaissance) sera-t-elle plus heureuse, ou ne sera-t-elle pas plutôt entraînée sans retour dans cette ruine de tout savoir, et, par conséquent, un scepticisme universel ne doit-il pas dériver des mêmes principes (bien qu’il n’atteigne que les savants) ; c’est ce que je laisse juger à chacun.

Pour rappeler ici le travail auquel je me suis livré dans la critique de la raison pure, travail qui fut occasionné, il est vrai, par ce scepticisme de Hume, mais qui alla beaucoup plus loin et embrassa tout le champ de la raison pure théorique, considérée dans son usage synthétique, et, par conséquent, de ce qu’on appelle en général métaphysique, voici comment je traitai le doute du philosophe écossais sur le concept de la causalité. Si Hume (comme on le fait presque toujours) prend les objets de l’expérience pour des choses en soi, il a tout à fait raison de regarder le concept de cause comme une vaine et trompeuse illusion ; car, relativement aux choses et à leurs déterminations, comme choses en soi, on ne peut voir comment, parce qu’on admet quelque chose A, il faut nécessairement admettre aussi quelque autre chose B, et, par conséquent, il ne pouvait accorder une telle connaissance a priori des choses en soi. D’un autre côté, un esprit aussi pénétrant pouvait encore moins donner à ce concept une origine empirique, car cela est directement contraire à la nécessité de Maison qui constitue l’essence du concept de la causalité. Il ne restait donc plus qu’à proscrire le concept et à mettre à sa place l’habitude que nous donne l’observation de l’ordre des perceptions.

Mais il résulta de mes recherches que les objets que nous considérons dans l’expérience ne sont nullement des choses en soi, mais de purs phénomènes, et que, si, relativement aux choses en soi, il est impossible de comprendre et de voir comment, parce qu’on admet A, il est contradictoire de ne pas admettre B, qui est entièrement différent de A (ou la nécessité d’une liaison entre A comme cause et B comme effet), on peut bien concevoir que, comme phénomènes, ces choses doivent être nécessairement liées dans une expérience d’une certaine manière (par exemple relativement aux rapports de temps), et ne puissent être séparées, sans contredire cette liaison même qui rend possible l’expérience, dans laquelle ces choses sont, pour nous du moins, des objets de connaissance. Et cela se trouva vrai en effet, en sorte que je pus non-seulement prouver la réalité objective du concept de la causalité relativement aux objets de l’expérience, mais même déduire *[9] ce concept comme concept a priori, à cause de la nécessité de liaison qu’il renferme, c’est-à-dire dériver sa possibilité de l’entendement pur, et non de sources empiriques, et, par conséquent, après avoir écarté l’empirisme de son origine, renverser la conséquence qui en sortait inévitablement, à savoir le scepticisme, d’abord dans la physique, et puis dans les mathématiques, deux sciences qui se rapportent à des objets d’expérience possible, c’est-à-dire tout le scepticisme qui peut porter sur les assertions de la raison théorique.

Mais que dire de l’application de cette catégorie de la causalité, comme aussi de toutes les autres (car on ne peut acquérir sans elles aucune connaissance de ce qui existe), aux choses qui ne sont pas des objets d’expérience possible, mais qui sont placées au delà de ces limites ? Car je n’ai pu déduire la réalité objective de ces concepts que relativement aux objets de l’expérience possible. — Par cela seul que je les ai sauvées dans ce cas, et que j’ai montré qu’elles nous faisaient concevoir des objets, mais sans les déterminer a priori, je leur ai donné une place dans l’entendement pur, par qui elles sont rapportées à des objets en général (sensibles ou non sensibles). Si quelque chose manque encore, c’est la condition de l’application de ces catégories, et particulièrement de celle de la causalité, à des objets, c’est-à-dire l’intuition ; car, en l’absence de celle-ci, il est impossible de les appliquer à la connaissance théorique de l’objet comme noumène, et, par conséquent, cette application est absolument inter dite à quiconque ose l’entreprendre (comme il est arrivé dans la critique de la raison pure). Cependant la réalité objective du concept subsiste toujours, et on peut même l’appliquer à des noumènes, mais sans pouvoir le moins du monde le déterminer théoriquement, et produire par là quelque connaissance. En effet on a prouvé que ce concept ne contient rien d’impossible même relativement à un objet comme noumène *[10], en montrant que, dans toutes ses applications à des objets des sens, il a pour siège l’entendement pur, et que, si, rapporté à des choses en soi (qui ne peuvent être des objets d’expérience), il ne peut recevoir aucune détermination et représenter aucun objet déterminé au point de vue de la connaissance théorique, il se pourrait pourtant qu’il trouvât à quelque autre point de vue (peut-être au point de vue pratique) une application déterminée. Ce qui ne pourrait être si, comme le veut Hume, le concept de la causalité contenait quelque chose qu’il fut absolument impossible de concevoir.

Or, pour découvrir cette condition de l’application du concept de la causalité à des noumènes, il suffit de se rappeler pourquoi nous ne sommes pas satisfaits de l’application de ce concept aux objets de l’expérience, et pourquoi nous voulons l’appliquer aussi à des choses en soi. On verra aussitôt que ce n’est pas dans un but théorique, mais dans un but pratique que nous nous imposons cette nécessité. Dans la spéculation, quand même une chose nous réussirait, nous n’aurions véritablement rien à gagner du côté de la connaissance de la nature, et en général relativement aux objets qui peuvent nous être donnés ; mais nous passerions du monde sensible **[11] (où nous avons déjà assez de peine à nous maintenir et assez à faire pour parcourir soigneusement la chaîne des causes) au monde supra-sensible, afin d’achever et de limiter notre connaissance du côté des principes, quoique l'abîme infini qui existe entre ces limites et ce que nous connaissons ne pût jamais être comblé, et que nous cédassions plutôt à une vaine curiosité qu’à un véritable et solide désir de connaître.

Mais, outre le rapport que l'entendement soutient avec les objets (dans la connaissance théorique), il en soutient un aussi avec la faculté de désirer, qui pour cela s’appelle volonté, et volonté pure, en tant que l’entendement pur (qui dans ce cas s’appelle raison) est pratique par la seule représentation d’une loi. La réalité objective d’une volonté pure, ou, ce qui est la même chose, d’une raison pure pratique est donnée a priori dans la loi morale comme par un fait ; car on peut appeler ainsi une détermination de la volonté, qui est inévitable, quoiqu’elle ne repose pas sur des principes empiriques. Mais dans le concept d’une volonté est déjà contenu celui de la causalité, par conséquent, dans le concept d'une volonté pure, celui d’une causalité douée de liberté, c'est-à-dire d'une causalité qui ne peut être déterminée suivant des lois de la nature, et qui ainsi ne peut trouver dans aucune intuition empirique la preuve de sa réalité objective, mais la justifie pleinement a priori dans la loi pure pratique qui la détermine, quoique (comme on le voit aisément) cela ne concerne pas l’usage théorique, mais seulement l’usage pratique de la raison. Or le concept d’un être doué d’une volonté libre est celui d’une causa noumenon, et que ce concept ne renferme aucune contradiction, c’est ce qu’on a prouvé d’avance par la déduction du concept de cause, en le faisant dériver entièrement de l’entendement pur, ainsi qu’en en assurant la réalité objective relativement aux objets en général, et en montrant ainsi qu’indépendant par son origine de toutes conditions sensibles, il n’est point nécessairement restreint par lui-même à des phénomènes (à moins qu’on n’en veuille faire un usage théorique déterminé), et qu’il peut s’appliquer aussi aux choses purement intelligibles. Mais, comme nous ne pouvons soumettre à cette application aucune intuition qui ne soit pas sensible, le concept d’une causa noumenon est, pour l’usage théorique de la raison, un concept vide, quoiqu’il ne renferme pas de contradiction. Mais aussi ne désiré-je point connaître par là théoriquement la nature d’un être, en tant qu’il a une volonté pure ; il me suffit de pouvoir par ce moyen le qualifier comme tel, et, par conséquent, associer le concept de la causalité avec celui de la liberté (et, ce qui en est inséparable, avec la loi morale comme principe de ses déterminations). Or l’origine pure, non empirique, du concept de cause me donne certainement ce droit, puisque je ne me crois pas autorisé à en faire un autre usage que celui qui concerne la loi morale, laquelle détermine sa réalité, c’est-à-dire qu’un usage pratique.

Si j’avais, avec Hume, enlevé au concept de la causalité toute réalité objective dans l’usage théorique *[12], non-seulement relativement aux choses en soi (au supra-sensible), mais même aux objets des sens, je lui aurais ôté par là-même toute espèce de signification ; et, en ayant fait un concept théorique impossible, je l’aurais rendu entièrement inutile, car, comme de rien on ne peut faire quelque chose, l’usage pratique d’un concept théoriquement nul serait absurde. Mais, comme le concept d’une causalité empiriquement inconditionnelle, quoique vide théoriquement (sans une intuition appropriée), n’est pourtant pas impossible, et que si, sous ce point de vue, il se rapporte à un objet indéterminé, il reçoit en revanche dans la loi morale, par conséquent, sous le rapport pratique, une signification, il faut reconnaître que, si je ne puis trouver une intuition qui détermine théoriquement sa valeur objective, il n’en a pas moins une application réelle qui se révèle in concreto par des intentions ou des maximes, c’est à-dire une réalité pratique qui peut être indiquée, ce qui suffit pour le rendre légitime même au point de vue des noumènes.

Cette réalité objective, une fois attribuée à un concept pur de l’entendement dans le champ du supra-sensible, donne aussi de la réalité objective à toutes les autres catégories, mais seulement dans leur rapport nécessaire avec le principe déterminant de la volonté pure (avec la loi morale), par conséquent, une réalité qui n’est que pratique, et qui n’ajoute absolument rien à la connaissance des objets, ou à la connaissance que la raison pure peut avoir de la nature de ces objets. Aussi trouverons-nous dans la suite qu’elles ne se rapportent aux êtres que comme à des intelligences, et, dans ces intelligences, qu’à la relation de la raison à la volonté, par conséquent, qu’elles ne se rapportent qu’aux choses pratiques, et ne peuvent nous donner au delà aucune connaissance de ces êtres ; que, quant aux propriétés qui peuvent y être jointes, et qui appartiennent à la représentation théorique de ces choses supra-sensibles, il n’y point là de savoir, mais seulement un droit (qui, au point de vue pratique, devient une nécessité) de les admettre et de les supposer, même là où l’on conçoit des êtres supra-sensibles (comme Dieu) par analogie, c’est-à-dire suivant un rapport purement rationnel, dont nous nous servons pratiquement relativement aux choses sensibles ; et qu’en appliquant ainsi la raison pure au supra-sensible, mais seulement sous le point de vue pratique, on lui ôte tout moyen de se perdre dans le transcendant.




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Notes de Kant[modifier]

  1. * Aussicht.
  2. * Gegenhild.
  3. * L’édition de Rosenkranz, sur laquelle j’ai fait cette traduction, porte ici praktischen Vernunft, et la traduction de Born donne aussi rationis practicœ ; mais il y a évidemment erreur, car c’est de la raison spéculative et non de la raison pratique qu’il s’agit ici. J. B.
  4. * Geselzmassigkeit.
  5. * Surrogat, mot à mot succédané, terme de médecine qui signifie un remède qu’on peut substituer à un autre. J. B.
  6. * unerforschlichen.
  7. ** Causalitat durch Freiheit.
  8. * Sicherung.
  9. * deduzieren.
  10. * J’ai ajouté, pour plus de clarté, ces mots comme noumènes, qui ne sont pas dans le texte. J. B.
  11. ** vom Sinnlich bedingten.
  12. * Il y a ici encore une erreur évidente dans le texte de Rosenkranz et dans la traduction de Born, qui donnent le mot pratique au lieu du mot théorique. J. B.


Notes du traducteur[modifier]