Critique de la raison pratique (trad. Barni)/P1/L2/Ch2/III

La bibliothèque libre.




III.


de la suprématie *[1] de la raison pure pratique dans son union avec la spéculative.


La suprématie entre deux ou plusieurs choses unies par la raison est l’avantage qu’a l’une de ces choses d’être le premier principe qui détermine l’union avec l’autre ou avec toutes les autres. Dans un sens pratique plus étroit, elle désigne la supériorité d’intérêt de l’une, en tant que l’intérêt de l’autre ou des autres doit être subordonné à celui– là (qui lui-même ne peut être subordonné à aucun autre. On peut attribuer à chaque faculté de l’esprit un intérêt, c’est-à-dire un principe ou une condition qui provoque l’exercice de cette faculté. La raison, comme faculté des principes, détermine l’intérêt de toutes les facultés de l’esprit, mais elle se détermine à elle-même le sien. L’intérêt de son usage spéculatif réside dans la connaissance de l’objet poussée jusqu’aux principes a priori les plus élevés ; celui de son usage pratique, dans la détermination de la volonté, relativement à un but suprême et parfait. Quant à ce que suppose nécessairement la possibilité de tout usage de la raison en général à savoir que ses principes et ses assertions ne soient pas contradictoires, cela ne constitue pas une partie de l’intérêt de cette faculté, mais en général la condition de son existence ; on ne peut lui trouver un intérêt que dans son extension, et il ne suffit pas pour cela qu’elle s’accorde avec elle-même.

Si la raison pratique ne pouvait admettre et concevoir comme donné que ce que la raison spéculative pourrait lui offrir par elle-même, c’est à celle-ci que reviendrait la suprématie. Mais, si elle a par elle-même des principes originaux a priori, avec lesquels soient inséparablement liées certaines propositions théoriques *[2], placées au-dessus de la portée de la raison spéculative (sans être pourtant en contradiction avec elle), la question est alors de savoir du quel côté est le plus grand intérêt (je ne dis pas lequel doit céder à l’autre, car l’un n’est pas nécessairement contraire à l’autre. La raison spéculative, qui ne sait rien de ce que la raison pratique veut lui faire admettre, doit-elle accepter ces propositions, et, quoiqu’elles soient transcendantes pour elle chercher à les accorder avec ses propres concepts, comme un bien étranger qui lui est transmis ; ou bien a-t-elle le droit de suivre obstinément son intérêt particulier et, ainsi que le veut la canonique d’Épicure, tout ce qui ne peut trouver dans l’expérience des exemples évidents qui certifient sa réalité objective doit-elle le rejeter comme une vaine subtilité, quelqu’intéressée qu’y soit la raison pratique pure ; et quand elle-même n’y trouverait rien de contradictoire uniquement parce que cela porte préjudice à son propre intérêt comme raison spéculative, en supprimant les limites qu’elle s’est posées elle-même, et en la livrant à tous les rêves et à toutes les folies de l’imagination ?

Assurément, si en prenant pour fondement la raison pratique, on la considérait comme dépendant de conditions pathologiques *[3], c’est-à-dire comme ne faisant que gérer les intérêts des penchants sous le principe sensible du bonheur, on ne saurait exiger que la raison spéculative reconnût ses prétentions. Autrement on imposerait, chacun selon son goût, ses fantaisies à la raison, les uns le paradis de Mahomet, les autres, les théosophes et les mystiques, une ineffable union avec Dieu, et autant vaudrait n’avoir pas de raison que de la livrer ainsi à tous les songes. Mais, si la raison pure peut être pratique par elle-même et l’est réellement, comme l’atteste la conscience de la loi morale, il n’y a toujours qu’une seule et même raison, qui, sous le rapport théorique ou sous le rapport pratique, juge d’après des principes a priori, et il est clair alors que, si, sous le premier rapport, elle ne va pas jusqu’à pouvoir établir dogmatiquement certaines propositions, qui pourtant ne lui sont pas contradictoires, dès que ces mêmes propositions sont inséparablement liées à son intérêt pratique, elle doit les admettre, il est vrai, comme quelque chose d’étranger ou qui n’est pas né sur son propre terrain, mais qui pourtant est suffisamment prouvé, et chercher à les comparer et à les enchaîner avec tout ce qu’elle possède comme raison spéculative. Seulement qu’elle n’oublie pas qu’il ne s’agit pas ici pour elle d’une vue plus pénétrante, mais d’une extension de son usage sous un autre rapport, sous le rapport pratique et que c’est la seule chose qui ne soit pas contraire & son intérêt, lequel consiste dans la répression de la témérité spéculative.

Ainsi dans l’union de la raison pure spéculative avec la raison pure pratique relativement à une connaissance, c’est à la dernière qu’appartient la suprématie mais à condition que cette union ne soit pas contingente et arbitraire mais fondée a priori sur la raison même, par conséquent, nécessaire. Sans cette subordination il y aurait conflit de la raison avec elle-même. En effet, si elles étaient simplement coordonnées, la première aurait soin de bien s’enfermer dans ses limites et de ne rien admettre de la seconde en son domaine et celle-ci à son tour étendrait les siennes sur tout et toutes les fois que ses besoins l’exigeraient, chercherait à y faire rentrer la première. Quant à l’idée de subordonner la raison pure pratique à la raison spéculative eu renversant l’ordre indiqué, elle est inadmissible, car en définitive tout intérêt est pratique et celui même de la raison spéculative est conditionnel, et n’est complet que dans l’usage pratique.


Notes de Kant[modifier]

  1. * Primat.
  2. * gewisse theoretische positionen.
  3. * als pathologisch bedingt.


Notes du traducteur[modifier]