Critique du socialisme et de l’anarchie

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Critique du Socialisme
ET DE L’ANARCHIE

Quel nomme de bonne foi imputerait à la masse de notre prolétariat le goût des vues socialistes, anarchistes même que manifeste à présent une certaine élite d’âmes passionnées ?

En toutes circonstances le peuple se déclare heureux du régime actuel. Il l’a prouvé fermement vers septembre et octobre 1889. Au lendemain de l’accident survenu à Fourmies, les ouvriers de cette région élurent le conseil municipal désigné par la préfecture. Les trois jurys convoqués pour émettre une opinion sur la bagarre panamique rendirent des verdicts tels que le gouvernement les souhaitait. Enfin les élections municipales de Paris confirment cette liesse de la plèbe fort contente de sentir sur soi la main qui, depuis dix ans, nous guide.

Ils n’obéissent donc pas à un désir national de collectivisme ou de communisme, les étudiants fondateurs de la ligue démocratique des écoles ; ils n’y obéissent point non plus les quelques littérateurs de renom qui se groupent afin d’agir selon les principes de l’anarchie théorique.

Ces jeunes hommes d’intelligence puisent dans leur seule imagination la certitude d’une nécessité de réformes générales. Ils furent beaucoup à se laisser séduire par les parades où se démenaient les clowns barbus de la sociale dont la politique trop évidente répugne maintenant. Mais l’allure satisfaite des prolétaires instruisit mieux encore. Parmi ceux qui font profession d’écrire, des formules courent, pareilles à celle-ci du poëte Viélé-Griffin : « Si le peuple savait combien sa douleur nous hante, il nous massacrerait de suite, par respect du capitalisme… »

En effet l’engouement littéraire pour l’altruisme actif naquit d’une considération purement esthétique. L’inharmonie du monde moral choque comme une faute d’art. L’extrême quiétude de quelques obèses et la souffrance que l’on croit familière à la multitude laborieuse outragent les écrivains ainsi qu’une disproportion architecturale, une opposition fâcheuse de tonalités, une cacophonie d’orchestre. Ce jugement s’apparente à celui qui, dans la critique d’art, vante les compositions fondues en des teintes de synthèse au détriment des toiles démodées empruntant leur prestige à la théorie du repoussoir.

Ainsi le soin de conquérir l’harmonie politique mena les intellectuels à se prononcer pour le socialisme centralisateur ou pour l’anarchie individualiste et fédératrice.

Un certain temps d’observations semble néanmoins les avoir rendus perplexes, car l’intégrité des théories ne résiste guère à l’examen d’une critique convenable.

Il a fallu reconnaître d’abord avec Herbert-Spencer, que la socialisation des biens anéantissant la concurrence, chacun se devrait à la tâche définie par les fonctionnaires supérieurs, chacun serait un fonctionnaire. L’administration déjà si révoltante atteindrait alors au plein épanouissement. Les abus d’autorité vexeraient davantage puisque nul ne s’y pourrait soustraire en quittant le centre industriel ou agricole. La garantie invoquée du suffrage universel paraîtrait simplement nominative, car les humbles molestés par l’injustice du supérieur hiérarchique ne sauraient se prémunir au moyen du vote, sous peine d’encourir la malveillance future et terrible des autorités. Il se produirait le phénomène moral qui accable les soldats d’un régiment : personne n’ose s’opposer aux caprices du sergent par crainte de représailles disciplinaires.

En outre, pour obtenir la faveur des chefs, l’exemption de certains travaux pénibles, des indulgences diverses, la foule ouvrière se verrait moralement contrainte à soutenir le pouvoir. Quoi qu’on en dise, les centres de travail où la population se serait montrée aimablement officielle jouirait d’une administration douce. Le contraire aurait lieu dans les pays réfractaires de la minorité.

L’indiscipliné, l’opposant résisteraient-ils aux qualifications de « réactionnaire » et d’  « ennemi du peuple » propres à les perdre devant la simplicité des masses ? Aujourd’hui tout protestataire se trouve accusé de vouloir le renversement de la République ; et de ce fait, il échoue devant les électeurs. Le gouvernement serait sûr de n’avoir à lutter contre aucune opposition redoutable.

En une telle occurrence est-il à penser que les Guesde les Lafargue, leurs amis et leurs rivaux, résisteraient à l’ambition, à l’orgueil naturels mieux que César ou Napoléon ? Avec le pouvoir concédé à ces personnages historiques, ils détiendraient le prestige menteur d’agir au nom du peuple entier ayant manifesté une apparence d’assentiment par la liberté prétendue des votes.

Sous ces dictateurs peinerait la multitude réduite à un esclavage sans espoir. Même il ne semble pas sûr qu’elle connaîtrait une aisance matérielle plus grande. Ces immenses armées du travail nécessiteraient un nombre considérable d’officiers, de surveillants, d’ordonnateurs que la foule laborieuse devrait nourrir sans qu’ils participent à la production. D’autre part les frais d’installation du nouveau système économique, la fabrication des machines, la construction des édifices de communauté grèveraient brusquement les ressources financières du pays ; et peut-être la multitude plus esclave qu’à l’heure présente ne gagnerait-elle point même une vieillesse sûre, un meilleur menu quotidien.

Les fonctionnaires accapareraient exactement les places et les rentes du capitalisme contemporain. Ce serait la même chose sous des allures différentes, à cela près que ce mode social supprimant l’initiative individuelle, l’évolution de la pensée créatrice s’arrêterait net. Toute science et tout art péricliteraient.

Aussi, dès les premiers temps de pratique verrait-on des milliers de citoyens déserter cette vaste chiourme et aller quérir la liberté dans les états de monarchie. Les dictateurs socialistes resteraient seuls avec le troupeau des plus humbles incapables de défense, d’action opposante ; et, jusqu’à ce que celle-ci renaisse il s’écoulerait une centaine d’années agréables pour les maîtres élus de l’État. Les Messieurs du parti ouvrier ne sont pas sans malice.

Ayant ainsi médité avec Spencer, les intellectuels négligèrent bientôt le socialisme pour accueillir l’anarchie. Au lieu de la centralisation à outrance, la théorie nouvelle propose le triomphe de l’individu.

Or, le régime actuel n’offre-t-il pas la résultante même de l’individualisme ? Depuis vingt et un mille ans, assurent certains géologues, l’homme agit sur la surface de la planète pour atteindre un état de civilisation qui le dépouille de l’animalité originelle. Depuis vingt et un mille ans, l’individu s’exalte dans sa force. Le plus robuste dompte le plus faible ou le plus faible s’asservit de lui-même afin de gagner un protecteur. Sa royauté marqua la gloire de l’individu-type imposant au servilisme peureux des hommes l’excellence de sa vigueur et la sûreté de ses coups. Au cours de chaque histoire, les républiques paraissent-elles autre chose que des associations de rois opprimant la naïveté des peuples par le mirage des mots ?

Les doges de Venise, les archontes athéniens, l’aristocratie lacédémonienne, les tribuns de Rome, les ministres de nos républiques modernes valurent-ils de l’allègement à la douleur humaine ? Le quirite peina-t-il moins sous Brutus que sous Trajan ? L’esclave de Caton souffrit-il moins que celui de Marc-Aurèle ?

L’exaltation de l’individu a pour premier facteur la force brutale ; pour second, la faconde menteuse du tribun. À bien réfléchir, l’anarchie conseille simplement un retour au point initial de l’évolution dont la dernière phase fait l’objet précis de notre querelle. Elle demande le recommencement.

Au reste la théorie débute par un exposé contradictoire. Prêchant l’individualisme libre de lois, elle recommande le communisme, par suite l’engagement mutuel, le contrat moral, la loi enfin que ses programmes réprouvent ; loi dépourvue sans doute de sanction autre que le sentiment public mais pourvue cependant de cette sanction si peu efficace qu’elle semble. En Amérique elle amena rapidement les orpailleurs à la pratique du « lynch ».

Une organisation libre et spontanée suppose des participants doués d’une intelligence assez haute pour que le bonheur d’autrui leur offre la satisfaction. Chacun se nantirait d’une esthétique si vigoureuse que l’on goûterait comme le suprême bien la beauté de voir la félicité des autres. Pour soi-même on attendra la réciprocité de ce sentiment qui vaudra, par définition, le meilleur sort, outre celui qu’acquerra l’action.

Mais l’action peut-elle ne pas nuire ? Le fait de tuer une sardine destinée à la nourriture, n’attristera-t-il pas profondément le végétarien persuadé, avec justice, que l’évolution se transmettant à travers les espèces, le meurtre de la sardine équivaut à celui de l’homme. Le végétarien lui-même, en arrachant son légume comestible, n’offensera-t-il pas un penseur à la logique plus longue, puisque l’évolution se transmet aussi par les règnes de la nature.

Le suprême altruisme impose donc l’inaction, le suicide par la faim, c’est-à-dire la plus grande faute contre cet altruisme lui-même puisque l’évolution, l’amélioration des états humains dépend de la vie la plus multipliée, seule source de pensée, d’invention, de science, d’allégement.

Il manque aux anarchistes de relire l’Origine des Espèces et les autres livres de Darwin. Le principe de sélection, par suite d’action et fatalement nocive, demeure inhérent à la vie. L’exemple de la sardine, si paradoxal, semble-t-il, est une exagération expérimentale du fait qui deviendrait constant. La plus vertueuse action contrarierait toujours quelqu’homme porté à la juger mal. Les conflits se produiraient pour des cas moraux, au lieu de se produire, comme aujourd’hui pour des questions d’intérêt. La combattivité serait déplacée simplement ; mais elle ne tarderait peut-être pas à reprendre les allures barbares de la bataille, ainsi qu’au temps des guerres religieuses ; et la bataille entraînerait la conquête avec tous les corollaires de ce phénomène social.

L’anarchie ne se peut soutenir intégralement. Elle donne, au plus, une gracieuse et touchante idée esthétique.

Ni le socialisme ni l’anarchie ne parviendront à soulager notre douleur parce que ces deux opinions dérivent immédiatement de la politique régnante. L’oligarchie républicaine centralisatrice mène à la tyrannie de l’état. Le sentiment de cette finale logique rejette le penseur vers l’individualisme, autre extrême, et point de départ de toute l’évolution historique. IL serait donc dangereux, pour les jeunes hommes d’intelligence voués à la politique d’adopter fermement l’une ou l’autre de ces conceptions ingénieuses mais trop liées à la nature même de la puissance gouvernementale qui nous choque.

Le mieux serait d’attendre et d’étudier afin de conquérir une nouvelle idée d’aisance sociale tout à fait affranchie des principes de l’organisation bourgeoise.

L’internationalisme européen et le libre échange, l’autonomie des communes (c’est-à-dire le pouvoir pour la commune cléricale de se gouverner cléricalement et pour la commune anarchique de se gouverner anarchiquement), la réforme de l’héritage au bénéfice des caisses de retraites ouvrières ; le plan d’une décentralisation fédérative conférant aux agriculteurs de l’Orne et de la Vendée par exemple le droit de refuser les lois républicaines, et à ceux de Roubaix ou de Belleville de ne pas accepter, pour mener leur vie, les idées de M. Méline ; une réforme du code assimilant l’escroquerie financière de dix-huit cents millions à celle de dix-huit cents francs et la punissant au moins de même ; voilà les premiers points qui mériteraient l’attention des esprits assez hautains pour repousser les ambitions de la politique et créer, hors des partis, une ligue contre la douleur humaine.

Paul Adam.