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Critique historique. - Histoire de France sous le Ministère du cardinal Mazarin, de M. Bazin

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CRITIQUE HISTORIQUE.

Histoire de France sous le Ministère du Cardinal Mazarin,
PAR M. A. BAZIN.

Il y a, en histoire, des époques déshéritées et dont les générations postérieures n’ont nul souci. Il en est d’autres qui émeuvent puissamment les esprits et au profit desquelles la multitude dépense volontiers toutes les ardeurs de sa curiosité, l’écrivain toutes les richesses de sa prose, le poète toutes les splendeurs de sa poésie. Habituellement la popularité de ces temps privilégiés tient à la prédominance exclusive d’une grande idée ou d’un grand fait qui s’impose à l’immense variété des détails et les éclaire tous d’une vive lumière. C’est la passion chevaleresque ou le fanatisme religieux, le prestige du travail intellectuel ou l’importance politique d’un résultat. Ainsi ont trouvé faveur parmi nous les croisades du moyen-âge, qui précipitèrent l’Europe sur l’Asie ; la ligue, dont les fureurs ensanglantèrent la France, mais dont le catholicisme démocratique arrêta les développemens du fédéralisme aristocratique et protestant ; la renaissance des arts et des lettres, qui valut un si magnifique éclat à l’Italie du XVIe siècle ; la guerre de trente ans, qui enfanta le célèbre traité de Westphalie. Parfois aussi une période s’offre à nous sans aucun de ces caractères grandioses qui saisissent l’imagination et entraînent victorieusement les sympathies des masses ; mais elle est si heureusement encadrée entre le présent et le passé, elle se présente avec tant de grace et de courtoisie, elle rit si haut et en apparence de si bon cœur ; elle est, en outre, si spirituellement prônée par ses héros éphémères, devenus plus tard ses panégyristes dans les loisirs du cabinet, qu’on se prend à l’aimer et à s’intéresser à elle, comme si elle eût créé une idée féconde ou produit un fait retentissant, et cette usurpation de renommée dure jusqu’au jour où un historien consciencieux et sceptique s’en vient secouer la poussière de tous ces brillans mensonges et constater le néant de cette longue apothéose.

Telle a été, pendant deux siècles, la destinée historique de la fronde, et cette singularité, si c’en est une, ne nous semble point malaisée à expliquer. La fronde avait eu le dessus dans cette bruyante mêlée de paroles qui accompagne si souvent les guerres civiles, et le nom générique de ses adhérens avait conquis une signification cavalière et moqueuse que l’usage a conservée dans notre langue. Elle avait compté dans son sein les plus beaux noms de France et les plus belles femmes de la première moitié du XVIIe siècle ; elle avait tout le mérite d’une opposition long-temps triomphante dans un pays où la foule, obéissant à cet instinct de résistance qui caractérise les peuples hautement doués de l’esprit d’examen, bat facilement des mains au spectacle des hostilités exercées contre le pouvoir, elle s’était appuyée sur le corps le plus populaire de cette monarchie absolue, le parlement, et sur la bourgeoisie parisienne, qui possédait autrefois comme aujourd’hui, bien qu’à un degré moindre, une remarquable influence sur l’opinion ; elle vivait enfin sur une réputation d’esprit que lui avaient value les saillies parlées et les justifications écrites de quelques-uns de ses fauteurs, et qui lui tenait lieu des meilleurs argumens. C’était en outre un curieux et séduisant tableau que cette étrange cohue de gentilshommes étourdis, d’héroïnes guerrières, de bourgeois peureux et criards, de populace insolente, excitée par les souvenirs révolutionnaires de la ligue, avec le parlement pour avant-garde, la réformation de l’état pour drapeau, le cri : point de Mazarin ! pour mot d’ordre, et, pour apologiste, ce fameux coadjuteur de Retz, qui a écrit la Conjuration de Fiesque, et qui rêve tout haut à l’imitation de cet épisode italien, qui s’inspire à tort et à travers des réminiscences incomprises de l’antiquité, qui veut jouer au tribun du peuple avec le rochet épiscopal, et au sénat romain avec des procureurs ; petit Catilina qui aurait mérité d’être pendu et qui devait mourir tranquillement dans son lit, enveloppé de sa robe rouge, comme Sylla après son abdication.

La fronde avait encore eu un autre élément de succès ; elle s’était racontée et jugée elle-même. Non contens d’avoir parlé plus haut et ri plus fort que leurs adversaires, ses partisans avaient seuls écrit ses faits et gestes. L’autorité, satisfaite d’avoir prévalu, avait laissé le champ libre à tous les débordemens de mauvaise humeur littéraire que pouvait inspirer la défaite. Qu’importaient au rusé Mazarin les injures personnelles, pourvu que le vaincu payât et se résignât à l’obéissance ! Aussi, ses ennemis se vengèrent-ils avec usure, la plume à la main, de l’impuissance politique à laquelle ils étaient réduits, et personne n’ignore quelle admirable série de mémoires nous ont value leurs longues et mordantes rancunes. L’opinion a suivi, pendant près de deux cents ans, la voie tracée par eux. On ne s’est pas demandé si la réputation de la fronde n’était pas imméritée, si ses personnages n’étaient pas de pauvres acteurs, sous l’or de leurs vêtemens d’apparat, s’il y avait en elle véritablement quelque chose de ce qui constitue les grandes époques, et de nos jours un esprit distingué, M. de Sainte-Aulaire, n’a pas peu contribué, dans un intérêt de circonstance, à rajeunir cette partialité de si vieille date, en se fiant sans réserve au témoignage des contemporains.

Tous les travaux historiques de la restauration cachent, sous l’apparence d’une érudition purement littéraire, une arrière-pensée politique et une valeur de parti ; ils ont leur place marquée à droite ou à gauche et peuvent se diviser en deux classes, selon que l’auteur défend la réaction aristocratique ou les tendances régulières de la charte octroyée. L’Histoire de la Fronde, par M. de Sainte-Aulaire, appartient évidemment à la seconde catégorie. Les écrivains libéraux de l’époque s’armaient contre leurs ennemis des idées les plus étrangères au domaine de la polémique quotidienne, et en appelaient volontiers au passé des maximes absolutistes du présent. Ils aimaient à rechercher dans nos annales les traces oubliées d’une opposition vigoureuse aux empiètemens du pouvoir, et donnaient pour base à leurs arrêts de condamnation les obscures manifestations des communes du moyen-âge, ou l’éclatante résistance des parlemens. M. de Sainte-Aulaire n’a pas su mieux se préserver des entraînemens de l’opinion professée autour de lui, et il a prêté traditionnellement à la fronde les plus nobles couleurs. Il a fait rétrograder dans le passé le libéralisme des quinze ans, et il a grandi outre mesure les figures parlementaires de 1648 ; il a cherché à établir, peut-être sans s’en rendre compte à lui-même, une certaine assimilation entre l’attitude anti-ministérielle des cours royales de 1827 et les luttes de la magistrature contre la régence d’Anne d’Autriche, et il a instinctivement glorifié, dans la personne des conseillers du XVIIe siècle, les opposans du XIXe. Son livre, écrit avec toute la facilité d’un grand seigneur, n’est guère qu’un long et élégant plaidoyer inspiré par les Mémoires du cardinal de Retz et dirigé en fait contre les théories gouvernementales des royalistes quand même et des hommes d’état de la légitimité.

M. Bazin, qui a déjà abordé avec un talent si remarquable l’histoire du règne de Louis XIII, n’avait à subir aucune de ces exigences de parti qui pèsent, à leur insu, sur les hommes les plus indépendans dans les temps orageux. Né plus tard au monde historique, rien n’a contrarié la liberté de ses mouvemens. Il a marché d’un pas ferme sur le grand chemin de l’appréciation, promenant de droite et de gauche les hardiesses motivées de sa critique, et soufflant sans ménagement sur les versions les mieux accréditées. Il s’est plu à remonter le courant de l’opinion reçue, à renverser tout le brillant échafaudage des narrations contemporaines de la minorité de Louis XIV, à surprendre en flagrant délit d’inexactitude les coryphées de la révolte, transformés en chroniqueurs partiaux dans l’oisiveté des parlemens et des cours. M. Bazin, esprit froid et positif, mais absolu dans ses jugemens sur les hommes et sur les choses, a étudié la fronde, abstraction faite du côté poétique, et il a été saisi d’un profond mépris pour les petitesses de l’exorde, les légèretés de l’action, et la stérilité du dénouement. Aussi a-t-il réagi avec vigueur et rabaissé devant la postérité les prétentions demeurées infécondes des corps judiciaires. La magistrature a perdu, sous le sans-gêne de son pinceau irrespectueux et moqueur, les proportions grandioses qu’elle tenait de l’habitude et de la tradition. L’historien s’est jeté, tête baissée, au milieu de tous ces intérêts mesquins décorés de titres pompeux ; il a mis à nu les futilités de l’origine cachées sous l’aspect séduisant de certains évènemens et sous la bonne mine des individus, la pauvreté du fond revêtue du mensonge d’un arrangement ingénieux, les passions mauvaises, les coupables enfantillages, l’égoïsme impudent, l’orgueil des mobiles divers, et il a reconnu sous cette attrayante surface de puérilités et de bons mots des tendances fâcheuses et de tristes résultats. Telle a été son ardeur, ou plutôt l’énergie de sa conviction dans cette œuvre de réaction presque systématique, sinon passionnée, qu’il a plus d’une fois outrepassé le but.

On sait comment naquit la fronde, comment elle vécut, comment elle s’éteignit enfin par lassitude et par ennui. Au début de la régence, c’est l’âge d’or, ainsi nommé par les poètes courtisans. Richelieu est mort et son royal esclave l’a suivi dans la tombe. Les bannis reviennent en foule ; la cour a retrouvé cette joie franche qu’un roi sombre et taciturne, un ministre ombrageux et redoutable, avaient si long-temps proscrite ; un des heureux du moment s’écrie que toute l’histoire de ces jours de bonheur peut se résumer en cinq mots : la reine est si bonne ! Bientôt cependant de nouveaux mécontentemens vont surgir, les victimes du dernier règne s’étonnent de retrouver au conseil les créatures du cardinal défunt, de voir persister, avec quelques adoucissemens dans la forme, son gouvernement intérieur, et survivre sa pensée ministérielle. Le parti des importans a fait son apparition, et il se donne pour chef un petit-fis de Henri IV, empressé d’obéir à la coutume qui veut que toute régence soit semée de dissensions et de luttes intestines. Mazarin, menacé par quatre ou cinq mélancoliques, prend l’initiative de la rigueur, et fait enfermer le duc de Beaufort à Vincennes. Le prologue est joué ; la bourgeoisie, ruinée par le fisc, se prépare à entrer en scène, et le parlement, si faible sous les rois forts, si fort sous les rois faibles, se pose vis-à-vis d’elle en tuteur officieux et désintéressé. De là les réunions de la chambre de Saint-Louis, où l’on agite la question prématurée et incomprise de la réformation de l’état. La régente, indignée de l’audace des parlementaires, s’en prend à un vieux conseiller du nom de Broussel, brave homme au fond, mais imbu au plus haut degré de l’esprit de corps ; le peuple s’émeut et sillonne les rues de barricades ; le coadjuteur de Retz, entraîné par l’amour du nouveau, s’est séparé avec éclat de la cour ; puis on se hâte de transiger, et ce premier acte de la fronde se termine par la fameuse déclaration de 1648. Au second, le mouvement change de caractère ; jusqu’alors la querelle de la régence et du parlement avait eu un caractère net et tranché, elle n’avait eu pour cause que la vieille hostilité des intérêts royaux et des exigences de la magistrature. À cette heure, la noblesse se met de la partie, et les gentilshommes accourent en foule sous les drapeaux de la fronde. Les plus grands seigneurs de France, M. et Mme de Longueville, le prince de Conti, le duc de Bouillon, et son frère le loyal Turenne, le duc d’Elbeuf, etc., épousent, dans un intérêt égoïste, les ressentimens des gens de robe ; bourgeois et duchesses se mêlent au son des violons à l’Hôtel-de-Ville, tandis que la royauté appelle à son aide toutes les fidélités ébranlées. On lève des soldats par ordre du parlement, on frappe des contributions, on escarmouche plus ou moins vaillamment autour de Paris ; on écoute avec faveur les propositions de l’envoyé de l’archiduc, c’est-à-dire de l’étranger. Et pourquoi ? comment la trahison est-elle à l’ordre du jour ? Point d’états-généraux, point de prévôt des marchands à la hauteur de Marcel, point d’évêque Lecoq, point de Jean de Pecquigny, champions hardis de la liberté, l’un au nom du clergé, l’autre au nom de la noblesse. Où sont les descendans des Caboche ? où sont les Jacques ? La ligue du bien public n’est pas invoquée ; le mot de république n’est pas même prononcé. Où va-t-on et que veut-on ? Le prétexte, c’est l’expulsion de ce prélat souple et rusé qui a recueilli, avec l’héritage de Richelieu, la haine et le mépris attachés au souvenir d’un autre Italien devenu maréchal d’Ancre sous Louis XIII ; le but, c’est la satisfaction des mécontentemens individuels. L’enfant mutin veut la guerre civile, va pour la guerre civile, et quelle guerre ! Peu à peu, tout ce bruit s’apaise ; la paix est conclue entre le gouvernement et les rebelles sous les auspices du grand Condé, qui n’a pas encore dévié de la ligne du devoir, bien qu’elle ne soit pas celle de la popularité. Mais, dès ce moment, le héros de Rocroy et de Lens, fier des services rendus et peut-être tenté par l’appât du bandeau royal qui ceint une si jeune tête, s’apprête à devenir le pivot d’une rébellion dernière, et à rallumer énergiquement la guerre civile. Les rôles se modifient, les péripéties s’accumulent, les mazarins se réconcilient avec les frondeurs ; les princes du sang sont enfermés au donjon de Vincennes, et, par un revirement soudain, l’opinion publique se déclare contre eux. Quelques jours après, c’est encore au tour de Mazarin de fléchir devant leur ascendant et de s’éloigner du royaume. Condé redevient le maître, il dispose à son gré des faveurs royales, il se fait largement sa part ; il multiplie les demandes au profit de ceux de son parti, et lorsqu’on le croit rattaché pour jamais, en raison de son omnipotence même, au trône du jeune roi qui atteint sa majorité, il sort précipitamment de Paris, et jette son cri de guerre par inquiétude d’humeur. Alors la fermentation recommence ; le parlement de Paris fulmine des arrêts violens contre le cardinal proscrit, qui est rentré en France suivi d’un corps d’armée ; le sang coule au faubourg Saint-Antoine, et Condé vaincu soulève l’écume populaire, qui procède à l’Hôtel-de-Ville par le massacre et par l’incendie ; il finira par se joindre aux ennemis du dehors, et sa retraite au sein de l’armée espagnole sera le dernier acte du drame.

C’est là toute la substance des faits qui remplissent les temps de la fronde, et, en les réduisant ainsi à leur plus simple expression, on est frappé de leur peu de valeur. M. Bazin en a suivi pas à pas la longue filière, en conteur élégant, sûr de lui-même, abondant sans prolixité, et consciencieux sans minutie. Il entre de prime abord dans le cœur du récit ; il expose avec un art infini, avec des nuances exquises, en écrivant l’histoire de l’âge d’or, les diverses situations de tous ces hommes de cour, qui s’imaginaient être méconnus parce qu’on ne réparait pas avec assez de munificence à leur profit les injures du passé. Il raconte comment l’idée du pouvoir était alors si mal définie malgré les sanglantes exécutions de Richelieu ; comment les liens qui unissaient le monarque à l’élite de ses sujets offraient, en dépit du supplice de Biron, de Montmorency, de Cinq-Mars, une telle élasticité ; comment la rébellion à main armée était encore si peu considérée comme un déshonneur dans une certaine caste sociale, que tout gentilhomme se croyait en droit de réagir contre le système despotique de l’éminence rouge, et de revendiquer sa part de souveraineté. On respire de loin un étrange parfum d’agitation ; on devine que le sommeil des premières années de la régence ne peut durer ; on voit déjà poindre l’heure du réveil. Toutefois peut-être manque-t-il quelques traits essentiels à ces données préliminaires ; peut-être eût-il fallu, pour la complète intelligence de l’époque, présenter une sorte de tableau tout à la fois social, politique et administratif de la France au commencement du règne de Louis XIV. L’historien avait à nous fournir d’intéressans détails sur les progrès de la centralisation rêvée par Richelieu, sur le mécontentement sous des populations écrasées pendant dix-huit ans, mais emportées encore, selon la belle expression du coadjuteur de Retz, par le mouvement de rapidité que le vigoureux ministre avait imprimé à l’autorité royale. Il pouvait interroger à mesure les symptômes de la réaction qui s’opérait dans les provinces contre les intendans, agens dévoués du pouvoir central, fonctionnaires hostiles au maintien des coutumes locales, étrangers odieux à leurs subordonnés, et surtout aux trésoriers, aux élus, à tous les protégés de la magistrature qu’ils avaient spoliés. Il y aurait eu en outre quelque utilité à constater la position respective de la royauté toujours envahissante, et de la gentilhommerie toujours disposée à se lever en faveur de l’indépendance féodale ; à faire ressortir les causes de cette antique et profonde inimitié qui existait entre l’aristocratie d’épée et celle de robe et qui bientôt allait paralyser les plus menaçantes démonstrations de la fronde ; à préciser les mobiles divers et les aspirations de la masse bourgeoise qui avait puisé dans les souvenirs de la ligue un sentiment confus de sa valeur numérique avec l’instinct révolutionnaire d’une meilleure destinée. M. Bazin n’a pas entièrement laissé dans l’ombre tout ce grand côté de la question sociale ; mais il s’est contenté d’une indication sommaire, sans preuves décisives, et sans faits à l’appui.

Du reste, l’auteur de l’Histoire de France sous le ministère du cardinal Mazarin ne procède jamais par voie de synthèse ; il s’inquiète fort peu du point de vue philosophique, et, à vrai dire, le sujet, exclusivement nourri de petits incidens et d’anecdotes individuelles, n’y aurait guère prêté. La devise de M. Bazin est celle du critique latin : Scribitur ad narrandum. C’est à l’histoire qu’il a demandé la certitude, et quand il la tient par les faits, il ne court pas après le commentaire doctoral : les conséquences qui découlent des prémisses le dispensent d’un retour prophétique sur l’évènement accompli ; mais, en démonstrateur habile, il ne fait pas grace des corollaires, car il aime les détails, et il lui faut toute la prudence et toute la finesse de sa méthode pour ne pas s’égarer dans les innombrables accessoires qu’il lui a plu de rattacher au récit principal. Esclave de la chronologie, il marche avec le temps, et sans vouloir d’autre guide ; il ne sacrifie pas un épisode à un autre, quitte à revenir après, avec ou sans transition : plus sage en cela que tels ou tels écrivains que l’on pourrait citer qui se passionnent pour une période ou pour un homme, et laissent là tous les autres sans avoir égard aux proportions. Le voilà donc cheminant, d’un pas tranquille et régulier, à travers tout ce bizarre dédale d’agitations impuissantes, de pauvres intérêts et d’intrigues échevelées. Il excelle à démêler la trame compliquée des manœuvres de cour, à décrire les incessantes menées du parlement, les doléances du peuple, les griefs ecclésiastiques du mondain coadjuteur qui tourne au jansénisme par amour du nouveau ou par esprit de corps, l’attitude des petits-maîtres, cette autre phalange d’importans que dirige le jeune duc d’Enghien enorgueilli de ses triomphes militaires, les projets d’avenir que forme Mazarin, près d’appeler en France cette brillante armée de neveux et de nièces dont il entourera plus tard le trône de son royal pupille. Il dévoile avec une clarté extrême et un rare talent d’observation tous les secrets de la tactique du parlement ; il explique à merveille tout le manége légal des gens du roi et des conseillers-juges ; il donne des renseignemens curieux sur leur éloquence judiciaire, sur leur érudition pédantesque, sur le vain libéralisme de leurs paroles. M. Bazin a constaté, et avec pleine raison, le peu de portée du langage violent qu’autorisait alors l’usage du palais. Sa sécurité historique n’est pas de celles que peuvent ébranler quelques déclamations orales ; puisée dans le dédain des mobiles, des acteurs et des situations, elle résiste même aux actes les plus significatifs ; elle n’est troublée qu’un moment, le jour où le parlement, la chambre de comptes, la cour des aides et le grand-conseil s’unissent dans le but de réformer l’état, et créent l’assemblée de la chambre de Saint-Louis. Alors l’historien s’écrie : « Quelle que fût sur les suites possibles de cette installation la pensée de ceux qui l’avaient conquise et du gouvernement qui la subissait, il est certain que la France venait de voir se former un corps politique, lequel, étant sans fonction réglée, sans autorité définie, et partant limitée, pouvait dès-lors tout ce qu’il oserait. »

Mais, dès qu’il arrive à l’examen des résolutions délibérées dans la chambre de Saint-Louis, M. Bazin se rassure, et désormais sa confiance ne fléchira plus. À notre époque, le mot de réformation de l’état prononcé au sein d’une assemblée qui se serait constituée en dehors de l’initiative et du consentement du pouvoir, aurait un sens redoutable, et la constitution tremblerait sur sa base. Au temps de la fronde, il voulait tout simplement dire, selon l’auteur de l’Histoire de France sous Mazarin, que les cours souveraines se sentaient à l’étroit dans les limites de leurs attributions, qu’elles entendaient profiter de la faiblesse momentanée de la royauté pour en élargir le cercle, qu’elles s’étaient unies dans un intérêt égoïste, auquel le prétexte banal de la réduction des tailles imprimait un faux air de noblesse et de générosité. Aussi n’est-il pas d’expressions méprisantes qu’il ne prodigue à la déclaration du 24 octobre 1648, qui émane des réunions de la chambre de Saint-Louis et des journées des barricades. Ce qui domine, d’après lui, dans l’édit de pacification dicté au conseil royal par la magistrature, c’est la haine des traitans qui n’est qu’un leurre jeté au pauvre peuple, la demande de la publicité des comptes qui cache un désir d’empiétement, la clause de la liberté individuelle qui n’a été stipulée que dans des préoccupations de caste. « En lisant, ajoute-t-il, les articles de cette capitulation consentie par un pouvoir qui s’était mis hors d’état de refuser, nous avons peine à comprendre pourquoi d’une part on était si fier, pourquoi de l’autre on se montrait si abattu ; car c’est à peine si nous y trouvons quelque disposition nouvelle, quelque garantie pour le public, quelque engagement de la royauté, et quelque moyen de protection ou de répression… L’esprit du parlement en toutes choses, sauf peut-être en ses intérêts particuliers, était de ne rien dire nettement ; il s’exprimait en énigmes, dont ses registres gardaient le mot. Ce qu’il se réservait surtout, c’était l’interprétation du texte, pour lequel il croyait toujours avoir des ressources infinies d’argumens et une grande provision d’exemples. Ceci se voit très clairement dans l’article de la sûreté publique : les termes dans lesquels il est couché ne feraient certainement pas soupçonner la longue dispute dont il est sorti, et quand on a lu le détail de cette dispute, on ne peut croire que c’en soit là l’issue. Des gens plus attentifs que ne le sont ordinairement les historiens auraient grand sujet de s’y tromper, et les nombreuses méprises dont les livres sont pleins en cette occasion ne sont pas de celles qui nous étonnent. » La dernière phrase de cette appréciation sobre et rapide a, comme on voit une tournure singulièrement rude et hautaine. On y sent percer contre les publications antérieures une mauvaise humeur mal déguisée sous la bonhomie affectée et, malgré tout, fort cavalière de l’expression. À qui s’adresse l’allusion ? Il faut bien l’avouer, elle va droit à un esprit éminent, à M. le comte de Sainte-Aulaire, qui écrivait en 1827 : « La déclaration du 24 octobre 1648 a laissé si peu de trace dans notre histoire, ses principes ont été si complètement mis en oubli pendant les règnes de Louis XIV et de Louis XV, qu’on a peine aujourd’hui à concevoir son importance. C’était cependant une grande révolution, que celle qui associait la magistrature à la puissance législative et souveraine. Peut-être le parlement de Paris n’avait-il pas compris lui-même toutes les conséquences des concessions qu’il arrachait à l’autorité royale. Peut-être était-il arrivé à ce but sans plan de conduite, sans idées générales de gouvernement, poussé par l’esprit de corps plutôt qu’animé par un patriotisme éclairé. Mais, quoi qu’il en soit, les articles délibérés en la chambre de Saint-Louis avaient proclamé les vrais principes de la liberté et posé les bases d’un gouvernement légal et d’une administration régulière. » Il serait malaisé de mettre en regard deux jugemens plus franchement hostiles, et on peut comprendre maintenant, sans en approuver la forme brève et dure, le sens du reproche adressé par M. Bazin à ses prédécesseurs. Cet antagonisme radical n’a d’ailleurs rien que de fort logique et de fort naturel ; il trouve son principe dans la différence des situations et des points de départ. M. de Sainte-Aulaire, entraîné par le désir d’opposer aux prétentions réactionnaires du présent les résistances du passé, a négligé avec une entière bonne foi de s’appesantir sur la stérilité des efforts qu’avait tentés la magistrature. Il n’a considéré que le but auquel elle paraissait tendre, et il a cru voir là une sorte d’aspiration instinctive ou intelligente, peu importe, vers un régime constitutionnel : erreur capitale selon l’histoire, mais en parfaite harmonie avec les exigences libérales de la période des quinze ans. M. Bazin, au contraire, ainsi que nous l’avons remarqué, n’a pas eu à s’inquiéter du milieu dans lequel nous vivons aujourd’hui : il a pu se vouer, sans craindre le contrôle jaloux d’influences qui n’existent plus, au rôle d’un historien consciencieux, sachant bien qu’il n’avait pas à plaider la cause de telle ou telle coterie ; mais, cédant aux fâcheux enseignemens d’une conviction exclusive, il n’a envisagé que le résultat négatif, l’impuissance finale des tentatives parlementaires, et lorsqu’il a vu l’autorité dépouillée de tout son prestige, l’administration désorganisée, le gouvernement en péril, la France misérablement amoindrie aux yeux de l’étranger, sans que cette violente crise eût servi au bien-être légal ou à la liberté des peuples, il s’est dit que tout avait dû être mesquin dans les individus et pitoyable dans les choses, puisque la solution n’avait pas été meilleure. Le premier ne s’est donc préoccupé que du but idéal et il l’a exalté outre mesure, bien qu’il n’eût pas été atteint ; le second n’a songé qu’au dénouement matériel, et il l’a pris en pitié. La vérité des faits est entre ces deux sentimens extrêmes, et si M. de Sainte-Aulaire s’est grandement trompé en cherchant à assimiler le siècle de Louis XIV au nôtre, et la déclaration de 1648 à l’enfance d’un pacte constitutionnel, M. Bazin a été trop loin, à notre avis, en prétendant que cet édit royal n’avait aucune valeur réelle. Sans stipuler des garanties précises et partant efficaces, sans offrir la clarté absolue et la rigueur mathématique d’une constitution, sans entrer dans l’examen des droits et priviléges des hiérarchies sociales, il entravait la marche de la royauté et dépossédait en partie le chef de l’état au profit des corps judiciaires. La cour sentit si bien le danger des obstacles accumulés sous ses pas, qu’elle hasarda tout pour s’en affranchir ; elle s’enfuit brusquement de Paris, et la guerre civile fut déclarée.

M. Bazin ne s’émeut pas plus au bruit de cette retentissante prise d’armes qu’il ne s’était ému à la lecture de la déclaration du 24 octobre 1648. Il lui suffit que la Fronde ait vu cette fois ses rangs se grossir d’une foule de grands seigneurs et ait ainsi perdu sa physionomie bourgeoise et populaire, pour en proclamer l’impuissance et en nier la gravité. Dès-lors il se sent tout-à-fait à l’aise, et, convaincu de l’insuffisance des évènemens et de celle des héros des deux sexes qui vont y figurer, il leur lance à pleines mains les traits de sa mordante ironie. Il s’étudie à nous prouver que, si tous ces chefs de parti avaient de l’esprit à défaut de bonnes raisons, ils ne brillaient que par cet esprit de saillie qui ne grandit guère les individus, qui n’est dans la vie politique qu’un accessoire amusant, et qui, somme toute, est monnaie courante de nos jours, où le mérite d’un homme ne se mesure pas à la grace et au bon goût d’un quatrain. Il ajoute que, la plume à la main, toute cette verve parlée s’éteignait, que les écrivailleurs de la faction ne rencontraient, dans les laborieux écarts de leur polémique inféconde, que de viles accusations ou de tristes platitudes, et il déclare enfin, à juste titre, qu’il n’a découvert, dans les mazarinades écloses pendant la guerre de Paris, rien qui valût la peine d’une citation.

Mais, s’il est vrai que l’intervention de tous les grands noms du royaume ait complètement changé le caractère de la rébellion, est-ce à dire pour cela que la fronde ait à l’instant même perdu toute sa gravité ? Nous ne le pensons pas. Les mauvaises plaisanteries et les rires éclatans des intéressés ne prouvent rien ; la ligue avait bien eu ses joyeux quolibets et ses burlesques épopées. Lorsqu’on anéantissait sans ménagement tout le prestige de l’autorité, tout le respect dû aux personnages et aux agens royaux, lorsqu’on s’attaquait hardiment au pouvoir légal, à l’heure où la tête de Charles Ier tombait en Angleterre sous l’effort d’un autre corps nommé aussi parlement, lorsque, sous le prétexte de renverser un ministre odieux, on soulevait à plaisir toute l’écume des passions populaires, n’était-ce donc pas sérieux ? Sans doute la fronde a dans nos souvenirs un aspect singulièrement capricieux et goguenard ; mais cependant la capitale avait échappé au roi, Rouen se déclarait pour le duc de Longueville, les parlemens d’Aix et de Rouen s’unissaient à celui de Paris, qui prenait tous les airs d’un gouvernement provisoire, et représentait au petit pied ce que furent plus tard les comités de l’assemblée constituante ; enfin, si le nom du souverain n’avait pas cessé de figurer sur les drapeaux de cette étrange coalition, si la devise des mécontens était celle-ci : Nous cherchons notre roi ; si l’on s’inclinait avec respect devant la majesté absente de Louis XIV enfant, on n’en agissait pas moins comme s’il n’eût pas existé, opposant armée à armée, arrêts à ordonnances, et manifestes à proclamations. Il fallut, pour annihiler cette révolte sans causes légitimes, que le peuple, soulevé au début par une question de tailles, ne comprît rien aux théories libérales de ses meneurs, et que l’audace manquât à ceux-ci pour s’emparer de lui et exploiter la situation à leur profit ; il fallut que la magistrature ne comptât dans son sein que des hommes imbus au plus haut degré de l’esprit de corps, mais incapables d’avoir des idées arrêtées sur les suites possibles de cette émotion populaire, et fort mal disposés d’ailleurs pour les gentilshommes du parti qui tendaient à se substituer à eux avec le dédain le mieux caractérisé du précepte latin : Cedant arma togæ ; il fallut aussi que le coadjuteur, si retors en intrigue, n’eût ni fixité ni parti pris, outre que le rochet épiscopal ne convenait que médiocrement à son rôle de tribun. M. Bazin, qui n’avait pas vu le péril, a merveilleusement apprécié le remède ; il a indiqué avec une extrême sûreté de coup-dœil et une rare sagacité les plus insaisissables nuances et les plus obscures variations de tout cet assemblage d’intérêts hétérogènes. Il y a, dans cette partie de son livre, des scènes d’une vérité frappante et d’un comique achevé ; la critique naît pour ainsi dire d’elle-même sous les malignes inspirations de sa verve descriptive, et c’est à peine s’il serait besoin, à la suite de cet intelligent récit, de jeter un regard sur les quelques pages de réflexions sévères où il a groupé en faisceau et peut-être exagéré les nombreux griefs de l’histoire contre cet épisode de la fronde.

M. Bazin, si peu troublé des menaçantes possibilités que renfermait la guerre de Paris, n’accorde pas plus de valeur à la défection du prince de Condé. À ses yeux, le vainqueur de Rocroy et de Lens n’apporte dans la lutte aucun élément nouveau ; ce n’est guère qu’un nom et une épée de plus au milieu de tant de noms glorieux et d’illustres épées. Pourquoi quitterait-il, à son sujet, cet air sceptique et railleur qui récuse les élans passionnés et n’admet pas la colère ? Condé est-il autre chose qu’un enfant malicieux, goguenard et mutin, qui s’amuse à tourmenter le cardinal, dont le hasard des évènemens a fait son roué et presque son esclave ? L’exagération de ses fantaisies cache-t-elle un but, un dessein, une volonté fixe et résolue, ou n’est-elle pas plutôt l’effet d’une pétulance qui manque d’emploi ? Rien n’est changé quant à l’aspect général des moyens publics ou secrets de la querelle. Les intrigues sans nombre dont elle est traversée présentent toujours la même confusion de personnages, la même multiplicité de prétentions, la même petitesse de vues individuelles. Soudains abandons, brusques retours, péripéties inattendues, tout s’y produit à mesure, excepté le remords, qui n’est jamais le bienvenu dans les mouvemens politiques ; et, au sein de ce curieux enchevêtrement d’agitations en sens divers, il n’apparaît pas une idée qui ait chance de vie, pas un fait sur lequel on puisse s’appesantir, car le fameux combat du faubourg Saint-Antoine n’est qu’un sanglant tournoi dont les redites historiques ont depuis long-temps épuisé tout l’intérêt ; le massacre de l’Hôtel-de-Ville qui a suivi cette journée, n’est qu’un hors-d’œuvre odieux ; la nomination du duc d’Orléans en qualité de lieutenant-général du royaume, avec l’investiture de tous les pouvoirs, n’est qu’une insignifiante contrefaçon des tentatives de Guise le Balafré. — Tels sont les enseignemens contenus dans cette partie du récit, et là encore M. Bazin nous semble avoir obéi aux inspirations d’une sécurité trop dédaigneuse et trop absolue. La mêlée de la Porte-Saint-Antoine, qu’il a racontée avec une brièveté calculée et peu permise dans un ouvrage de si longue haleine, où sont venus plus d’une fois s’étaler, avec de vastes développemens, des incidens moins dignes de l’attention du lecteur, la mêlée de la Porte-Saint-Antoine, disons-nous, n’était rien moins que la dernière bataille livrée à la royauté par l’aristocratie ; les meurtres de l’Hôtel-de-Ville accusaient un triste ressouvenir des excès démocratiques de la ligue et une déplorable tendance à l’imitation. L’élévation du duc d’Orléans à la lieutenance-générale du royaume, provoquée par Broussel, était la démarche la plus audacieuse qui eût été faite jusqu’alors contre le gouvernement royal. Si le prince dont il s’agissait eût été un autre homme, l’arrêt du parlement aurait peut-être eu d’immenses conséquences ; le roi pouvait changer de nom, et la couronne passer en de nouvelles mains. Cette substitution était réellement plus à craindre que le projet gratuitement prêté par Mazarin au cardinal de Retz de se poser en Cromwell, et de transformer le duc de Beaufort en Fairfax. Et d’ailleurs, à défaut du duc d’Orléans, n’avait-on pas Condé, dont un contemporain véridique et bien informé nous a dévoilé les coupables espérances ; Condé, qui en dépit de sa nullité politique avait rallié autour de sa personne tous les ressentimens épars ; Condé, qui une fois passé dans les rangs des rebelles, était devenu par la seule force des choses le dernier champion de la noblesse féodale et de l’esprit provincial ? M. Bazin n’a pas cru au danger, il existait pourtant au dedans comme au dehors. La fronde n’aurait eu rien de sérieux en elle-même, qu’elle aurait acquis une énorme gravité par les circonstances extérieures dont elle avait été l’occasion. La France, pour parler le langage politique de notre temps, était dans une fâcheuse voie d’abaissement continu. Les conquêtes du commencement de la régence s’en allaient une à une ; l’Espagne, si habile à profiter de nos discordes civiles, était toujours derrière le rideau avec ses propositions insidieuses, ses envoyés secrets, ses armées d’invasion ; la frontière, jadis si bien gardée, était ouverte au premier venu, à Mazarin, à l’archiduc, au duc de Nemours, à cet étrange aventurier qu’on nommait le duc de Lorraine. Il suffisait d’un régiment levé au-delà du Rhin pour traverser le royaume et le mettre à contribution d’un bout à l’autre. D’autre part, la féodalité abattue par la main de fer de Richelieu, qui avait repris en sous-œuvre la grande pensée de Louis XI, décelait encore un reste de vie, et ses convulsions suprêmes compromettaient le présent, sans toutefois engager l’avenir. Le peuple avait, comme toujours, un puissant instinct de nationalité, et les traditions de la ligue, où l’Espagnol avait joué un rôle si odieux, ne contribuaient pas peu à l’aviver ; mais la gentilhommerie oubliait, au milieu de la décadence momentanée du pouvoir royal, les terribles exemples du règne précédent, et le sens du mot patrie, si rigoureux parmi nous, restait pour elle mal défini. Il y aurait une grave erreur, bien que Richelieu eût déjà fort avancé l’œuvre de la centralisation, à supposer l’unité administrative pleinement réalisée à cette époque, comme elle le sera lorsque le jeune roi aura groupé autour de lui et absorbé dans les splendeurs de sa cour tous ces grands seigneurs déchus. L’esprit de localité, qui avait survécu aux attaques redoublées de l’impérieux ministre, s’était incarné dans la personne des gouverneurs de province, et ceux-ci levaient des troupes, ouvraient et fermaient leurs villes, prêtaient ou refusaient leurs gens de guerre, passaient d’un camp à l’autre avec une incroyable facilité. La France était tombée si bas dans l’opinion, que tout le monde en Europe, hormis la cour de Madrid, s’intéressait à elle, comme on prend fait et cause pour un malheureux digne de pitié ; la fameuse reine de Suède, Christine, le fantasque duc de Lorraine, et, chose bizarre, le fils de l’infortuné Charles Ier figuraient au nombre des médiateurs bénévoles, sans compter les agens officieux de l’intérieur. Qu’il y a loin de cette situation au spectacle qu’offrira la France de Louis XIV, quelques années plus tard !

Ces belles promesses de l’avenir, M. Bazin n’a fait que les indiquer à la fin de son livre. La conclusion dernière de la fronde, c’est le grand ballet de l’Impatience dansé à la cour (22 et 26 février 1661), et dans lequel figurent le prince de Condé et le duc de Beaufort. Les principaux acteurs ont disparu à jamais ou se sont groupés en sujets désormais fidèles autour de la royauté victorieuse. Mais si Louis XIV, écoutant les avis modérés et concilians de son principal ministre, pardonna beaucoup autour de lui, il ne put oublier que les factieux de la régence avaient un moment compromis l’avenir de l’absolutisme royal avec leurs émotions populaires et leur libre parler, et sans rappeler la destinée si long-temps errante du cardinal de Retz, l’aventure de Balthazar de Fargues, transcrite comme pièce justificative par Lémontey, dans son Essai sur l’établissement monarchique de Louis XIV, prouve la ténacité des ressentimens du jeune monarque. Maintenant Mazarin, qui avait vu s’humilier devant lui le parlement dompté, pouvait mourir paisible et honoré. S’il n’avait pas réussi, malgré l’activité de ses négociations secrètes, que M. Bazin paraît avoir négligées, à placer la couronne impériale sur la tête de son pupille, son œuvre historique n’en était pas moins accomplie. Il suffit, pour sa gloire, de citer la paix de Westphalie, qui rendit la France prépondérante en Allemagne ; la ligue du Rhin, qui avait pour but de lui donner les Pays-Bas, en interceptant le passage aux troupes espagnoles ; enfin le traité des Pyrénées, qui recula ses frontières au nord. On le sait, lorsque le cardinal eut rendu le dernier souffle (9 mars 1661), le jeune roi réunit son conseil et dit d’une voix ferme : « Messieurs, je vous ai fait assembler pour vous dire que jusqu’à présent j’ai bien voulu laisser gouverner mes affaires par feu M. le cardinal, mais que, dorénavant, j’entends les gouverner moi-même ; vous m’aiderez de vos conseils quand je vous les demanderai. » Il y avait alors, ajoute en terminant M. Bazin, plus d’un demi-siècle que le Louvre n’avait entendu l’équivalent de ces royales paroles Cette vigoureuse allocution, qui couronne l’œuvre de l’historien, a dans sa mâle brièveté quelque chose de fort éloquent et de singulièrement expressif, en ce qu’elle donne une juste idée des prétentions autocratiques du monarque et fait pressentir ce que sera bientôt la volonté énergique et persévérante de Louis XIV ; mais la formule du despotisme royal ainsi conçue n’a, comme résumé de la situation générale, qu’une valeur incomplète, et ne dégage nullement les élémens de la comparaison du présent avec le passé. Il eût fallu, ce nous semble, jeter un coup d’œil rétrospectif sur l’état dans lequel Mazarin, au début de son administration, avait trouvé la France, énumérer de haut et grouper en faisceau les causes sociales, politiques et morales des progrès immenses qu’avait réalisés le pouvoir, présenter un tableau large, dessiné à grands traits, des circonstances au milieu desquelles s’éteignait le prélat italien. Telle n’est pas la méthode de M. Bazin, écrivain positif, qui ne se pique pas d’être moraliste, et qui proclame implicitement en histoire la domination exclusive du fait.

Considérée sous le point de vue de la forme, l’œuvre de M. Bazin se développe en général avec une régularité extrême, dans un style simple, élégant et facile, mais dont l’aspect se ressent quelque peu de la lecture des mémoires du temps. Une critique méticuleuse ferait observer qu’il y règne une certaine monotonie dans l’exécution, que la phrase, sèche, pointillée, visant au trait sous un faux air de bonhomie, a peu d’ampleur et de grace, que cette narration limpide ne présente pas d’arêtes saillantes où puisse se remettre en haleine l’esprit fatigué du lecteur, qu’elle laisse parfois désirer un peu plus d’animation et de vigueur. M. Bazin, nous l’avons dit, est un écrivain sceptique et railleur, qui montre fort peu d’inclination pour les évènemens de la fronde, et qui, sauf une exception relative au cardinal de Retz, pèche habituellement, si l’on peut s’exprimer ainsi, par l’abus de l’impartialité. Il dit, en terminant le récit de la première guerre de Paris : « Quoiqu’il y ait, de la part d’un historien, un excès de désintéressement fort voisin de la duperie à diminuer l’importance et l’éclat des faits qu’il raconte, il faut bien, quand on cherche la vérité, la prendre avec toutes ses charges, pâle et mesquine, sans mouvement et sans énergie, là où il n’est pas possible de la voir autrement. » N’est-ce pas s’exposer gratuitement à l’accusation de minutie, pour s’être appesanti avec trop de complaisance sur des incidens qui, dans cette hypothèse, n’offriraient qu’un fort mince intérêt à l’histoire ? Et, en effet, l’auteur est un homme consciencieux qui ne veut rien laisser dans l’ombre et qui, dans son désir de tout expliquer, exagère volontiers le soin du détail. Lorsqu’on a lu son ouvrage, on se trouve avoir acquis une connaissance à peu près parfaite des actes de l’époque, car il n’oublie rien, pas même les hors-d’œuvre, tels que l’origine et les progrès du jansénisme, le romanesque drame de la révolution de Naples sous les inspirations de Masaniello, l’importation en France de l’opéra italien, etc. Cependant tout n’est pas dit en histoire lorsqu’on en a fini avec le récit des causes et des effets, et après les évènemens, ou plutôt à côté d’eux, les hommes s’offrent tout naturellement à la double appréciation du conteur qui les fait agir et du critique qui juge le conteur. Dans la fronde, les personnages abondent, personnages collectifs et individuels, et M. Bazin a eu beau jeu, surtout avec les premiers. Rien de plus vrai, de plus substantiel, de plus complet que ses épisodes parlementaires dessinés avec une rare intelligence des lieux, des habitudes, des physionomies ; il s’est représenté le parlement de Paris comme le foyer des résistances, le grand meneur de l’opinion, le plus énergique appui de la fronde, et, à ce titre, il a consacré au compte-rendu de ses séances les meilleures qualités de son style et les plus exquises finesses de son observation patiente. C’est là qu’il faut étudier cette étrange assemblée ; c’est avec lui qu’il convient de pénétrer dans l’intérieur de la grand’chambre, lorsque les vieux conseillers, majestueusement assis sur leurs chaises curules, tempèrent par la dignité de leur silence les turbulentes invasions des jeunes membres des enquêtes. C’est son livre à la main qu’il est aisé de suivre la cour souveraine au milieu du vaste arsenal de ses traditions, dans les plus intimes replis de ses formes procédurières, à travers cette forêt touffue de chicanes, de précédens, de fins de non-recevoir, dont le gouvernement ne pouvait jamais se démêler sans une déchirure au manteau royal. Il a esquissé de main de maître tous les traits généraux de cette institution si imposante de loin et parfois si mesquine de près ; il a pris à tâche de nous initier au secret de ses lenteurs calculées, à l’astuce de ses résolutions, à l’habileté de sa marche ascendante, de nous expliquer la savante combinaison de ses allures, l’immensité de ses moyens d’action, ses désirs mal contenus d’empiètement, ses antiques usages, son respect pour les arrêts antérieurement portés, ses flatteries envers le pauvre peuple, tout le bagage sans fin de ses artifices judiciaires et de ses audacieuses prétentions. Il nous a dit comment, lorsque l’enfant-roi venait en personne lui imposer ses volontés, la compagnie faisait d’abord mine de se soumettre, car elle n’avait plus le droit de résister ; puis, une fois le prince sorti du palais, c’étaient des considérations interminables, des observations sans nombre, des récriminations verbeuses, des remontrances qui n’en finissaient pas. Si la régente se fâchait, et l’on était tout préparé à cet inévitable courroux, on se défendait humblement du soupçon d’avoir voulu braver l’autorité royale, sans cependant faire plus de besogne. Les chambres demeuraient assemblées ; la justice était suspendue, au grand détriment des plaideurs, et les volontés impatientes du dénouement allaient se briser contre cette force d’inertie qui engendrait la lassitude, et qui devait à la longue amener des transactions.

Des peintures collectives aux esquisses individuelles la transition est facile pour la critique ; elle a été moins heureuse pour l’historien. Aux yeux de M. Bazin, il n’y a pas de héros dans la fronde, quelle que soit la valeur personnelle de Paul de Gondi, du duc de Beaufort, du président Molé, du prince de Condé, du duc d’Orléans, de la duchesse de Longueville. À tout prendre, s’il lui fallait des demi-dieux, il pencherait avec raison, selon nous, pour la reine Anne d’Autriche, qui sut garder, pendant toute la durée des troubles, une dignité inaltérable, tout en laissant désirer un peu plus de ténacité, et pour le cardinal Mazarin, homme d’état éminent au sein de ses inconcevables faiblesses, qui, en dépit de son titre d’étranger et des injures si longtemps prodiguées à son nom, eut l’ame plus française et le cœur mieux placé que tous ses ennemis. Toutefois, bien que l’auteur laisse de temps à autre percer, à travers le scepticisme de sa narration, le mystère de ses sympathies, on pourrait remarquer que la reine Anne et son favori jouent un assez triste rôle dans cette histoire de la minorité de Louis XIV. Valait-il la peine, ce prélat italien dont l’administration souleva tant d’orages, d’être emprunté à l’étranger, d’être imposé par Richelieu, et de recueillir son héritage ? Ce qu’il y a de certain, c’est que ce ministre, si sage, si persévérant, si bien inspiré dans ses vues diplomatiques, laissa dépérir à l’intérieur le dogme de l’absolutisme, si énergiquement appliqué par son prédécesseur et qui, à beaucoup d’égards, devait servir au XVIIe siècle les intérêts de la France. Les mille nuances du caractère politique et privé de Mazarin, qui ressortent d’une étude attentive, et que l’auteur des Maximes a si nettement indiquées, M. Bazin semble ne les avoir pas toutes saisies. Ce manque de relief tient-il à ce que Mazarin ne possédait aucune de ces qualités éclatantes et pour ainsi dire sonores qui frappent l’oreille des générations futures et prennent à distance de vastes proportions ? On ne saurait le nier ; mais, s’il faut reconnaître que M. Bazin, avec sa manière empreinte d’une froideur singulière et peut-être cherchée, tend à diminuer le prestige des scènes et des acteurs, que la physionomie si hautaine et si raide d’Anne d’Autriche a pris sous sa plume un air de raideur encore mieux approprié aux exigences de l’étiquette espagnole, n’est-il pas vrai aussi que la figure de la régente aurait, avec un historien moins maître de lui-même, gagné en élégance et en chaleur, et que le cardinal se serait offert à nous avec de plus vives couleurs ? — Sans aucun doute, et l’exactitude historique n’y aurait rien perdu.

La méthode de l’auteur n’est pas celle des écrivains académiques, qui emploient volontiers la forme de l’oraison funèbre et suspendent le récit afin de mieux prendre leurs aises dans la description morale des individus. Il ne dresse pas ses figures sur un piédestal immobile et ne tourne pas autour d’elles pour mieux les étudier sous toutes les faces ; il les pose au milieu des faits et leur donne le mouvement et la vie ; il a pensé que les personnages de son livre se révéleraient plus complètement par leurs actes de tous les jours, et qu’il n’était pas nécessaire de dire par avance au lecteur : Ils furent ceci ou cela. Ce système, qui du reste a bien son mérite et qu’il a assez habilement appliqué à ces héroïnes de comédie, communément appelées les femmes de la fronde, ne lui a réussi, comme on l’a vu, ni pour Anne d’Autriche, ni pour Mazarin ; il n’en a pas usé avec plus de bonheur dans l’appréciation du cardinal de Retz, qu’il traite avec une certaine dureté, et qui avait trouvé plus de justice parmi ses contemporains, même les plus hostiles. Le duc de La Rochefoucauld, qui haïssait mortellement ce petit tribun d’église et qui l’avait si bien pris au piége entre les deux battans d’une porte, au palais, a écrit à son sujet : « Le personnage en ce temps-là qui, par entremise de ses amis dans le parlement et de ses émissaires dans le peuple, travaillait avec le plus de fruit pour former un parti de leur union, était le coadjuteur de Paris. Cet homme, ayant joint à plusieurs belles qualités naturelles et acquises le défaut que la corruption des esprits fit passer pour vertu, était entaché d’une ambition extrême, et d’un désir déréglé d’accroître sa fortune et sa réputation par toute sorte de voies ; si bien que la fermeté de son courage et son puissant génie trouvèrent un triste et malheureux objet, qui fut le trouble de l’état et la confusion de la ville capitale, dont il était archevêque. » Sans s’arrêter à ce témoignage d’autant plus imposant qu’il vient d’un ennemi et qu’il est formulé avec une extrême amertume, M. Bazin a presque nié l’influence de Paul de Gondi, et il a cherché, en des termes d’ailleurs pleins de modération, à infirmer la valeur des mémoires du turbulent prélat. Nous avons remarqué là une tendance fâcheuse, celle d’amoindrir à tout prix ce personnage si original des beaux temps de la fronde. L’auteur explique fort spirituellement quel a dû être le mobile instinctif de cet agitateur populaire qu’il accuse d’avoir exagéré à plaisir sa propre importance et de présenter les évènemens sous un aspect tout personnel. Toutefois, si l’on peut reprocher au cardinal de Retz d’avoir altéré quelques détails, confondu certains incidens, transposé un assez grand nombre de dates : erreurs excusables, à tout prendre, chez un écrivain qui raconte de souvenir des faits déjà fort éloignés ; s’il est permis d’ajouter qu’il a complaisamment agrandi sa figure historique dans le miroir trompeur de ses réminiscences, et que les chroniqueurs de l’époque ont souvent contredit ses assertions, il est juste aussi de reconnaître qu’il devint l’homme le plus influent de son parti, que nul ne sut mieux faire mouvoir les ressorts de l’opposition parlementaire, que personne ne posséda à un plus haut degré l’art de diriger les mouvemens excentriques de la bourgeoisie ameutée. Il tint tête à Mazarin, il disputa le pavé au vainqueur de Rocroy et de Lens. Lorsqu’il s’agit de l’arrestation des princes, après la guerre de Paris, ce fut avec lui que s’entendirent mystérieusement Anne d’Autriche et son ministre, auxquels il imposa les conditions du marché. Après le dénouement de la révolte, le gouvernement lui fit l’honneur de le considérer comme le plus redoutable de ses ennemis, et Louis XIV jura de ne jamais lui permettre le retour dans son archevêché. C’était une intelligence vive et nette qui, venue au monde en des circonstances plus heureuses, eût peut-être fait de grandes choses, et plus régulièrement immortalisé son nom. Certes nous sommes loin d’approuver l’abus qu’il fit de ses brillantes facultés, mais un tel homme méritait mieux qu’une froide et persévérante ironie.

Le portrait du prince de Condé, qui domine tout le second volume de l’Histoire de France sous le ministère du cardinal Mazarin, est sans contredit le meilleur et le plus vrai qu’ait tracé la plume de M. Bazin ; disons mieux, il est à peu près le seul dans lequel se retrouvent cette délicatesse d’observation et cette sûreté de coup d’œil dont il nous a fourni d’irrécusables preuves dans le récit des faits. La sévérité en est extrême et méritée. Condé, dont les prôneurs du grand siècle ont, avec leurs hyperboliques louanges, dénaturé la véritable physionomie, résumait à lui seul tous les travers d’esprit, tous les vices de cœur, toute l’incurie des devoirs sociaux qui caractérisèrent les premières années du règne nominal de Louis XIV. Il faut entendre s’exprimer sur le compte de ce prince, non pas ses adversaires, mais ses partisans, ses amis, ses familiers même, à l’exception de Lenet, le comte Jean de Coligny surtout, qui fut son compagnon fidèle et son confident pendant de longues années : « Je ne reprends jamais la plume, dit-il dans ses courts mémoires (écrits sur les marges d’un missel et peu connus, bien qu’ils aient été deux fois imprimés), que ma première pensée ne soit de dire pis que pendre de M. le prince de Condé, duquel, à la vérité je n’en saurais jamais assez dire. Je l’ai observé soigneusement durant treize ans que j’ai été attaché à lui ; mais je dis devant Dieu, en présence duquel j’écris, et dans un livre fait pour l’honorer, et où je ne voudrais pas y avoir avec l’Évangile qui y est contenu, une menterie ; je proteste donc devant Dieu que je n’ai jamais connu une ame si terrestre, si vicieuse, ni un cœur si ingrat que M. le Prince, ni si traître, ni si malin ; car, dès qu’il a obligation à un homme, la première chose qu’il fait est de chercher en lui quelque reproche par lequel il puisse en quelque façon se sauver de la reconnaissance à laquelle il est obligé, qui est une chose diabolique, et qu’il n’y a jamais eu que M. le Prince qui ait été capable de la penser, et, qui plus est, de la mettre en pratique. Il ne cherche de plus qu’à diviser ceux qui sont près de lui, et me disait à Bruxelles : « Coligny, quand je serai arrivé à Paris, il y aura bien des gens qui auront de grandes prétentions de récompenses ; mais il n’y en a pas un à qui je n’aie à répondre et à lui faire quelques reproches qui égalent les obligations qu’on croit que je puis lui avoir. » C’est-à-dire en bon français que, devant de partir de Bruxelles, il était déjà résolu de ne faire justice à personne, et, avant que les obligations qu’il avait aux gens eussent cessé, il commençait déjà à mitonner son ingratitude et à se préparer à ne reconnaître personne. Je voudrais bien savoir si le diable le plus exécrable de l’enfer a eu de telles pensées ; mais il n’en eut et n’en aura jamais d’autres, il en est incapable. M. de La Rochefoucauld m’a dit cent fois qu’il n’avait jamais vu homme qui eût plus d’aversion à faire plaisir que M. le Prince, et que les choses mêmes qui ne lui coûtaient rien, il enrageait de les donner, vu qu’en les donnant il aurait fait plaisir. Le b… qu’il est, et je le maintiens b… sur les saints Évangiles que je tiens en main, le b… donc avéré, fieffé, n’a que deux bonnes qualités, à savoir : de l’esprit et du cœur. De l’un, il s’en sert mal ; de l’autre, il s’en est voulu servir pour ôter la couronne de dessus la tête du roi. Je sais ce qu’il m’en a dit plusieurs fois, et sur quoi il fondait ses pernicieux desseins ; mais ce sont des choses que je voudrais oublier, bien loin de les écrire. » Ce portrait, à part quelques exagérations de complice trompé, et cette révélation de projets ambitieux dont on ne retrouve aucune trace dans l’Histoire de France sous le ministère du cardinal Mazarin, est exact dans sa rude franchise, du moins en ce qui concerne la jeunesse du prince de Condé. M. Bazin n’a pas eu plus d’indulgence que Jean de Coligny pour le grand capitaine ; il a su écarter le voile qui couvrait à distance ses fautes, ses faiblesses, ses intolérables caprices, et nous le dépeindre tel que l’avaient connu les contemporains. On voit en quelque sorte se mouvoir ce rebelle de si haut rang ; on entend ses bruyans éclats de rire et ses hautaines reparties ; on devine son orgueil, ses brusqueries, ses hésitations entre la cour et la fronde, ses colères de lion emprisonné dans les redoutables filets de la chicane parlementaire, ses prétentions à une influence absolue en présence d’une femme et d’un enfant, son mépris pour le Mazarin, quelle que soit la nature de leurs relations, toutes ses fantaisies de chef de parti désappointé, lorsque l’autorité royale a repris le dessus. Narrateur sérieux et écrivant deux cents ans plus tard pour un public désintéressé, M. Bazin a dû nécessairement se montrer moins brutal que Jean de Coligny et respecter les scrupules de la phrase ; mais, pour être d’une touche plus élégante et plus polie, son esquisse n’en est pas moins précieuse sous le double rapport de la ressemblance et de la vivacité.

Il serait hors de propos de passer en revue avec M. Bazin une foule de personnages d’une valeur médiocre, tels que le duc d’Orléans, le prince de Conti, le duc de Beaufort, ou tous autres appelés par le hasard de la naissance à jouer un rôle dans les troubles de cette période, et n’ayant d’autre titre aux investigations de la critique que la splendeur héréditaire de leurs noms. Rien n’apparaît en eux de ce qui constitue les caractères politiques, et l’histoire leur doit à peine une épithète. Mais la liste des individus dignes d’une mention particulière n’est pas épuisée lorsqu’on a nommé la reine, Mazarin, le coadjuteur, le prince de Condé, et si ceux-ci tiennent le premier rang dans la mêlée, ils ne sauraient en absorber tout l’intérêt à leur profit. Derrière eux, on aperçoit des profils moins connus et par cela même plus curieux. Sans trop s’écarter de la pente régulière et méthodique de son sujet M. Bazin aurait pu s’arrêter un instant sur quelques personnages dignes d’attention. Au sein de la magistrature surtout, M. Bazin aurait rencontré, en dehors de cet ensemble parlementaire qu’il nous a décrit avec tant de finesse, plus d’une tête caractéristique. C’est là que cet amour du détail, qui chez lui dégénère quelquefois en excès, eût pu, dans une certaine mesure, s’appliquer utilement.

En résumé, l’Histoire de France sous le ministère du cardinal Mazarin est l’œuvre d’un narrateur élégant et consciencieux, mais trop disposé à tout amoindrir. Son point de départ était le dédain ; il a dû cheminer à l’aide de la négation perpétuelle et aboutir à la certitude du néant. Dominé par les exigences d’une situation tout autre, M. de Sainte-Aulaire, nous l’avons dit, était arrivé, avant M. Bazin, à une conclusion directement contraire. Entre l’éloge intéressé et le blâme absolu, où est la vérité ? La fronde, exaltée outre mesure par un homme de parti, a été foulée aux pieds par un historien sceptique. Que faut-il penser d’elle ? Fut-elle, en effet, une généreuse aspiration vers les idées d’affranchissement politique et de garanties constitutionnelles, ou une tentative sans portée ? Est-ce un bien ou un mal qu’elle n’ait pas eu d’avenir ? À nos yeux, il est évident que MM. de Sainte-Aulaire et Bazin se sont égarés tous deux dans la voie de l’appréciation, et que leur jugement ne saurait résister à l’analyse. La fronde n’avait eu, au début, rien de véritablement sérieux ; elle n’était ni l’œuvre d’un réformateur hardi, comme le mouvement démocratique provoqué par Marcel au XIVe siècle, ni la manifestation d’un sentiment populaire, comme la sainte ligue. Elle eût pu être facilement comprimée dès le premier jour, elle n’avait grandi que par hasard et n’était devenue un fait grave que par surprise ; elle n’était que la conséquence naturelle de la faiblesse d’un gouvernement tombé des mains du ministre le plus impérieux et le plus résolu qui se soit jamais assis sur les marches d’un trône à celles d’une femme et d’un enfant mal abrités sous une tutelle sans vigueur. Avec un pouvoir énergique et décidé à ne pas faiblir, la fronde eût été impossible, car il n’y avait en elle rien de ce qui passionne les masses et les fait déborder. Mais de ce qu’elle avait pauvrement commencé, s’ensuivait-il nécessairement que la fronde ne dût être considérée que comme une misérable échauffourée ? On s’émeut pour une question de tailles ou pour la mise en liberté d’un parlementaire obscur ; puis, lorsqu’on s’est levé, qu’on s’est compté, qu’on a vu reculer l’autorité compromise, on se hâte de dépasser le but, on s’abandonne aux entraînemens du triomphe, et peu à peu les incidens s’aggravent, se pressent, s’accumulent ; les hommes d’action accourent ; les théories s’enhardissent et veulent descendre à l’application, et dans ce brutal pêle-mêle de faits inattendus et de personnages nouveaux, la forme du gouvernement peut changer et les dynasties peuvent périr. Que fût-il advenu de la fronde si l’aristocratie avait sympathisé avec la magistrature, s’il se fût trouvé à Paris un autre prévôt des marchands à la hauteur du tribun de 1356, pour diriger la bourgeoisie, et un autre roi de Navarre pour se glisser jusqu’au trône à force d’éloquence et de ruse ? La déclaration de 1648 pouvait à la rigueur passer pour l’avant-propos d’une constitution et la promesse d’un avenir politiquement meilleur ; mais, au point de vue de l’époque, était-elle réellement un progrès ? La France aurait-elle gagné à l’intronisation de la magistrature et à l’abaissement du despotisme royal ? Il est permis d’en douter. Quels que soient les inconvéniens du dogme qui fait reposer les destinées de toute une nation sur la tête d’un seul homme, n’était-ce pas une amélioration, à l’époque de la fronde, que la substitution de la monarchie absolue à l’anarchie aristocratique ? Si la fronde eût vaincu et qu’elle eût produit un gouvernement mixte, Louis XIV aurait-il pu absorber la gentilhommerie d’autrefois dans les riches carrousels et les fastueuses réceptions de Versailles ? N’eût-il pas rencontré incessamment sous ses pas l’action décentralisatrice des parlemens de province se débattant avec obstination contre la tendance à l’unité administrative et politique, qui est restée le plus beau titre de gloire du grand roi ? Ne se serait-il pas épuisé dans une lutte perpétuelle avec le parlement de Paris, qui ne représentait rien autre chose que lui-même, et la royauté n’aurait-elle pas fait naufrage sans profit pour la nation ? L’esprit public, qui est la condition nécessaire du gouvernement constitutionnel, était-il créé ? La bourgeoisie, qui en est l’élément principal, était-elle assez nombreuse, assez riche, assez éclairée, pour en soutenir le poids ? Au XVIIe siècle, une révolution qui aurait dépossédé la royauté ne pouvait servir que des intérêts de caste, et, tout en désavouant la dédaigneuse incrédulité de M. Bazin, tout en réduisant à leur juste valeur les assertions partiales de M. de Sainte-Aulaire, on peut voir dans l’issue de la fronde un résultat heureux pour l’agrandissement territorial, l’unité politique, et peut-être aussi pour l’égalité sociale de notre temps.

Ladet.