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Critiques et historiens modernes de l’Allemagne - Guillaume de Schlegel

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Critiques et historiens modernes de l’Allemagne - Guillaume de Schlegel
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 400-442).

CRITIQUES


ET


HISTORIENS MODERNES


DE L'ALLEMAGNE.




I.
GUILLAUME DE SCHLEGEL.




Quand une génération qui a fait ou a vu de grandes choses est près de s’éteindre, quand elle n’est plus représentée que par de rares débris, les derniers coups que frappe la mort, bien qu’ils puissent être facilement prévus, sont plus irréparables et semblent plus douloureux. A chaque perte nouvelle, on est tenté de croire que ce n’est pas seulement un homme, mais toute une société qui disparaît. Telle est pour nous cette forte génération qui, née dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, a traversé tant de révolutions dans l’ordre des faits et des idées ; chaque jour, ses rangs s’éclaircissent, et tout récemment elle a eu à déplorer un vide nouveau. Dans un pays voisin vient de mourir un homme qui exerça la plus haute influence sur les doctrines littéraires de son temps, qui, doué d’une heureuse imagination, pouvant prétendre à la renommée d’un talent original, adopta de préférence le rôle de critique, et, tandis que ses amis ouvraient à la poésie des horizons inconnus, ne crut pas obéir à une vocation moins élevée en prenant plus spécialement en main la direction des esprits.

Si l’on songe aux droits, en apparence excessifs, qu’a revendiqués la critique, si l’on est désireux de voir ses prétentions hautement justifiées, on doit s’applaudir de trouver de temps à autre réunis l’esprit d’analyse et le don de création, de voir ce contrôle souverain exercé par des hommes auxquels on n’ait pas le droit de répondre dédaigneusement que la censure est aisée et l’art difficile. Il existe sans doute un goût et un jugement indépendans de l’imagination, mais il n’est pas moins vrai de dire qu’il y a dans le rôle de la critique quelque chose d’embarrassant, qu’elle a besoin d’être relevée parfois aux yeux du public et aux siens. Il ne suffit pas que ceux qui font profession de juger les ouvrages de l’esprit sachent se préserver de toute méprise, qu’ils appliquent fidèlement les principes du goût, toujours un peu capricieux : la critique renonce ainsi à une part de ses attributions ; elle suit l’opinion au lieu de la devancer, elle vit au jour le jour et ne peut exercer une influence durable. Qu’il se présente, au contraire, un homme offrant l’assemblage de ces facultés qu’on croit inconciliables parce qu’on les voit rarement unies, soit que, les cultivant toutes à la fois, il appuie ses conseils de l’autorité de ses exemples, soit que l’imagination serve seulement chez lui à féconder la raison, il fera de la critique une science et un art, il se guidera d’après des principes certains, et en même temps il parlera de l’éloquence en orateur, de la poésie en poète. Qu’on ne lui reproche pas de déroger en se faisant l’interprète de ceux dont il pourrait être le rival ; même dans ce rôle réputé secondaire, aucune des facultés de son esprit ne demeure stérile : ainsi que l’a dit un écrivain, le critique s’inspire du tableau comme le peintre s’est inspiré de la nature. Voltaire, après avoir médit de la critique un peu plus qu’il ne lui convenait, indique ainsi les qualités qu’elle exige pour être à la hauteur de sa mission : « Un excellent critique serait un artiste, qui aurait beaucoup de science et de goût, sans préjugés et sans envie. » C’est aussi de cette façon que M. Guillaume Schlegel comprenait la critique, et la première partie de cette définition ne s’applique à personne mieux qu’à lui, Malheureusement il faut avec de la science et du goût être exempt de préjugés. Sous ce rapport, on sait qu’il fut loin d’être irréprochable ; mais, à part cette faiblesse, il dépassa plutôt les exigences de Voltaire qu’il ne resta en-deçà. Personne en France au XVIIIe siècle ne pouvait deviner les révélations que l’avenir tenait en réserve, et la part d’invention que des intelligences supérieures sauraient plus tard appliquer à la critique.

Auguste-Guillaume Schlegel naquit à Hanovre le 5 septembre de l’année 1767. Avant lui déjà, quelque célébrité littéraire était attachée au nom de sa famille. Son père, Jean-Adolphe Schlegel, ministre de l’église réformée et prédicateur éloquent, avait composé des cantiques religieux ; il se trouvait en relations d’amitié avec Rabener, Gellert, Klopstock et d’autres écrivains distingués. Jean-Henri Schlegel, frère de Jean-Adolphe, avait traduit des fragmens de Thomson ainsi que plusieurs pièces du théâtre anglais, et écrit des ouvrages historiques sur le Danemarck, où il passa une partie de sa vie. Un autre frère de Jean-Adolphe, Jean-Elie, à la fois poète dramatique et philologue, mérite une place à part dans l’histoire du développement intellectuel de l’Allemagne : il était alors le plus célèbre des Schlegel. Tous avaient uni le goût de la poésie à des études plus sévères ; il est permis de supposer que ce spectacle influa sur les dispositions du jeune Schlegel et de son frère Frédéric. A mesure que leurs goûts s’éveillèrent, ils purent trouver dans le sein de leur famille des exemples et des conseils. Auguste-Guillaume acheva sa première éducation dans la maison paternelle et dans les écoles de sa ville natale, où il annonça déjà les qualités qui le distinguèrent éminemment, surtout une aptitude remarquable pour l’étude des langues. Dès cette époque, sans doute, il se familiarisa avec la langue française, car les premiers travaux de critique qu’il publia peu d’années après supposent une connaissance approfondie de notre littérature, et déjà aussi témoignent de son hostilité. Déjà il puise volontiers chez nous l’exemple des défauts dont il veut préserver ses compatriotes. C’est à grand’peine qu’il reconnaît dans nos écrivains quelques qualités assez humbles, du moins à ses yeux, la clarté, la concision, la pureté.

Au sortir du collége, M. Schlegel fut envoyé à Goettingue pour y apprendre la théologie. L’université de Goettingue offrait alors l’aspect le plus animé. D’un côté, Heyne, auquel Heeren devait bientôt venir en aide, renouvelait avec ferveur l’étude de l’antiquité, et offrait l’alliance, encore peu commune, de l’érudition et du goût. D’autre part, il s’était formé une école de poètes pleins de confiance dans l’avenir de l’art, et s’encourageant mutuellement à tenter des voies nouvelles. Hoelty, à cette époque, était déjà mort ; mais Schlegel trouva encore réunis à Goettingue Stolberg, Miller, Boie, Leisewitz, Burger, Voss enfin, qui, par ses traductions d’Homère et son poème de Louise, s’efforçait de rattacher l’art antique à l’art moderne. M. Schlegel fut extrêmement frappé de ce mouvement en sens divers qui s’agitait autour de lui. Il trouva à Goettingue la satisfaction de tous ses goûts ; aussi renonça-t-il bientôt à son projet d’étudier la théologie pour se livrer sans réserve à l’amour des lettres et de l’antiquité. Heyne sans doute ne fut pas étranger à cette détermination ; il distingua Guillaume Schlegel et l’associa à ses travaux ; il publiait alors son édition de Virgile : l’élève fut chargé de procurer l’index, qui ne fut pas une sèche nomenclature de mots isolés, mais devint, grace à ses soins intelligens, un tableau complet de la poésie latine au siècle d’Auguste. En même temps, une dissertation sur la géographie d’Homère lui valut une palme académique, et telle était déjà la maturité de ses idées, que les opinions personnelles qu’il émit à cette époque sur l’origine des Pélasges purent trouver place long-temps après dans une appréciation critique du système de Niebuhr. Ces travaux d’érudition et de patience peuvent paraître des débuts un peu sévères ; ils n’étouffèrent pas au moins l’imagination du jeune Schlegel. Dès ce moment, ses essais poétiques insérés dans l’Almanach des Muses de Goettingue et dans l’Académie des Beaux-Arts (Akademie der schoenen Redekuenste) attirèrent l’attention de Burger, qui dirigeait ce dernier recueil. Burger avait retrouvé l’ancienne ballade et l’avait de nouveau rendue populaire ; il encouragea M. Schlegel à naturaliser en Allemagne le sonnet italien dégagé de l’afféterie qui en corrompait la grace. Cette forme était en effet heureusement appropriée à la muse harmonieuse et déjà savante du poète. A ses avis, l’auteur de Lénore avait joint un modèle que M. Schlegel dut avoir souvent présent à la pensée ; c’était un sonnet qui promettait dès-lors l’immortalité à celui qu’il célébrait.


A AUGUSTE-GUILLAUME SCHLEGEL.

« Au nom de la lyre que j’ai maniée avec gloire, au nom des lauriers qui entourent ma tête, j’ose te dire un mot solennel que j’ai long-temps gardé dans mon cœur.

« Jeune aigle, ton vol royal s’élèvera au-dessus de la région des nuages ; il trouvera le chemin qui conduit au temple du soleil, ou la révélation que m’a faite Apollon est un mensonge.

« Le bruit de tes ailes est harmonieux et sonore comme l’airain qui retentissait à Dodone ; leur battement est léger comme la marche des sphères.

« Pour te consacrer au service du dieu du soleil, je n’estime pas que ma couronne ait trop de prix ; mais attends… une plus belle t’est réservée. »

De la part de Burger, on a quelque peine à comprendre un pareil hommage. Vraisemblablement, il estimait si haut M. Schlegel en raison même du peu de rapports qu’il y avait entre eux ; c’était une contradiction comme il y en eut beaucoup dans sa vie et dans son talent. Quoi qu’il en soit, c’était trop promettre ; il n’était donné à personne de remplir une semblable attente. M. Schlegel sans doute ne s’y trompa pas. Les éloges de Burger ne durent pas moins être pour lui un puissant encouragement. Plus tard, quand sa parole aura acquis plus d’autorité, il paiera cette dette à la mémoire de son maître en prose d’abord, dans une longue notice, puis en vers, dans un sonnet, l’un des plus achevés de son recueil.

Cependant M. Schlegel n’est encore qu’un jeune homme honoré de l’amitié de Heyne et de Burger, et indécis entre la science et la poésie. À ce moment, il part (1793) ; il accompagne à Amsterdam un banquier qui lui a confié l’éducation de ses enfans. Il reste trois ans éloigné de son pays, et aucune production, si l’on excepte quelques pièces de vers, ne date de cette époque. Il se fortifie et se prépare en silence à la lutte qui l’attend. Il revient enfin en Allemagne et se rend à l’université d’Iéna, où Schiller était encore professeur, où lui-même allait bientôt le devenir. Six lieues seulement séparent Iéna de Weimar, et l’éclat de la cour se reflétait sur l’université. Grace à des communications fréquentes, une vie presque intime s’était établie entre les écrivains les plus considérables, attirés à la cour du grand-duc par des faveurs qui ne pouvaient porter d’ombrage. Là Wieland, Schiller, Novalis, Herder, et déjà aussi Frédéric Schlegel, étaient réunis sous la présidence de Goethe, qui les dominait tous par la supériorité de l’âge ou l’universalité du génie. M. L. Tieck allait bientôt se joindre à eux. M. Guillaume de Humboldt venait les visiter ; on était en correspondance avec Klopstock, avec Kant, Jakobi, Fichte et d’autres encore. Cependant, malgré ce brillant concours et le bon accord qui unissait tous les rivaux, un grand désordre régnait dans la littérature allemande, surtout dans la littérature dramatique. On était las, et avec raison, de l’imitation française ; notre théâtre d’alors, reflet affaibli et décoloré des grands maîtres, justifiait tous les anathèmes des novateurs, sans toutefois les autoriser à remonter plus haut ni à confondre les modèles avec de maladroites copies. Lessing le premier avait donné le signal de la réforme ; mais, malgré la violence de ses attaques et ses prétentions à l’originalité, il n’avait pu complètement secouer le joug, et n’avait guère fait que substituer au système fortement conçu des écrivains du XVIIe siècle les théories sentimentales de Diderot, sans grand avantage apparemment. L’art, désertant les hautes régions, se vouait à la reproduction des accidens vulgaires de la vie ; l’on croyait racheter la bassesse du sujet par l’enflure et la déclamation du langage. On avait sacrifié la noblesse, et l’on cherchait en vain le naturel, que l’on ne trouve d’ordinaire qu’à la condition de ne pas le chercher. Goethe lui-même, jaloux d’épuiser toutes les formes sous lesquelles pût se manifester son génie, n’avait pas dédaigné, après avoir puisé aux sources vives de l’histoire nationale, de composer une tragédie bourgeoise avec un épisode emprunté aux mémoires de Beaumarchais. A Goetz de Berlichingen avait succédé Clavijo. Enfin Schiller, bien que plus naïf et plus constant dans ses enthousiasmes, avait parfois aussi sacrifié au goût dominant. On passait tour à tour de l’histoire chevaleresque à la peinture des mœurs vulgaires, et de l’imitation de Sophocle à celle de Shakspeare, non sans quelque retour à Racine et à Voltaire. Bien que, depuis plusieurs années, l’habitude de la discussion et la nécessité d’éclairer les œuvres par les théories eussent accoutumé les esprits à compter plus sévèrement avec eux-mêmes, le talent restait encore livré aux hasards de l’inspiration. L’incertitude du public se retrouvait à quelque degré dans la pensée de ceux qui avaient entrepris de le conduire. En venant se joindre à la société d’Iéna et de Weimar, M. Schlegel apporta avec lui ce qui manquait le plus à ses amis, des vues arrêtées sur l’avenir de l’art et sur les voies qu’il convenait le mieux d’ouvrir au génie allemand.

M. Schlegel partagea cette tâche avec son frère Frédéric. Tous deux, doués à un haut degré du sens critique, se distinguaient néanmoins par des qualités différentes et se complétaient heureusement. L’un, plus maître de lui-même, avait le coup d’œil plus juste et plus sûr ; l’autre, avec une imagination plus ardente, affectait cependant plus de rigueur dans ses déductions. Frédéric était plus avide de connaître, Guillaume plus pressé de jouir et de faire servir son érudition au triomphe de ses idées. Cette opposition s’accrut avec le temps par le fait de Frédéric. Tandis que son frère s’affermissait dans ses qualités comme dans ses défauts, il se laissait entraîner par ses ardeurs inquiètes à des hallucinations qui troublèrent l’équilibre de ses facultés ; il ne trouva quelque repos que dans le sein de l’église catholique. Un instant aussi on put croire à la conversion prochaine de M. Schlegel ; il s’en défendit vivement : habitué à glisser plus légèrement sur les choses, il ne sentit jamais le besoin de mettre ses croyances positives d’accord avec ses rêveries poétiques. Avant que les différences devinssent aussi frappantes, les deux frères avaient passé plusieurs années dans un accord parfait de vues et de sentimens. Ils avaient eu le temps de constituer l’école romantique. Ce mot nous est venu de l’Allemagne, et cependant il n’a pas exactement pour nous le sens que lui ont donné les Allemands ; il nous représente surtout l’idée de la liberté dans l’art : cette liberté, personne ne la conteste en Allemagne. Sous ce rapport, tout le monde est romantique ; mais il y a de plus une école de poètes et de critiques qui, considérant comme désormais stérile le champ tant de fois labouré de l’antiquité, et craignant par-dessus toutes choses de profaner la poésie au contact de notre vie bourgeoise, cherchèrent à l’art un nouvel objet en harmonie avec nos croyances, et assez reculé pourtant dans le passé pour offrir de l’attrait à l’imagination. Entre l’antiquité et les temps modernes, ils s’arrêtèrent au moyen-âge, et tentèrent de remettre en honneur les mœurs chevaleresques et le merveilleux chrétien. C’est la tâche qu’allait bientôt accomplir en France M. de Châteaubriand avec plus de passion et d’éclat, mais avec moins de science et de raison. En Allemagne, ces tendances étaient favorisées par les doctrines de Kant et de Fichte, en attendant toutefois M. Schelling et la philosophie de la nature, qui répondait mieux aux théories esthétiques des réformateurs. Wieland avait déjà préparé les esprits à ce renouvellement de l’art par son poème d'Oberon ; il fallait ériger en système ce qui n’était de sa part qu’une fantaisie. Novalis et M. L. Tieck furent les esprits féconds et vraiment originaux de la nouvelle école ; les deux Schlegel en furent surtout les critiques, ou, si l’on peut ainsi parler, les champions, toujours prêts à l’attaque comme à la défense. En dehors de ce cercle, les romantiques comptaient de nombreuses alliances ; jamais cependant ils n’adoptèrent franchement Schiller. Épris de l’art pour lui-même, ils ne purent pas s’élever à ce pur idéalisme ni s’associer aux luttes orageuses de cette nature tourmentée. Ils réservèrent leur admiration pour Goethe, dans l’esprit duquel la nature se reflétait plus librement, qui, grace à sa superbe indifférence, maintenait l’art dans des régions plus sereines.

Les vues personnelles ne nuisirent pas toutefois à la communauté des efforts ; on comprit qu’il y avait avant tout une cause générale à servir. Dès son arrivée à Iéna, en 1795, M. Schlegel prit part à la rédaction du journal les Heures, qu’avait fondé Schiller dans une pensée de libre association ; mais il ne put en prolonger long-temps l’existence, non plus que ses illustres collaborateurs : les Heures cessèrent de paraître, malgré tant de chances de succès, après avoir lutté quelques années contre l’indifférence du public (1797). Elles furent remplacées par l’Almanach des Muses. M. Schlegel inséra plusieurs articles dans ce nouveau recueil, ainsi que dans la Gazette littéraire de Iéna ; ce qui ne l’empêcha pas de fonder lui-même, avec son frère, une publication périodique sous le nom d'Athenœum (1798). Le ton de critique amère que l’on regrette de trouver dans l’ Athenœum s’explique sans doute par l’aveuglement ou la mauvaise foi des adversaires que le jeune écrivain avait à combattre ; on doit cependant reconnaître qu’il s’y est trop souvent et trop facilement résigné. M. Schlegel suit en général le précepte d’Horace : il pardonne volontiers aux défauts en faveur des beautés. Écrivain original et poète, il était, plus que personne, à même de déterminer les droits de la critique sur les œuvres de la pensée, et la critique n’est souvent pour lui que le privilège de sentir et d’admirer plus vivement. Il a des momens d’émotion où il s’élève par l’enthousiasme à la hauteur des grands génies dont il se fait l’interprète ; mais quelquefois aussi il descend de ces sphères élevées. Le sarcasme alors ne lui coûte pas plus que l’éloge ; il s’abuse volontiers sur l’innocence des armes qu’il emploie, et fait une guerre implacable à la médiocrité ou à ce qu’il confond avec elle ; c’est par là que ses erreurs ont eu un si fâcheux éclat, et ont donné tant de prise contre lui.

Rien n’égale la prodigieuse activité de M. Schlegel à cette époque. En Allemagne et en France, en Italie et en Angleterre, il n’y a presque pas une publication nouvelle qui échappe à sa censure. Beaucoup de ces travaux épars de tous côtés sont aujourd’hui perdus pour nous. Heureusement M. Schlegel en recueillit lui-même une partie : en 1801, il publia, de concert avec son frère, sous le nom de Charakterisliken und Kritiken, des articles qui avaient déjà paru, pour la plupart, dans des recueils périodiques. Dans le premier volume, il avait reproduit une analyse détaillée de Roméo et Juliette, prélude de ses études sur le théâtre anglais, et des lettres sur la poésie, la mesure et le langage (weber Poesie, Sylbenmass und Sprache). Dans ces lettres, M. Schlegel défendait les droits de la poésie contre les Lamottes de l’Allemagne. Quand on eut renoncé à tout ce qui faisait le prestige de l’art, quand on se borna, par un sentiment d’égalité jalouse, à représenter sur le théâtre la vie de tous les jours, les vers durent bientôt paraître un luxe inutile ; c’était d’ailleurs une conséquence de la philosophie matérialiste du XVIIIe siècle. Si l’ame est une faculté purement passive, toutes nos idées nous viennent des objets extérieurs, et le langage, expression de nos idées, doit se borner à représenter fidèlement les objets. À ce compte, les ornemens du style ne servent qu’à déguiser la pensée ; l’algèbre est le modèle des langues. Tout concourait ainsi à discréditer la poésie, et, quoique déjà les doctrines de Kant fissent révolution dans les esprits, beaucoup de gens se vantaient encore d’être revenus de ce préjugé. M. Schlegel montra que le rhythme ne répond pas, comme on le prétendait, à un besoin imaginaire ; la poésie est la première forme sous laquelle se produise l’inspiration dans l’enfance des littératures, et, au ton d’exaltation où doit s’élever l’ame du poète, elle est le langage naturel. Il ramena à une juste mesure l’autorité de la raison dans les questions de goût ; il fit voir surtout que l’entrave dont on voulait s’affranchir est un secours aussi bien qu’un obstacle, et qu’un long travail peut seul rendre à la pensée cet élan vigoureux qu’affaiblit toujours l’expression.

Plusieurs articles recueillis dans les Charakteristiken und Kritiken étaient consacrés à Goethe. Les deux frères s’étaient partagé le soin d’analyser les plus récens ou les moins connus de ses ouvrages : Frédéric s’était chargé de révéler au public le sens caché de Wilhelm Meister ; M. Schlegel se réserva les Élégies romaines et le poème d'Hermann et Dorothée. Quoique lui-même y ait eu souvent recours dans ses vers, M. Schlegel n’était pas disposé à approuver beaucoup l’inspiration secondaire et un peu artificielle qui dicta à Goethe ses Élégies romaines. « Les formes de l’antiquité grecque et latine, si belles qu’elles aient été originairement, ont eu, dit-il, ainsi que toutes les formes, le malheur de survivre à l’esprit qui les animait : comme dans les urnes funéraires, on n’embrasse, en s’y attachant, que les cendres des morts. » Mais la critique était mal à l’aise avec Goethe ; M. Schlegel dérogea en faveur du maître à la rigueur de ses principes. « Les imitations de Goethe, dit-il, restent originales, et par cela même sont vraiment antiques ; le génie qui y règne rend aux anciens un libre hommage. Bien loin de vouloir rien leur dérober, il leur offre ses propres dons, et enrichit la poésie latine de poésies allemandes. Si les ombres de ces immortels triumvirs, Tibulle, Catulle, Properce, revenaient à la vie, ils pourraient s’étonner d’abord de voir cet étranger, sorti des forêts de la Germanie, se joindre à eux après dix-huit cents ans ; mais ils lui accorderaient sans peine une couronne de ce myrte qui reverdit aujourd’hui pour lui comme il fleurissait autrefois pour eux. »

A l’occasion d'Hermann et Dorothée, M. Schlegel ne craignit pas de remonter jusqu’aux poèmes homériques, et ce ne fut pas de sa part un rapprochement ambitieux : M. Fauriel faisait de même, quelques années plus tard, dans son introduction à la Parthéneïde de Baggesen. L’histoire du passé ne fournit pas toujours de ces faits héroïques dont le souvenir est assez vivant pour devenir le sujet d’une œuvre nationale et populaire ; il faut quelquefois, pour ne pas risquer de dépayser les esprits, se rapprocher du temps présent, et, si l’on songe combien offrent peu de ressources au poète les calculs de la politique ou l’action inintelligente des masses, il semble que l’épopée, de nos jours, doive s’attacher plutôt à la vie privée qu’à la vie publique, ressembler plus à l’Odyssée qu’à l’Iliade. Cependant, aux deux extrémités de la société, la nature est étouffée par des habitudes factices, ou déparée par des mœurs grossières : il reste donc à peindre cette médiocrité au sein de laquelle on peut supposer le bonheur sans trop d’invraisemblance, et qui laisse place encore à l’activité humaine. Ainsi, M. Schlegel amenait ses lecteurs au poème d’Hermann et Dorothée. Il ne prétendait pas sans doute borner l’épopée moderne à l’idylle, il voulait seulement justifier la forme que Goethe avait adoptée, et montrer à quelles transformations se prête la poésie épique, en dépit de divisions artificielles. Une fois entré dans son sujet, il fit ressortir les ressources que Goethe avait trouvées en lui-même pour élargir un cadre trop étroit, l’art avec lequel il avait prévenu la monotonie par la variété, par le contraste même des tableaux, surtout l’impression raisonnable et salutaire qui naît de l’ensemble de son poème. Sous ce rapport, Hermann et Dorothée ne ressemble guère à la Mort d’Abel. En consacrant aussi quelques pages à Gessner, M. Schlegel lui adressa précisément les critiques opposées aux éloges qu’il avait donnés à Goethe. La poésie bucolique est d’une imitation périlleuse, et Gessner l’avait mise à la mode avec tous ses inconvéniens et ses dangers. Il s’était donné cependant pour un élève de Théocrite, et Diderot l’appelait un Grec ; M. Schlegel l’accusa de n’être ni Grec, ni Allemand, ni prosateur, ni poète.

Le critique en M. Schlegel ne doit pas nous faire oublier des facultés plus brillantes : il resta toujours fidèle à sa double vocation, et consacra les instans que lui laissaient libres les soins de la polémique et les devoirs du professorat à des traductions poétiques ou à des poésies originales. Dès l’année même de son arrivée à Iéna, il publiait plusieurs fragmens de la Divine Comédie. Deux ans après, en 1797, parurent les deux premiers volumes de sa traduction de Shakspeare. Les sympathies les plus vives de M. Schlegel étaient acquises à Shakspeare, comme au poète qui a réalisé les plus grands effets dramatiques. Il voulut le proposer à sa nation, moins cependant à titre de modèle que comme une source d’inspiration ; il n’admettait pas que rien pût entraver l’originalité du génie allemand. Également éloigné de l’exagération et des ménagemens timides, il reproduisit toutes les hardiesses du poète, les particularités du langage, les variétés même du rhythme, et déploya partout une intelligence supérieure et un art infini. Il ne s’agissait plus d’établir, suivant le précepte de Delille, une juste compensation, en restituant d’un côté au poète ce qu’on lui faisait perdre de l’autre. M. Schlegel ne se demanda pas ce qu’eût pu dire Shakspeare composant ses pièces en allemand et au XIXe siècle ; mais il comprit ce qu’il avait dit, le sentit vivement, et s’imposa de le répéter. Toutes les difficultés étaient réunies, elles furent toutes vaincues. Quelquefois même on se prend à regretter cet excès de perfection ; on aimerait mieux, dans quelques passages obscurs, une traduction moins fidèle, qui, par les différences même, pourrait servir à interpréter plus clairement la pensée de l’auteur.

Un grand nombre de poésies détachées datent aussi de cette époque. Quelques-unes, telles que Pygmalion et Prométhée, sont des souvenirs de l’antiquité. L’auteur s’est borné à recueillir les traits épars que lui fournissait la fable, et à les exprimer en un langage digne du temps auquel nous reporte le sujet. A la même pensée se rattache la romance d'Arion. Cette poétique légende d’Arion sauvé des flots par les dauphins, que la douceur de ses chants a charmés, avait séduit dans l’antiquité toutes les imaginations. Il semble qu’on en ait fait le sujet d’un concours auquel prirent part poètes et prosateurs. Dans ce concours, M. Schlegel eût figuré dignement. Après les vers d’Ovide, après les récits d’Hérodote, de Dion Chrysostôme et de Plutarque, il ne restait pas, à vrai dire, une grande place à l’invention. M. Schlegel a dû presque se borner à fondre ensemble ces récits divers, et à en composer un drame achevé dans toutes ses parties. Il a trouvé cependant quelques traits qui avaient échappé à ses devanciers. Par une heureuse divination, Arion, au moment de mourir, chante la puissance de l’harmonie ; il rappelle le souvenir de ceux qui ont repassé le fleuve sombre, et, en se précipitant dans les flots, se recommande aux néréides. L’idée de la vengeance qu’il tire de ses ennemis appartient à M. Schlegel. Au moment où Périandre les mande auprès de lui, Arion apparaît subitement à leurs yeux tel qu’il était en se jetant à la mer.

« Ses membres gracieux sont couverts de l’or et de la pourpre étincelante, une robe flottante tombe à longs plis sur ses pieds, ses bras sont ornés de bracelets ; sa chevelure parfumée se déroule sur son cou, son front et ses joues.

« La lyre repose dans sa main gauche, de la droite il tient le bâton d’ivoire. Les assassins tombent à ses genoux éblouis comme s’ils voyaient la foudre. « Nous avons voulu le tuer, et il est devenu un dieu ! O terre, entr’ouvre-toi. »

«  - Il vit encore, le maître de l’harmonie ; le chanteur est sous la garde céleste. Je n’invoque pas les esprits de la vengeance, Arion ne veut pas de votre sang. Esclaves de l’avarice, allez au loin dans des contrées barbares, et que jamais la beauté ne relève vos esprits abattus. »


L’élégie intitulée l’Art grec, sans être une imitation, n’en est pas moins composée de souvenirs. Elle fut suivie d’une autre bien différente sur l’Alliance de l’Église et des Arts ; un tel rapprochement montre assez l’étendue de cet esprit accessible à toutes les émotions poétiques. Il ne sent pas la nécessité de choisir entre Homère et la Bible ; il célèbre à la fois les divinités de la Grèce et les harmonies de la religion chrétienne. Les premiers sonnets de M. Schlegel représentent des scènes empruntées aux livres saints, et rappellent les tableaux de l’école romaine : c’est la salutation évangélique, l’adoration des mages, la sainte famille. Plus tard, il réunit en une sorte de galerie les portraits des poètes italiens : Dante, Pétrarque, Boccace et les autres. S’inspirant tour à tour de chacun de ces poètes, il s’attache à reproduire leur style et leurs pensées, de telle sorte que la pièce sur Pétrarque semble être un sonnet de Pétrarque lui-même. Il déposa aussi, dans des sonnets, ses impressions personnelles ; ceux qu’il adressa à son frère, à MM. Tieck et Schelling, témoignent d’une haute estime et d’une amitié dévouée. On a quelquefois contesté la sincérité de ses sentimens ; il est difficile de n’y pas croire, à en juger par l’expression élevée et souvent touchante dont l’auteur les a revêtus. Il avait adopté comme devise une pensée indienne dont voici le sens : « L’arbre empoisonné de la vie offre cependant deux fruits bien doux, le commerce de nobles amis et l’ambroisie des vers. » La forme du sonnet ne laissait pas à l’imagination un bien libre essor ; mais, dans tous les genres où s’est essayée la muse de M. Schlegel, l’invention n’est pas le mérite dont il se montre le plus jaloux, bien qu’il en soit extrêmement touché chez les autres. Il est surtout préoccupé d’assouplir le rhythme encore rebelle et de donner à ses idées un tour poétique. Il est le continuateur de Klopstock et de Voss ; au moment où M. Schlegel entreprit cette tâche, elle avait un mérite particulier d’opportunité. C’est là une considération dont on tient rarement assez de compte. Le souvenir des services rendus ne suffit pas pour conserver intacte une renommée littéraire ; il faut que la reconnaissance soit renouvelée par le plaisir[1].

La poésie servit aussi quelquefois les rancunes de M. Schlegel. Kotzebue, écrivain vulgaire, avait gagné la faveur du public en excitant chez les spectateurs une sensibilité factice par des moyens que l’art désavoue. Ses pièces étaient jouées sur tous les théâtres. La France à son tour les empruntait à l’Allemagne. Ses succès l’enhardirent au point de s’attaquer à la société de Weimar. M. Schlegel se chargea de lui répondre. Kotzebue revenait alors d’un exil où il avait été envoyé par méprise ; à son arrivée, il fut accueilli par une satire en vers que l’auteur appela avec une emphase comique Arc-de-Triomphe en l’honneur de Kotzebue. Le reste répond à ce début ; c’est un ensemble de sonnets et d’épigrammes, où se fait sentir l’abus de l’esprit et où règne une plaisanterie plus acérée que délicate. C’est par là que pèche en général M. Schlegel, quand il s’abandonne à son humeur railleuse ; il lui arrive souvent de passer la mesure. De tous les poètes comiques ou satiriques, c’est à Aristophane qu’il donne la préférence, et il s’inspire volontiers de cette verve inexorable qui, de nos jours, a besoin d’être vue à distance pour nous paraître le bon goût. Il dut cependant conserver de cette querelle un souvenir satisfaisant. Kotzebue, dans la comédie de l’Ane hyperboréen, avait grossièrement insulté Mme de Staël. Par une heureuse fortune, M. Schlegel se trouvait l’avoir vengée avant de la connaître.

Vers la même époque, des sentimens bien différens inspirèrent mieux M. Schlegel. En 1799, un de ses frères mourut dans les Indes au service de la compagnie anglaise ; }il consacra à son souvenir l’Épître de Néoptolème à Dioclès. Il fut surtout sensible à la mort d’une jeune fille, Augusta Boehmer, qui lui était unie par des liens de famille. Une suite de sonnets, remplis des mêmes impressions, montrent qu’il prit plaisir à nourrir sa douleur. Il avait choisi Novalis pour confident de ses regrets, et bientôt après Novalis lui-même était mort, laissant sa tâche inachevée. En lui, M. Schlegel perdait un ami, et l’école romantique sa plus belle espérance. Il fut un de ces rois dont Goethe signala quelque part la puissance éphémère. Lui du moins n’en vit pas le déclin. Sa perte fut vivement sentie par la jeunesse qui s’associait à ses pensées d’avenir. Les journaux du temps parlent de pèlerinages faits à son tombeau et de nombreuses offrandes qui y furent déposées. Ce malheur redoubla la tristesse de M. Schlegel. On était alors à la fin de 1802 ; il quitta Iéna, et se rendit à Berlin. Sans doute, il fuyait des lieux qui lui rappelaient de cruels souvenirs ; peut-être aussi les blessures de l’amour-propre ne furent-elles pas complètement étrangères à cette détermination. La correspondance de Goethe et de Schiller témoigne à son égard de dispositions dont il put être blessé. Goethe apporta souvent dans ses rapports une indifférence railleuse qui laissait trop de liberté à son jugement, et, pour Schiller, la noblesse même et le désintéressement de son cœur purent lui donner des exigences excessives et le porter à envisager certains défauts de nature avec trop de sévérité.


II.

Lorsqu’il quitta Iéna, M. Schlegel était âgé de trente-cinq ans. La lutte qu’il avait soutenue lui avait donné l’occasion de poser tous les principes qu’il devait développer plus tard ; mais, bien que cette première partie de sa vie soit la plus diversement occupée, ce n’est pas pour nous la plus intéressante. Le nom de M. Schlegel est entré en France joint à celui de Mme de Staël. Il la vit pour la première fois à Berlin, non pas cependant dès son arrivée en cette ville. Dans les premiers temps de son séjour, il avait été chargé de faire un cours sur la littérature et les arts. Il avait achevé sa tragédie d'Ion, imitée de la pièce d’Euripide. Bien que, dans cette imitation, l’auteur se fût réservé une part d’originalité, ce n’était guère là qu’une tentative érudite qui ne paraît se rattacher en rien à ses théories. Peut-être même, en comparant la pièce allemande à la tragédie grecque, pourrait-on prendre une revanche facile de la comparaison des deux Phèdres. Vers le même temps, M. Schlegel agrandissait ses vues sur l’art romantique par l’étude du théâtre espagnol, et traduisait plusieurs pièces de Calderon, qui firent dire à Schiller : « Que de fautes Goethe et moi nous aurions évitées, si nous avions connu Calderon plus tôt ! » Enfin M. Schlegel publiait, sous le nom de Blumenstraeusse, un choix de poésies italiennes, espagnoles et portugaises, et les faisait précéder d’une dédicace poétique dont nous citerons les premiers vers, parce qu’ils font comprendre, beaucoup mieux que nous ne saurions l’exprimer, comment cet esprit si vaste savait unir dans une commune admiration l’imagination brillante des races méridionales et le caractère sévère des peuples du Nord.


AUX POÈTES DONT J’AI TRADUIT LES CHANTS.

« Recevez l’offrande de ces fleurs, hommes sacrés ; comme à des dieux je vous fais hommage de vos propres dons. Vivre avec vous et avec nos ancêtres allemands, c’est là ce qui seul peut soutenir mon courage. Romains à demi, vous descendez aussi de la race germanique. Laissez-moi donc vous saluer de ces paroles allemandes et vous prendre à vos belles contrées pour vous ramener chez vous vers le Nord, aux rivages de l’harmonie. »


Dans ces vers respire un patriotisme qui eût dû arrêter M. Immermann au moment où il adressa à M. Schlegel cette brusque apostrophe : « Tu as, Guillaume, déchiré ta robe allemande en Angleterre, puis en Italie et dans les sombres contrées de Brahma. » Est-ce donc trahir ou renier son pays que de l’éclairer et de l’enrichir ?

Ce fut au milieu de ces travaux que M. Schlegel rencontra Mme de Staël. Elle fut frappée de cet esprit si abondant en idées, de cette érudition si bien éclairée par une critique ingénieuse. Elle n’avait connu rien de pareil en France ; le charme de la nouveauté, un certain goût pour ce qui ne ressemblait pas à ce qu’elle entendait tous les jours, lui inspirèrent une extrême bienveillance pour M. Schlegel. Elle savait mieux louer que personne ; ses éloges n’étaient autres que des impressions sympathiques ; elle se sentait reconnaissante pour qui animait son imagination et renouvelait sa pensée. M. Schlegel éprouva un véritable bonheur à se sentir ainsi compris et apprécié. Il ne pouvait plus se passer d’une société si douce. Il renonça à la situation qu’il s’était faite à Berlin pour se charger de l’éducation des enfans de Mme de Staël, et partit avec elle en 1804, lorsqu’elle fut rappelée en Suisse par la mort de M. Necker.

Schlegel a passé ainsi douze ans auprès d’elle, mêlé à la société spirituelle et distinguée dont elle était le centre, y exerçant par son savoir et son esprit plus d’influence qu’il n’en recevait, et surtout qu’il n’en voulait recevoir ; continuant sa vie laborieuse de professeur au milieu des distractions mondaines, accueillant difficilement les opinions qui n’étaient pas les siennes, inquiet et susceptible dans les relations habituelles, comparant quelquefois sa situation à celle qu’il eût pu occuper en Allemagne, et pourtant invariablement attaché à Mme de Staël, et dédommagé par son amitié attentive de tout ce qui pouvait lui déplaire dans la société où il vivait. Ce n’était pas encore là tout ce qu’eût demandé M. Schlegel ; d’autres prétentions percèrent quelquefois malgré lui, Il en fut repris avec une douceur et une fermeté qui le découragèrent ; il y avait d’ailleurs dans l’amitié de Mme de Staël de quoi combler tous les désirs. Telle fut la liaison qui s’établit entre eux, liaison fondée sur la différence plus que sur la conformité des caractères, et par cela même plus profitable à tous deux. Il est difficile de croire que l’auteur de l’Allemagne ne s’éclaira pas souvent dans la conversation d’un juge aussi sûr toutes les fois que les préventions ne l’aveuglaient pas ; et, d’autre part, le spectacle de cette sensibilité si vive que l’art et la poésie n’avaient pas seuls le don d’émouvoir, cette exaltation généreuse dont tous les mouvemens partaient du cœur, tout en causant peut-être quelque surprise à M. Schlegel, ne durent pas être perdus pour lui ; il avait un esprit digne de tout comprendre. Toujours est-il qu’il conserva de cette époque de sa vie plus de souvenirs que d’amitiés. Blessé des inégalités sociales, il ne sut pas se mettre au-dessus d’elles et se faire franchement l’égal d’hommes qui eussent volontiers accepté l’égalité. L’hôte le plus assidu de Coppet et le plus accueilli, Benjamin Constant, fut aussi celui dont il se tint le plus éloigné. Il avait à son égard plus d’un motif d’aigreur. L’esprit de Benjamin Constant n’était pas assez conciliant pour adoucir les rancunes d’un rival malheureux. Entre tous les amis de Mme de Staël, ce fut avec M. Fauriel que M. Schlegel contracta la liaison la plus douce et la plus suivie. Il y avait entre eux une communauté d’études qui les rapprochait, et la nature sympathique de M. Fauriel devait triompher de toutes les défiances.

Dès que Mme de Staël put quitter la Suisse, M. Schlegel l’accompagna en Italie. Il est resté comme souvenir de ce voyage une longue lettre adressée à Goethe sur les œuvres des artistes contemporains, et une élégie célèbre sur Rome, dont M. Sainte-Beuve a rendu le mouvement poétique, malgré quelques suppressions, dans son portrait de Mme de Staël, à qui elle était adressée. Cette pièce est imitée de l’élégie de Properce. On y retrouve aussi plusieurs traits empruntés à Virgile, à Horace, à Lucain, que l’auteur ne prend pas même soin de dissimuler, dans la crainte de les affaiblir ; mais là où les souvenirs lui font défaut, inspiré par la présence des lieux, il y supplée de telle façon, que l’on distingue malaisément ce qu’il traduit de ce qu’il invente.

De l’Italie on passa en France, afin d’apercevoir Paris de loin. Les tracasseries de la police impériale n’étaient pas faites pour guérir les préventions que M. Schlegel avait pu apporter. Il s’en vengea par bon nombre d’épigrammes ; mais sans doute Mme de Staël ne permit jamais que l’on confondît la France avec le pouvoir qui la gouvernait, et qu’elle avait le droit de ne pas aimer. En 1807 cependant, on réussit à se rapprocher de Paris. Ce fut dans ce court moment que parut le fameux parallèle des deux Phèdres. C’était encore un épisode renouvelé de la guerre des anciens et des modernes. Les choses toutefois avaient bien changé de face. M. Schlegel faisait un grand éloge de la pièce d’Euripide, et il avait bien raison ; mais il censurait amèrement celle de Racine, et il avait grand tort. Le jugement qu’il a porté ne saurait prouver que sa partialité ou son incompétence J’hésite à ce mot ; je ne sais quelles précautions prendre, je ne dirai pas pour faire accepter ma pensée, mais pour l’exprimer telle qu’elle est. M. Schlegel possédait en français un remarquable talent d’écrivain ; il connaissait notre langue comme si elle eût été la sienne, il la parlait comme s’il ne l’eût jamais apprise. Malgré cela, lui manquait-il donc quelque chose, ce quelque chose qui fait que la vendeuse d’herbes de Théophraste en eût remontré sur certaines nuances de l’atticisme aux beaux parleurs qui avaient eu le malheur de naître hors des murs d’Athènes ? D’ailleurs, autre chose est de connaître une langue dans toute sa correction, et même dans ses nuances les plus délicates, ou d’avoir en soi l’esprit d’une nation, son caractère, ses habitudes de société, ses traditions. On n’est pas naturalisé par le langage seulement, et personne ne peut avoir deux patries. Si M. Schlegel s’est proposé uniquement de démontrer que La Harpe était, en matière d’antiquité, un juge superficiel et prévenu, s’il a voulu dire que Racine n’a pas substitué partout, comme le prétend La Harpe, les plus grandes beautés aux plus grands défauts, ce n’était pas la peine de dépenser tant d’esprit ; mais s’il a voulu soutenir, comme on n’en peut guère douter, que Racine a fait disparaître les beautés d’Euripide sans les remplacer par d’autres propres à son génie, en harmonie avec les sentimens de son époque, de sa nation, et inspirées par une vraie connaissance de la nature humaine, alors tout l’esprit du monde n’y suffirait pas.

Pour reprendre les choses de plus haut, j’avoue que les parallèles me paraissent mériter une médiocre confiance. C’est un procédé naturel à l’esprit de rapprocher les objets pour apprendre à les mieux connaître, et cette comparaison est légitime, si l’on cherche à fixer soi-même ses idées par un travail solitaire, ou si l’on se borne à consigner quelques indications précises ; mais, dès que l’auteur paraît, comme il est nécessairement jaloux de ses découvertes et désireux de les présenter sous une forme brillante, la vérité est vite sacrifiée aux prétentions du bel-esprit. A force de chercher des idées neuves, on tombe dans des pensées fausses. On ne voulait d’abord que présenter la vérité sous une forme piquante ; il se trouve qu’insensiblement on a composé un tissu de mensonges ingénieux. Que sera-ce, si l’on est en droit de soupçonner l’équité de l’écrivain, si son parallèle n’est qu’un long plaidoyer ou plutôt un réquisitoire dans lequel perce la joie maligne du triomphe, si depuis l’on a pu observer que l’auteur se complaît dans ce souvenir et y revient avec une satisfaction que n’inspire pas habituellement le seul intérêt de la justice ! A quoi sert d’ailleurs d’opposer sans cesse Homère à Virgile, Démosthène à Cicéron, Euripide à Racine, si ce n’est à attacher à l’un d’eux une idée d’infériorité qui trouble le plaisir qu’il nous cause ? Pourquoi tourner à blâme pour les uns les éloges que nous donnons aux autres ? Est-il bien nécessaire de choisir entre deux jouissances que nous pouvons goûter également ? Nos admirations ne sont ni trop nombreuses ni trop naïves ; nous pouvons nous y laisser aller sans crainte.

Dans la pièce grecque, Hippolyte entre sur la scène suivi d’un chœur de chasseurs ; il dépose sur l’autel de Diane une couronne tressée dans une prairie vierge que n’a jamais effleurée le pied des troupeaux ni le tranchant de la faucille. Seule, au printemps, l’abeille y voltige ; la Pudeur l’arrose d’une eau pure. « O ma maîtresse chérie, dit-il, reçois de mes mains pieuses ce lien pour ta chevelure dorée ; car, seul entre tous les mortels, j’ai le privilège de vivre et de converser avec toi ; j’entends ta voix sans voir ton visage. Puissé-je finir ma vie comme je l’ai commencée ! » Mais Hippolyte, par le culte assidu qu’il rend à Diane, a outragé Vénus, et elle a juré de se venger. En vain un vieux serviteur l’engage à apaiser la déesse ; Hippolyte répond qu’il est pur et l’adore de loin : il n’aime pas les divinités qu’il faut honorer dans les ténèbres. Le vieillard insiste ; Hippolyte l’interrompt brusquement

Allez, mes amis, rentrez dans la maison ; il est agréable, au retour de la chasse, de trouver la table bien garnie. Il faut aussi prendre soin des chevaux, afin que, lorsque je serai rassasié, je les attelle à mon char et les exerce comme il faut. Pour ta Vénus, je lui souhaite toutes sortes de prospérités. »

C’est là un magnifique début, et, tant qu’Hippolyte ne se livre pas, comme un élève des philosophes, à ses longues déclamations contre les femmes, il y a dans cette plénitude de jeunesse et de force, dans cette insensibilité adoucie par un commerce intime avec Diane, quelque chose d’étrange et de charmant. Nous sommes surpris de nous sentir émus par des moyens si nouveaux ; rarement même les anciens ont montré sur le théâtre ces figures calmes et sereines qui sont peut-être mieux encore dans les convenances de l’épopée, où l’action est moins rapide, où l’on a plus le temps de s’arrêter à les contempler. On sent qu’Euripide a voulu se faire pardonner par ce contraste une autre nouveauté plus hasardée, la peinture de l’amour, que ses devanciers avaient rejetée comme trop sensuelle et ne donnant pas une assez haute idée de la dignité humaine. M. Schlegel a noblement décrit le charme particulier qui s’attache à l’Hippolyte grec :


« Hippolyte, dit-il, a une teinte si divine, que, pour la sentir dignement, il faut pour ainsi dire être initié aux mystères de la beauté, avoir respiré l’air de la Grèce. Rappelez-vous ce que l’antiquité nous a transmis de plus accompli parmi les images d’une jeunesse héroïque, les Dioscures de Montecavallo, le Méléagre et l’Apollon du Vatican : le caractère d’Hippolyte occupe dans la poésie à peu près la même place que ces statues dans la sculpture. Winckelmann dit qu’à l’aspect de ces êtres sublimes, notre ame prend elle-même une disposition surnaturelle, que notre poitrine se dilate, qu’une partie de leur existence si forte et si harmonieuse paraît passer en nous. J’éprouve quelque chose de pareil en contemplant Hippolyte tel qu’Euripide l’a peint. On peut remarquer, dans plusieurs beautés idéales de l’antique, que les anciens, voulant créer une image perfectionnée de la nature humaine, ont fondu les nuances du caractère d’un sexe avec celui de l’autre ; que Junon, Pallas, Diane, ont une majesté, une sévérité mâle ; qu’Apollon, Mercure, Bacchus, au contraire, ont quelque chose de la grace et de la douceur des femmes. De même nous voyons dans la beauté héroïque et vierge d’Hippolyte l’image de sa mère l’Amazone et le reflet de Diane dans un mortel. »


Si Racine eût pu conserver dans sa fraîcheur primitive cette fleur de la Grèce, s’il eût uni la naïveté antique à cette intelligence du cœur, fruit de la lente expérience des siècles, il eût surpassé du même coup Euripide, Sophocle et lui-même. Du moins a-t-il eu soin de rappeler Hippolyte tel qu’il était, en le montrant tel qu’il est devenu. Le héros est déchu, mais il est encore entouré du prestige de sa gloire :

Hercule à désarmer coûtait moins qu’Hippolyte,


dit Aricie à Ismène, et c’est cette fierté même qui l’a séduite. Elle aussi avait défié l’amour. Hippolyte est l’excuse d’Aricie, et Aricie celle d’Hippolyte. Malgré cette justification, ce ne fut pas sans nécessité que Racine s’imposa un tel sacrifice ; qu’auraient dit les petits-maîtres s’il n’avait pas fait son Hippolyte amoureux ? Arnaud, il est vrai, blâmait déjà cette faiblesse ; mais, pour l’austère janséniste, ce n’était pas là une question de goût. Désarmé par la passion et les fureurs de Phèdre, il gardait sa sévérité pour un amour plus dangereux par son innocence. Le personnage d’Aricie n’est pas cependant de l’invention du poète. Virgile compte parmi les alliés de Turnus un Virbius, fruit des amours de cette princesse :

Ibat et Hippolyti protes pulcherrima bello
Virbius, insignem quem mater Aricia misit,
Eductum Egeriae lucis.

Tout en partageant l’admiration de M. Schlegel pour l’Hippolyte grec, nous ne pouvons accorder que tout l’intérêt se concentre sur lui ; que Phèdre ne soit, comme le dit le critique, qu’un mal nécessaire. La jouissance que fait éprouver le personnage d’Hippolyte est plus esthétique que dramatique ; les yeux y ont plus de part que le cœur. Si loin que soit la Phèdre grecque de la Phèdre française, c’est d’elle surtout que naît l’émotion, et il devait déjà en être ainsi chez les Grecs : il était plus facile de proscrire la peinture de l’amour que de n’en pas être charmé en la voyant. Dans Euripide, l’apparition de Phèdre est courte. En entrant sur la scène, elle prie ses esclaves de la soutenir, de délier le nœud qui retient sa chevelure. Sa douleur se décèle par le désordre de ses idées ; tantôt elle voudrait aller au bord d’une claire fontaine puiser une eau pure, tantôt elle voudrait se reposer à l’ombre des peupliers, couchée sur une verte prairie. Un instant après, elle demande à être conduite sur la montagne pour s’élancer à la poursuite des cerfs ; elle brûle de lancer le trait thessalien ou de dompter des coursiers vénètes. Sa nourrice essaie en vain de la calmer, et la presse de lui découvrir la cause de son mal. Contrainte par ces instances, Phèdre prépare l’aveu qu’elle va faire en rappelant les égaremens de sa mère et la triste destinée de sa sœur : là se bornent les ressemblances des deux poètes. La passion de Phèdre dans Euripide ne se trahit que par son abattement ; il n’y a pas dans son amour de ces révolutions soudaines qui naissent de la marche des évènemens ou des mouvemens même du cœur ; elle n’a pas d’espérances ni presque de désirs. Dès que son secret est connu d’Hippolyte par l’imprudence de sa nourrice, son parti est pris, elle va mourir ; mais, dans sa perte, elle entraînera celui qui l’a causée. Ce n’est pas même la vengeance qui la fait agir ; elle cède uniquement à la crainte du déshonneur. Que la Phèdre de Racine est bien différente ! En l’absence de Thésée se produisent les premiers symptômes d’une passion longtemps contenue. C’est seulement lorsqu’elle croit son époux mort que Phèdre ose s’exposer à la vue d’Hippolyte. Elle va implorer sa pitié pour son fils ; mais, forcée d’excuser ses rigueurs passées, elle laisse bientôt percer un sentiment contraire. Par ces ménagemens, Racine nous conduit aux derniers excès de la passion, sans que jamais le sens moral soit péniblement affecté, sans que l’on puisse reconnaître quand la faiblesse devient un crime. A force de contempler Hippolyte, les sens de Phèdre se soulèvent, l’image du père se mêle devant ses yeux avec celle du fils, et de là naît cette admirable confusion de souvenirs et de langage qui trahit trop clairement un coupable amour. Phèdre cependant, rappelée à elle-même par une exclamation d’Hippolyte, veut un instant lui donner le change ; mais elle sent qu’elle ne peut soutenir un tel personnage, et, sans plus d’excuses ni de détours, elle laisse déborder toute son ame. Dès ce moment, les bornes de la pudeur sont passées ; malgré elle, l’espoir est entré dans son cœur. Loin de repousser les suggestions d’OEnone, c’est elle maintenant qui les appelle. — Thésée revient, et Phèdre, incertaine encore, l’aborde avec des paroles ambiguës qui peuvent être une accusation aussi bien qu’un aveu, mais dont l’équivoque naturelle est l’effet de ses hésitations plus que de ses calculs. Sa mort du moins sera une expiation. Elle n’attend pas même ce moment suprême ; elle va révéler tout à Thésée ; un mot l’arrête… Hippolyte aime Aricie, et alors éclate cette admirable scène de jalousie qui suffit à excuser les faiblesses du héros, puisqu’elle n’était pas possible sans cela. Les transports et les fureurs de Phèdre sont conformes au développement de la passion dans l’antiquité. Tout ce que lui inspire la violence de son amour repoussé, Didon ou Médée eussent pu le dire ; mais ce qui n’appartient qu’à elle, ce sont les retours à des émotions plus douces, ce sont ces délicatesses de sentiment qui font un mérite des faiblesses et qui donnent au crime même le charme de la vertu. Grace à ce mélange de l’ame et des sens, Phèdre est l’exemple de la passion la plus déréglée et la plus touchante. Pour qu’un poète pût concevoir un tel caractère, il fallait que le christianisme eût purifié l’amour et fait un devoir de cette observation intérieure qui ne laisse échapper aucun secret mouvement. Phèdre est à la fois la païenne sensuelle et la pécheresse repentante. Il n’y a pas lieu à choisir ici entre l’art antique et l’art moderne ; elle résume en elle toutes les inspirations dont s’est tour à tour animée la poésie, la religion de la nature et celle du cœur.

Si M. Schlegel eût fait ressortir les beautés de ce rôle avec l’enthousiasme qu’il sait si bien sentir et exprimer, il. eût eu le droit de dire que la confidente OEnone remplace avec désavantage la nourrice de Phèdre, que Théramène, encourageant l’amour naissant de son élève, fait regretter le vieillard de la tragédie grecque, qui parle du moins au nom de Vénus irritée. Il eût pu blâmer le ton trop solennel du récit et les détails poétiques sur lesquels un ami ne peut s’étendre et qu’un père ne peut écouter. M. Schlegel eût été libre aussi de reprocher à Thésée des motifs de son absence, qui le rendent au retour moins digne d’intérêt, en faisant observer toutefois que c’est pour Phèdre une excuse de plus, et que selon toute probabilité, dans la première pièce qu’Euripide composa sous le titre d'Hippolyte, comme dans la tragédie de Racine, Thésée avait été retenu par sa complaisance pour les amours de Pirithoüs. Au lieu de cela, M. Schlegel a pris deux poids et deux mesures, opposant sans cesse les beautés d’Euripide aux défauts inévitables de Racine, reprochant au poète français toutes ses inventions, quelquefois même ses emprunts, et de ce mélange calculé d’inexactitude et de rigueur, d’émotion et de logique, d’enthousiasme et de sévérité, il est sorti un pamphlet qui fera toujours honneur à l’esprit de l’auteur, mais qui peut laisser quelques doutes sur sa bonne foi.

Là cependant ne se bornèrent pas les témérités de M. Schlegel. Le Parallèle des deux Phèdres ne fut que le prélude du Cours de littérature dramatique. En quittant la France, M. Schlegel était allé à Vienne avec Mme de Staël ; il y reçut un accueil brillant, et mit à profit son séjour en cette ville pour reprendre son enseignement interrompu. Il réunit et exposa, devant un nombreux auditoire, ses idées sur l’art théâtral. Ce sont ces leçons qui, traduites un peu plus tard par Mme Necker de Saussure (1814), se répandirent en France et y causèrent un grand scandale. M. Schlegel s’attaquait du même coup à toutes nos gloires. Corneille est le moins maltraité. L’auteur reconnaît qu’il s’était annoncé d’une manière brillante par le Cid, et, s’il était resté fidèle à cette veine poétique d’honneur et de loyauté chevaleresque, s’il avait élargi encore son horizon sans s’inquiéter tardivement d’Aristote, la tragédie, unissant la liberté et la variété du drame romantique à l’éclat du style, eût vraiment déployé toute la magie de ses moyens ; mais pourquoi Corneille fit-il Horace et Cinna ? M. Schlegel se montre plus sévère encore pour Racine. Ce que le critique cherche avant tout, c’est l’action ; le charme de la poésie, qu’il ne peut nier, lui semble un mérite secondaire qui ne rachète pas la froideur des expositions et des longs récits, les invraisemblances de la mise en scène, et surtout le contraste des sujets avec les sentimens et le langage. Racine était pénétré de l’antiquité, mais il la voyait à travers son imagination et son cœur. Il aurait manqué de vérité et de naturel s’il eût voulu, prenant pour guide une froide érudition, s’affranchir des convenances qui étaient en même temps des délicatesses de sentiment, et tenaient à l’ensemble de la culture morale au XVIIe siècle. C’est là le secret de l’originalité dans l’imitation : ainsi le théâtre de Racine est l’expression la plus élevée de la société où il vivait, et derrière ce qu’il peut y avoir d’accidentel se retrouve la peinture éternellement vraie du cœur humain. C’en est assez pour nous rendre indifférens à des invraisemblances que la critique peut signaler, mais qui échappent au spectateur ému. A défaut de cette action qui parle aux yeux, et a quelquefois pour effet de nous rejeter dans une réalité grossière, il en est une autre plus intellectuelle qui naît du choc et du développement des passions, et qui a long-temps suffi au public.

Les théories de M. Schlegel embrassaient aussi l’art comique ; il ne respecta pas davantage Molière, et cette offense fut peut-être la plus sensible de toutes. Rousseau seul avec Bossuet avait osé médire de Molière, et tout était permis à Rousseau. M. Schlegel se laissa aller envers cette grande renommée à des boutades regrettables qu’on a eu tort peut-être de prendre trop au sérieux. Il n’en vint cependant jamais, ainsi que lui en a fait honneur un trop spirituel écrivain, jusqu’à mettre le Solliciteur au-dessus du Misanthrope. N’insistons pas trop sur ces faiblesses d’un grand esprit. Il nous convient d’être indulgens pour une injustice qu’il n’a montrée que contre nous autres Français, plus peut-être par rancune nationale que par fausse critique. La sévérité ne serait pas plus équitable ; et aurait aujourd’hui mauvaise grace.

Ce n’était pas au moins à l’indifférence ou au dédain que cédait M. Schlegel, quand il proscrivait l’imitation de l’antiquité. Son livre est autre chose qu’un pamphlet. Dans le premier volume, avant d’en venir au théâtre français, il a admirablement dépeint cette exquise organisation des Grecs qui faisait des jouissances de l’art une condition de leur existence, cette jeunesse du monde au milieu de laquelle ils s’ouvrent à la vie, la nature qui seconde le libre jeu de leurs facultés, et, grace à cet accord si rare de circonstances choisies, la poésie s’épanouissant heureuse et brillante, comme l’espérance qui sourit à cette race privilégiée. « La culture morale des Grecs, dit M. Schlegel, était l’éducation de la nature perfectionnée ; issus d’une race noble et belle, doués d’organes sensibles et d’une ame sereine, ils vivaient sous un ciel doux et pur, dans toute la plénitude d’une existence florissante, et, favorisés par les plus heureuses circonstances, ils accomplissaient tout ce qu’il est donné à l’homme renfermé dans les bornes de la vie d’accomplir ici-bas ; l’ensemble de leurs arts et de leur poésie exprime le sentiment de l’accord harmonieux de leurs diverses facultés ; ils ont imaginé la poétique du bonheur. » Ce n’est pas à dire que toutes les œuvres des Grecs fussent empreintes d’un caractère uniforme. Les poètes tragiques ont su atteindre aux effets les plus pathétiques et les plus terribles. Malgré l’aspect serein sous lequel ils envisageaient la vie, l’idée de cette force inconnue qu’on appelait le destin assombrit souvent le tableau ; mais, voués au culte de la nature et ne soupçonnant rien au-delà, sans passé et presque sans avenir, libres de tous les vagues pressentimens qui assiègent notre ame, ils ont pu réaliser plus facilement la seule perfection qu’ils rêvaient.

A part quelques rares initiés, on n’avait guère en France d’idées arrêtées sur l’ensemble du théâtre grec, lorsque parurent les leçons de M. Schlegel. On en était encore à cette théorie de perfectibilité littéraire que le XVIIIe siècle avait mise en faveur, et dont La Harpe s’était fait le défenseur intéressé. Le temps passé n’avait guère, aux yeux de la critique, d’autre mérite que d’avoir préparé l’avenir. En ce qui touche le théâtre, on s’obstinait à se représenter la tragédie antique sous la forme classique que les grands écrivains du XVIIe siècle avaient rendue familière. Si, par hasard, on était forcé de reconnaître les différences qui séparent la scène grecque de la scène française, le procès était vite jugé. Tout changement était un progrès ; on eût volontiers refait les modèles d’après les copies ; la mode du jour semblait la règle éternelle du goût. Ceux même qui comprenaient le mieux le côté sublime de la tragédie grecque ne pouvaient s’habituer à ces traits de naturel et de simplicité que les anciens ne fuyaient ni ne cherchaient, mais qu’ils rencontraient quelquefois : ainsi faisait l’abbé Barthélemy, qui, plus érudit et mieux disposé que La Harpe, n’avait pu cependant se défendre de tout préjugé, et, oubliant son personnage, avait donné le singulier exemple d’un Scythe plus difficile que les Grecs eux-mêmes en fait d’atticisme et de convenances.

Les leçons de M. Schlegel, en se répandant en France, rectifièrent ces idées. Il montra le théâtre grec non pas seulement comme un heureux début, mais comme une œuvre accomplie qui avait eu son commencement, ses progrès, sa décadence. D’un côté, Eschyle efface le souvenir de ses devanciers et mérite d’être considéré comme le créateur de la tragédie grecque. Sans être le plus parfait des poètes tragiques, il en est le plus inimitable. Il marque cette première phase où le génie inexpérimenté est livré à lui-même et ne suit que sa seule inspiration. D’autre part, Euripide a déjà dépassé le but auquel Eschyle n’avait pu atteindre. Les dieux et les hommes, dans ses tragédies, sont déchus de leur antique grandeur. Au lieu de faire appel aux sentimens les plus élevés de l’humanité, ce sont surtout les faiblesses du cœur qu’Euripide prend plaisir à peindre ; souvent même il abuse de la sensibilité de ses auditeurs. Tout semble abaissé à dessein, afin de complaire plus sûrement à des juges moins sévères que l’admiration fatigue, et qui veulent se reposer dans des émotions plus douces.

Mais entre Eschyle et Euripide il y a la place de Sophocle. A égale distance de l’un et de l’autre, il occupe dans l’histoire de l’art ce point culminant au-delà duquel il n’y a plus qu’à descendre. M. Schlegel s’est particulièrement complu dans ce portrait. C’est qu’en effet beauté, gloire, génie, bonheur, tout s’est réuni pour composer en Sophocle l’ensemble le plus harmonieux que l’imagination puisse rêver, et les inventions avec lesquelles les historiens et les poètes ont voilé ses derniers momens ne permettent pas même de s’apitoyer sur sa fin. Les faveurs dont il fut comblé ne furent pas perdues pour l’art. Ses conceptions sont plus profondes et non moins hardies que celles d’Eschyle ; l’harmonie dont il a su empreindre toutes ses œuvres peut seule en dissimuler la grandeur. Il a puisé dans la noblesse de son ame l’élévation morale à laquelle il subordonne les passions de ses héros. Nul poète peut-être n’a eu au même degré que lui le sentiment de la dignité humaine ; aussi n’a-t-il pas besoin d’appeler à son aide un monde surnaturel ; c’est presque toujours dans le cercle de l’humanité que l’action s’accomplit, mais de l’humanité représentée sous ses traits les plus généraux. Le despotisme du destin laisse à ceux même qu’il opprime leur énergie et leur liberté. Le chœur mêlé à tous les évènemens représente bien la conscience publique, souvent timide et confuse. L’action se développe sans vide et sans complication pénible. On ne rencontre pas, dans le cours de la pièce, de ces maximes équivoques qui, malgré une sanction tardive, peuvent faire douter des intentions de l’auteur. L’impression est constamment morale et religieuse, et la poésie, prodiguant toutes ses richesses, met le dernier sceau à cette œuvre, expression la plus complète et la plus haute de l’art tragique au siècle de Périclès.

Tous les arts, dans la Grèce, se prêtaient un mutuel secours ; tous servaient à l’ornement de ces fêtes splendides dont, après tant de siècles, le souvenir est encore tout-puissant sur l’imagination. M. Schlegel essaya de recomposer quelque chose de cet assemblage en cherchant les rapports secrets qui unissent les différens arts, comme l’avait déjà tenté Lessing dans son Laocoon. Ce fut surtout à la statuaire qu’il demanda des points de comparaison avec la poésie. Pour rendre sensible la différence qui distingue la tragédie de l’épopée, il les compare l’une au bas-relief et l’autre au groupe. Le bas-relief n’a pas de limites précises ; on peut supposer l’action s’étendant indéfiniment en-deçà et au-delà. Aussi les anciens représentaient-ils surtout sous cette forme des sujets qui n’avaient, à vrai dire, ni commencement ni fin, comme des danses, des combats, des sacrifices. De même l’épopée n’offre pas un tout nettement circonscrit ; les évènemens se succèdent sans lien rigoureux, du moins sans but arrêté ; le poète raconte pour raconter, et les personnages, tenus dans l’ombre, ne nous apparaissent guère que de profil. Il en est tout autrement dans le groupe et dans la tragédie. Là les yeux, au lieu d’errer sur une série de faits divers, sont fixés sur un point unique, que le poète doit faire ressortir aussi clairement que le sculpteur. L’un et l’autre sont tenus de donner la même perfection à toutes les parties de leur œuvre. Le groupe est fait pour être envisagé sous tous les aspects, et le poète tragique ne peut pas même s’autoriser de l’exemple d’Homère pour sommeiller quelquefois. Passant de la théorie à l’histoire, M. Schlegel rechercha les analogies qu’offraient le développement de la poésie et celui de la sculpture. Il rapprocha des tragiques grecs les trois statuaires les plus fameux de l’antiquité, Phidias, Lysippe, Polyclète, et montra successivement en eux la grandeur désordonnée d’Eschyle, la perfection de Sophocle et les défauts séduisans d’Euripide.

On le voit, M. Schlegel n’était pas injuste envers le théâtre grec. Il sentait dignement ces beautés d’une simplicité si pure, d’une vérité si haute, si universelle, et ses émotions sympathiques passaient dans l’ame de ses auditeurs ; mais en même temps il pensait que, la poésie étant la vive expression de ce qu’il y a de plus intime dans notre être, il est naturel qu’elle revête, suivant les différentes époques, une forme particulière aussi bien que la peinture, l’architecture, la musique. La religion chrétienne, en révélant à l’homme le néant de cette vie, en remplissant son ame de désirs que rien ici-bas ne peut satisfaire, a donné une direction nouvelle à toutes nos forces morales ; elle a éveillé en nous des sentimens inconnus, ou épuré ceux qui n’avaient pu s’élever au-delà d’un sensualisme poétique. Ce perfectionnement moral, sans exclure la violence des passions, produisit de sublimes inconséquences, qu’il fallait tenter de peindre au moins, si l’on ne pouvait les expliquer ; une conscience plus claire de la responsabilité humaine, une analyse plus attentive et plus profonde du cœur, mirent davantage en lumière les différences personnelles qui se détachent sur le fond commun de l’humanité. D’autre part, les luttes et les complications des sociétés modernes avaient fait une plus grande place aux individus ; les intérêts particuliers avaient obscurci les idées générales. Tout ainsi préparait une révolution dans l’art. Le poète dramatique surtout, plus astreint qu’un autre à tenir compte de l’état des esprits, dut se proposer un nouvel objet. Les fables mythologiques furent remplacées par des sujets empruntés à l’histoire ou aux légendes, et de là naquirent de nouvelles exigences. A la peinture des sentimens abstraits succéda celle des caractères individuels. On s’attacha soigneusement à des circonstances indifférentes en apparence, mais qui pouvaient secrètement agir sur la marche des évènemens ou en mieux faire comprendre le sens. Au lieu de contempler les choses dans une disposition exclusive, qui ne permet d’en voir que le côté sérieux ou plaisant, on chercha à réaliser une vérité plus voisine peut-être que l’autre de la nature et de la vie, dans laquelle se rassemblent les choses les plus opposées, le rire et les larmes, le burlesque et le terrible, la vie et la mort. Telle fut l’inspiration à laquelle obéirent Shakspeare et les poètes espagnols, sans s’inquiéter de ce qu’on avait fait avant eux, ni de ce qu’on faisait ailleurs. Ces créateurs du drame, s’abandonnant à l’impulsion de leur génie, eussent été fort embarrassés, sans doute, d’indiquer les principes secrets qui les avaient guidés. Ce fut à discerner ces principes, à les faire pénétrer dans les esprits, que s’appliqua M. Schlegel. Après avoir dépeint éloquemment le côté poétique du christianisme, il montra le caractère sérieux et contemplatif des peuples du Nord venant en aide à cette influence bienfaisante. Il fit voir comment à leur héroïsme grossier, mais sincère, se rattachaient les idées fécondes de chevalerie et d’honneur, et de cette époque de rénovation il marqua l’ère des littératures modernes.

Afin de mieux faire comprendre la théorie du drame romantique, M. Schlegel eut recours encore à un de ces rapprochemens que lui fournissait sa connaissance raisonnée des beaux-arts. Il avait comparé la tragédie grecque, à un groupe de sculpture ; le drame lui représente un vaste tableau comprenant des personnages entourés de tout ce qui peut donner à leur existence plus de réalité et de mouvement. Si la peinture ne peut rivaliser avec la statuaire pour le modelé des formes, en revanche la couleur donne plus de vie à l’imitation, et l’expression de la physionomie, animée par l’éclat du regard, révèle toutes les émotions de l’ame dans des nuances presque insaisissables.

Quand ces idées se firent jour en France, ou même quand M. Schlegel les exposait à Vienne, le Génie du Christianisme avait paru depuis plusieurs années, précédé lui-même par le livre de Mme de Staël sur la Littérature. Le peu d’intervalle qui sépara ces trois évènemens littéraires, un tel accord entre des esprits également indépendans, sont par eux-mêmes des faits considérables, et montrent combien était vrai, même avant d’être senti, le besoin de rompre avec le passé, ou du moins de le transformer et de le rajeunir. Composées avec des préoccupations moins exclusives et moins dogmatiques, les leçons de M. Schlegel purent convaincre ceux qui s’étaient tenus en garde contre les séductions d’une imagination trop brillante, capable de rendre suspecte la vérité même. M. Schlegel, d’ailleurs, avait surtout en vue le théâtre : sous ce rapport, il n’eut pas de précurseurs. Il devança de vingt années l’éclatante préface dans laquelle le jeune auteur de Cromwell, appelant la mémoire à l’aide du génie, croyait inventer de toutes pièces un système nouveau. Ce n’est cependant pas à M. Schlegel que revient l’honneur d’avoir signalé le premier le double aspect sous lequel le poète dramatique doit envisager la nature. Cette théorie a une plus noble et plus antique origine : il faut remonter jusqu’à Platon pour en trouver le premier germe. A la fin du Banquet, après que tous les autres convives se furent retirés, Socrate resta à causer sans rancune avec Aristophane et Agathon. En les pressant de questions, il les contraignit d’avouer qu’il appartient au même homme de composer des tragédies et des comédies, que le poète tragique est, en vertu de son art, poète comique ; au temps de Platon, nul exemple, à vrai dire, n’autorisait cette assimilation de facultés que tout le monde considérait comme distinctes, mais le drame satyrique offrait un intermédiaire entre la dignité tragique et la gaieté comique qui eût pu en amener le mélange, et déjà Aristophane, au milieu des scènes les plus licencieuses, s’était élevé comme en se jouant à des accens vraiment lyriques. Enfin, chez Homère, lorsqu’Hector dit adieu à Andromaque, et remet son fils entre ses bras, elle le reçoit avec un sourire mêlé de larmes : Δαχρυόεν γελάσασα. Ces vérités si vieilles semblaient une grande nouveauté en France au moment où M. Schlegel tenta de les populariser ; elles ne sont plus guère contestées aujourd’hui, et c’est surtout à lui que nous devons d’avoir multiplié nos jouissances, en signalant à notre attention des modèles trop négligés. Si toutes les espérances de M. Schlegel ne se sont pas réalisées, il a du moins préparé les esprits à ce que nous garde l’avenir. Viennent maintenant les chefs-d’œuvre, et les sympathies ne leur manqueront pas, en dépit de gens intéressés à croire que les chefs-d’œuvre abondent, et que la justice seule est à venir.

Si l’on en croit M. Schlegel, ce n’est pas assez pour un critique de se placer au point de vue de ceux dont il apprécie les œuvres. Pour porter un jugement définitif, il doit se mettre aussi au-dessus des préventions qui ont pu borner la vue des écrivains eux-mêmes. C’est cette souveraine impartialité qui manquait à Winckelmann ; il voyait la Grèce comme un Grec, et le critique, bien différent en cela du poète, ne doit être d’aucun siècle ni d’aucun pays. C’est là sans doute une bien grande prétention. Sans l’accepter complètement, on doit reconnaître, pour ce qui touche M. Schlegel, que, la nature humaine n’étant jamais complètement différente d’elle-même, le sentiment de l’art moderne dut ajouter en lui à l’intelligence de l’antiquité, et, d’un autre côté, la connaissance du génie antique put prévenir bien des écarts dans une voie où, en raison même de la liberté, les écarts sont plus à craindre. Aussi M. Schlegel s’en est-il mieux préservé que ceux qui ont voulu faire des théories à son exemple. Il ne se dissimule pas l’abus qu’on peut faire de la liberté dans l’art ; s’il s’en fie volontiers au génie, c’est qu’il n’est pas prodigue de ce nom ; il ne comprend pas le génie sans le goût. « C’est en vain, dit-il, qu’on a voulu établir entre le goût et le génie une séparation absolue qui ne saurait jamais exister ; car le génie, de même que le goût, est une impulsion involontaire qui force à choisir le beau, et il n’en diffère que par un plus haut degré d’activité.. » A la place des unités protégées si long-temps par l’autorité d’Aristote, qui n’en a jamais dit mot, M. Schlegel demande une unité plus profonde, plus intime, plus liée à l’ensemble des choses. Il confesse que le poète doit écarter les incidens étrangers à l’action et les détails importuns qui ne servent qu’à retarder la marche ces évènemens, qu’il doit choisir les momens les plus décisifs de l’existence, et présenter une image embellie de la vie. Ailleurs, en demandant que le spectateur soit admis à voir de ses yeux des évènemens qui trop souvent se passent en récits, il exprime la crainte que la scène ne devienne une arène bruyante ; par ces précautions, M. Schlegel a échappé à une grave responsabilité. Il serait curieux de savoir ce qu’il pensait des essais qui ont été tentés en France depuis vingt-cinq ans. Nulle part il ne s’en est expliqué, et rarement il abordait ce sujet dans ses conversations. On peut cependant deviner son opinion d’après les jugemens qu’il a portés sur les derniers efforts du théâtre allemand ; l’analogie est assez grande pour que l’on ne craigne pas de se tromper.

Ce dut être un moment de vive satisfaction pour M. Schlegel que celui où, après avoir passé en revue tous les théâtres classiques, il arriva enfin à Shakspeare, et put se donner librement carrière. M. Schlegel admire les anciens, mais il aime Shakspeare. A part l’affinité qui unit le traducteur au poète, M. Schlegel aime Shakspeare pour les services qu’il en a reçus, et, si je puis ainsi parler, pour ceux qu’il lui a rendus. Shakspeare a aidé à la renommée de M. Schlegel, M. Schlegel a relevé et répandu la gloire de Shakspeare. Avant lui, en France, l’opinion flottait encore entre les palinodies de Voltaire, qui usait en despote de sa royauté littéraire pour donner et reprendre la gloire. M. Schlegel posa nettement en présence le système de Voltaire et celui de Shakspeare. Il s’attacha surtout à repousser le reproche de barbarie si souvent fait au grand tragique ; il montra le siècle d’Élisabeth parvenu à un haut degré de culture, et le poète qui en fut l’honneur doué au moins de cette instruction qui, à défaut de connaissances précises, suffit à donner l’intelligence de toutes choses. Puis il peignit ce sentiment si vrai de l’histoire, alors même que le poète en néglige ou en confond les détails, l’art de rendre le merveilleux naturel, celui surtout de trahir les émotions secrètes de l’ame par des symptômes involontaires et les signes les plus fugitifs, de montrer par quels artifices la passion s’insinue dans le cœur à l’insu même de celui qui l’éprouve, enfin la faculté de toucher toutes les cordes à la fois, de faire entendre tour à tour les éclats de la colère ou du désespoir, les sarcasmes d’une impitoyable ironie et les accens les plus doux et les plus naïfs.


« On a vu de nos jours, dit M. Schlegel, des tragédies dont la catastrophe consistait dans l’évanouissement d’une princesse. Si Shakspeare donna dans l’extrême opposé, ce sont des défauts sublimes qui naissent de la plénitude d’une force gigantesque. Ce Titan de la tragédie attaque le ciel et menace de déraciner le monde. Plus terrible qu’Eschyle, nos cheveux se hérissent et notre sang se glace en l’écoutant, et néanmoins il possède le charme séducteur d’une poésie aimable ; il se joue gracieusement avec l’amour, et ses morceaux lyriques ressemblent à des soupirs doucement exhalés de l’ame. Il réunit ce qu’il y a de plus profond et de plus élevé dans l’existence. Les qualités les plus étrangères et en apparence les plus opposées semblent liées l’une à l’autre lorsqu’il les possède. Le monde de la nature et celui des esprits ont mis leurs trésors à ses pieds. C’est un demi-dieu par la force, un prophète par la profondeur de sa vue, un génie tutélaire qui plane sur l’humanité et s’abaisse cependant jusqu’à elle avec la grace naïve et l’ingénuité de l’enfance. »


Les Anglais reconnaissaient déjà que les traductions de M. Schlegel leur avaient révélé des effets inconnus. Ses éloges, sans excepter les remarques de Samuel Johnson et de lady Montaigu, sont ceux qui répondent le mieux à leur orgueil national. Il est vrai de dire même qu’ils s’avouent vaincus. M. Schlegel, en Angleterre, est appelé ultra-shakspearien.

M. Schlegel ne consacra qu’une leçon au théâtre espagnol. Son analyse incomplète a laissé beaucoup à faire à M. Fauriel ; mais il serait difficile de rien ajouter à la peinture qu’il en a esquissée à grands traits. L’Espagne est la véritable patrie, et, si l’on peut ainsi parler, la terre classique du romantisme. L’esprit romantique n’a pas cessé d’animer le théâtre espagnol depuis son origine jusqu’à sa décadence, tandis que, chez les Anglais, Shakspeare est le seul qui en ait été intimement pénétré. Le caractère espagnol se prête de lui-même à être envisagé sous un aspect idéal. M. Schlegel se sentit respirer à l’aise dans cette atmosphère de poésie ; il traça un admirable portrait de Calderon, mais il fallut s’arracher à cette contemplation ; le temps le pressait. Arrivé au théâtre allemand, il apprécia dignement les ouvrages de ses anciens amis, malgré la mésintelligence qui avait fini par altérer leurs rapports. Il montra dans Goethe ce génie inépuisable échappant à l’analyse par ses innombrables transformations, et s’égarant dans les détours d’un labyrinthe sans fin. En abordant la scène, Goethe prend et quitte tour à tour toutes les formes de l’art dramatique : mais cela ne lui suffit pas ; il se sent à l’étroit dans cet immense domaine, il tente d’en reculer encore les limites, et, désespérant de pouvoir se plier aux exigences des spectateurs, il fait ses adieux au public dans le prologue de Faust. La vocation de Schiller était plus clairement indiquée. M. Schlegel rendit justice à ses nobles qualités, à ce beau génie qui profitait si bien des leçons de l’expérience. Chaque pas de Schiller dans la carrière est un acheminement vers la perfection. A la composition informe des Brigands succède Don Carlos, qui, par la régularité de l’action, par l’intérêt des situations et la profondeur des caractères, marque une nouvelle époque dans la vie du poète. À ce moment, Schiller nourrit sa pensée par les méditations philosophiques et par l’étude de l’histoire. De là naît le drame de Wallenstein, qui se sent un peu trop peut-être de cette préoccupation nouvelle. L’équilibre se rétablit dans Marie Stuart, dans Jeanne d’Arc et dans Guillaume Tell, la dernière et la plus achevée de ses pièces, où se reflètent la nature sauvage de la Suisse et l’héroïsme naïf de ses habitans, — qui eût mérité, dit M. Schlegel, que les Suisses l’eussent fait servir à l’ornement de la fête nationale par laquelle ils ont célébré, après cinq cents ans d’indépendance, la conquête de leur liberté. Ces éloges effacèrent l’impression fâcheuse d’une épigramme que le dépit avait quelque temps auparavant arrachée à M. Schlegel. Dans un accès d’humeur, il s’était oublié jusqu’à dire que, tant qu’il y aurait des Souabes dans la Souabe, Schiller aurait des admirateurs. On sait quelle est en Allemagne la réputation des Souabes, quoiqu’ils se soient depuis longtemps réhabilités. Cette épigramme, au reste, ne fut jamais insérée dans ses poésies, et cette omission peut valoir comme un désaveu. Cependant la réparation même ne put satisfaire à tous les scrupules des admirateurs de Schiller. L’honneur de Schiller est placé sous la sauvegarde de la chevalerie allemande ; toute critique dirigée contre l’auteur de Wallenstein passe pour une profanation.

M. Schlegel eût pu en rester là ; il avait passé en revue toutes les productions sérieuses du théâtre allemand ; il voulut encore désavouer de dangereux auxiliaires qui compromettaient sa cause. Sans perdre confiance dans l’avenir, il traça du présent un assez triste tableau. Après la retraite de Goethe et la mort de Schiller, tout avait derechef été mis en question. Le drame sentimental était revenu à la mode. Le goût des pièces chevaleresques ne fut pas, à vrai dire, complètement perdu, mais les formes s’altérèrent avant même d’avoir été fixées ; l’imitation s’adressa de préférence au côté extérieur et matériel de la représentation. On avait retenu de Goetz de Berlichingen l’abus des images et du style coloré. Ce besoin de parler aux yeux influa sur l’ensemble de toutes les compositions dramatiques. S’il n’était pas donné à tout le monde de s’inspirer de l’esprit de l’histoire et de la poésie, de pénétrer dans la pensée d’une époque, de tracer des caractères, et de faire sortir des situations même un dénouement naturel, tout le monde pouvait s’élever aux combinaisons de la mise en scène. Aussi fit-elle de rapides progrès ; l’accessoire devint bientôt le principal. Malheureusement cette fécondité s’épuisa vite, il fallut recourir toujours aux mêmes expédiens, et ces détails, qui d’abord avaient pu ajouter à la vérité de l’action, ne furent plus ni intéressans ni vraisemblables.

A cette époque cependant, M. Schlegel conservait encore des espérances : avec le temps, sa confiance parut diminuer. En 1825, il eut l’occasion de publier à Londres ses idées sur l’avenir, de la littérature allemande. Il voulait dissiper les préjugés des Anglais ; il s’abstint par conséquent de toute récrimination. Il ne négligea rien pour le succès de sa cause ; il vanta les progrès accomplis dans les sciences, dans la philologie, dans l’histoire, dans la philosophie. Les défauts qu’il est obligé de reconnaître, il les explique par des qualités propres à la nation allemande. C’est par amour de la simplicité que ses compatriotes dédaignent de revêtir leurs idées d’une forme attrayante ; c’est par désintéressement qu’ils négligent le côté pratique des choses et se perdent dans des théories sans application. Faute d’excuses sans doute pour expliquer la décadence du théâtre, M. Schlegel n’en parla pas.

À son départ de Vienne, M. Schlegel recommença à parcourir l’Europe avec Mmne de Staël. Les distractions du monde prirent une plus grande place dans sa vie, sans nuire toutefois à ses travaux. En 1810, il joignit à ses traductions de Shakspeare le drame de Richard III, mais ce fut le dernier : il laissa à M. Tieck le soin d’achever cette œuvre si brillamment commencée. Ce n’est pas qu’il ait voulu faire un choix dans Shakspeare, car il n’a pas traduit Othello ni Macbeth. À cette époque se rapporte un essai critique sur les travaux de Niebuhr où, sans s’effrayer de cette grande perturbation jetée dans l’histoire, M. Schlegel distinguait cependant, au milieu des découvertes de la science, les écarts de l’imagination, et sur quelques points faisait chanceler l’opinion de l’aventureux historien. L’année suivante, parut dans le Musée allemand, que dirigeait M. Frédéric Schlegel, un essai sur les Niebelungen, tombés depuis long-temps dans l’oubli. C’est de là que date la faveur qui s’est attachée, de nos jours, à la grande épopée germanique. Cette réhabilitation était à la fois, pour M. Schlegel, une question d’art et de nationalité : il y reviendra plus tard ; pour le moment, les évènemens se saisissent de lui et en font un écrivain politique. En 1812, forcé de faire un immense détour pour se rendre en Angleterre, il passa par Stockholm, où le prince royal de Suède l’accueillit avec de grandes marques de confiance. Bernadotte venait de rompre décidément avec Napoléon. M. Schlegel entreprit de faire sentir à l’Europe, et en particulier à la Suède, effrayée d’une détermination si grave, la nécessité de s’unir contre l’ennemi commun ; il montra l’égarement du conquérant comme le signe de sa ruine prochaine. Dans cet écrit, les évènemens sont jugés avec partialité, les plus grandes actions de l’empereur sont rabaissées, son génie même est méconnu ; mais, pour ce qui est des anathèmes lancés contre son ambition, on ne peut reprocher à un étranger d’avoir proclamé ce qu’à la même époque beaucoup de gens pensaient et disaient en France. Cette brochure fut suivie d’une autre intitulée : Tableau de l’Empire français en 1813. Ici le ton est moins sérieux et le sentiment moins respectable. Les alliés avaient enlevé un grand nombre d’estafettes et de courriers ; M. Schlegel fut chargé de publier les dépêches qui avaient été saisies. Il fit précéder ces pièces d’un commentaire où prit occasion de s’exercer la malignité de son esprit. Cet écrit, réimprimé depuis, ne méritait pas de survivre aux circonstances qui l’ont fait naître.

Après les évènemens de 1815, M. Schlegel jouissait de la réalisation de ses vœux et du libre accès de la France, quand la mort enleva Mme de Staël. Il en conçut une affliction profonde ; les regrets qu’il montra le reste de ses jours témoignent d’une sensibilité qui fut trop souvent dominée par d’autres impressions et qu’on eût pu ne pas soupçonner. Peu de temps après ce coup douloureux, M. Schlegel écrivait à l’un des conservateurs de la Bibliothèque royale, M. Langlès : « Foudroyé par la perte immense que j’ai faite, quelque prévue qu’elle fût, je suis incapable de voir personne ; autrement, j’aurais assurément été chez vous, pour vous témoigner ma reconnaissance de toutes vos bontés, et surtout de l’intérêt que vous avez pris à la maladie de mon illustre et immortelle protectrice. » Cette reconnaissance était juste ; c’est encore le souvenir de Mme de Staël qui protège le plus efficacement M. Schlegel contre les préventions dont il a été l’objet : il avait trop abusé de la critique pour n’avoir pas à en souffrir à son tour. Ce n’est pas qu’en France elle ait été très redoutable ; elle était à cette époque bien désarmée, et ne savait guère que crier au sacrilège. Il n’y eut pas d’ailleurs beaucoup d’attaques en forme, à part le persiflage assez inoffensif de Hoffmann et les réfutations plus sérieuses, mais aussi peu concluantes, de Dussault. Le mauvais vouloir s’échappa surtout en épigrammes oubliées aujourd’hui ; mais il s’attacha dès-lors au nom de M. Schlegel une impopularité que le succès croissant de ses idées ne put dissiper complètement. On ne voulut pas lui tenir compte de l’aveuglement contre lequel il eut à lutter, et qui fut pour beaucoup dans la violence de ses attaques. Il était de mode alors de repousser comme barbare tout ce qui était en dehors du goût modeste qu’on croyait être la loi suprême. L’Allemagne surtout était l’objet de la défiance générale ; beaucoup de gens se demandaient encore, dans la sincérité de leur ame, si un Allemand pouvait avoir de l’esprit. À ces préventions, M. Schlegel eut le tort d’en opposer d’autres ; c’est à lui néanmoins qu’est dû l’éclectisme littéraire à l’aide duquel on put faire justice de ses exagérations. Ce fut lui qui arracha les concessions sans lesquelles la cause était compromise, qui, en nous amenant à une admiration raisonnée, mit désormais nos chefs-d’œuvre à l’abri de toutes les attaques. Le goût national sortit victorieux de la lutte, mais à la condition de s’éclairer et de s’agrandir. Cette influence s’exerça sur ceux-là même qui étaient le moins préparés à la recevoir. L’abbé Geoffroy, dans les derniers feuilletons qu’il eut l’occasion d’écrire sur Phèdre en 1808, sans parler de M. Schlegel, mêle à ses éloges quelques restrictions qui sans doute lui avaient été suggérées par la lecture du parallèle. On pourrait facilement citer de plus illustres exemples, et retrouver la trace des idées de M. Schlegel dans tous ceux qui le combattirent. Tous le suivirent de loin sans le rejoindre, et se donnèrent la satisfaction de s’établir comme en pays conquis sur les champs de bataille qu’il avait quittés la veille. Voilà l’aveu qu’il convenait de faire, et devant lequel on a trop reculé.

Avant de quitter la France, où rien ne le retenait plus, M. Schlegel, conformément au vœu de Mme de Staël, publia, de concert avec M. le duc de Broglie et M. Auguste de Staël, les Considérations sur la Révolution française. Il n’attacha pas toutefois son nom à cette publication ; il craignit que son impopularité ne nuisît au succès d’un ouvrage qui touchait à nos intérêts les plus chers. Ce fut aussi à cette époque, au commencement de l’année 1818, que parurent ses Observations sur la langue et la littérature provençale. Familier avec toutes les langues méridionales, M. Schlegel avait voulu en rechercher les origines. Il aimait à remonter à la source des choses, à les contempler dans leur simplicité primitive. Quand il fut arrivé à la langue romane, il s’arrêta avec complaisance à ce premier germe de l’art moderne ; il salua cette fleur qui, battue de tant d’orages et née au milieu des glaces de l’hiver, annonçait un riche printemps. L’étude des troubadours occupa le peu de temps qu’il put passer à Paris ; il se proposait de composer un essai historique sur la formation de la langue française : il fut prévenu par les premiers travaux de M. Raynouard, publiés en 1816. Dispensé de donner suite à son projet, M. Schlegel se borna à signaler au public la portée de ces travaux, à louer l’érudition et la sagacité de l’auteur. Il était en dissentiment avec M. Raynouard sur un seul point : M. Raynouard avait soutenu l’universalité primitive du provençal dans toutes les provinces romaines, et en faisait descendre toutes les langues méridionales ; M. Schlegel combattit cette assertion, et tenta d’établir que l’italien et l’espagnol, étant visiblement plus près du latin que du provençal, en dérivent sans intermédiaire. Il montra combien serait peu vraisemblable cette altération uniforme d’une langue dans des contrées si vastes, malgré les variétés du sol et les caractères distincts des populations. Cette opinion a été confirmée depuis par la grave autorité de M. Fauriel, et rendue populaire par M. Villemain dans ses leçons sur le moyen-âge. Aujourd’hui, à vrai dire, elle ne rencontre plus de contradicteurs. Si M. Raynouard, en répondant à M. Schlegel dans le Journal des Savans, maintint son assertion, on ne peut voir là qu’une de ces méprises dans lesquelles les préoccupations systématiques entraînent les meilleurs esprits. Avant d’en venir au point contesté, M. Schlegel avait eu le temps de jeter sur la formation des langues une foule d’aperçus ingénieux. Il s’était attaché surtout à distinguer nettement les langues synthétiques et les langues analytiques : les unes, plus libres, plus variées dans leurs tours, parlant davantage à l’imagination ; les autres, plus assujéties à l’ordre logique, mais plus claires, plus d’accord avec les besoins actuels des esprits. Dans cet écrit très court et cependant si plein de choses, M. Schlegel pressentait déjà les résultats auxquels fut amené plus tard M. Fauriel par ses recherches sur l’épopée chevaleresque. Frappé de la fécondité des lyriques provençaux, il s’étonnait qu’ils fussent restés complètement étrangers à la poésie épique, et s’en étonnait si bien, que, sans avoir encore de preuves positives à fournir, il ne craignait pas d’affirmer le contraire. M. Fauriel alla plus loin, peut-être aussi alla-t-il trop loin, en rapportant aux Provençaux toutes les épopées chevaleresques. Plus tard, dans une suite d’articles insérés au Journal des Débats en 1833 et 1834, M. Schlegel revint sur cette question, et tenta de faire un partage plus équitable entre le nord et le midi. A moins que la publication des travaux inédits de M. Fauriel ne révèle de nouveaux documens, cette réserve paraît plus voisine de la vérité. Dans les articles des Débats, comme dans les Observations sur la littérature provençale, les lecteurs français purent apprécier, sans avoir à se défier des paradoxes de l’auteur, la clarté élégante de son style.


III.

Après la mort de Mme de Staël, s’ouvre une nouvelle période dans la vie de M. Schlegel. Le calme va succéder à l’agitation, le travail solitaire aux émotions de la lutte et aux distractions du monde. En 1818, le roi de Prusse réorganisait les universités ; il désira s’attacher M. Schlegel, qui accepta une chaire à Bonn. L’université de Bonn existait déjà depuis cinquante années ; mais, désertée pendant long-temps, elle fut fondée une seconde fois. Dès le début, elle jeta un vif éclat. Là se trouvèrent bientôt réunis, outre M. Schlegel., Niebuhr amenant avec lui de Rome M. Brandis, le savant interprète d’Aristote, M. Arndt, M. Welcker, M. Näke, M. Lassen. A l’exception de M. Nake et de M. Lassen, il ne paraît pas que M. Schlegel ait contracté de liaisons intimes dans cette société d’hommes illustres ou distingués. Aux exigences de son caractère, la vie qu’il avait menée pendant ses voyages en avait ajouté de nouvelles qui durent être peu goûtées de ses compatriotes ; il s’attacha de préférence des hommes plus jeunes et disposés à mettre un haut prix à sa bienveillance.

A Bonn, M. Schlegel renonce enfin au moyen-âge, auquel il a gardé si long-temps un culte religieux ; il n’y reviendra plus que passagèrement. A cinquante ans, il reconnaît qu’il existe une lacune dans son érudition, et il entreprend de la combler sans s’inquiéter des difficultés de l’apprentissage. Par-delà l’antiquité grecque, il en est une autre à laquelle elle se rattache par des liens de parenté étroite. M. Schlegel, avec cet instinct qui le porta toujours aux grandes choses, voulut remonter à cette source mystérieuse. C’est à Paris, en 1814, qu’il avait commencé l’étude de la langue indienne, mais son secret ne fut révélé que quatre ans plus tard. Il reçut aussitôt du gouvernement prussien la commission de fonder une imprimerie sanscrite. Il revint à cet effet à Paris, et y fit un séjour de huit mois, partageant ses journées entre la Bibliothèque royale et l’atelier du fondeur qui lui composait une collection de caractères dévanagaris. Forcé de repartir avant que tout fût prêt, il confia la direction de cet important travail à M. Fauriel. Ce fut entre eux le sujet d’une correspondance en style brahmanique, dont M. Sainte-Beuve a publié, il y a peu de temps, dans cette Revue[2], quelques lettres intéressantes. Dès-lors M. Schlegel se mit hardiment à l’œuvre, et, devenu maître presque sans avoir été élève, il fonda et entretint seul la Bibliothèque indienne, où beaucoup d’esprit et de savoir est mis au service d’une cause qui avait alors besoin de cette double recommandation. Il publia, avec l’accompagnement de notes et d’une belle traduction latine, le Bhaghavad-Gita, vaste épisode d’un poème qui ne compte pas moins de deux cent mille vers. Encore n’est-ce qu’une édition réduite à l’usage de l’humanité : il existe dans la tradition religieuse un Mahabahrata divin, composé de six millions de slocas ou de douze millions de vers. Quelques années plus tard parurent successivement quatre livraisons du Ramayâna. Parler du Ramayâna, de cette majestueuse et gigantesque iliade, pour ne louer que le talent du traducteur, que ce mérite d’une élégante et fine latinité dont seul peut-être encore M. Boissonade possède le secret, toucher seulement par ce côté à des œuvres qui intéressent à la fois l’histoire des langues, des religions et de la civilisation du monde, c’est ce qu’on ne saurait faire sans quelque embarras ; mais pourquoi faut-il que M. Schlegel ait jeté dans sa vie des épisodes longs comme une vie entière ? Après nous avoir conduits à travers l’Europe, du nord au sud et de l’est à l’ouest, il part, quand on pourrait croire ses courses finies, pour des contrées inconnues. Qu’il nous soit permis de suivre de loin l’intrépide voyageur que nous avions jusqu’ici accompagné en disciple fidèle.

Un divin personnage dit quelque part dans le Bhagavad-Gita : « La science qui s’applique à un seul sujet, comme si c’était le tout, étroite et manquant de principes, n’atteint pas les hautes vérités ; on l’appelle une science obscure. » M. Schlegel avait deviné cette vérité quand il tenta de faire rentrer l’Orient dans le cercle déjà immense de ses études. Au dire des juges les plus éclairés, le temps lui a manqué pour faire faire à la science des progrès considérables, mais il en fut au moins l’habile et heureux propagateur. L’étude de l’Inde était alors une nouveauté et inspirait quelque défiance. Le seul fait de la coopération de M. Schlegel fut un immense service. L’autorité de son nom ne fut pas moins utile que sa rare sagacité. Ce témoignage de la part d’un homme en possession d’une haute illustration littéraire et scientifique, et qu’on ne pouvait soupçonner de se laisser prendre à des chimères, produisit l’effet le plus souhaitable ; il gagna à la science le zèle d’un petit nombre d’adeptes et l’estime de tous les érudits.

Le besoin de collationner les manuscrits et de conférer avec les savans de tous les pays décida M. Schlegel à faire plusieurs voyages à Paris, à Londres, à Berlin. Se trouvant dans cette ville en 1827, il fut invité à faire un cours sur l’histoire des beaux-arts. Des extraits de ses leçons ont été traduits en français[3], et font regretter que la pensée du professeur n’ait pas été reproduite plus complètement. Tout en s’élevant aux plus hautes considérations sur le beau, il n’oublie pas que l’art doit profiter lui-même des observations qu’il fait naître, et passant, par une transition naturelle, de la théorie à l’application, il donne d’utiles conseils aux artistes. Cependant ces leçons, dans lesquelles le professeur dut se borner à des indications succinctes, n’étaient pas destinées à former un livre ; elles n’étaient que l’esquisse d’un grand ouvrage qui resta toujours à l’état de projet. Il est fâcheux que le traducteur français qui les a recueillies n’y ait pas joint du moins quelques articles plus étendus publiés à une autre époque dans divers journaux, et réimprimés dans les Kristische Schriflen. M. Schlegel l’y avait lui-même engagé : Il y a surtout un de ces articles sur les rapports de l’art et de la nature qui eût servi à établir nettement le point de départ de l’auteur. Pour déterminer la part qu’il convient d’attribuer à la nature dans les œuvres d’art, il est nécessaire de bien s’entendre sur le sens du mot nature. Selon M. Schlegel, ce mot, dans son acception la plus élevée, ne comprend pas seulement l’ensemble des êtres, il embrasse la force toujours agissante qui renouvelle incessamment la création. Grace à cette prodigieuse activité, chaque atome est le miroir du monde ; mais c’est surtout dans l’homme qu’il se reflète. L’homme est un monde en abrégé, et seul, par un glorieux privilège, il peut contempler en lui-même l’image vivante de la nature ; c’est l’universalité avec laquelle la nature pénètre dans l’intelligence de l’homme, et est pour lui reproduite dans le monde extérieur, qui est la mesure de son génie. A travers ce langage un peu voilé, on peut reconnaître que, selon M. Schlegel, il n’est pas besoin de recourir, pour expliquer l’idéal, à la notion de l’infini, à cette perfection imaginaire que nous concevons même à la vue de formes défectueuses. L’homme n’est pas chargé de refaire l’œuvre de Dieu ; il lui suffit de l’observer et de la sentir. Si ses sens sont assez délicats pour en découvrir les merveilles cachées, son intelligence assez haute pour en comprendre les lois, si son ame surtout est assez ardente pour contenir toute l’émotion dont frémit elle-même la nature, il est digne de la reproduire et il n’a qu’à l’imiter. L’idéal peut l’aider encore à deviner ce qu’il ne peut voir, mais ne doit pas servir à dénaturer ce qu’il a vu ; seulement il faut se souvenir qu’imiter la nature, c’est être initié à ses secrets, agir d’après ses principes, et en quelque sorte participer à sa puissance. Ainsi imitait Prométhée, pour nous servir d’une image de M. Schlegel, quand il formait l’homme d’une parcelle de terre, et l’animait avec une étincelle dérobée au soleil.

De retour à Bonn, M. Schlegel reprit ses leçons sur la littérature, et continua la publication de ses travaux sanscrits. L’Almanach de Berlin, 1829, 1831, contient deux articles d’un grand intérêt, dans lesquels sont résumées toutes les connaissances actuelles sur l’Inde. Vers le même temps, il composait en français ses Réflexions sur l’étude des langues asiatiques, où il discutait toutes les publications entreprises et projetées par la Société asiatique de Londres (1832). Deux ans après parut l’essai sur l’origine des Hindous. Au milieu de ces occupations sévères, il eut l’occasion de revenir une fois à ses poètes chéris, Dante, Pétrarque, Boccace. M. Rosetti, professeur à l’université de Londres, avait prétendu, dans un livre sur les premières causes de la réforme, qu’il existait au XIVe et au XVe siècle, dans toute l’Italie, une association secrète se rattachant à la secte des albigeois ; que Dante, Pétrarque, Boccace, étaient affiliés à cette secte, et que leurs écrits étaient composés dans un style à double entente, dont lui, M Rosetti, venait de retrouver le secret. M. Schlegel ne voulut pas faire le sacrifice de la Divine Comédie et du Décaméron tels qu’il les avait compris jusque-là ; il s’en tint à l’interprétation vulgaire, et dans un article demi-sérieux, demi-plaisant, inséré dans cette Revue même[4] il fit justice de cette prétendue découverte ; après quoi, s’excusant d’avoir entretenu trop long-temps ses lecteurs des rêveries d’un cerveau malade, il les engageait à rafraîchir leur imagination et à reposer leurs yeux, comme lui-même allait le faire, en contemplant les dessins spirituels et presque aériens de l’aimable Flaxman.

À cette époque, par l’effet du temps, par le choix même de ses études nouvelles, la vie de M. Schlegel rentre dans le demi-jour, et l’ombre ira bientôt s’épaississant. Lors de sa rentrée en Allemagne, il avait dû passer quelques années d’une existence bien douce. Toutes ses ambitions étaient comblées. Distinctions littéraires, titres honorifiques, lettres de noblesse, rien ne lui manquait, et, ce qui devait plus légitimement flatter son orgueil, le temps avait consacré ses idées, et on se souvenait encore de celui qui les avait répandues. De critique révolutionnaire il était devenu, ainsi qu’il l’a dit lui-même, critique constitutionnel. Mais cette jouissance fut bientôt troublée : novateur hardi dans la première partie de sa carrière, M. Schlegel se vit dépassé et méconnu par la génération qui suivit. Il ne tint pas assez de compte des changemens que les années avaient dû apporter dans les esprits ; il ne voulut pas s’y associer. Comme ce Romain d’humeur chagrine, il se plaignait d’être jugé par des hommes qui n’étaient pas nés au temps de sa gloire. Il y a trois ans, il fit un appel au public français, et réimprima la plupart des ouvrages qu’il avait composés dans notre langue[5]. Le livre fut froidement accueilli ; l’auteur fut sensible à cette indifférence, et en exprima à plusieurs reprises son mécontentement. C’était encore une illusion détruite. Il menait à Bonn une vie de plus en plus retirée ; la plupart de ses amis et son frère étaient morts. Sa société se composait surtout des étrangers qui venaient le visiter. Il faisait un accueil obligeant, quoiqu’un peu fastueux, à tous ceux que recommandait leur qualité ou leur savoir. Quand des voyageurs de nations différentes se trouvaient réunis auprès de lui, il mettait une sorte de coquetterie à parler à chacun sa langue, de manière à faire illusion à tout le monde. Sa conversation, animée par les souvenirs de sa longue carrière, offrait un grand intérêt. On eût pu seulement désirer en lui des préoccupations moins personnelles et des ménagemens plus délicats. Ses questions portaient souvent sur la France ; il y songeait plus qu’il n’eût voulu le laisser voir. Tout ce qui tenait à notre gouvernement excitait vivement sa curiosité sans lui inspirer beaucoup de confiance. Il avait souvent réclamé l’indépendance de la pensée, et dans de graves circonstances il avait fait ses preuves contre la tyrannie, mais il ne craignait pas moins les écarts de la liberté qu’il ne haïssait le despotisme, et s’en remettait avec confiance au régime paternel des gouvernemens absolus. Jusque dans ses dernières années, la variété de ses travaux était pour lui un délassement ; il avait conservé cette vigueur du corps qui tient à l’état de l’esprit. Il vient de mourir à l’âge de soixante-dix-huit ans, laissant encore des travaux incomplets ; mais, quoiqu’il se soit accusé d’avoir entrepris beaucoup et achevé peu de choses, en jetant un dernier regard sur sa vie, il a pu se rendre le témoignage qu’il y en a eu peu de mieux remplies.

D’où vient donc que sa mort ait fait si peu de sensation, et que déjà ses dernières années se soient écoulées au milieu de l’indifférence publique ? C’est, il est vrai, le danger auquel sont exposés les hommes dont la vie se prolonge après que leur rôle est fini, qui restent spectateurs des évènemens et se renferment dans leurs souvenirs ; mais des raisons générales ne suffiraient pas à expliquer le changement qui se fit dans l’existence de M. Schlegel : il fallut que lui-même y aidât par les défauts de son caractère. Dans la première partie de sa vie, il s’était plus fait craindre qu’aimer. Quand il cessa d’être redoutable, on ne se sentit pas attiré vers lui, et rien ne le protégea plus, pas même son âge, que le tour de son esprit faisait trop souvent oublier. Il avait indisposé beaucoup de monde par des prétentions de toute espèce et par les formes naïves qu’affectait sa vanité. M. Gustave Kühne a écrit récemment un article sur M. Schlegel dans la Gazette d’Augsbourg[6]. Avant d’entrer dans une appréciation sérieuse, il a cru devoir égayer ses lecteurs par une représentation comique de la première leçon que M. Schlegel fit à Berlin en 1827. Il a dépeint le costume, l’attitude, les gestes du professeur cherchant à captiver les bonnes graces de son auditoire, et la satisfaction de lui-même qui éclatait sur son visage. Ce tableau trop peu grave est cependant instructif ; il montre par quelles faiblesses antipathiques au caractère allemand M. Schlegel s’était aliéné les esprits. Ces travers augmentèrent avec le temps. On demandait un jour à M. Schlegel quels étaient les écrivains contemporains dont le style pouvait servir de modèle ; il répondit : Tieck et moi. Quand il se reportait aux derniers temps de l’empire, il aimait à s’exagérer la part qu’il avait pu mériter dans les persécutions dirigées contre Mme de Staël, et allait jusqu’à supposer entre l’empereur et lui une animosité personnelle. Nous relevons ces traits à regret et dans la crainte d’être accusé d’infidélité, si nous négligions un côté trop saillant, nécessaire pour compléter la ressemblance. Ce ne sont pas là les souvenirs qui doivent rester de cette vaste intelligence et de cette prodigieuse activité[7]. M. Schlegel appartient à la famille des critiques tels que Lessing, Winckelmann, Frédéric Wolf, qui ont fait germer dans le monde des idées nouvelles et ont attaché leur nom à de grandes théories. Utiles auxiliaires du génie, eux seuls nous en révèlent toute la puissance. A leur tour, ils méritent de fixer l’attention de la critique et de reparaître au premier rang. Par l’assemblage de ses rares qualités, M. Schlegel combla presque l’intervalle qui sépare la faculté de produire de l’art de juger. S’il ne fut dans ses poésies originales qu’un très habile versificateur, il fut poète dans ses traductions ; il fut poète surtout quand il fit passer dans ses écrits ou dans ses improvisations l’admiration qu’il sentait pour ces divins génies, Sophocle, Dante, Shakspeare, toutes les fois que l’enthousiasme, suivant la magnifique image de Platon, attacha à son ame les ailes qui nous transportent dans des sphères plus élevées. A l’époque la plus brillante de la littérature allemande, il eut une action décisive sur le goût public ; les esprits même les plus originaux ne purent se soustraire tout-à-fait à l’empire de sa raison, et cet ascendant ne se borna pas à sa patrie. Il fut aussi un critique français. Quand ses idées pénétrèrent en France, on appliquait au jugement des œuvres les plus diverses quelques principes uniformes, sans s’inquiéter de la contrée ni de l’époque qui avait vu naître l’auteur ; on ne tenait nul compte des mœurs ou des institutions qui avaient dû modifier ses idées. M. Schlegel signala les effets de ces circonstances trop négligées ; il montra comment de la religion chrétienne et de nouvelles institutions sociales avait dû naître un art moderne inconnu à des modernes. Malheureusement il n’appliqua pas toujours les principes qu’il avait posés. Il s’était borné d’abord à demander pour la littérature romantique une place dans la théorie de l’art ; bientôt il ne voulut plus reconnaître l’art moderne que sous cette seule forme. Après avoir réclamé la tolérance, il finit par se montrer plus exclusif que ses adversaires : frappé de leur aveuglement, il jugea des idoles d’après leurs adorateurs, et rendit le génie solidaire de la médiocrité ; mais ses erreurs sont de celles où il y a toujours quelque chose à prendre. Nous n’admirons pas moins les grands écrivains dont il a méconnu la gloire, et, grace à lui, nous savons mieux pourquoi nous les admirons. S’il ne sentit pas tout le prix d’une perfection trop constante peut-être, et qui se fait tort à elle-même, il eut d’ailleurs le sentiment de toutes les grandes choses. Il en donna une dernière preuve quand, dans un âge avancé, il rompit avec un passé glorieux, et remonta à cette antiquité qui nous apparaît confusément à travers le double voile du temps et de l’espace. Cette tentative hardie couronna dignement sa carrière. Philologue et historien, critique et poète, publiciste même dans l’occasion, M. Schlegel n’a pas besoin qu’on lui tienne compte de l’universalité de son esprit, pour lui assigner un rang élevé dans chacune des voies qu’il a parcourues, et, si l’on regrette qu’il n’ait pas concentré sur des objets moins variés l’effort de son intelligence, il est permis de croire que dans sa pensée un lien secret rattachait toutes ses études l’une à l’autre. Les choses les plus diverses pouvaient se réunir à la hauteur d’où il les envisageait.


CH. GALUSKY.

  1. Les poésies de M. Schlegel furent recueillies pour la première fois en 1800 à Tubingue, et réimprimées en 1811 à Heidelberg. Il s’en fit en outre plusieurs contrefaçons.
  2. Voyez l’étude sur M. Fauriel, livraisons du 15 mai et du 1er juin 1845.
  3. Leçons sur l’histoire et la théorie des beaux-arts, traduites par A.-F. Couturier de Vienne. Paris, 1831.
  4. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 août 1836.
  5. Essais littéraires et historiques, par À.-W. Schlegel. — Bonn, 1842.
  6. Monatblatter sur Erganzung der Allgemeinen Zeitung, août 1845.
  7. On peut se faire une idée de cette activité en lisant la liste des écrits de M. Schlegel publiée récemment par M. le jurisconsulte Boecking, qui donne en ce moment ses soins à une édition complète des œuvres du célèbre critique. Les titres seuls remplissent dix-huit pages d’impression. — Des lettres dues à l’obligeance de M. Boecking et de M. L. Lersch nous autorisent à démentir la nouvelle répandue par le Journal des Débats que M. Schlegel aurait laissé de volumineux mémoires écrits en français. On a trouvé dans ses papiers des pièces de vers français, parmi lesquels un grand nombre d’épigrammes dont on se promet en Allemagne beaucoup de scandale, et dont, pour de tout autres motifs, nous redoutons un peu la publication.