Cromwell
PRÉFACE.
Le drame qu’on va lire n’a rien qui le recommande à l’attention ou à la bienveillance du public. Il n’a point, pour attirer sur lui l’intérêt des opinions politiques, l’avantage du veto de la censure administrative, ni même, pour lui concilier tout d’abord la sympathie littéraire des hommes de goût, l’honneur d’avoir été officiellement rejeté par un comité de lecture infaillible.
Il s’offre donc aux regards, seul, pauvre et nu, comme l’infirme de l’évangile, solus, pauper, nudus.
Ce n’est pas du reste sans quelque hésitation que l’auteur de ce drame s’est déterminé à le charger de notes et d’avant-propos. Ces choses sont d’ordinaire fort indifférentes aux lecteurs. Ils s’informent plutôt du talent d’un écrivain que de ses façons de voir ; et, qu’un ouvrage soit bon ou mauvais, peu leur importe sur quelles idées il est assis, dans quel esprit il a germé. On ne visite guère les caves d’un édifice dont on a parcouru les salles, et quand on mange le fruit de l’arbre, on se soucie peu de la racine.
D’un autre côté, notes et préfaces sont quelquefois un moyen commode d’augmenter le poids d’un livre et d’accroître, en apparence du moins, l’importance d’un travail ; c’est une tactique semblable à celle de ces généraux d’armée, qui, pour rendre plus imposant leur front de bataille, mettent en ligne jusqu’à leurs bagages. Puis, tandis que les critiques s’acharnent sur la préface et les érudits sur les notes, il peut arriver que l’ouvrage lui-même leur échappe et passe intact à travers leurs feux croisés, comme une armée qui se tire d’un mauvais pas entre deux combats d’avant-postes et d’arrière-garde.
Ces motifs, si considérables qu’ils soient, ne sont pas ceux qui ont décidé l’auteur. Ce volume n’avait pas besoin d’être enflé, il n’est déjà que trop gros. Ensuite, et l’auteur ne sait comment cela se fait, ses préfaces, franches et naïves, ont toujours servi près des critiques plutôt à le compromettre qu’à le protéger. Loin de lui être de bons et fidèles boucliers, elles lui ont joué le mauvais tour de ces costumes étranges qui, signalant dans la bataille le soldat qui les porte, lui attirent tous les coups et ne sont à l’épreuve d’aucun.
Des considérations d’un autre ordre ont influé sur l’auteur. Il lui a semblé que si, en effet, on ne visite guère par plaisir les caves d’un édifice, on n’est pas fâché quelquefois d’en examiner les fondements. Il se livrera donc, encore une fois, avec une préface, à la colère des feuilletons. Che sara, sara. Il n’a jamais pris grand souci de la fortune de ses ouvrages, et il s’effraye peu du qu’en dira-t-on littéraire. Dans cette flagrante discussion qui met aux prises les théâtres et l’école, le public et les académies, on n’entendra peut-être pas sans quelque intérêt la voix d’un solitaire apprentif de nature et de vérité, qui s’est de bonne heure retiré du monde littéraire par amour des lettres, et qui apporte de la bonne foi à défaut de bon goût, de la conviction à défaut de talent, des études à défaut de science.
Il se bornera du reste à des considérations générales sur l’art, sans en faire le moins du monde un boulevard à son propre ouvrage, sans prétendre écrire un réquisitoire ni un plaidoyer pour ou contre qui que ce soit. L’attaque ou la défense de son livre est pour lui moins que pour tout autre la chose importante. Et puis les luttes personnelles ne lui conviennent pas. C’est toujours un spectacle misérable que de voir ferrailler les amours-propres. Il proteste donc d’avance contre toute interprétation de ses idées, toute application de ses paroles, disant avec le fabuliste espagnol :
Quien haga aplicaciones
Con su pan se lo coma.
À la vérité, plusieurs des principaux champions des « saines doctrines littéraires » lui ont fait l’honneur de lui jeter le gant, jusque dans sa profonde obscurité, à lui, simple et imperceptible spectateur de cette curieuse mêlée. Il n’aura pas la fatuité de le relever. Voici, dans les pages qui vont suivre, les observations qu’il pourrait leur opposer ; voici sa fronde et sa pierre ; mais d’autres, s’ils veulent, les jetteront à la tête des Goliaths classiques.
Cela dit, passons.
Partons d’un fait : la même nature de civilisation, ou, pour employer une expression plus précise, quoique plus étendue, la même société n’a pas toujours occupé la terre. Le genre humain dans son ensemble a grandi, s’est développé, a mûri comme un de nous. Il a été enfant, il a été homme ; nous assistons maintenant à son imposante vieillesse. Avant l'époque que la société moderne a nommée antique, il existe une autre ère, que les anciens appelaient fabuleuse, et qu'il serait plus exact d'appeler primitive. Voilà donc trois grands ordres de choses successifs dans la civilisation, depuis son origine jusqu’à nos jours. Or, comme la poésie se superpose toujours à la société, nous allons essayer de démêler, d’après la forme de celle-ci, quel a dû être le caractère de l’autre, à ces trois grands âges du monde : les temps primitifs, les temps antiques, les temps modernes.
Aux temps primitifs, quand l’homme s’éveille dans un monde qui vient de naître, la poésie s’éveille avec lui. En présence des merveilles qui l’éblouissent et qui l’enivrent, sa première parole n’est qu’un hymne. Il touche encore de si près à Dieu que toutes ses méditations sont des extases, tous ses rêves des visions. Il s’épanche, il chante comme il respire. Sa lyre n’a que trois cordes. Dieu, l’âme, la création ; mais ce triple mystère enveloppe tout, mais cette triple idée comprend tout. La terre est encore à peu près déserte. Il y a des familles, et pas de peuples ; des pères, et pas de rois. Chaque race existe à l’aise ; point de propriété, point de loi, point de froissements, point de guerres. Tout est à chacun et à tous. La société est une communauté. Rien n’y gêne l’homme. Il mène cette vie pastorale et nomade par laquelle commencent toutes les civilisations, et qui est si propice aux contemplations solitaires, aux capricieuses rêveries. Il se laisse faire, il se laisse aller. Sa pensée, comme sa vie, ressemble au nuage qui change de forme et de route, selon le vent qui le pousse. Voilà le premier homme, voilà le premier poëte. Il est jeune, il est lyrique. La prière est toute sa religion : l’ode est toute sa poésie.
Ce poëme, cette ode des temps primitifs, c’est la Genèse.
Peu à peu cependant cette adolescence du monde s’en va. Toutes les sphères s’agrandissent ; la famille devient tribu, la tribu devient nation. Chacun de ces groupes d’hommes se parque autour d’un centre commun, et voilà les royaumes. L’instinct social succède à l’instinct nomade. Le camp fait place à la cité, la tente au palais, l’arche au temple. Les chefs de ces naissants états sont bien encore pasteurs, mais pasteurs de peuples ; leur bâton pastoral a déjà forme de sceptre. Tout s’arrête et se fixe. La religion prend une forme ; les rites règlent la prière ; le dogme vient encadrer le culte. Ainsi le prêtre et le roi se partagent la paternité du peuple ; ainsi à la communauté patriarchale succède la société théocratique.
Cependant les nations commencent à être trop serrées sur le globe. Elles se gênent et se froissent ; de là les chocs d’empires, la guerre. Elles débordent les unes sur les autres ; de là les migrations de peuples, les voyages. La poésie reflète ces grands événements ; des idées elle passe aux choses. Elle chante les siècles, les peuples, les empires. Elle devient épique, elle enfante Homère.
Homère, en effet, domine la société antique. Dans cette société, tout est simple, tout est épique. La poésie est religion, la religion est loi. À la virginité du premier âge a succédé la chasteté du second. Une sorte de gravité solennelle s’est empreinte partout, dans les mœurs domestiques comme dans les mœurs publiques. Les peuples n’ont conservé de la vie errante que le respect de l’étranger et du voyageur. La famille a une patrie ; tout l’y attache ; il y a le culte du foyer, le culte des tombeaux.
Nous le répétons, l’expression d’une pareille civilisation ne peut être que l’épopée. L’épopée y prendra plusieurs formes, mais ne perdra jamais son caractère. Pindare est plus sacerdotal que patriarchal, plus épique que lyrique. Si les annalistes, contemporains nécessaires de ce second âge du monde, se mettent à recueillir les traditions et commencent à compter avec les siècles, ils ont beau faire, la chronologie ne peut chasser la poésie ; l’histoire reste épopée. Hérode est un Homère.
Mais c’est surtout dans la tragédie antique que l’épopée ressort de partout. Elle monte sur la scène grecque sans rien perdre en quelque sorte de ses proportions gigantesques et démesurées. Ses personnages sont encore des héros, des demi-dieux, des dieux ; ses ressorts, des songes, des oracles, des fatalités ; ses tableaux, des dénombrements, des funérailles, des combats. Ce que chantaient les rapsodes, les acteurs le déclament, voilà tout.
Il y a mieux. Quand toute l’action, tout le spectacle du poëme épique ont passé sur la scène, ce qui reste, le chœur le prend. Le chœur commente la tragédie, encourage les héros, fait des descriptions, appelle et chasse le jour, se réjouit, se lamente, quelquefois donne la décoration, explique le sens moral du sujet, flatte le peuple qui l’écoute. Or, qu’est-ce que le chœur, ce bizarre personnage placé entre le spectacle et le spectateur, sinon le poëte complétant son épopée ? Le théâtre des anciens est, comme leur drame, grandiose, pontifical, épique. Il peut contenir trente mille spectateurs ; on y joue en plein air, en plein soleil ; les représentations durent tout le jour. Les acteurs grossissent leur voix, masquent leurs traits, haussent leur stature ; ils se font géants, comme leurs rôles. La scène est immense. Elle peut représenter tout à la fois l’intérieur et l’extérieur d’un temple, d’un palais, d’un camp, d’une ville. On y déroule de vastes spectacles. C’est, et nous ne citons ici que de mémoire, c’est Prométhée sur sa montagne ; c’est Antigone cherchant du sommet d’une tour son frère Polynice dans l’armée ennemie (les Phéniciennes) ; c’est Évadné se jetant du haut d’un rocher dans les flammes où brûle le corps de Capanée (les Suppliantes d’Euripide) ; c’est un vaisseau qu’on voit surgir au port, et qui débarque sur la scène cinquante princesses avec leur suite (les Suppliantes d’Eschyle). Architecture et poésie, là, tout porte un caractère monumental. L’antiquité n’a rien de plus solennel, rien de plus majestueux. Son culte et son histoire se mêlent à son théâtre. Ses premiers comédiens sont des prêtres ; ses jeux scéniques sont des cérémonies religieuses, des fêtes nationales.
Une dernière observation qui achève de marquer le caractère épique de ces temps, c’est que par les sujets qu’elle traite, non moins que par les formes qu’elle adopte, la tragédie ne fait que répéter l’épopée. Tous les tragiques anciens détaillent Homère. Mêmes fables, mêmes catastrophes, mêmes héros. Tous puisent au fleuve homérique. C’est toujours l’Iliade et l’Odyssée. Comme Achille traînant Hector, la tragédie grecque tourne autour de Troie.
Cependant l’âge de l’épopée touche à sa fin. Ainsi que la société qu’elle représente, cette poésie s’use en pivotant sur elle-même. Rome calque la Grèce, Virgile copie Homère ; et, comme pour finir dignement, la poésie épique expire dans ce dernier enfantement.
Il était temps. Une autre ère va commencer pour le monde et pour la poésie.
Une religion spiritualiste, supplantant le paganisme matériel et extérieur, se glisse au cœur de la société antique, la tue, et dans ce cadavre d’une civilisation décrépite dépose le germe de la civilisation moderne. Cette religion est complète, parce qu’elle est vraie ; entre son dogme et son culte, elle scelle profondément la morale. Et d’abord, pour premières vérités, elle enseigne à l’homme qu’il a deux vies à vivre, l’une passagère, l’autre immortelle ; l’une de la terre, l’autre du ciel. Elle lui montre qu’il est double comme sa destinée, qu’il y a en lui un animal et une intelligence, une âme et un corps ; en un mot, qu’il est le point d’intersection, l’anneau commun des deux chaînes d’êtres qui embrassent la création, de la série des êtres matériels et de la série des êtres incorporels, la première, partant de la pierre pour arriver à l’homme, la seconde, partant de l’homme pour finir à Dieu.
Une partie de ces vérités avait peut-être été soupçonnée par certains sages de l’antiquité, mais c’est de l’évangile que date leur pleine, lumineuse et large révélation. Les écoles payennes marchaient à tâtons dans la nuit, s’attachant aux mensonges comme aux vérités dans leur route de hasard. Quelques-uns de leurs philosophes jetaient parfois sur les objets de faibles lumières qui n’en éclairaient qu’un côté, et rendaient plus grande l’ombre de l’autre. De là tous ces fantômes créés par la philosophie ancienne. Il n’y avait que la sagesse divine qui dût substituer une vaste et égale clarté à toutes ces illuminations vacillantes de la sagesse humaine. Pythagore, Épicure, Socrate, Platon, sont des flambeaux ; le Christ, c’est le jour.
Du reste, rien de plus matériel que la théogonie antique. Loin qu’elle ait songé, comme le christianisme, à diviser l’esprit du corps, elle donne forme et visage à tout, même aux essences, même aux intelligences. Tout chez elle est visible, palpable, charnel. Ses dieux ont besoin d’un nuage pour se dérober aux yeux. Ils boivent, mangent, dorment. On les blesse, et leur sang coule ; on les estropie, et les voilà qui boitent éternellement. Cette religion a des dieux et des moitiés de dieux. Sa foudre se forge sur une enclume, et l’on y fait entrer, entre autres ingrédients, trois rayons de pluie tordue, tres imbris torti radios. Son Jupiter suspend le monde à une chaîne d’or ; son soleil monte un char à quatre chevaux ; son enfer est un précipice dont la géographie marque la bouche sur le globe ; son ciel est une montagne.
Aussi le paganisme, qui pétrit toutes ses créations de la même argile, rapetisse la divinité et grandit l’homme. Les héros d’Homère sont presque de même taille que ses dieux. Ajax défie Jupiter. Achille vaut Mars. Nous venons de voir comme au contraire le christianisme sépare profondément le souffle de la matière. Il met un abîme entre l’âme et le corps, un abîme entre l’homme et Dieu.
À cette époque, et pour n’omettre aucun trait de l’esquisse à laquelle nous nous sommes aventuré, nous ferons remarquer qu’avec le christianisme et par lui, s’introduisait dans l’esprit des peuples un sentiment nouveau, inconnu des anciens et singulièrement développé chez les modernes, un sentiment qui est plus que la gravité et moins que la tristesse : la mélancolie. Et en effet, le cœur de l’homme, jusqu’alors engourdi par des cultes purement hiérarchiques et sacerdotaux, pouvait-il ne pas s’éveiller et sentir germer en lui quelque faculté inattendue, au souffle d’une religion humaine parce qu’elle est divine, d’une religion qui fait de la prière du pauvre la richesse du riche, d’une religion d’égalité, de liberté, de charité ? Pouvait-il ne pas voir toutes choses sous un aspect nouveau, depuis que l’évangile lui avait montré l’âme à travers les sens, l’éternité derrière la vie ?
D’ailleurs, en ce moment-là même, le monde subissait une si profonde révolution, qu’il était impossible qu’il ne s’en fît pas une dans les esprits. Jusqu’alors les catastrophes des empires avaient été rarement jusqu’au cœur des populations ; c’étaient des rois qui tombaient, des majestés qui s’évanouissaient, rien de plus. La foudre n’éclatait que dans les hautes régions, et, comme nous l’avons déjà indiqué, les événements semblaient se dérouler avec toute la solennité de l’épopée. Dans la société antique, l’individu était placé si bas, que, pour qu’il fût frappé, il fallait que l’adversité descendît jusque dans sa famille. Aussi ne connaissait-il guère l’infortune, hors des douleurs domestiques. Il était presque inouï que les malheurs généraux de l’état dérangeassent sa vie. Mais à l’instant où vint s’établir la société chrétienne, l’ancien continent était bouleversé. Tout était remué jusqu’à la racine. Les événements, chargés de ruiner l’ancienne Europe et d’en rebâtir une nouvelle, se heurtaient, se précipitaient sans relâche, et poussaient les nations pêle-mêle, celles-ci au jour, celles-là dans la nuit. Il se faisait tant de bruit sur la terre, qu’il était impossible que quelque chose de ce tumulte n’arrivât pas jusqu’au cœur des peuples. Ce fut plus qu’un écho, ce fut un contre-coup. L’homme, se repliant sur lui-même en présence de ces hautes vicissitudes, commença à prendre en pitié l’humanité, à méditer sur les amères dérisions de la vie. De ce sentiment, qui avait été pour Caton payen le désespoir, le christianisme fit la mélancolie.
En même temps, naissait l’esprit d’examen et de curiosité. Ces grandes catastrophes étaient aussi de grands spectacles, de frappantes péripéties. C’était le nord se ruant sur le midi, l’univers romain changeant de forme, les dernières convulsions de tout un monde à l’agonie. Dès que ce monde fut mort, voici que des nuées de rhéteurs, de grammairiens, de sophistes, viennent s’abattre, comme des moucherons, sur son immense cadavre. On les voit pulluler, on les entend bourdonner dans ce foyer de putréfaction. C’est à qui examinera, commentera, discutera. Chaque membre, chaque muscle, chaque fibre du grand corps gisant est retourné en tout sens. Certes, ce dut être une joie, pour ces anatomistes de la pensée, que de pouvoir, dès leur coup d’essai, faire des expériences en grand ; que d’avoir, pour premier sujet, une société morte à disséquer.
Ainsi, nous voyons poindre à la fois et comme se donnant la main, le génie de la mélancolie et de la méditation, le démon de l’analyse et de la controverse. À l’une des extrémités de cette ère de transition, est Longin, à l’autre saint-Augustin. Il faut se garder de jeter un œil dédaigneux sur cette époque où était en germe tout ce qui depuis a porté fruit, sur ce temps dont les moindres écrivains, si l’on nous passe une expression triviale, mais franche, ont fait fumier pour la moisson qui devait suivre. Le moyen-âge est enté sur le bas-empire.
Voilà donc une nouvelle religion, une société nouvelle ; sur cette double base, il faut que nous voyions grandir une nouvelle poésie. Jusqu’alors, et qu’on nous pardonne d’exposer un résultat que de lui-même le lecteur a déjà dû tirer de ce qui a été dit plus haut, jusqu’alors, agissant en cela comme le polythéisme et la philosophie antique, la muse purement épique des anciens n’avait étudié la nature que sous une seule face, rejetant sans pitié de l’art presque tout ce qui, dans le monde soumis à son imitation, ne se rapportait pas à un certain type du beau. Type d’abord magnifique, mais, comme il arrive toujours de ce qui est systématique, devenu dans les derniers temps faux, mesquin et conventionnel. Le christianisme amène la poésie à la vérité. Comme lui, la muse moderne verra les choses d’un coup d’œil plus haut et plus large. Elle sentira que tout dans la création n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière. Elle se demandera si la raison étroite et relative de l’artiste doit avoir gain de cause sur la raison infinie, absolue, du créateur ; si c’est à l’homme à rectifier Dieu ; si une nature mutilée en sera plus belle ; si l’art a le droit de dédoubler, pour ainsi dire, l’homme, la vie, la création ; si chaque chose marchera mieux quand on lui aura ôté son muscle et son ressort ; si, enfin, c’est le moyen d’être harmonieux que d’être incomplet. C’est alors que, l’œil fixé sur des événements tout à la fois risibles et formidables, et sous l’influence de cet esprit de mélancolie chrétienne et de critique philosophique que nous observions tout à l’heure, la poésie fera un grand pas, un pas décisif, un pas qui, pareil à la secousse d’un tremblement de terre, changera toute la face du monde intellectuel. Elle se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit ; car le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la poésie. Tout se tient.
Ainsi voilà un principe étranger à l’antiquité, un type nouveau introduit dans la poésie ; et, comme une condition de plus dans l’être modifie l’être tout entier, voilà une forme nouvelle qui se développe dans l’art. Ce type, c’est le grotesque. Cette forme, c’est la comédie.
Et ici, qu’il nous soit permis d’insister ; car nous venons d’indiquer le trait caractéristique, la différence fondamentale qui sépare, à notre avis, l’art moderne de l’art antique, la forme actuelle de la forme morte, ou, pour nous servir de mots plus vagues, mais plus accrédités, la littérature romantique de la littérature classique.
— Enfin ! vont dire ici les gens qui, depuis quelque temps, nous voient venir, nous vous tenons ! vous voilà pris sur le fait ! Donc, vous faites du laid un type d’imitation, du grotesque un élément de l’art ! Mais les grâces… mais le bon goût… Ne savez-vous pas que l’art doit rectifier la nature ? qu’il faut l’anoblir ? qu’il faut choisir ? Les anciens ont-ils jamais mis en œuvre le laid et le grotesque ? ont-ils jamais mêlé la comédie à la tragédie ? L’exemple des anciens, messieurs ! D’ailleurs, Aristote... D’ailleurs, Boileau... D’ailleurs, La Harpe... — En vérité !
Ces arguments sont solides, sans doute, et surtout d’une rare nouveauté. Mais notre rôle n’est pas d’y répondre. Nous ne bâtissons pas ici de système, parce que Dieu nous garde des systèmes. Nous constatons un fait. Nous sommes historien et non critique. Que ce fait plaise ou déplaise, peu importe ! il est. — Revenons donc, et essayons de faire voir que c’est de la féconde union du type grotesque au type sublime que naît le génie moderne, si complexe, si varié dans ses formes, si inépuisable dans ses créations, et bien opposé en cela à l’uniforme simplicité du génie antique ; montrons que c’est de là qu’il faut partir pour établir la différence radicale et réelle des deux littératures.
Ce n’est pas qu’il fût vrai de dire que la comédie et le grotesque étaient absolument inconnus des anciens. La chose serait d’ailleurs impossible. Rien ne vient sans racine ; la seconde époque est toujours en germe dans la première. Dès l’Iliade, Thersite et Vulcain donnent la comédie, l’un aux hommes, l’autre aux dieux. Il y a trop de nature et trop d’originalité dans la tragédie grecque, pour qu’il n’y ait pas quelquefois de la comédie. Ainsi, pour ne citer toujours que ce que notre mémoire nous rappelle, la scène de Ménélas avec la portière du palais (Hélène, acte I) ; la scène du phrygien (Oreste, acte IV). Les tritons, les satyres, les cyclopes, sont des grotesques ; les sirènes, les furies, les parques, les harpies, sont des grotesques ; Polyphème est un grotesque terrible ; Silène est un grotesque bouffon.
Mais on sent ici que cette partie de l’art est encore dans l’enfance. L’épopée, qui, à cette époque, imprime sa forme à tout, l’épopée pèse sur elle, et l’étouffe. Le grotesque antique est timide, et cherche toujours à se cacher. On sent qu’il n’est pas sur son terrain, parce qu’il n’est pas dans sa nature. Il se dissimule le plus qu’il peut. Les satyres, les tritons, les sirènes sont à peine difformes. Les parques, les harpies sont plutôt hideuses par leurs attributs que par leurs traits ; les furies sont belles, et on les appelle euménides, c’est-à-dire douces, bienfaisantes. Il y a un voile de grandeur ou de divinité sur d’autres grotesques. Polyphème est géant ; Midas est roi ; Silène est dieu.
Aussi la comédie passe-t-elle presque inaperçue dans le grand ensemble épique de l’antiquité. À côté des chars olympiques, qu’est-ce que la charrette de Thespis ? Près des colosses homériques, Eschyle, Sophocle, Euripide, que sont Aristophane et Plaute ? Homère les emporte avec lui, comme Hercule emportait les pygmées, cachés dans sa peau de lion.
Dans la pensée des modernes, au contraire, le grotesque a un rôle immense. Il y est partout ; d’une part, il crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le bouffon. Il attache autour de la religion mille superstitions originales, autour de la poésie mille imaginations pittoresques. C’est lui qui sème à pleines mains dans l’air, dans l’eau, dans la terre, dans le feu, ces myriades d’êtres intermédiaires que nous retrouvons tout vivants dans les traditions populaires du moyen-âge ; c’est lui qui fait tourner dans l’ombre la ronde effrayante du sabbat, lui encore qui donne à Satan les cornes, les pieds de bouc, les ailes de chauve-souris. C’est lui, toujours lui, qui tantôt jette dans l’enfer chrétien ces hideuses figures qu’évoquera l’âpre génie de Dante et de Milton, tantôt le peuple de ces formes ridicules au milieu desquelles se jouera Callot, le Michel-Ange burlesque. Si du monde idéal il passe au monde réel, il y déroule d’intarissables parodies de l’humanité. Ce sont des créations de sa fantaisie que ces Scaramouches, ces Crispins, ces Arlequins, grimaçantes silhouettes de l’homme, types tout à fait inconnus à la grave antiquité, et sortis pourtant de la classique Italie. C’est lui enfin qui, colorant tour à tour le même drame de l’imagination du midi et de l’imagination du nord, fait gambader Sganarelle autour de don Juan et ramper Méphistophélès autour de Faust.
Et comme il est libre et franc dans son allure ! comme il fait hardiment saillir toutes ces formes bizarres que l’âge précédent avait si timidement enveloppées de langes ! La poésie antique, obligée de donner des compagnons au boiteux Vulcain, avait taché de déguiser leur difformité en l’étendant en quelque sorte sur des proportions colossales. Le génie moderne conserve ce mythe des forgerons surnaturels, mais il lui imprime brusquement un caractère tout opposé et qui le rend bien plus frappant ; il change les géants en nains ; des cyclopes il fait les gnomes. C’est avec la même originalité qu’à l’hydre, un peu banale, de Lerne, il substitue tous ces dragons locaux de nos légendes, la gargouille de Rouen, la gra-ouilli de Metz, la chairsallée de Troyes, la drée de Montlhéry, la tarasque de Tarascon, monstres de formes si variées et dont les noms baroques sont un caractère de plus. Toutes ses créations puisent dans leur propre nature cet accent énergique et profond devant lequel il semble que l’antiquité ait parfois reculé. Certes, les euménides grecques sont bien moins horribles, et par conséquent bien moins vraies, que les sorcières de Macbeth. Pluton n’est pas le diable.
Il y aurait, à notre avis, un livre bien nouveau à faire sur l’emploi du grotesque dans les arts. On pourrait montrer quels puissants effets les modernes ont tirés de ce type fécond sur lequel une critique étroite s’acharne encore de nos jours. Nous serons peut-être tout à l’heure amené par notre sujet à signaler en passant quelques traits de ce vaste tableau. Nous dirons seulement ici que, comme objectif auprès du sublime, comme moyen de contraste, le grotesque est, selon nous, la plus riche source que la nature puisse ouvrir à l’art. Rubens le comprenait sans doute ainsi, lorsqu’il se plaisait à mêler à des déroulements de pompes royales, à des couronnements, à d’éclatantes cérémonies, quelque hideuse figure de nain de cour. Cette beauté universelle que l’antiquité répandait solennellement sur tout n’était pas sans monotonie ; la même impression, toujours répétée, peut fatiguer à la longue. Le sublime sur le sublime produit malaisément un contraste, et l’on a besoin de se reposer de tout, même du beau. Il semble, au contraire, que le grotesque soit un temps d’arrêt, un terme de comparaison, un point de départ d’où l’on s’élève vers le beau avec une perception plus fraîche et plus excitée. La salamandre fait ressortir l’ondine ; le gnome embellit le sylphe.
Et il serait exact aussi de dire que le contact du difforme a donné au sublime moderne quelque chose de plus pur, de plus grand, de plus sublime enfin que le beau antique ; et cela doit être. Quand l’art est conséquent avec lui-même, il mène bien plus sûrement chaque chose à sa fin. Si l’élysée homérique est fort loin de ce charme éthéré, de cette angélique suavité du Paradis de Milton, c’est que sous l’éden il y a un enfer bien autrement horrible que le tartare payen. Croit-on que Françoise de Rimini et Béatrix seraient aussi ravissantes chez un poëte qui ne nous enfermerait pas dans la tour de la Faim et ne nous forcerait point à partager le repoussant repas d’Ugolin ? Dante n’aurait pas tant de grâce, s’il n’avait pas tant de force. Les naïades charnues, les robustes tritons, les zéphyrs libertins ont-ils la fluidité diaphane de nos ondins et de nos sylphides ? N’est-ce pas parce que l’imagination moderne sait faire rôder hideusement dans nos cimetières les vampires, les ogres, les aulnes, les psylles, les goules, les brucolaques, les aspioles, qu’elle peut donner à ses fées cette forme incorporelle, cette pureté d’essence dont approchent si peu les nymphes payennes ? La Vénus antique est belle, admirable sans doute ; mais qui a répandu sur les figures de Jean Goujon cette élégance svelte, étrange, aérienne ? qui leur a donné ce caractère inconnu de vie et de grandiose, sinon le voisinage des sculptures rudes et puissantes du moyen-âge ?
Si, au milieu de ces développements nécessaires, et qui pourraient être beaucoup plus approfondis, le fil de nos idées ne s’est pas rompu dans l’esprit du lecteur, il a compris sans doute avec quelle puissance le grotesque, ce germe de la comédie, recueilli par la muse moderne, a dû croître et grandir dès qu’il a été transporté dans un terrain plus propice que le paganisme et l’épopée. En effet, dans la poésie nouvelle, tandis que le sublime représentera l’âme telle qu’elle est, épurée par la morale chrétienne, lui jouera le rôle de la bête humaine. Le premier type, dégagé de tout alliage impur, aura en apanage tous les charmes, toutes les grâces, toutes les beautés ; il faut qu’il puisse créer un jour Juliette, Desdémona, Ophélia. Le second prendra tous les ridicules, toutes les infirmités, toutes les laideurs. Dans ce partage de l’humanité et de la création, c’est à lui que reviendront les passions, les vices, les crimes ; c’est lui qui sera luxurieux, rampant, gourmand, avare, perfide, brouillon, hypocrite ; c’est lui qui sera tour à tour Iago, Tartufe, Basile ; Polonius, Harpagon, Bartholo ; Falstaff, Scapin, Figaro. Le beau n’a qu’un type ; le laid en a mille. C’est que le beau, à parler humainement, n’est que la forme considérée dans son rapport le plus simple, dans sa symétrie la plus absolue, dans son harmonie la plus intime avec notre organisation. Aussi nous offre-t-il toujours un ensemble complet, mais restreint comme nous. Ce que nous appelons le laid, au contraire, est un détail d’un grand ensemble qui nous échappe, et qui s’harmonise, non pas avec l’homme, mais avec la création tout entière. Voilà pourquoi il nous présente sans cesse des aspects nouveaux, mais incomplets.
C’est une étude curieuse que de suivre l’avènement et la marche du grotesque dans l’ère moderne. C’est d’abord une invasion, une irruption, un débordement ; c’est un torrent qui a rompu sa digue. Il traverse en naissant la littérature latine qui se meurt, y colore Perse, Pétrone, Juvénal, et y laisse l’Âne d’or d’Apulée. De là, il se répand dans l’imagination des peuples nouveaux qui refont l’Europe. Il abonde à flots dans les conteurs, dans les chroniqueurs, dans les romanciers. On le voit s’étendre du sud au septentrion. Il se joue dans les rêves des nations tudesques, et en même temps vivifie de son souffle ces admirables romanceros espagnols, véritable Iliade de la chevalerie. C’est lui, par exemple, qui, dans le roman de la Rose, peint ainsi une cérémonie auguste, l’élection d’un roi :
grand vilain lors ils élurent,
Le plus ossu qu’entr’eux ils eurent.
Il imprime surtout son caractère à cette merveilleuse architecture qui, dans le moyen-âge, tient la place de tous les arts. Il attache son stigmate au front des cathédrales, encadre ses enfers et ses purgatoires sous l’ogive des portails, les fait flamboyer sur les vitraux, déroule ses monstres, ses dogues, ses démons autour des chapiteaux, le long des frises, au bord des toits. Il s’étale sous d’innombrables formes sur la façade de bois des maisons, sur la façade de pierre des châteaux, sur la façade de marbre des palais. Des arts il passe dans les mœurs ; et tandis qu’il fait applaudir par le peuple les graciosos de comédie, il donne aux rois les fous de cour. Plus tard, dans le siècle de l’étiquette, il nous montrera Scarron sur le bord même de la couche de Louis XIV. En attendant, c’est lui qui meuble le blason, et qui dessine sur l’écu des chevaliers ces symboliques hiéroglyphes de la féodalité. Des mœurs, il pénètre dans les lois ; mille coutumes bizarres attestent son passage dans les institutions du moyen-âge. De même qu’il avait fait bondir dans son tombereau Thespis barbouillé de lie, il danse avec la basoche sur cette fameuse table de marbre qui servait tout à la fois de théâtre aux farces populaires et aux banquets royaux. Enfin, admis dans les arts, dans les mœurs, dans les lois, il entre jusque dans l’église. Nous le voyons ordonner, dans chaque ville de la catholicité, quelqu’une de ces cérémonies singulières, de ces processions étranges où la religion marche accompagnée de toutes les superstitions, le sublime environné de tous les grotesques. Pour le peindre d’un trait, telle est, à cette aurore des lettres, sa verve, sa vigueur, sa sève de création, qu’il jette du premier coup sur le seuil de la poésie moderne trois Homères bouffons : Arioste, en Italie ; Cervantes, en Espagne ; Rabelais, en France.
Il serait surabondant de faire ressortir davantage cette influence du grotesque dans la troisième civilisation. Tout démontre, à l’époque dite romantique, son alliance intime et créatrice avec le beau. Il n’y a pas jusqu’aux plus naïves légendes populaires qui n’expliquent quelquefois avec un admirable instinct ce mystère de l’art moderne. L’antiquité n’aurait pas fait la Belle et la Bête.
Il est vrai de dire qu’à l’époque où nous venons de nous arrêter la prédominance du grotesque sur le sublime, dans les lettres, est vivement marquée. Mais c’est une fièvre de réaction, une ardeur de nouveauté qui passe ; c’est un premier flot qui se retire peu à peu. Le type du beau reprendra bientôt son rôle et son droit, qui n’est pas d’exclure l’autre principe, mais de prévaloir sur lui. Il est temps que le grotesque se contente d’avoir un coin du tableau dans les fresques royales de Murillo, dans les pages sacrées de Véronèse ; d’être mêlé aux deux admirables Jugements derniers dont s’enorgueilliront les arts, à cette scène de ravissement et d’horreur dont Michel-Ange enrichira le Vatican, à ces effrayantes chutes d’hommes que Rubens précipitera le long des voûtes de la cathédrale d’Anvers. Le moment est venu où l’équilibre entre les deux principes va s’établir. Un homme, un poëte roi, poeta soverano, comme Dante le dit d’Homère, va tout fixer. Les deux génies rivaux unissent leur double flamme, et de cette flamme jaillit Shakespeare.
Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c’est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle.
Ainsi, pour résumer rapidement les faits que nous avons observés jusqu’ici, la poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société : l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L’ode chante l’éternité, l’épopée solennise l’histoire, le drame peint la vie. Le caractère de la première poésie est la naïveté, le caractère de la seconde est la simplicité, le caractère de la troisième, la vérité. Les rapsodes marquent la transition des poètes lyriques aux poëtes épiques, comme les romanciers des poètes épiques aux poètes dramatiques. Les historiens naissent avec la seconde époque ; les chroniqueurs et les critiques avec la troisième. Les personnages de l’ode sont des colosses : Adam, Caïn, Noé ; ceux de l’épopée sont des géants : Achille, Atrée, Oreste ; ceux du drame sont des hommes : Hamlet, Macbeth, Othello. L’ode vit de l’idéal, l’épopée du grandiose, le drame du réel. Enfin, cette triple poésie découle de trois grandes sources : la Bible, Homère, Shakespeare.
Telles sont donc, et nous nous bornons en cela à relever un résultat, les diverses physionomies de la pensée aux différentes ères de l’homme et de la société. Voilà ses trois visages, de jeunesse, de virilité et de vieillesse. Qu’on examine une littérature en particulier, ou toutes les littératures en masse, on arrivera toujours au même fait : les poètes lyriques avant les poètes épiques, les poètes épiques avant les poètes dramatiques. En France, Malherbe avant Chapelain, Chapelain avant Corneille ; dans l’ancienne Grèce, Orphée avant Homère, Homère avant Eschyle ; dans le livre primitif, la Genèse avant les Rois, les Rois avant Job ; ou, pour reprendre cette grande échelle de toutes les poésies que nous parcourions tout à l’heure, la Bible avant l’Iliade, l’Iliade avant Shakespeare.
La société, en effet, commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte ce qu’elle fait, et enfin se met à peindre ce qu’elle pense. C’est, disons-le en passant, pour cette dernière raison que le drame, unissant les qualités les plus opposées, peut être tout à la fois plein de profondeur et plein de relief, philosophique et pittoresque.
Il serait conséquent d’ajouter ici que tout dans la nature et dans la vie passe par ces trois phases, du lyrique, de l’épique et du dramatique, parce que tout naît, agit et meurt. S’il n’était pas ridicule de mêler les fantasques rapprochements de l’imagination aux déductions sévères du raisonnement, un poëte pourrait dire que le lever du soleil, par exemple, est un hymne, son midi une éclatante épopée, son coucher un sombre drame où luttent le jour et la nuit, la vie et la mort. Mais ce serait là de la poésie, de la folie peut-être ? et qu’est-ce que cela prouve ?
Tenons-nous-en aux faits rassemblés plus haut : complétons-les d’ailleurs par une observation importante. C’est que nous n’avons aucunement prétendu assigner aux trois époques de la poésie un domaine exclusif, mais seulement fixer leur caractère dominant. La Bible, ce divin monument lyrique, renferme, comme nous l’indiquions tout à l’heure, une épopée et un drame en germe, les Rois et Job. On sent dans tous les poëmes homériques un reste de poésie lyrique et un commencement de poésie dramatique. L’ode et le drame se croisent dans l’épopée. Il y a tout dans tout ; seulement il existe dans chaque chose un élément générateur auquel se subordonnent tous les autres, et qui impose à l’ensemble son caractère propre.
Le drame est la poésie complète. L’ode et l’épopée ne le contiennent qu’en germe ; il les contient l’une et l’autre en développement ; il les résume et les enserre toutes deux. Certes, celui qui a dit : les français n’ont pas la tête épique, a dit une chose juste et fine ; si même il eût dit les modernes, le mot spirituel eût été un mot profond. Il est incontestable cependant qu’il y a surtout du génie épique dans cette prodigieuse Athalie, si haute et si simplement sublime que le siècle royal ne l’a pu comprendre. Il est certain encore que la série des drames-chroniques de Shakespeare présente un grand aspect d’épopée. Mais c’est surtout la poésie lyrique qui sied au drame ; elle ne le gêne jamais, se plie à tous ses caprices, se joue sous toutes ses formes, tantôt sublime dans Ariel, tantôt grotesque dans Caliban. Notre époque, dramatique avant tout, est par cela même éminemment lyrique. C’est qu’il y a plus d’un rapport entre le commencement et la fin ; le coucher du soleil a quelques traits de son lever ; le vieillard redevient enfant. Mais cette dernière enfance ne ressemble pas à la première ; elle est aussi triste que l’autre était joyeuse. Il en est de même de la poésie lyrique. Éblouissante, rêveuse à l’aurore des peuples, elle reparaît sombre et pensive à leur déclin. La Bible s’ouvre riante avec la Genèse, et se ferme sur la menaçante l’Apocalypse. L’ode moderne est toujours inspirée, mais n’est plus ignorante. Elle médite plus qu’elle ne contemple ; sa rêverie est mélancolie. On voit, à ses enfantements, que cette muse s’est accouplée au drame.
Pour rendre sensibles par une image les idées que nous venons d’aventurer, nous comparerions la poésie lyrique primitive à un lac paisible qui reflète les nuages et les étoiles du ciel ; l’épopée est le fleuve qui en découle et court, en réfléchissant ses rives, forêts, campagnes et cités, se jeter dans l’océan du drame. Enfin, comme le lac, le drame réfléchit le ciel ; comme le fleuve, il réfléchit ses rives ; mais seul il a des abîmes et des tempêtes.
C’est donc au drame que tout vient aboutir dans la poésie moderne. Le Paradis perdu est un drame avant d’être une épopée. C’est, on le sait, sous la première de ces formes qu’il s’était présenté d’abord à l’imagination du poëte, et qu’il reste toujours imprimé dans la mémoire du lecteur, tant l’ancienne charpente dramatique est encore saillante sous l’édifice épique de Milton ! Lorsque Dante Alighieri a terminé son redoutable Enfer, qu’il en a refermé les portes, et qu’il ne lui reste plus qu’à nommer son œuvre, l’instinct de son génie lui fait voir que ce poëme multiforme est une émanation du drame, non de l’épopée ; et sur le frontispice du gigantesque monument, il écrit de sa plume de bronze : Divina Commedia.
On voit donc que les deux seuls poëtes des temps modernes qui soient de la taille de Shakespeare se rallient à son unité. Ils concourent avec lui à empreindre de la teinte dramatique toute notre poésie ; ils sont comme lui mêlés de grotesque et de sublime ; et, loin de tirer à eux dans ce grand ensemble littéraire qui s’appuie sur Shakespeare, Dante et Milton sont en quelque sorte les deux arcs-boutants de l’édifice dont il est le pilier central, les contre-forts de la voûte dont il est la clef.
Qu’on nous permette de reprendre ici quelques idées déjà énoncées, mais sur lesquelles il faut insister. Nous y sommes arrivé, maintenant il faut que nous en repartions.
Du jour où le christianisme a dit à l’homme : « Tu es double, tu es composé de deux êtres, l’un périssable, l’autre immortel, l’un charnel, l’autre éthéré, l’un enchaîné par les appétits, les besoins et les passions, l’autre emporté sur les ailes de l’enthousiasme et de la rêverie, celui-ci enfin toujours courbé vers la terre, sa mère, celui-là sans cesse élancé vers le ciel, sa patrie » ; de ce jour le drame a été créé. Est-ce autre chose en effet que ce contraste de tous les jours, que cette lutte de tous les instants entre deux principes opposés qui sont toujours en présence dans la vie, et qui se disputent l’homme depuis le berceau jusqu’à la tombe ?
La poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires. Puis, il est temps de le dire hautement, et c’est ici surtout que les exceptions confirmeraient la règle, tout ce qui est dans la nature est dans l’art.
En se plaçant à ce point de vue pour juger nos petites règles conventionnelles, pour débrouiller tous ces labyrinthes scolastiques, pour résoudre tous ces problèmes mesquins que les critiques des deux derniers siècles ont laborieusement bâtis autour de l’art, on est frappé de la promptitude avec laquelle la question du théâtre moderne se nettoie. Le drame n’a qu’à faire un pas pour briser tous ces fils d’araignée dont les milices de Lilliput ont cru l’enchaîner dans son sommeil.
Ainsi, que des pédants étourdis (l’un n’exclut pas l’autre) prétendent que le difforme, le laid, le grotesque, ne doit jamais être un objet d’imitation pour l’art, on leur répond que le grotesque, c’est la comédie, et qu’apparemment la comédie fait partie de l’art. Tartufe n’est pas beau, Pourceaugnac n’est pas noble ? Pourceaugnac et Tartufe sont d’admirables jets de l’art.
Que si, chassés de ce retranchement dans leur seconde ligne de douanes, ils renouvellent leur prohibition du grotesque allié au sublime, de la comédie fondue dans la tragédie, on leur fait voir que, dans la poésie des peuples chrétiens, le premier de ces deux types représente la bête humaine, le second l’âme. Ces deux tiges de l’art, si l’on empêche leurs rameaux de se mêler, si on les sépare systématiquement, produiront pour tous fruits, d’une part des abstractions de vices, de ridicules ; de l’autre, des abstractions de crime, d’héroïsme et de vertu. Les deux types, ainsi isolés et livrés à eux-mêmes, s’en iront chacun de leur côté, laissant entre eux le réel, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. D’où il suit qu’après ces abstractions, il restera quelque chose à représenter, l’homme ; après ces tragédies et ces comédies, quelque chose à faire, le drame.
Dans le drame, tel qu’on peut, sinon l’exécuter, du moins le concevoir, tout s’enchaîne et se déduit ainsi que dans la réalité. Le corps y joue son rôle comme l’âme ; et les hommes et les événements, mis en jeu par ce double agent, passent tour à tour bouffons et terribles, quelquefois terribles et bouffons tout ensemble. Ainsi le juge dira : À la mort, et allons dîner ! Ainsi le sénat romain délibérera sur le turbot de Domitien. Ainsi Socrate, buvant la ciguë et conversant de l’âme immortelle et du dieu unique, s’interrompra pour recommander qu’on sacrifie un coq à Esculape. Ainsi Élisabeth jurera et parlera latin. Ainsi Richelieu subira le capucin Joseph, et Louis XI son barbier, maître Olivier-le-Diable. Ainsi Cromwell dira : J’ai le parlement dans mon sac et le roi dans ma poche ; ou, de la main qui signe l’arrêt de mort de Charles Ier, barbouillera d’encre le visage d’un régicide qui le lui rendra en riant. Ainsi César dans le char de triomphe aura peur de verser. Car les hommes de génie, si grands qu’ils soient, ont toujours en eux leur bête qui parodie leur intelligence. C’est par là qu’ils touchent à l’humanité, c’est par là qu’ils sont dramatiques. « Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas », disait Napoléon, quand il fut convaincu d’être homme ; et cet éclair d’une âme de feu qui s’entr’ouvre illumine à la fois l’art et l’histoire, ce cri d’angoisse est le résumé du drame et de la vie.
Chose frappante, tous ces contrastes se rencontrent dans les poëtes eux-mêmes, pris comme hommes. À force de méditer sur l’existence, d’en faire éclater la poignante ironie, de jeter à flots le sarcasme et la raillerie sur nos infirmités, ces hommes qui nous font tant rire deviennent profondément tristes. Ces Démocrites sont aussi des Héraclites. Beaumarchais était morose, Molière était sombre, Shakespeare mélancolique.
C’est donc une des suprêmes beautés du drame que le grotesque. Il n’en est pas seulement une convenance, il en est souvent une nécessité. Quelquefois il arrive par masses homogènes, par caractères complets : Dandin, Prusias, Trissotin, Brid’oison, la nourrice de Juliette ; quelquefois empreint de terreur, ainsi : Richard III, Bégears, Tartufe, Méphistophélès ; quelquefois même voilé de grâce et d’élégance, comme Figaro, Osrick, Mercutio, don Juan. Il s’infiltre partout, car de même que les plus vulgaires ont mainte fois leurs accès de sublime, les plus élevés payent fréquemment tribut au trivial et au ridicule. Aussi, souvent insaisissable, souvent imperceptible, est-il toujours présent sur la scène, même quand il se tait, même quand il se cache. Grâce à lui, point d’impressions monotones. Tantôt il jette du rire, tantôt de l’horreur dans la tragédie. Il fera rencontrer l’apothicaire à Roméo, les trois sorcières à Macbeth, les fossoyeurs à Hamlet. Parfois enfin il peut sans discordance, comme dans la scène du roi Lear et de son fou, mêler sa voix criarde aux plus sublimes, aux plus lugubres, aux plus rêveuses musiques de l’âme.
Voilà ce qu’a su faire entre tous, d’une manière qui lui est propre et qu’il serait aussi inutile qu’impossible d’imiter, Shakespeare, ce dieu du théâtre, en qui semblent réunis, comme dans une trinité, les trois grands génies caractéristiques de notre scène : Corneille, Molière, Beaumarchais.
On voit combien l’arbitraire distinction des genres croule vite devant la raison et le goût. On ne ruinerait pas moins aisément la prétendue règle des deux unités. Nous disons deux et non trois unités, l’unité d’action ou d’ensemble, la seule vraie et fondée, étant depuis longtemps hors de cause.
Des contemporains distingués, étrangers et nationaux, ont déjà attaqué, et par la pratique et par la théorie, cette loi fondamentale du code pseudo-aristotélique. Au reste, le combat ne devait pas être long. À la première secousse elle a craque, tant était vermoulue cette solive de la vieille masure scolastique !
Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les routiniers prétendent appuyer leur règle des deux unités sur la vraisemblance, tandis que c’est précisément le réel qui la tue. Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde en effet que ce vestibule, ce péristyle, cette antichambre, lieu banal où nos tragédies ont la complaisance de venir se dérouler, où arrivent, on ne sait comment, les conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran pour déclamer contre les conspirateurs, chacun à leur tour, comme s’ils s’étaient dit bucoliquement :
Où a-t-on vu vestibule ou péristyle de cette sorte ? Quoi de plus contraire, nous ne dirons pas à la vérité, les scolastiques en font bon marché, mais à la vraisemblance ? Il résulte de là que tout ce qui est trop caractéristique, trop intime, trop local, pour se passer dans l’antichambre ou dans le carrefour, c’est-à-dire tout le drame, se passe dans la coulisse. Nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre que les coudes de l’action ; ses mains sont ailleurs. Au lieu de scènes, nous avons des récits ; au lieu de tableaux, des descriptions. De graves personnages placés, comme le chœur antique, entre le drame et nous, viennent nous raconter ce qui se fait dans le temple, dans le palais, dans la place publique, de façon que souventes fois nous sommes tentés de leur crier : « Vraiment ! mais conduisez-nous donc là-bas ! On s’y doit bien amuser, cela doit être beau à voir ! » À quoi ils répondraient sans doute : « Il serait possible que cela vous amusât ou vous intéressât, mais ce n’est point là la question ; nous sommes les gardiens de la dignité de la Melpomène française. » Voilà !
Mais, dira-t-on, cette règle que vous répudiez est empruntée au théâtre grec. — En quoi le théâtre et le drame grecs ressemblent-ils à notre drame et à notre théâtre ? D’ailleurs nous avons déjà fait voir que la prodigieuse étendue de la scène antique lui permettait d’embrasser une localité tout entière, de sorte que le poëte pouvait, selon les besoins de l’action, la transporter à son gré d’un point du théâtre à un autre, ce qui équivaut bien à peu près aux changements de décorations. Bizarre contradiction ! le théâtre grec, tout asservi qu’il était à un but national et religieux, est bien autrement libre que le nôtre, dont le seul objet cependant est le plaisir, et, si l’on veut, l’enseignement du spectateur. C’est que l’un n’obéit qu’aux lois qui lui sont propres, tandis que l’autre s’applique des conditions d’être parfaitement étrangères à son essence. L’un est artiste, l’autre est artificiel.
On commence à comprendre de nos jours que la localité exacte est un des premiers éléments de la réalité. Les personnages parlants ou agissants ne sont pas les seuls qui gravent dans l’esprit du spectateur la fidèle empreinte des faits. Le lieu ou telle catastrophe s’est passée en devient un témoin terrible et inséparable ; et l’absence de cette sorte de personnage muet décompléterait dans le drame les plus grandes scènes de l’histoire. Le poëte oserait-il assassiner Rizzio ailleurs que dans la chambre de Marie Stuart ? poignarder Henri IV ailleurs que dans cette rue de la Ferronnerie, toute obstruée de baquets et de voitures ? brûler Jeanne d’Arc autre part que dans le Vieux-Marché ? dépêcher le duc de Guise autre part que dans ce château de Blois où son ambition fait fermenter une assemblée populaire ? décapiter Charles Ier et Louis XVI ailleurs que dans ces places sinistres d’où l’on peut voir White-Hall et les Tuileries, comme si leur échafaud servait dépendant à leur palais ?
L’unité de temps n’est pas plus solide que l’unité de lieu. L’action, encadrée de force dans les vingt-quatre heures, est aussi ridicule qu’encadrée dans le vestibule. Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier. Verser la même dose de temps à tous les événements ! appliquer la même mesure sur tout ! On rirait d’un cordonnier qui voudrait mettre le même soulier à tous les pieds. Croiser l’unité de temps à l’unité de lieu comme les barreaux d’une cage, et y faire pédantesquement entrer, de par Aristote, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule à si grandes masses dans la réalité ! c’est mutiler hommes et choses, c’est faire grimacer l’histoire. Disons mieux : tout cela mourra dans l’opération ; et c’est ainsi que les mutilateurs dogmatiques arrivent à leur résultat ordinaire : ce qui était vivant dans la chronique est mort dans la tragédie. Voilà pourquoi, bien souvent, la cage des unités ne renferme qu’un squelette.
Et puis si vingt-quatre heures peuvent être comprises dans deux, il sera logique que quatre heures puissent en contenir quarante-huit. L’unité de Shakespeare ne sera donc pas l’unité de Corneille. Pitié !
Ce sont là pourtant les pauvres chicanes que depuis deux siècles la médiocrité, l’envie et la routine font au génie ! C’est ainsi qu’on a borné l’essor de nos plus grands poëtes. C’est avec les ciseaux des unités qu’on leur a coupé l’aile. Et que nous a-t-on donné en échange de ces plumes d’aigle retranchées à Corneille et à Racine ? Campistron.
Nous concevons qu’on pourrait dire : — Il y a dans des changements trop fréquents de décoration quelque chose qui embrouille et fatigue le spectateur, et qui produit sur son attention l’effet de l’éblouissement ; il peut aussi se faire que des translations multipliées d’un lieu à un autre lieu, d’un temps à un autre temps, exigent des contre-expositions qui le refroidissent ; il faut craindre encore de laisser dans le milieu d’une action des lacunes qui empêchent les parties du drame d’adhérer étroitement entre elles, et qui en outre déconcertent le spectateur parce qu’il ne se rend pas compte de ce qu’il peut y avoir dans ces vides… — Mais ce sont là précisément les difficultés de l’art. Ce sont là de ces obstacles propres à tels ou tels sujets, et sur lesquels on ne saurait statuer une fois pour toutes. C’est au génie à les résoudre, non aux poétiques à les éluder.
Il suffirait enfin, pour démontrer l’absurdité de la règle des deux unités, d’une dernière raison, prise dans les entrailles de l’art. C’est l’existence de la troisième unité, l’unité d’action, la seule admise de tous parce qu’elle résulte d’un fait : l’œil ni l’esprit humain ne sauraient saisir plus d’un ensemble à la fois. Celle-là est aussi nécessaire que les deux autres sont inutiles. C’est elle qui marque le point de vue du drame ; or, par cela même, elle exclut les deux autres. Il ne peut pas plus y avoir trois unités dans le drame que trois horizons dans un tableau. Du reste, gardons-nous de confondre l’unité avec la simplicité d’action. L’unité d’ensemble ne répudie en aucune façon les actions secondaires sur lesquelles doit s’appuyer l’action principale. Il faut seulement que ces parties, savamment subordonnées au tout, gravitent sans cesse vers l’action centrale et se groupent autour d’elle aux différents étages ou plutôt sur les divers plans du drame. L’unité d’ensemble est la loi de perspective du théâtre.
Mais, s’écrieront les douaniers de la pensée, de grands génies les ont pourtant subies, ces règles que vous rejetez ! — Eh oui, malheureusement ! Qu’auraient-ils donc fait, ces admirables hommes, si l’on les eût laissés faire ? Ils n’ont pas du moins accepté vos fers sans combat. Il faut voir comme Pierre Corneille, harcelé à son début pour sa merveille du Cid, se débat sous Mairet, Claveret, d’Aubignac et Scudéry ! comme il dénonce à la postérité les violences de ces hommes qui, dit-il, se font tout blancs d’Aristote ! Il faut voir comme on lui dit, et nous citons des textes du temps : « Ieune homme, il faut apprendre avant que d’enseigner, et à moins que d’être vn Scaliger ou vn Heinsius, cela n’est pas supportable ! » Là-dessus Corneille se révolte et demande si c’est donc qu’on veut le faire desscendre, « beaucoup au dessovbs de Claueret ! » Ici Scudéry s’indigne de tant d’orgueil et rappelle à « ce trois fois grand avthevr du Cid… les modestes paroles par où le Tasse, le plus grand homme de son siècle, a commencé l’apologie du plus beau de ses ouurages, contre la plus aigre et la plus iniuste Censure, qu’on fera peut-être iamais. M. Corneille, ajoute-t-il, tesmoigne bien en ses Responses qu’il est aussi loing de la modération que du mérite de cet excellent avthevr. » Le jeune homme si justement et si doucement censuré ose résister ; alors Scudéry revient à la charge ; il appelle à son secours l’Académie Éminente : « Prononcez, ô mes Ivges, un arrest digne de vous, et qui face sçavoir à toute l’Europe que le Cid n’est point le chef-d’œuure du plus grand homme de Frâce, mais ouy bien la moins iudicieuse pièce de M. Corneille mesme. Vous le deuez, et pour vostre gloire en particulier, et pour celle de nostre nation en général, qui s’y trouue intéressée : veu que les estrangers qui pourroient voir ce beau chef-d’œuure, eux qui ont eu des Tassos et des Guarinis, croyroient que nos plus grands maistres ne sont que des apprentifs. » Il y a dans ce peu de lignes instructives toute la tactique éternelle de la routine envieuse contre le talent naissant, celle qui se suit encore de nos jours, et qui a attaché, par exemple, une si curieuse page aux jeunes essais de lord Byron. Scudéry nous la donne en quintessence. Ainsi, les précédents ouvrages d’un homme de génie toujours préférés aux nouveaux, afin de prouver qu’il descend au lieu de monter, Mélite et la Galerie du Palais mis au-dessus du Cid ; puis les noms de ceux qui sont morts toujours jetés à la tête de ceux qui vivent : Corneille lapidé avec Tasso et Guarini (Guarini !), comme plus tard on lapidera Racine avec Corneille, Voltaire avec Racine, comme on lapide aujourd’hui tout ce qui s’élève avec Corneille, Racine et Voltaire. La tactique, comme on voit, est usée, mais il faut qu’elle soit bonne, puisqu’elle sert toujours. Cependant le pauvre diable de grand homme soufflait encore. C’est ici qu’il faut admirer comme Scudéry, le capitan de cette tragi-comédie, poussé à bout, le rudoie et le malmène, comme il démasque sans pitié son artillerie classique, comme il « fait voir » à l’auteur du Cid « quels doiuent estre les épisodes, d’après Aristote, qui l’enseigne aux chapitres dixiesme et seiziesme de sa Poétique », comme il foudroie Corneille, de par ce même Aristote « au chapitre vnziesme de son Art Poétique, dans lequel on voit la condamnation du Cid » ; de par Platon « liure dixiesme de sa République », de par Marcelin, « au liure vingt-septiesme ; on le peut voir » ; de par « les tragédies de Niobé et de Jephté » ; de par « l’Ajax de Sophocle » ; de par « d’exemple d’Euripide » ; de par « Heinsius, au chapitre six, Constitution de la Tragédie ; et Scaliger le fils dans ses poésies » ; enfin, de par « les Canonistes et les Iurisconsultes, au titre des Nopces ». Les premiers arguments s’adressaient à l’académie, le dernier allait au cardinal. Après les coups d’épingle, le coup de massue. Il fallut un juge pour trancher la question. Chapelain décida. Corneille se vit donc condamné, le lion fut muselé, ou, pour dire comme alors, la corneille fut déplumée. Voici maintenant le côté douloureux de ce drame grotesque : c’est après avoir été ainsi rompu dès son premier jet, que ce génie, tout moderne, tout nourri du moyen-âge et de l’Espagne, forcé de mentir à lui-même et de se jeter dans l’antiquité, nous donna cette Rome castillane, sublime sans contredit, mais où, excepté peut-être dans le Nicoméde si moqué du dernier siècle pour sa fière et naïve couleur, on ne retrouve ni la Rome véritable, ni le vrai Corneille.
Racine éprouva les mêmes dégoûts, sans faire d’ailleurs la même résistance. Il n’avait, ni dans le génie ni dans le caractère, l’âpreté hautaine de Corneille. Il plia en silence, et abandonna aux dédains de son temps sa ravissante élégie d’Esther, sa magnifique épopée d’Athalie. Aussi on doit croire que, s’il n’eût pas été paralysé comme il l’était par les préjugés de son siècle, s’il eût été moins souvent touché par la torpille classique, il n’eût point manqué de jeter Locuste dans son drame entre Narcisse et Néron, et surtout n’eût pas relégué dans la coulisse cette admirable scène du banquet où l’élève de Sénèque empoisonne Britannicus dans la coupe de la réconciliation. Mais peut-on exiger de l’oiseau qu’il vole sous le récipient pneumatique ? — Que de beautés pourtant nous coûtent les gens de goût, depuis Scudéry jusqu’à La Harpe ! on composerait une bien belle œuvre de tout ce que leur souffle aride a séché dans son germe. Du reste, nos grands poëtes ont encore su faire jaillir leur génie à travers toutes ces gênes. C’est souvent en vain qu’on a voulu les murer dans les dogmes et dans les règles. Comme le géant hébreu, ils ont emporté avec eux sur la montagne les portes de leur prison.
On répète néanmoins, et quelque temps encore sans doute on ira répétant : — Suivez les règles ! Imitez les modèles ! Ce sont les règles qui ont formé les modèles ! — Un moment ! Il y a en ce cas deux espèces de modèles, ceux qui se sont faits d’après les règles, et, avant eux, ceux d’après lesquels on a fait les règles. Or dans laquelle de ces deux catégories le génie doit-il se chercher une place ? Quoiqu’il soit toujours dur d’être en contact avec les pédants, ne vaut-il pas mille fois mieux leur donner des leçons qu’en recevoir d’eux ? Et puis, imiter ? Le reflet vaut-il la lumière ? le satellite qui se traîne sans cesse dans le même cercle vaut-il l’astre central et générateur ? Avec toute sa poésie, Virgile n’est que la lune d’Homère.
Et voyons : qui imiter ? — Les anciens ? Nous venons de prouver que leur théâtre n’a aucune coïncidence avec le nôtre. D’ailleurs, Voltaire, qui ne veut pas de Shakespeare, ne veut pas des grecs non plus. Il va nous dire pourquoi : « Les grecs ont hasardé des spectacles non moins révoltants pour nous. Hippolyte, brisé par sa chute, vient compter ses blessures et pousser des cris douloureux. Philoctète tombe dans ses accès de souffrance ; un sang noir coule de sa plaie. Œdipe, couvert du sang qui dégoutte encore du reste de ses yeux qu’il vient d’arracher, se plaint des dieux et des hommes. On entend les cris de Clytemnestre que son propre fils égorge, et Électre crie sur le théâtre : « Frappez, ne l’épargnez pas, elle n’a pas épargné notre père. » Prométhée est attaché sur un rocher avec des clous qu’on lui enfonce dans l’estomac et dans les bras. Les Furies répondent à l’ombre sanglante de Clytemnestre par des hurlements sans aucune articulation… L’art était dans son enfance du temps d’Eschyle comme à Londres du temps de Shakespeare. » — Les modernes ? Ah ! imiter des imitations ! Grâce !
— Mà, nous objectera-t-on encore, à la manière dont vous concevez l’art, vous paraissez n’attendre que de grands poëtes, toujours compter sur le génie ? — L’art ne compte pas sur la médiocrité. Il ne lui prescrit rien, il ne la connaît point, elle n’existe point pour lui ; l’art donne des ailes et non des béquilles. Hélas ! d’Aubignac a suivi les règles, Campistron a imité les modèles. Que lui importe ! Il ne bâtit point son palais pour les fourmis. Il les laisse faire leur fourmilière, sans savoir si elles viendront appuyer sur sa base cette parodie de son édifice.
Les critiques de l’école scolastique placent leurs poëtes dans une singulière position. D’une part, ils leur crient sans cesse : Imitez les modèles ! De l’autre, ils ont coutume de proclamer que « les modèles sont inimitables » ! Or, si leurs ouvriers, à force de labeur, parviennent à faire passer dans ce défilé quelque pâle contre-épreuve, quelque calque décoloré des maîtres, ces ingrats, à l’examen du refaccimiento nouveau, s’écrient tantôt : « Cela ne ressemble à rien ! » tantôt : « Cela ressemble à tout ! » Et, par une logique faite exprès, chacune de ces deux formules est une critique.
Disons-le donc hardiment. Le temps en est venu, et il serait étrange qu’à cette époque, la liberté, comme la lumière, pénétrât partout, excepté dans ce qu’il y a de plus nativement libre au monde, les choses de la pensée. Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. Jetons bas ce vieux plâtrage qui masque la façade de l’art ! Il n’y a ni règles, ni modèles ; ou plutôt il n’y a d’autres règles que les lois générales de la nature qui planent sur l’art tout entier, et les lois spéciales qui, pour chaque composition, résultent des conditions d’existence propres à chaque sujet. Les unes sont éternelles, intérieures, et restent ; les autres variables, extérieures, et ne servent qu’une fois. Les premières sont la charpente qui soutient la maison ; les secondes l’échafaudage qui sert à la bâtir et qu’on refait à chaque édifice. Celles-ci enfin sont l’ossement, celles-là le vêtement du drame. Du reste, ces règles-là ne s’écrivent pas dans les poétiques. Richelet ne s’en doute pas. Le génie, qui devine plutôt qu’il n’apprend, extrait, pour chaque ouvrage, les premières de l’ordre général des choses, les secondes de l’ensemble isolé du sujet qu’il traite ; non pas à la façon du chimiste qui allume son fourneau, souffle son feu, chauffe son creuset, analyse et détruit ; mais à la manière de l’abeille, qui vole sur ses ailes d’or, se pose sur chaque fleur, et en tire son miel, sans que le calice perde rien de son éclat, la corolle rien de son parfum.
Le poëte, insistons sur ce point, ne doit donc prendre conseil que de la nature, de la vérité, et de l’inspiration qui est aussi une vérité et une nature. Quando he, dit Lope de Vega,
Quando he de escrivir una comedia,
Encierro los preceptos con seis llaves.
Pour enfermer les préceptes, en effet, ce n’est pas trop de six clefs. Que le poëte se garde surtout de copier qui que ce soit, pas plus Shakespeare que Molière, pas plus Schiller que Corneille. Si le vrai talent pouvait abdiquer à ce point sa propre nature, et laisser ainsi de côté son originalité personnelle, pour se transformer en autrui, il perdrait tout à jouer ce rôle de Sosie. C’est le dieu qui se fait valet. Il faut puiser aux sources primitives. C’est la même sève, répandue dans le sol, qui produit tous les arbres de la forêt, si divers de port, de fruits, de feuillage. C’est la même nature qui féconde et nourrit les génies les plus différents. Le vrai poëte est un arbre qui peut être battu de tous les vents et abreuvé de toutes les rosées, qui porte ses ouvrages comme ses fruits, comme fablier portait ses fables. À quoi bon s’attacher à un maître ? se greffer sur un modèle ? Il vaut mieux encore être ronce ou chardon, nourri de la même terre que le cèdre et le palmier, que d’être le fungus ou le lichen de ces grands arbres. La ronce vit, le fungus végète. D’ailleurs, quelque grands qu’ils soient, ce cèdre et ce palmier, ce n’est pas avec le suc qu’on en tire qu’on peut devenir grand soi-même. Le parasite d’un géant sera tout au plus un nain. Le chêne, tout colosse qu’il est, ne peut produire et nourrir que le gui.
Qu’on ne s’y méprenne pas, si quelques-uns de nos poëtes ont pu être grands, même en imitant, c’est que, tout en se modelant sur la forme antique, ils ont souvent encore écouté la nature et leur génie, c’est qu’ils ont été eux-mêmes par un côté. Leurs rameaux se cramponnaient à l’arbre voisin, mais leur racine plongeait dans le sol de l’art. Ils étaient le lierre, et non le gui. Puis sont venus les imitateurs en sous-ordre, qui n’ayant ni racine en terre, ni génie dans l’âme, ont dû se borner à l’imitation. Comme dit Charles Nodier, après l’école d’Athènes, l’école d’Alexandrie. Alors la médiocrité a fait déluge ; alors ont pullulé ces poétiques, si gênantes pour le talent, si commodes pour elle. On a dit que tout était fait, on a défendu à Dieu de créer d’autres Molières, d’autres Corneilles. On a mis la mémoire à la place de l’imagination. La chose même a été réglée souverainement : il y a des aphorismes pour cela. « Imaginer, dit La Harpe avec son assurance naïve, ce n’est au fond que se ressouvenir. »
La nature donc ! La nature et la vérité. — Et ici, afin de montrer que, loin de démolir l’art, les idées nouvelles ne veulent que le reconstruire plus solide et mieux fondé, essayons d’indiquer quelle est la limite infranchissable qui, à notre avis, sépare la réalité selon l’art de la réalité selon la nature. Il y a étourderie à les confondre, comme le font quelques partisans peu avancés du romantisme. La vérité de l’art ne saurait jamais être, ainsi que l’ont dit plusieurs, la réalité absolue. L’art ne peut donner la chose même. Supposons en effet un de ces promoteurs irréfléchis de la nature absolue, de la nature vue hors de l’art, à la représentation d’une pièce romantique, du Cid, par exemple. — Qu’est cela ? dira-t-il au premier mot. Le Cid parle en vers ! Il n’est pas naturel de parler en vers. — Comment voulez-vous donc qu’il parle ? — En prose. — Soit. — Un instant après : — Quoi, reprendra-t-il s’il est conséquent, le Cid parle français ! — Eh bien ? — La nature veut qu’il parle sa langue, il ne peut parler qu’espagnol. — Nous n’y comprendrons rien ; mais soit encore. — Vous croyez que c’est tout ? Non pas ; avant la dixième phrase castillane, il doit se lever et demander si ce Cid qui parle est le véritable Cid, en chair et en os ? De quel droit cet acteur, qui s’appelle Pierre ou Jacques, prend-il le nom de Cid ? Cela est faux. — Il n’y a aucune raison pour qu’il n’exige pas ensuite qu’on substitue le soleil à cette rampe, des arbres réels, des maisons réelles à ces menteuses coulisses. Car, une fois dans cette voie, la logique nous tient au collet, on ne peut plus s’arrêter.
On doit donc reconnaître, sous peine de l’absurde, que le domaine de l’art et celui de la nature sont parfaitement distincts. La nature et l’art sont deux choses, sans quoi l’une ou l’autre n’existerait pas. L’art, outre sa partie idéale, a une partie terrestre et positive. Quoi qu’il fasse, il est encadré entre la grammaire et la prosodie, entre Vaugelas et Richelet. Il a, pour ses créations les plus capricieuses, des formes, des moyens d’exécution, tout un matériel à remuer. Pour le génie, ce sont des instruments ; pour la médiocrité, des outils.
D’autres, ce nous semble, l’ont déjà dit : le drame est un miroir où se réfléchit la nature. Mais si ce miroir est un miroir ordinaire, une surface plane et unie, il ne renverra des objets qu’une image terne et sans relief, fidèle, mais décolorée ; on sait ce que la couleur et la lumière perdent à la réflexion simple. Il faut donc que le drame soit un miroir de concentration qui, loin de les affaiblir, ramasse et condense les rayons colorants, qui fasse d’une lueur une lumière, d’une lumière une flamme. Alors seulement le drame est avoué de l’art.
Le théâtre est un point d’optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l’histoire, dans la vie, dans l’homme, tout doit et peut s’y réfléchir, mais sous la baguette magique de l’art. L’art feuillette les siècles, feuillette la nature, interroge les chroniques, s’étudie à reproduire la réalité des faits, surtout celle des mœurs et des caractères, bien moins léguée au doute et à la contradiction que les faits, restaure ce que les annalistes ont tronqué, harmonise ce qu’ils ont dépouillé, devine leurs omissions et les répare, comble leurs lacunes par des imaginations qui aient la couleur du temps, groupe ce qu’ils ont laissé épars, rétablit le jeu des fils de la providence sous les marionnettes humaines, revêt le tout d’une forme poétique et naturelle à la fois, et lui donne cette vie de vérité et de saillie qui enfante l’illusion, ce prestige de réalité qui passionne le spectateur, et le poëte le premier, car le poëte est de bonne foi. Ainsi le but de l’art est presque divin : ressusciter, s’il fait de l’histoire ; créer, s’il fait de la poésie.
C’est une grande et belle chose que de voir se déployer avec cette largeur un drame où l’art développe puissamment la nature ; un drame où l’action marche à la conclusion d’une allure ferme et facile, sans diffusion et sans étranglement ; un drame enfin où le poëte remplisse pleinement le but multiple de l’art, qui est d’ouvrir au spectateur un double horizon, d’illuminer à la fois l’intérieur et l’extérieur des hommes ; l’extérieur, par leurs discours et leurs actions ; l’intérieur, par les a parte et les monologues ; de croiser, en un mot, dans le même tableau, le drame de la vie et le drame de la conscience.
On conçoit que, pour une œuvre de ce genre, si le poëte doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique. Non qu’il convienne de faire, comme on dit aujourd’hui, de la couleur locale, c’est-à-dire d’ajouter après coup quelques touches criardes çà et là sur un ensemble du reste parfaitement faux et conventionnel. Ce n’est point à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond, dans le cœur même de l’œuvre, d’où elle se répand au dehors, d’elle-même, naturellement, également, et, pour ainsi parler, dans tous les coins du drame, comme la sève qui monte de la racine à la dernière feuille de l’arbre. Le drame doit être radicalement imprégné de cette couleur des temps ; elle doit en quelque sorte y être dans l’air, de façon qu’on ne s’aperçoive qu’en y entrant et qu’en en sortant qu’on a changé de siècle et d’atmosphère. Il faut quelque étude, quelque labeur pour en venir là ; tant mieux. Il est bon que les avenues de l’art soient obstruées de ces ronces devant lesquelles tout recule, excepté les volontés fortes. C’est d’ailleurs cette étude, soutenue d’une ardente inspiration, qui garantira le drame d’un vice qui le tue, le commun. Le commun est le défaut des poëtes à courte vue et à courte haleine. Il faut qu’à cette optique de la scène, toute figure soit ramenée à son trait le plus saillant, le plus individuel, le plus précis. Le vulgaire et le trivial même doit avoir un accent. Rien ne doit être abandonné. Comme Dieu, le vrai poëte est présent partout à la fois dans son œuvre. Le génie ressemble au balancier qui imprime l’effigie royale aux pièces de cuivre comme aux écus d’or.
Nous n’hésitons pas, et ceci prouverait encore aux hommes de bonne foi combien peu nous cherchons à déformer l’art, nous n’hésitons point à considérer le vers comme un des moyens les plus propres à préserver le drame du fléau que nous venons de signaler, comme une des digues les plus puissantes contre l’irruption du commun, qui, ainsi que la démocratie, coule toujours à pleins bords dans les esprits. Et ici, que la jeune littérature, déjà riche de tant d’hommes et de tant d’ouvrages, nous permette de lui indiquer une erreur où il nous semble qu’elle est tombée, erreur trop justifiée d’ailleurs par les incroyables aberrations de la vieille école. Le nouveau siècle est dans cet âge de croissance où l’on peut aisément se redresser.
Il s’est formé, dans les derniers temps, comme une pénultième ramification du vieux tronc classique, ou mieux comme une de ces excroissances, un de ces polypes que développe la décrépitude et qui sont bien plus un signe de décomposition qu’une preuve de vie, il s’est formé une singulière école de poésie dramatique. Cette école nous semble avoir eu pour maître et pour souche le poëte qui marque la transition du dix-huitième siècle au dix-neuvième, l’homme de la description et de la périphrase, ce Delille qui, dit-on, vers sa fin, se vantait, à la manière des dénombrements d’Homère, d’avoir fait douze chameaux, quatre chiens, trois chevaux, y compris celui de Job, six tigres, deux chats, un jeu d’échecs, un trictrac, un damier, un billard, plusieurs hivers, beaucoup d’étés, force printemps, cinquante couchers de soleil, et tant d’aurores qu’il se perdait à les compter.
Or Delille a passé dans la tragédie. Il est le père (lui, et non Racine, grand Dieu !) d’une prétendue école d’élégance et de bon goût qui a flori récemment. La tragédie n’est pas pour cette école ce qu’elle est pour le bonhomme Gilles Shakespeare, par exemple, une source d’émotions de toute nature ; mais un cadre commode à la solution d’une foule de petits problèmes descriptifs qu’elle se propose chemin faisant. Cette muse, loin de repousser, comme la véritable école classique française, les trivialités et les bassesses de la vie, les recherche au contraire et les ramasse avidement. Le grotesque, évité comme mauvaise compagnie par la tragédie de Louis XIV, ne peut passer tranquille devant celle-ci. Il faut qu’il soit décrit ! c’est-à-dire anobli. Une scène de corps de garde, une révolte de populace, le marché aux poissons, le bagne, le cabaret, la poule au pot de Henri IV, sont une bonne fortune pour elle. Elle s’en saisit, elle débarbouille cette canaille, et coud à ses vilenies son clinquant et ses paillettes ; purpureus assuitur pannus. Son but paraît être de délivrer des lettres de noblesse à toute cette roture du drame ; et chacune de ces lettres du grand scel est une tirade.
Cette muse, on le conçoit, est d’une bégueulerie rare. Accoutumée qu’elle est aux caresses de la périphrase, le mot propre, qui la rudoierait quelquefois, lui fait horreur. Il n’est point de sa dignité de parler naturellement. Elle souligne le vieux Corneille pour ses façons de dire crûment :
… Un tas d’hommes perdus de dettes et de crimes.
… Chimène, qui l’eût cru ? Rodrigue, qui l’eût dit ?
… Quand leur Flaminius marchandait Annibal.
… Ah ! ne me brouillez pas avec la république ! Etc., etc.
Elle a encore sur le cœur son : Tout beau, monsieur ! Et il a fallu bien des seigneur ! et bien des madame ! pour faire pardonner à notre admirable Racine ses chiens si monosyllabiques, et ce Claude si brutalement mis dans le lit d’Agrippine.
Cette Melpomène, comme elle s’appelle, frémirait de toucher une chronique. Elle laisse au costumier le soin de savoir à quelle époque se passent les drames qu’elle fait. L’histoire à ses yeux est de mauvais ton et de mauvais goût. Comment, par exemple, tolérer des rois et des reines qui jurent ? Il faut les élever de leur dignité royale à la dignité tragique. C’est dans une promotion de ce genre qu’elle a anobli Henri IV. C’est ainsi que le roi du peuple, nettoyé par M. Legouvé, a vu son ventre-saint-gris chassé honteusement de sa bouche par deux sentences, et qu’il a été réduit, comme la jeune fille du fabliau, à ne plus laisser tomber de cette bouche royale que des perles, des rubis et des saphirs ; le tout faux, à la vérité.
En somme, rien n’est si commun que cette élégance et cette noblesse de convention. Rien de trouvé, rien d’imaginé, rien d’inventé dans ce style. Ce qu’on a vu partout, rhétorique, ampoule, lieux communs, fleurs de collège, poésie de vers latins. Des idées d’emprunt vêtues d’images de pacotille. Les poëtes de cette école sont élégants à la manière des princes et princesses de théâtre, toujours sûrs de trouver dans les cases étiquetées du magasin manteaux et couronnes de similor, qui n’ont que le malheur d’avoir servi à tout le monde. Si ces poëtes ne feuillettent pas la Bible, ce n’est pas qu’ils n’aient aussi leur gros livre, le Dictionnaire des rimes. C’est là leur source de poésie, fontes aquarum.
On comprend que dans tout cela la nature et la vérité deviennent ce qu’elles peuvent. Ce serait grand hasard qu’il en surnageât quelque débris dans ce cataclysme de faux art, de faux style, de fausse poésie. Voilà ce qui a causé l’erreur de plusieurs de nos réformateurs distingués. Choqués de la roideur, de l’apparat, du pomposo de cette prétendue poésie dramatique, ils ont cru que les éléments de notre langage poétique étaient incompatibles avec le naturel et le vrai. L’alexandrin les avait tant de fois ennuyés, qu’ils l’ont condamné, en quelque sorte, sans vouloir l’entendre, et ont conclu, un peu précipitamment peut-être, que le drame devait être écrit en prose.
Ils se méprenaient. Si le faux règne en effet dans le style comme dans la conduite de certaines tragédies françaises, ce n’était pas aux vers qu’il fallait s’en prendre, mais aux versificateurs. Il fallait condamner, non la forme employée, mais ceux qui avaient employé cette forme ; les ouvriers, et non l’outil.
Pour se convaincre du peu d’obstacles que la nature de notre poésie oppose à la libre expression de tout ce qui est vrai, ce n’est peut-être pas dans Racine qu’il faut étudier notre vers, mais souvent dans Corneille, toujours dans Molière, Racine, divin poëte, est élégiaque, lyrique, épique ; Molière est dramatique. Il est temps de faire justice des critiques entassées par le mauvais goût du dernier siècle sur ce style admirable, et de dire hautement que Molière occupe la sommité de notre drame, non seulement comme poëte, mais encore comme écrivain. Palmas vere habet iste duas.
Chez lui, le vers embrasse l’idée, s’y incorpore étroitement, la resserre et la développe tout à la fois, lui prête une figure plus svelte, plus stricte, plus complète, et nous la donne en quelque sorte en élixir. Le vers est la forme optique de la pensée. Voilà pourquoi il convient surtout à la perspective scénique. Fait d’une certaine façon, il communique son relief à des choses qui, sans lui, passeraient insignifiantes et vulgaires. Il rend plus solide et plus fin le tissu du style. C’est le nœud qui arrête le fil. C’est la ceinture qui soutient le vêtement et lui donne tous ses plis. Que pourraient donc perdre à entrer dans le vers la nature et le vrai ? Nous le demandons à nos prosaïstes eux-mêmes, que perdent-ils à la poésie de Molière ? Le vin, qu’on nous permette une trivialité de plus, cesse-t-il d’être du vin pour être en bouteille ?
Que si nous avions le droit de dire quel pourrait être, à notre gré, le style du drame, nous voudrions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; passant d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque ; tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain, large et vrai ; sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d’alexandrin ; plus ami de l’enjambement qui l’allonge que de l’inversion qui l’embrouille ; fidèle à la rime, cette esclave reine, cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre ; inépuisable dans la variété de ses tours, insaisissable dans ses secrets d’élégance et de facture ; prenant, comme Protée, mille formes sans changer de type et de caractère, fuyant la tirade ; se jouant dans le dialogue ; se cachant toujours derrière le personnage ; s’occupant avant tout d’être à sa place, et lorsqu’il lui adviendrait d’être beau, n’étant beau en quelque sorte que par hasard, malgré lui et sans le savoir ; lyrique, épique, dramatique, selon le besoin ; pouvant parcourir toute la gamme poétique, aller de haut en bas, des idées les plus élevées aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus graves, des plus extérieures aux plus abstraites, sans jamais sortir des limites d’une scène parlée ; en un mot, tel que le ferait l’homme qu’une fée aurait doué de l’âme de Corneille et de la tête de Molière. Il nous semble que ce vers-là serait bien aussi beau que de la prose.
Il n’y aurait aucun rapport entre une poésie de ce genre et celle dont nous faisions tout à l’heure l’autopsie cadavérique. La nuance qui les sépare sera facile à indiquer, si un homme d’esprit, auquel l’auteur de ce livre doit un remerciement personnel, nous permet de lui en emprunter la piquante distinction : l’autre poésie était descriptive, celle-ci serait pittoresque.
Répétons-le surtout, le vers au théâtre doit dépouiller tout amour-propre, toute exigence, toute coquetterie. Il n’est là qu’une forme, et une forme qui doit tout admettre, qui n’a rien à imposer au drame, et au contraire doit tout recevoir de lui pour tout transmettre au spectateur : français, latin, textes de lois, jurons royaux, locutions populaires, comédie, tragédie, rire, larmes, prose et poésie. Malheur au poëte si son vers fait la petite bouche ! Mais cette forme est une forme de bronze qui encadre la pensée dans son mètre, sous laquelle le drame est indestructible, qui le grave plus avant dans l’esprit de l’acteur, avertit celui-ci de ce qu’il omet et de ce qu’il ajoute, l’empêche d’altérer son rôle, de se substituer à l’auteur, rend chaque mot sacré, et fait que ce qu’a dit le poëte se retrouve longtemps après encore debout dans la mémoire de l’auditeur. L’idée, trempée dans le vers, prend soudain quelque chose de plus incisif et de plus éclatant. C’est le fer qui devient acier.
On sent que la prose, nécessairement bien plus timide, obligée de sevrer le drame de toute poésie lyrique ou épique, réduite au dialogue et au positif, est loin d’avoir ces ressources. Elle a les ailes bien moins larges. Elle est ensuite d’un beaucoup plus facile accès ; la médiocrité y est à l’aise ; et, pour quelques ouvrages distingués comme ceux que ces derniers temps ont vus paraître, l’art serait bien vite encombré d’avortons et d’embryons. Une autre fraction de la réforme inclinerait pour le drame écrit en vers et en prose tout à la fois, comme a fait Shakespeare. Cette manière a ses avantages. Il pourrait cependant y avoir disparate dans les transitions d’une forme à l’autre, et quand un tissu est homogène, il est bien plus solide. Au reste, que le drame soit écrit en prose, qu’il soit écrit en vers, qu’il soit écrit en vers et en prose, ce n’est là qu’une question secondaire. Le rang d’un ouvrage doit se fixer non d’après sa forme, mais d’après sa valeur intrinsèque. Dans des questions de ce genre, il n’y a qu’une solution ; il n’y a qu’un poids qui puisse faire pencher la balance de l’art : c’est le génie.
Au demeurant, prosateur ou versificateur, le premier, l’indispensable mérite d’un écrivain dramatique, c’est la correction. Non cette correction toute de surface, qualité ou défaut de l’école descriptive, qui fait de Lhomond et de Restaut les deux ailes de son Pégase ; mais cette correction intime, profonde, raisonnée, qui s’est pénétrée du génie d’un idiome, qui en a sondé les racines, fouillé les étymologies ; toujours libre, parce qu’elle est sûre de son fait, et qu’elle va toujours d’accord avec la logique de la langue. Notre Dame la grammaire mène l’autre aux lisières ; celle-ci tient en laisse la grammaire. Elle peut oser, hasarder, créer, inventer son style : elle en a le droit. Car, bien qu’en aient dit certains hommes qui n’avaient pas songé à ce qu’ils disaient, et parmi lesquels il faut ranger notamment celui qui écrit ces lignes, la langue française n’est pas fixée et ne se fixera point. Une langue ne se fixe pas. L’esprit humain est toujours en marche, ou, si l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui. Les choses sont ainsi. Quand le corps change, comment l’habit ne changerait-il pas ? Le français du dix-neuvième siècle ne peut pas plus être le français du dix-huitième, que celui-ci n’est le français du dix-septième, que le français du dix-septième n’est celui du seizième. La langue de Montaigne n’est plus celle de Rabelais, la langue de Pascal n’est plus celle de Montaigne, la langue de Montesquieu n’est plus celle de Pascal. Chacune de ces quatre langues, prise en soi, est admirable, parce qu’elle est originale. Toute époque a ses idées propres, il faut qu’elle ait aussi les mots propres à ces idées. Les langues sont comme la mer, elles oscillent sans cesse. À certains temps, elles quittent un rivage du monde de la pensée et en envahissent un autre. Tout ce que leur flot déserte ainsi sèche et s’efface du sol. C’est de cette façon que des idées s’éteignent, que des mots s’en vont. Il en est des idiomes humains comme de tout. Chaque siècle y apporte et en emporte quelque chose. Qu’y faire ? cela est fatal. C’est donc en vain que l’on voudrait pétrifier la mobile physionomie de notre idiome sous une forme donnée. C’est en vain que nos Josués littéraires crient à la langue de s’arrêter ; les langues ni le soleil ne s’arrêtent plus. Le jour où elles se fixent, c’est qu’elles meurent. — Voilà pourquoi le français de certaine école contemporaine est une langue morte.
Telles sont, à peu près, et moins les développements approfondis qui en pourraient compléter l’évidence, les idées actuelles de l’auteur de ce livre sur le drame. Il est loin du reste d’avoir la prétention de donner son essai dramatique comme une émanation de ces idées, qui bien au contraire ne sont peut-être elles-mêmes, à parler naïvement, que des révélations de l’exécution. Il lui serait fort commode sans doute et plus adroit d’asseoir son livre sur sa préface et de les défendre l’un par l’autre. Il aime mieux moins d’habileté et plus de franchise. Il veut donc être le premier à montrer la ténuité du nœud qui lie cet avant-propos à ce drame. Son premier projet, bien arrêté d’abord par sa paresse, était de donner l’œuvre toute seule au public ; el demonio sin las cuernas, comme disait Yriarte. C’est après l’avoir dûment close et terminée, qu’à la sollicitation de quelques amis probablement bien aveuglés, il s’est déterminé à compter avec lui-même dans une préface, à tracer, pour ainsi parler, la carte du voyage poétique qu’il venait de faire, à se rendre raison des acquisitions bonnes ou mauvaises qu’il en rapportait, et des nouveaux aspects sous lesquels le domaine de l’art s’était offert à son esprit. On prendra sans doute avantage de cet aveu pour répéter le reproche qu’un critique d’Allemagne lui a déjà adressé, de faire « une poétique pour sa poésie ». Qu’importe ? Il a d’abord eu bien plutôt l’intention de défaire que de faire des poétiques. Ensuite, ne vaudrait-il pas toujours mieux faire des poétiques d’après une poésie, que de la poésie d’après une poétique ? Mais non, encore une fois, il n’a ni le talent de créer, ni la prétention d’établir des systèmes. « Les systèmes, dit spirituellement Voltaire, sont comme des rats qui passent par vingt trous, et en trouvent enfin deux ou trois qui ne peuvent les admettre. » C’eût donc été prendre une peine inutile et au-dessus de ses forces. Ce qu’il a plaidé, au contraire, c’est la liberté de l’art contre le despotisme des systèmes, des codes et des règles. Il a pour habitude de suivre à tout hasard ce qu’il prend pour son inspiration, et de changer de moule autant de fois que de composition. Le dogmatisme, dans les arts, est ce qu’il fuit avant tout. À Dieu ne plaise qu’il aspire à être de ces hommes, romantiques ou classiques, qui font des ouvrages dans leur système, qui se condamnent à n’avoir jamais qu’une forme dans l’esprit, à toujours prouver quelque chose, à suivre d’autres lois que celles de leur organisation et de leur nature. L’œuvre artificielle de ces hommes-là, quelque talent qu’ils aient d’ailleurs, n’existe pas pour l’art. C’est une théorie, non une poésie.
Après avoir, dans tout ce qui précède, essayé d’indiquer quelle a été, selon nous, l’origine du drame, quel est son caractère, quel pourrait être son style, voici le moment de redescendre de ces sommités générales de l’art au cas particulier qui nous y a fait monter. Il nous reste à entretenir le lecteur de notre ouvrage, de ce Crowmell ; et comme ce n’est pas un sujet qui nous plaise, nous en dirons peu de chose en peu de mots.
Olivier Cromwell est du nombre de ces personnages de l’histoire qui sont tout ensemble très célèbres et très peu connus. La plupart de ses biographes, et dans le nombre il en est qui sont historiens, ont laissé incomplète cette grande figure. Il semble qu’ils n’aient pas osé réunir tous les traits de ce bizarre et colossal prototype de la réforme religieuse, de la révolution politique d’Angleterre. Presque tous se sont bornés à reproduire sur des dimensions plus étendues le simple et sinistre profil qu’en a tracé Bossuet, de son point de vue monarchique et catholique, de sa chaire d’évêque appuyée au trône de Louis XIV.
Comme tout le monde, l’auteur de ce livre s’en tenait là. Le nom d’Olivier Cromwell ne réveillait en lui que l’idée sommaire d’un fanatique régicide, grand capitaine. C’est en furetant la chronique, ce qu’il fait avec amour, c’est en fouillant au hasard les mémoires anglais du dix-septième siècle, qu’il fut frappé de voir se dérouler peu à peu devant ses yeux un Cromwell tout nouveau. Ce n’était plus seulement le Cromwell militaire, le Cromwell politique de Bossuet ; c’était un être complexe, hétérogène, multiple, composé de tous les contraires, mêlé de beaucoup de mal et de beaucoup de bien, plein de génie et de petitesse ; une sorte de Tibère-Dandin, tyran de l’Europe et jouet de sa famille ; vieux régicide, humiliant les ambassadeurs de tous les rois, torturé par sa jeune fille royaliste ; austère et sombre dans ses mœurs et entretenant quatre fous de cour autour de lui ; faisant de méchants vers ; sobre, simple, frugal, et guindé sur l’étiquette ; soldat grossier et politique délié ; rompu aux arguties théologiques et s’y plaisant ; orateur lourd, diffus, obscur, mais habile à parler le langage de tous ceux qu’il voulait séduire ; hypocrite et fanatique ; visionnaire dominé par des fantômes de son enfance, croyant aux astrologues et les proscrivant ; défiant à l’excès, toujours menaçant, rarement sanguinaire ; rigide observateur des prescriptions puritaines, perdant gravement plusieurs heures par jour à des bouffonneries ; brusque et dédaigneux avec ses familiers, caressant avec les sectaires qu’il redoutait ; trompant ses remords avec des subtilités, rusant avec sa conscience ; intarissable en adresse, en pièges, en ressources ; maîtrisant son imagination par son intelligence ; grotesque et sublime ; enfin, un de ces hommes carrés par la base, comme les appelait Napoléon, le type et le chef de tous ces hommes complets, dans sa langue exacte comme l’algèbre, colorée comme la poésie.
Celui qui écrit ceci, en présence de ce rare et frappant ensemble, sentit que la silhouette passionnée de Bossuet ne lui suffisait plus. Il se mit à tourner autour de cette haute figure, et il fut pris alors d’une ardente tentation de peindre le géant sous toutes ses faces, sous tous ses aspects. La matière était riche. À côté de l’homme de guerre et de l’homme d’état, il restait à crayonner le théologien, le pédant, le mauvais poëte, le visionnaire, le bouffon, le père, le mari, l’homme-Protée, en un mot le Cromwell double, homo et uir.
Il y a surtout une époque dans sa vie où ce caractère singulier se développe sous toutes ses formes. Ce n’est pas, comme on le croirait au premier coup d’œil, celle du procès de Charles Ier, toute palpitante qu’elle est d’un intérêt sombre et terrible ; c’est le moment où l’ambitieux essaya de cueillir le fruit de cette mort. C’est l’instant où Cromwell, arrivé à ce qui eût été pour quelque autre la sommité d’une fortune possible, maître de l’Angleterre dont les mille factions se taisent sous ses pieds, maître de l’Écosse dont il fait un pachalik, et de l’Irlande, dont il fait un bagne, maître de l’Europe par ses flottes, par ses armées, par sa diplomatie, essaie enfin d’accomplir le premier rêve de son enfance, le dernier but de sa vie, de se faire roi. L’histoire n’a jamais caché plus haute leçon sous un drame plus haut. Le Protecteur se fait d’abord prier ; l’auguste farce commence par des adresses de communautés, des adresses de villes, des adresses de comtés ; puis c’est un bill du parlement. Cromwell, auteur anonyme de la pièce, en veut paraître mécontent ; on le voit avancer une main vers le sceptre et la retirer ; il s’approche à pas obliques de ce trône dont il a balayé la dynastie. Enfin, il se décide brusquement ; par son ordre, Westminster est pavoisé, l’estrade est dressée, la couronne est commandée à l’orfèvre, le jour de la cérémonie est fixé. Dénoûment étrange ! C’est ce jour-là même, devant le peuple, la milice, les communes, dans cette grande salle de Westminster, sur cette estrade dont il comptait descendre roi, que, subitement, comme en sursaut, il semble se réveiller à l’aspect de la couronne, demande s’il rêve, ce que veut dire cette cérémonie, et dans un discours qui dure trois heures refuse la dignité royale. — Était-ce que ses espions l’avaient averti de deux conspirations combinées des cavaliers et des puritains, qui devaient, profitant de sa faute, éclater le même jour ? Était-ce révolution produite en lui par le silence ou les murmures, de ce peuple, déconcerté de voir son régicide aboutir au trône ? Était-ce seulement sagacité du génie, instinct d’une ambition prudente, quoique effrénée, qui sait combien un pas de plus change souvent la position et l’attitude d’un homme, et qui n’ose exposer son édifice plébéien au vent de l’impopularité ? Était-ce tout cela à la fois ? C’est ce que nul document contemporain n’éclaircit souverainement. Tant mieux ; la liberté du poëte en est plus entière, et le drame gagne à ces latitudes que lui laisse l’histoire. On voit ici qu’il est immense et unique ; c’est bien là l’heure décisive, la grande péripétie de la vie de Cromwell. C’est le moment où sa chimère lui échappe, où le présent lui tue l’avenir, où, pour employer une vulgarité énergique, sa destinée rate. Tout Cromwell est en jeu dans cette comédie qui se joue entre l’Angleterre et lui.
Voilà donc l’homme, voilà l’époque qu’on a tenté d’esquisser dans ce livre.
L’auteur s’est laissé entraîner au plaisir d’enfant de faire mouvoir les touches de ce grand clavecin. Certes, de plus habiles en auraient pu tirer une haute et profonde harmonie, non de ces harmonies qui ne flattent que l’oreille, mais de ces harmonies intimes qui remuent tout l’homme, comme si chaque corde du clavier se nouait à une fibre du cœur. Il a cédé, lui, au désir de peindre tous ces fanatismes, toutes ces superstitions, maladies des religions à certaines époques ; à l’envie de jouer de tous ces hommes, comme dit Hamlet ; d’étager au-dessous et autour de Cromwell, centre et pivot de cette cour, de ce peuple, de ce monde, ralliant tout à son unité et imprimant à tout son impulsion, et cette double conspiration tramée par deux factions qui s’abhorrent, se liguent pour jeter bas l’homme qui les gêne, mais s’unissent sans se mêler ; et ce parti puritain, fanatique, divers, sombre, désintéressé, prenant pour chef l’homme le plus petit pour un si grand rôle, l’égoïste et pusillanime Lambert ; et ce parti des cavaliers, étourdi, joyeux, peu scrupuleux, insouciant, dévoué, dirigé par l’homme qui, hormis le dévouement, le représente le moins, le probe et sévère Ormond ; et ces ambassadeurs, si humbles devant le soldat de fortune ; et cette cour étrange toute mêlée d’hommes de hasard et de grands seigneurs disputant de bassesse ; et ces quatre bouffons que le dédaigneux oubli de l’histoire permettait d’imaginer ; et cette famille dont chaque membre est une plaie de Cromwell ; et ce Thurloë, l’Achates du Protecteur ; et ce rabbin juif, cet Israël Ben-Manassé, espion, usurier et astrologue, vil de deux côtés, sublime par le troisième ; et ce Rochester, ce bizarre Rochester, ridicule et spirituel, élégant et crapuleux, jurant sans cesse, toujours amoureux et toujours ivre, ainsi qu’il s’en vantait à l’évêque Burnet, mauvais poëte et bon gentilhomme, vicieux et naïf, jouant sa tête et se souciant peu de gagner la partie pourvu qu’elle l’amuse, capable de tout, en un mot, de ruse et d’étourderie, de folie et de calcul, de turpitude et de générosité ; et ce sauvage Carr, dont l’histoire ne dessine qu’un trait, mais bien caractéristique et bien fécond ; et ces fanatiques de tout ordre et de tout genre, Harrison, fanatique pillard ; Barebone, marchand fanatique ; Syndercomb, tueur ; Augustin Garland, assassin larmoyant et dévot ; le brave colonel Overton, lettré un peu déclamateur ; l’austère et rigide Ludlow, qui alla plus tard laisser sa cendre et son épitaphe à Lausanne ; enfin « Milton et quelques autres qui avaient de l’esprit », comme dit un pamphlet de 1675 (Cromwell politique), qui nous rappelle le Dantem quemdam de la chronique italienne.
Nous n’indiquons pas beaucoup de personnages plus secondaires, dont chacun a cependant sa vie réelle et son individualité marquée, et qui tous contribuaient à la séduction qu’exerçait sur l’imagination de l’auteur cette vaste scène de l’histoire. De cette scène il a fait ce drame. Il l’a jeté en vers, parce que cela lui a plu ainsi. On verra du reste à le lire combien il songeait peu à son ouvrage en écrivant cette préface, avec quel désintéressement, par exemple, il combattait le dogme des unités. Son drame ne sort pas de Londres, il commence le 25 juin 1657 à trois heures du matin et finit le 26 à midi. On voit qu’il entrerait presque dans la prescription classique, telle que les professeurs de poésie la rédigent maintenant. Qu’ils ne lui en sachent du reste aucun gré. Ce n’est pas avec la permission d’Aristote, mais avec celle de l’histoire, que l’auteur a groupé ainsi son drame ; et parce que, à intérêt égal, il aime mieux un sujet concentré qu’un sujet éparpillé.
Il est évident que ce drame, dans ses proportions actuelles, ne pourrait s’encadrer dans nos représentations scéniques. Il est trop long. On reconnaîtra peut-être cependant qu’il a été dans toutes ses parties composé pour la scène. C’est en s’approchant de son sujet pour l’étudier que l’auteur reconnut ou crut reconnaître l’impossibilité d’en faire admettre une reproduction fidèle sur notre théâtre, dans l’état d’exception où il est placé, entre le Charybde académique et le Scylla administratif, entre les jurys littéraires et la censure politique. Il fallait opter : ou la tragédie pateline, sournoise, fausse, et jouée, ou le drame insolemment vrai, et banni. La première chose ne valait pas la peine d’être faite ; il a préfèré tenter la seconde. C’est pourquoi, désespérant d’être jamais mis en scène, il s’est livré libre et docile aux fantaisies de la composition, au plaisir de la dérouler à plus larges plis, aux développements que son sujet comportait, et qui, s’ils achèvent d’éloigner son drame du théâtre, ont du moins l’avantage de le rendre presque complet sous le rapport historique. Du reste, les comités de lecture ne sont qu’un obstacle de second ordre. S’il arrivait que la censure dramatique, comprenant combien cette innocente, exacte et consciencieuse image de Cromwell et de son temps est prise en dehors de notre époque, lui permît l’accès du théâtre, l’auteur, mais dans ce cas seulement, pourrait extraire de ce drame une pièce qui se hasarderait alors sur la scène, et serait sifflée.
Jusque-là il continuera de se tenir éloigné du théâtre. Et il quittera toujours assez tôt, pour les agitations de ce monde nouveau, sa chère et chaste retraite. Fasse Dieu qu’il ne se repente jamais d’avoir exposé la vierge obscurité de son nom et de sa personne aux écueils, aux bourrasques, aux tempêtes du parterre, et surtout (car qu’importe une chute ?) aux tracasseries misérables de la coulisse ; d’être entré dans cette atmosphère variable, brumeuse, orageuse, où dogmatise l’ignorance, où siffle l’envie, où rampent les cabales, où la probité du talent a si souvent été méconnue, où la noble candeur du génie est quelquefois si déplacée, où la médiocrité triomphe de rabaisser à son niveau les supériorités qui l’offusquent, où l’on trouve tant de petits hommes pour un grand, tant de nullités pour un Talma, tant de myrmidons pour un Achille ! Cette esquisse semblera peut-être morose et peu flattée ; mais n’achève-t-elle pas de marquer la différence qui sépare notre théâtre, lieu d’intrigues et de tumultes, de la solennelle sérénité du théâtre antique ?
Quoi qu’il advienne, il croit devoir avertir d’avance le petit nombre de personnes qu’un pareil spectacle tenterait, qu’une pièce extraite de Cromwell n’occuperait toujours pas moins de la durée d’une représentation. Il est difficile qu’un théâtre romantique s’établisse autrement. Certes, si l’on veut autre chose que ces tragédies dans lesquelles un ou deux personnages, types abstraits d’une idée purement métaphysique, se promènent solennellement sur un fond sans profondeur, à peine occupé par quelques têtes de confidents, pâles contre-calques des héros, chargés de remplir les vides d’une action simple, uniforme et monocorde ; si l’on s’ennuie de cela, ce n’est pas trop d’une soirée entière pour dérouler un peu largement tout un homme d’élite, toute une époque de crise ; l’un avec son caractère, son génie qui s’accouple à son caractère, ses croyances qui les dominent tous deux, ses passions qui viennent déranger ses croyances, son caractère et son génie, ses goûts qui déteignent sur ses passions, ses habitudes qui disciplinent ses goûts, musclent ses passions, et ce cortège innombrable d’hommes de tout échantillon que ces divers agents font tourbillonner autour de lui ; l’autre, avec ses mœurs, ses lois, ses modes, son esprit, ses lumières, ses superstitions, ses événements, et son peuple que toutes ces causes premières pétrissent tour à tour comme une cire molle. On conçoit qu’un pareil tableau sera gigantesque. Au lieu d’une individualité, comme celle dont le drame abstrait de la vieille école se contente, on en aura vingt, quarante, cinquante, que sais-je ? de tout relief et de toute proportion. Il y aura foule dans le drame. Ne serait-il pas mesquin de lui mesurer deux heures de durée pour donner le reste de la représentation à l’opéra-comique ou à la farce ? d’étriquer Shakespeare pour Bobèche ? — Et qu’on ne pense pas, si l’action est bien gouvernée, que de la multitude des figures qu’elle met en jeu puisse résulter fatigue pour le spectateur ou papillotage dans le drame. Shakespeare, abondant en petits détails, est en même temps, et à cause de cela même, imposant par un grand ensemble. C’est le chêne qui jette une ombre immense avec des milliers de feuilles exiguës et découpées.
Espérons qu’on ne tardera pas à s’habituer en France à consacrer toute une soirée à une seule pièce. Il y a en Angleterre et en Allemagne des drames qui durent six heures. Les grecs, dont on nous parle tant, les grecs, et à la façon de Scudéry nous invoquons ici le classique Dacier, chapitre VII de sa Poétique, les grecs allaient parfois jusqu’à se faire représenter douze ou seize pièces par jour. Chez un peuple ami des spectacles, l’attention est plus vivace qu’on ne croit. Le Mariage de Figaro, ce nœud de la grande trilogie de Beaumarchais, remplit toute la soirée, et qui a-t-il jamais ennuyé ou fatigué ? Beaumarchais était digne de hasarder le premier pas vers ce but de l’art moderne, auquel il est impossible de faire, avec deux heures, germer ce profond, cet invincible intérêt qui résulte d’une action vaste, vraie et multiforme. Mais, dit-on, ce spectacle, composé d’une seule pièce, serait monotone et paraîtrait long. Erreur ! Il perdrait au contraire sa longueur et sa monotonie actuelles. Que fait-on en effet maintenant ? On divise les jouissances du spectateur en deux parts bien tranchées. On lui donne d’abord deux heures de plaisir sérieux, puis une heure de plaisir folâtre ; avec l’heure d’entr’actes que nous ne comptons pas dans le plaisir, en tout quatre heures. Que ferait le drame romantique ? Il broierait et mêlerait artistement ces deux espèces de plaisir. Il ferait passer à chaque instant l’auditoire du sérieux au rire, des excitations bouffonnes aux émotions déchirantes, du grave au doux, du plaisant au sévère. Car, ainsi que nous l’avons déjà établi, le drame, c’est le grotesque avec le sublime, l’âme sous le corps, c’est une tragédie sous une comédie. Ne voit-on pas que, vous reposant ainsi d’une impression par une autre, aiguisant tour à tour le tragique sur le comique, le gai sur le terrible, s’associant même au besoin les fascinations de l’opéra, ces représentations, tout en n’offrant qu’une pièce, en vaudraient bien d’autres ? La scène romantique ferait un mets piquant, varié, savoureux, de ce qui sur le théâtre classique est une médecine divisée en deux pilules.
Voici que l’auteur de ce livre a bientôt épuisé ce qu’il avait à dire au lecteur. Il ignore comment la critique accueillera et ce drame, et ces idées sommaires, dégarnies de leurs corollaires, appauvries de leurs ramifications, ramassées en courant et dans la hâte d’en finir. Sans doute elles paraîtront aux « disciples de La Harpe » bien effrontées et bien étranges. Mais si, par aventure, toutes nues et tout amoindries qu’elles sont, elles pouvaient contribuer à mettre sur la route du vrai ce public dont l’éducation est déjà si avancée, et que tant de remarquables écrits, de critique ou d’application, livres ou journaux, ont déjà mûri pour l’art, qu’il suive cette impulsion sans s’occuper si elle lui vient d’un homme ignoré, d’une voix sans autorité, d’un ouvrage de peu de valeur. C’est une cloche de cuivre qui appelle les populations au vrai temple et au vrai Dieu.
Il y a aujourd’hui l’ancien régime littéraire comme l’ancien régime politique. Le dernier siècle pèse encore presque de tout point sur le nouveau. Il l’opprime notamment dans la critique. Vous trouvez, par exemple, des hommes vivants qui vous répètent cette définition du goût échappée à Voltaire : « Le goût n’est autre chose pour la poésie que ce qu’il est pour les ajustements des femmes. » Ainsi, le goût, c’est la coquetterie. Paroles remarquables qui peignent à merveille cette poésie fardée, mouchetée, poudrée, du dix-huitième siècle, cette littérature à paniers, à pompons et à falbalas. Elles offrent un admirable résumé d’une époque avec laquelle les plus hauts génies n’ont pu être en contact sans devenir petits, du moins par un côté, d’un temps où Montesquieu a pu et dû faire le Temple de Guide, Voltaire le Temple du Goût, Jean-Jacques le Devin du Village.
Le goût, c’est la raison du génie. Voilà ce qu’établira bientôt une autre critique, une critique forte, franche, savante, une critique du siècle qui commence à pousser des jets vigoureux sous les vieilles branches desséchées de l’ancienne école. Cette jeune critique, aussi grave que l’autre est frivole, aussi érudite que l’autre est ignorante, s’est déjà créé des organes écoutés, et l’on est quelquefois surpris de trouver dans les feuilles les plus légères d’excellents articles émanés d’elle. C’est elle qui, s’unissant à tout ce qu’il y a de supérieur et de courageux dans les lettres, nous délivrera de deux fléaux : le classicisme caduc, et le faux romantisme, qui ose poindre aux pieds du vrai. Car le génie moderne a déjà son ombre, sa contre-épreuve, son parasite, son classique, qui se grime sur lui, se vernit de ses couleurs, prend sa livrée, ramasse ses miettes, et semblable à l’élève du sorcier, met en jeu, avec des mots retenus de mémoire, des éléments d’action dont il n’a pas le secret. Aussi fait-il des sottises que son maître a mainte fois beaucoup de peine à réparer. Mais ce qu’il faut détruire avant tout, c’est le vieux faux goût. Il faut en dérouiller la littérature actuelle. C’est en vain qu’il la ronge et la ternit. Il parle à une génération jeune, sévère, puissante, qui ne le comprend pas. La queue du dix-huitième siècle trame encore dans le dix-neuvième ; mais ce n’est pas nous, jeunes hommes qui avons vu Bonaparte, qui la lui porterons.
Nous touchons donc au moment de voir la critique nouvelle prévaloir, assise, elle aussi, sur une base large, solide et profonde. On comprendra bientôt généralement que les écrivains doivent être jugés, non d’après les règles et les genres, choses qui sont hors de la nature et hors de l’art, mais d’après les principes immuables de cet art et les lois spéciales de leur organisation personnelle. La raison de tous aura honte de cette critique qui a roué vif Pierre Corneille, bâillonné Jean Racine, et qui n’a risiblement réhabilité John Milton qu’en vertu du code épique du père le Bossu. On consentira, pour se rendre compte d’un ouvrage, à se placer au point de vue de l’auteur, à regarder le sujet avec ses yeux. On quittera, et c’est M. de Chateaubriand qui parle ici, la critique mesquine des défauts pour la grande et féconde critique des beautés. Il est temps que tous les bons esprits saisissent le fil qui lie fréquemment ce que, selon notre caprice particulier, nous appelons défaut à ce que nous appelons beauté. Les défauts, du moins ce que nous nommons ainsi, sont souvent la condition native, nécessaire, fatale, des qualités.
Scit genius, natale comes qui temperat astrum.
Où voit-on médaille qui n’ait son revers ? talent qui n’apporte son ombre avec sa lumière, sa fumée avec sa flamme ? Telle tache peut n’être que la conséquence indivisible de telle beauté. Cette touche heurtée, qui me choque de près, complète l’effet et donne la saillie à l’ensemble. Effacez l’une, vous effacez l’autre. L’originalité se compose de tout cela. Le génie est nécessairement inégal. Il n’est pas de hautes montagnes sans profonds précipices. Comblez la vallée avec le mont, vous n’aurez plus qu’un steppe, une lande, la plaine des Sablons au lieu des Alpes, des alouettes et non des aigles.
Il faut aussi faire la part du temps, du climat, des influences locales. La Bible, Homère, nous blessent quelquefois par leurs sublimités mêmes. Qui voudrait y retrancher un mot ? Notre infirmité s’effarouche souvent des hardiesses inspirées du génie, faute de pouvoir s’abattre sur les objets avec une aussi vaste intelligence. Et puis, encore une fois, il y a de ces fautes qui ne prennent racine que dans les chefs-d’œuvre ; il n’est donné qu’à certains génies d’avoir certains défauts. On reproche à Shakespeare l’abus de la métaphysique, l’abus de l’esprit, des scènes parasites, des obscénités, l’emploi des friperies mythologiques de mode dans son temps, de l’extravagance, de l’obscurité, du mauvais goût, de l’enflure, des aspérités de style. Le chêne, cet arbre géant que nous comparions tout à l’heure à Shakespeare et qui a plus d’une analogie avec lui, le chêne a le port bizarre, les rameaux noueux, le feuillage sombre, l’écorce âpre et rude ; mais il est le chêne.
Et c’est à cause de cela qu’il est le chêne. Que si vous voulez une tige lisse, des branches droites, des feuilles de satin, adressez-vous au pâle bouleau, au sureau creux, au saule pleureur ; mais laissez en paix le grand chêne. Ne lapidez pas qui vous ombrage.
L’auteur de ce livre connaît autant que personne les nombreux et grossiers défauts de ses ouvrages. S’il lui arrive trop rarement de les corriger, c’est qu’il répugne à revenir après coup sur une chose faite. Il ignore cet art de souder une beauté à la place d’une tache, et il n’a jamais pu rappeler l’inspiration sur une œuvre refroidie. Qu’a-t-il fait d’ailleurs qui vaille cette peine ? Le travail qu’il perdrait à effacer les imperfections de ses livres, il aime mieux l’employer à dépouiller son esprit de ses défauts. C’est sa méthode de ne corriger un ouvrage que dans un autre ouvrage.
Au demeurant, de quelque façon que son livre soit traité, il prend ici l’engagement de ne le défendre ni en tout ni en partie. Si son drame est mauvais, que sert de le soutenir ? S’il est bon, pourquoi le défendre ? Le temps fera justice du livre, ou la lui rendra. Le succès du moment n’est que l’affaire du libraire. Si donc la colère de la critique s’éveille à la publication de cet essai, il la laissera faire. Que lui répondrait-il ? Il n’est pas de ceux qui parlent, ainsi que le dit le poëte castillan, par la bouche de leur blessure,
Por la boca de su herida.
Un dernier mot. On a pu remarquer que dans cette course un peu longue à travers tant de questions diverses, l’auteur s’est généralement abstenu d’étayer son opinion personnelle sur des textes, des citations, des autorités. Ce n’est pas cependant qu’elles lui eussent fait faute. — « Si le poëte établit des choses impossibles selon les règles de son art, il commet une faute sans contredit ; mais elle cesse d’être faute, lorsque par ce moyen il arrive à la fin qu’il s’est proposée ; car il a trouvé ce qu’il cherchait. » — « Ils prennent pour galimatias tout ce que la faiblesse de leurs lumières ne leur permet pas de comprendre. Ils traitent surtout de ridicules ces endroits merveilleux où le poëte, afin de mieux entrer dans la raison, sort, s’il faut ainsi parler, de la raison même. Ce précepte effectivement, qui donne pour règle de ne point garder quelquefois de règles, est un mystère de l’art qu’il n’est pas aisé de faire entendre à des hommes sans aucun goût... et qu’une espèce de bizarrerie d’esprit rend insensibles à ce qui frappe ordinairement les hommes. » — Qui dit cela ? c’est Aristote. Qui dit ceci ? c’est Boileau. On voit à ce seul échantillon que l’auteur de ce drame aurait pu comme un autre se cuirasser de noms propres et se réfugier derrière des réputations. Mais il a voulu laisser ce mode d’argumentation à ceux qui le croient invincible, universel et souverain. Quant à lui, il préfère des raisons à des autorités ; il a toujours mieux aimé des armes que des armoiries.
olivier cromwell, lord Protecteur d’Angleterre.
élisabeth bourchier, Protectrice.
richard cromwell, fils aîné du Protecteur.
mistress fletwood, lady falconbridge, lady cleypole, lady francis, |
filles du Protecteur. |
fletwood, lieutenant général, gendre du Protecteur. desborough, major général, beau-frère du Protecteur. rich, comte de warwick. le comte de carlisle, capitaine des gardes du Protecteur. lord broghill, lieutenant général. whitelocke, lord-commissaire du sceau. sir charles wolseley. M. william lenthall. pierpoint. stoupe, secrétaire d’État pour les Affaires étrangères. thurloë, secrétaire du Protecteur. john milton, secrétaire interprète près le Conseil privé. |
Conseil privé. |
jacques butler, marquis d’ormond. wilmot, comte de rochester. davenant, poëte lauréat. sedley. lord drogheda. lord roseberry. sir peters downie. lord clifford. le docteur jenkins. sir richard willis. sir william murray. |
Conjurés royalistes. |
lambert, lieutenant général. ludlow, lieutenant général. harrison, major général. overton, colonel. joyce, colonel. pride, colonel. wildman, major. augustin garland, membre du Parlement. plinlimmon, membre du Parlement. syndercomb, soldat. barebone, corroyeur et tapissier du Protecteur. louez-dieu-pimpleton. mort-au-péché-palmer. vis-pour-ressuciter-jéroboam-d’emer. carr. |
Conjurés puritains. |
waller, poëte.
le sergent maynard.
le colonel jephson.
le colonel grace.
dame guggligoy, duègne de lady Francis.
manassé-ben-israël, rabbin juif.
le Dr lockyer, chapelain du Protecteur.
don luis de cardenas, ambassadeur d’Espagne ; sa suite.
le duc de créqui, ambassadeur de France ;
mancini, neveu du cardinal Mazarin ; Leur suite.
filippi, envoyé de Christine de Suède ; sa suite.
hannibal sesthead, cousin du roi de Danemarck ; ses deux pages.
Trois Envoyés vaudois.
Six Envoyés des Provinces-Unies.
trick, giraff, gramadock, elespuru, |
les quatre fous du Protecteur. |
tom.
énoch.
nahum.
Le Chef des ouvriers. — Des Ouvriers.
L'ORATEUR DU PARLEMENT. Le Parlement. Clercs. Massiers. Sergents. LE CLERC DU PARLEMENT. — LE LORD MAIRE. Les Aldermen. Les Greffiers de ville. Les Sergents de la cité. — LE HAUT SHÉRIFF. Sergents d’armes. Archers de ville. — LE CHEF DE LA DÉPUTATION DES RANTERS. Ranters. — LE CHAMPION D’ANGLETERRE. Quatre Hallebardiers. — LE CRIEUR PUBLIC. Valets de ville. Hallebardiers. Archers.
Cavaliers, Têtes-rondes, Généraux, Colonels, Seigneurs et Courtisans. Pages.
Mousquetaires, Pertuisaniers, Gentilshommes-gardes-du-corps du Protecteur. Huissiers de ville.
Bourgeois. Soldats. Peuple.
ACTE PREMIER.
Scène première.
LORD ORMOND, déguisé en tête-ronde, cheveux coupés très courts, chapeau à haute forme et à larges bords, habit de drap noir, haut-de-chausses de serge noire, grandes bottes ;
LORD BROGHILL, costume de cavalier élégant et négligé, chapeau à plumes, haut-de-chausses et pourpoint de satin à taillades, bottines.
« Demain, vingt-cinq juin mil six cent cinquante-sept,
« Quelqu’un, que lord Broghill autrefois chérissait,
« Attend de grand matin ledit lord aux Trois-Grues,
« Près de la halle au vin, à l’angle des deux rues. »
— Voilà bien la taverne ; — et c’est le même lieu
Que Charle, à Worcester abandonné de Dieu,
Seul, disputant sa tête après son diadème.
Avait, pour fuir Cromwell, choisi dans Londres même.
— Mais ce billet qu’hier j’ai reçu, d’où vient-il ?
L’écriture…
Que Dieu conserve lord Broghill !
Quoi ! c’est donc toi, l’ami, qui me fais à cette heure
Pour ce bouge enfumé déserter ma demeure !
Dis ton nom. D’où viens-tu ? pourquoi ? de quelle part ?
Que me veux-tu ? — J’ai vu cet homme quelque part.
Lord Broghill !
Réponds donc ! les marauds de ta sorte
Sont faits pour amuser nos gens à notre porte ;
Et c’est là tout l’honneur, pour les traiter fort bien.
Que ceux de notre rang doivent à ceux du tien.
Je te trouve hardi !
Mylord, sans vous déplaire,
Sont-ce là les discours d’un seigneur populaire ?
D’un ami de Cromwell ?
Cromwell, vieux puritain,
Si tu le réveillais par hasard si matin.
Te ferait, pour changer le cours de tes idées,
Pendre à quelque gibet, haut de trente coudées.
Plutôt que l’éveiller, j’espère l’endormir !
Cromwell, qui sur le trône enfin va s’affermir,
Saura bien châtier la canaille insolente…
Son trône est un billot, et sa pourpre est sanglante.
Transfuge serviteur des Stuarts, je le vois.
Vous l’avez oublié.
Ce regard… cette voix…
Mais qui donc êtes-vous ?
Broghill me le demande !
Rappelez-vous, mylord, les guerres de l’Irlande.
Tous deux ensemble alors nous y servions le roi.
C’est le comte d’Ormond ! mon vieil ami, c’est toi !
— Toi dans Londre ! et, grand Dieu ! la veille du jour même
Où Cromwell triomphant s’élève au rang suprême !
Ta tête est mise à prix. Si l’on vient à savoir…
Que fais-tu donc ici, malheureux ?
Mon devoir.
T’ai-je pu méconnaître ? Ah ! — Mais cet air sinistre,
Mylord, — les ans, — surtout cet habit de ministre…
Vous êtes si changé !
Je le suis moins que vous,
Broghill ! devant Cromwell vous pliez les genoux.
Broghill se courbe aux pieds d’un régicide infâme !
Moi, j’ai changé d’habits, mais toi, de cœur et d’âme !
Te voilà, toi qu’on vit si grand dans nos combats !
Tu ne montais si haut que pour tomber si bas !
Ah ! — vaincu, je vous plains ; proscrit, je vous révère ;
Mais ce langage…
Pourtant, écoute-moi, tu peux tout réparer.
Sers-moi…
Près de Cromwell ! Oui, je cours l’implorer.
Je puis sauver ta vie : elle est proscrite…
Arrête !
Demande-moi plutôt de protéger ta tête.
Ton insultant appui, ton protecteur, ton roi,
Ton Cromwell est plus près de sa perte que moi.
Qu’entends-je ?
Écoute donc. Dévoré de tristesse,
Las des titres mesquins de protecteur, d’altesse,
Cromwell veut être enfin, au dais royal porté,
Salué par les rois du nom de majesté.
Cromwell, dans ce butin que chacun se partage,
Prend de Charles premier le sanglant héritage.
Il l’aura tout entier ! son trône et son cercueil.
Le régicide roi saura dans son orgueil
Que la couronne est lourde, et, bien qu’on s’en empare.
Qu’elle écrase parfois les têtes qu’elle pare !
Que dis-tu ?
Que demain, à l’heure où Westminster
S’ouvrira pour ce roi, que va sacrer l’enfer,
Sur les marches du trône un instant usurpées.
On le verra sanglant rouler sous nos épées !
Insensé ! son cortège est l’armée, et toujours
Ce mouvant mur de fer enveloppe ses jours.
Sais-tu bien seulement le nombre de ses gardes ?
Comment percerez-vous trois rangs de hallebardes,
Ses pesants fantassins, ses hérauts, ses massiers,
Ses mousquetaires noirs, ses rouges cuirassiers ?
Ils sont à nous.
Quel est l’espoir où tu te fondes,
De voir aux cavaliers s’unir les têtes-rondes !
Tu verras de tes yeux, ici, dans un moment,
Les gens du roi mêlés à ceux du parlement.
Aux sombres puritains leur fanatisme parle.
Ils ne veulent pas plus d’Olivier que de Charle.
Si Cromwell se fait roi, Cromwell meurt sous leurs coups.
Son rival et leur chef, Lambert se joint à nous ;
À remplacer Cromwell il ose bien prétendre ;
Mais nous verrons plus tard ! L’or d’Espagne et de Flandre
Nous a fait dans ces murs de nombreux affidés.
Bref, la partie est belle, et nous jetons les dés !
Cromwell est bien adroit ! vous jouez votre tête.
Dieu sait pour qui demain doit être un jour de fête.
Notre complot, Broghill, est d’un succès certain.
Rochester doit ici m’amener ce matin
Sedley, Jenkins, Clifford, Davenant le poëte
Qui nous porte du roi la volonté secrète.
Au même rendez-vous viendront Carr, Harrison,
Sir Richard Willis...
Mais ceux-là sont en prison.
Ce sont des ennemis que dans la tour de Londre
Cromwell tient enfermés.
Un mot va te confondre.
Liés au même sort par des nœuds différents.
Pour abattre Olivier, nous comptons dans nos rangs
Le gardien de la tour, Barksthead le régicide,
Que l’espoir du pardon à nous servir décide.
Tu vois avec quel art le complot est formé.
Dans un vaste réseau Cromwell est enfermé.
Il n’échappera pas ! Les partis unanimes
Sous le trône qu’il dresse ont creusé des abîmes.
Voilà pour quel dessein je viens du continent.
Je voudrais te sauver, Broghill ; et maintenant
Je t’interpelle au nom de Charles deux, mon maître.
Veux-tu vivre fidèle, ou veux-tu mourir traître ?
Ah ! que dis-tu ?
Reviens sous le drapeau royal.
Hélas ! je fus aussi sujet digne et loyal,
Ormond ; pour notre roi, dans les guerres civiles,
J’ai pris des châteaux-forts, j’ai défendu des villes,
Et je suis devenu, par un destin cruel.
De soldat des Stuarts, courtisan de Cromwell !
Laisse à son triste sort un malheureux transfuge.
Cher Ormond ; à ton tour, écoute, et sois mon juge.
— C’était durant la guerre avec le parlement.
J’étais venu dans Londre armer un régiment ;
Et caché comme toi, ma tête était proscrite.
Un jour, d’un inconnu je reçois la visite ;
C’était Cromwell. — Ma vie était en son pouvoir.
Il me sauva. Pour lui, j’oubliai mon devoir ;
Il s’empara de moi ; bientôt, que te dirai-je ?
Je devins comme lui rebelle et sacrilège,
À ses républicains mon bras servit d’appui.
Et, levé pour mon roi, combattit contre lui.
— Depuis, Cromwell m’a fait membre de sa pairie.
Lieutenant général de son artillerie.
Lord de sa haute cour et du conseil privé.
Ainsi, par ses faveurs dans sa cour élevé,
S’il tombe, auprès de lui je dois tomber victime ;
Et je ne puis, rebelle à mon roi légitime.
Quelque amour qui me lie à sa noble maison,
Dans la fidélité rentrer sans trahison.
Triste et commun effet des troubles domestiques !
À quoi tiennent, mon Dieu, les vertus politiques ?
Combien doivent leur faute à leur sort rigoureux !
Et combien semblent purs, qui ne furent qu’heureux !
Broghill ! brise avec nous le joug qui nous opprime ;
Prouve ton repentir !
Quoi ! par un nouveau crime ?
Non. Je puis être, ami, pour ton fatal secret.
Sinon complice, au moins un confident discret.
Mais c’est là tout. Je dois, neutre dans cette lutte,
Subir votre triomphe, adoucir votre chute,
Quel que soit le vainqueur, toujours fidèle à tous,
Périr avec Cromwell, ou le fléchir pour vous.
Te taire sans agir ! ainsi donc tu vas être
Perfide envers Cromwell, sans servir ton vrai maître.
Sois donc ami sincère ou sincère ennemi,
Et ne reste pas traître et fidèle à demi !
Dénonce-moi plutôt !
Cette parole, comte.
Si vous n’étiez proscrit, vous m’en rendriez compte !
Pardonne, cher Broghill ! je suis un vieux soldat.
Vingt ans, fidèle au roi, j’ai rempli mon mandat.
Presque tous mes combats, presque tous mes services
Sont écrits sur mon corps en larges cicatrices ;
J’ai reçu des leçons de plus d’un chef expert.
Du marquis de Montrose et du prince Rupert ;
J’ai commandé sans morgue, obéi sans murmure ;
J’ai blanchi sous le casque et vieilli sous l’armure ;
J’ai vu mourir Strafford ; j’ai vu périr Derby ;
J’ai vu Dunbar, Tredagh, Worcester, Naseby,
Ces luttes des seuls bras qui pouvaient sur la terre
Abattre ou soutenir le trône d’Angleterre ;
J’ai vu tomber ce trône, ébranlé dans les camps ;
Fait la guerre aux ranters, aux saints, aux prédicants ;
Et ma main, aux combats sans relâche occupée,
Sait ce qu’il faut de coups pour émousser l’épée.
Eh bien ! je touche enfin au but de mes travaux,
Cromwell va succomber ! voici des jours nouveaux !
Mais pour ternir ma joie, empoisonner ma gloire.
Faut-il qu’un vieil ami meure de ma victoire ?
Compagnon, souviens-toi que nous avons tous deux
Baigné du même sang nos glaives hasardeux,
Et des mêmes combats respiré la poussière.
Pour la deuxième fois, Broghill, pour la dernière,
Je t’interpelle, au nom du bon plaisir royal,
Veux-tu vivre fidèle ou mourir déloyal ?
Réfléchis. Pour répondre Ormond te laisse une heure.
Voici mon nom d’emprunt, ma secrète demeure...
Ah ! ne me le dis point ! Non. J’en sais trop déjà.
Longtemps la même tente, ami, nous protégea.
Je le sais ; mais il faut que mon sort s’accomplisse.
Adieu. Je ne serai délateur ni complice.
J’oublierai tout ceci. Mais écoute un conseil :
Es-tu sûr du succès dans un complot pareil ?
Rien n’échappe à Cromwell. Il surveille l’Europe,
Son œil partout l’épie, et sa main l’enveloppe.
Et lorsque ton bras cherche où tu le frapperas,
Peut-être il tient le fil qui fait mouvoir ton bras.
Tremble, Ormond !
Lord Broghill ! laissez-moi, je vous prie.
Ormond baise les mains de votre seigneurie.
Scène II.
N’y pensons plus !
Un soldat au dur visage,
Une nuit, arrête un page,
Un page à l’œil de lutin.
— Beau page ! beau page ! alerte !
Où courez-vous si matin.
Lorsque la rue est déserte,
En justaucorps de satin ?
— Bon soldat, sous ma simarre,
Je porte épée et guitare ;
Et je vais au rendez-vous.
Je fléchis mainte rebelle,
Et je nargue maint jaloux.
Ma guitare est pour la belle,
Ma rapière est pour l’époux.
Mais la noire sentinelle,
Roulant sa sombre prunelle,
Répond du haut de la tour :
— Beau page, on ne te croit guère.
Qui t’éveille avant le jour ?
C’est un rendez-vous de guerre
Plus qu’un rendez-vous d’amour.
Qui chante ainsi ? c’est quelque fou,
Ou Rochester.
Lui-même. — Allons, sur son genou
Le voilà griffonnant.
Scène III.
J’écrivais ma chanson. — Il faut que je vous conte...
Dieu garde votre grâce ! — À peine y voit-on clair. —
Vous attendez nos gens ? — Comment trouvez-vous l’air ?
Un soldat au dur visage,
Une nuit, arrête un page…
Pour notre instruction l’exil a bien son prix !
C’est un vieil air français qu’on m’apprit à Paris.
Je crains que le soldat n’arrête le beau page
Tout de bon.
Ah ! le reste est au bas de la page.
— Bien, toujours le premier au poste ! — Et nos amis ? —
Auriez-vous mieux aimé, mylord, que j’eusse mis :
Un soldat au dur visage
Arrête sur son passage
Un page à l’œil de lutin…
Au lieu de :
Un soldat au dur visage.
Une nuit, arrête un page,
Un page… et cætera ?
La répétition, un page, a de la grâce,
N’est-ce pas ? Les français…
Mylord, faites-moi grâce.
Je n’ai point l’esprit fait à juger ce talent.
Vous, mylord ? je vous tiens pour un juge excellent.
Et, pour vous le prouver, à votre seigneurie
Je vais lire un quatrain nouveau.
Devinez, je vous prie, à qui c’est adressé ?
Mylord, l’instant de rire, il me semble, est passé.
Charle est fou comme lui, corps Dieu ! de me l’adjoindre !
Mais c’est fort sérieux, et ce n’est pas le moindre
De mes quatrains. D’ailleurs, l’objet est si charmant !
C’est pour Francis Cromwell.
Vraiment !
J’en suis fort amoureux.
De la plus jeune fille
De Cromwell !
De Cromwell ! Elle est, d’honneur, gentille.
Que dis-je ? c’est un ange enfin !
De par le ciel !
Lord Rochester épris de…
De Francis Cromwell.
À votre étonnement sans peine je devine
Que vous n’avez pas vu cette beauté divine.
Dix-sept ans, cheveux noirs, grand air, blancheur de lys.
Et de si belles mains ! et des yeux si jolis !
Mylord ! une sylphide ! une nymphe ! une fée !
C’est hier que je l’ai vue. Elle était mal coiffée ;
N’importe ! tout est bien, tout lui sied, tout lui va !
On dit que l’autre mois dans Londre elle arriva,
Et que, loin de Cromwell par sa tante élevée,
Elle porte en son cœur la loyauté gravée.
Qu’elle aime fort le roi.
Pur conte, Rochester !
Mais où l’avez-vous vue ?
Hier même, à Westminster,
À ce banquet royal que la cité de Londre
Donnait au vieux Cromwell. — Dieu veuille le confondre !
J’étais fort curieux de voir le Protecteur.
Mais quand, de son estrade atteignant la hauteur,
J’eus aperçu Francis, si belle et si modeste,
Immobile et charmé, je n’ai plus vu le reste.
Ivre, en vain en tous sens par la foule poussé.
Mon œil au même objet restait toujours fixé ;
Et je n’aurais pu dire, en sortant de la fête.
Si Cromwell en parlant penche ou lève la tête.
S’il a le front trop bas ou bien le nez trop long.
Ni s’il est triste ou gai, laid ou beau, noir ou blond.
Je n’ai dans tout cela rien vu, rien qu’une femme.
Et depuis cette vue, oui, mylord, sur mon âme.
Je suis fou !
Je vous crois.
Voici mon madrigal.
C’est dans le goût nouveau…
Cela m’est fort égal.
Égal ! non pas vraiment. Vous savez bien qu’en somme
Shakspeare est un barbare et Wither un grand homme.
Trouve-t-on dans Macbeth un seul rondeau galant ?
Le goût anglais fait place au français ; le talent…
Peste du goût anglais ! du goût français ! du diable !
Du quatrain ! Sa folie est irrémédiable !
Excusez-moi, mylord. À parler nettement,
Vous devriez plutôt, dans un pareil moment,
Me donner quelque avis, me dire où nous en sommes,
Combien au rendez-vous viendront de gentilshommes.
Si l’on peut dans Lambert voir un appui réel.
Que chanter des quatrains aux filles de Cromwell !
Mylord est vif !... Je puis sans trahison, j’espère.
Être épris d’une fille.
Et l’êtes-vous du père ?
Vous vous fâchez ? vraiment, je ne vois pas pourquoi.
Mon histoire, à coup sûr, amuserait le roi.
Dans sa fille à Cromwell je fais encor la guerre.
Et d’ailleurs avec lui je ne me gêne guère.
Sans nous être jamais rencontrés, que je crois,
Nous avons eu tous deux pour maîtresse à la fois
Cette lady Dysert, qui, cessant le scandale.
Va, dit-on, épouser ce bon lord Lauderdale.
Je n’aurais jamais cru qu’on pût calomnier
Cromwell ; mais il est chaste ; et pourquoi le nier ?
D’un vrai réformateur il a les mœurs austères.
Lui ! cette austérité cache bien des mystères,
Et le vieil hypocrite a, par plus d’un côté,
Prouvé qu’un puritain touche à l’humanité.
Revenons, s’il vous plaît, au quatrain...
Par Saint-George !
Il me poursuit encor, le quatrain sur la gorge !
Écoutez, lord Wilmot, comte de Rochester,
Vous êtes jeune, et moi, je vieillis, mon très cher.
J’ai les traditions de la chevalerie.
C’est pourquoi j’ose dire à votre seigneurie
Que tous ces madrigaux, sonnets, quatrains, rondeaux,
Chansons, dont à Paris s’amusent les badauds.
Sont bons, comme une chose entre nous dédaignée,
Pour les bourgeois, et gens de petite lignée.
Des avocats en font, mylord ! mais vos égaux
Rougiraient d’aligner quatrains et madrigaux.
Mylord, vous êtes noble, et de noblesse ancienne.
Votre écusson supporte, autant qu’il m’en souvienne,
La couronne de comte et le manteau de pair.
Avec cette légende : Aut numquam aut semper, —
Je sais mal le latin, s’il faut que je le dise ;
Mais en anglais, voici le sens de la devise :
Soyez l’appui du roi, de vos droits féodaux,
Et ne composezpas de vers et de rondeaux.
C’est le lot du bas peuple ! — Ainsi, lord d’Angleterre,
Ne faites plus, soigneux du rang héréditaire.
Ce que dédaignerait le moindre baronnet
Ou hobereau, portant gambière et bassinet !
Plus de vers !
De par Dieu ! c’est un arrêt en forme
Que cela ! Je conviens que ma faute est énorme.
Mais entre autres rimeurs, tous gens du plus bas lieu,
J’ai pour complice Armand Duplessis Richelieu,
Le cardinal poëte ; et moi, pourquoi le taire ?
La licorne du roi, le lion d’Angleterre
Serviraient de supports à mes deux écussons,
Que je ferais encor des vers et des chansons !
Le bon vieux gentilhomme est d’une humeur de dogue.
Ha ! venez varier un peu le dialogue,
Davenant !
LORD ORMOND, LORD ROCHESTER, DAVENANT.
Cher poëte ! on vous attend ici
Pour vous lire un quatrain !
C’est un autre souci
Qui m’amène. Que Dieu, mylords, vous accompagne !
Vous apportez, monsieur, des ordres d’Allemagne ?
Oui, je viens de Cologne.
Avez-vous vu le roi ?
Non. Mais sa majesté m’a parlé.
Sur ma foi,
Je ne vous comprends pas.
Voici tout le mystère.
Avant d’autoriser mon départ d’Angleterre,
Cromwell me fit venir. Il exigea de moi
Ma parole d’honneur de ne pas voir le roi.
Je le promis. À peine arrivé dans Cologne,
Je me souvins des tours qu’on m’apprit en Gascogne ;
Et j’écrivis au roi de souffrir que la nuit
Je fusse sans lumière en sa chambre introduit.
Vraiment !
Sa majesté, qui daigna le permettre,
M’entretint, m’honora d’un ordre à vous remettre ;
C’est ainsi que, fidèle à mon double devoir.
J’ai su parler au roi, sans toutefois le voir.
Ah ! Davenant ! la ruse est bien des mieux ourdies.
Ce n’est pas la moins drôle entre vos comédies.
Drôle ! je n’entends pas chicaner sur ce point.
Au serment d’un poëte on ne regarde point ;
Mais ces subtilités, que d’autres noms je nomme.
Ne satisferaient pas l’honneur d’un gentilhomme.
Et l’ordre écrit du roi ?
Je le porte toujours
Au fond de mon chapeau, dans un sac de velours.
Là du moins je suis sûr que nul ne l’ira prendre.
Pendant qu’il lit cela, je veux vous faire entendre
Des vers…
« Jacques Butler, notre digne et féal
Comte et marquis d’Ormond, il faut qu’à White-Hall
Jusqu’auprès de Cromwell Rochester s’introduise. »
À merveille ! le roi veut-il que je séduise
Sa fille ?
Mon quatrain célèbre ses appas.
« Qu’on mêle un narcotique au vin de ses repas…
... Endormi, dans son lit il faut qu’on l’investisse...
Nous l’amener vivant… Nous nous ferons justice.
D’ailleurs, en Davenant ayez toujours crédit.
C’est notre bon plaisir. Vous le tiendrez pour dit.
Charles, roi »
— Mais la chose est plus facile à dire
Qu’à faire, en vérité. Comment diable introduire
Rochester chez Cromwell ? Il faudrait être adroit !...
Je connais chez Cromwell un vieux docteur en droit.
Un certain John Milton, secrétaire-interprète.
Aveugle, assez bon clerc, mais fort méchant poëte.
Qui ? ce Milton, l’ami des assassins du roi.
Qui fit l’Iconoclaste, et je ne sais plus quoi !
L’antagoniste obscur du célèbre Saumaise !
D’être de ses amis aujourd’hui je suis aise.
Il manque au Protecteur un chapelain, je croi.
Milton peut à mylord faire obtenir l’emploi.
Rochester chapelain ! la mascarade est drôle !
Et pourquoi non, mylord ? je sais jouer un rôle
Dans une comédie, et j’ai fait le larron,
— Vous savez , Davenant ? — dans le Roi bûcheron.
D’un docteur puritain je prends le personnage ;
Il suffit de prêcher jusqu’à se mettre en nage.
Et de toujours parler du dragon, du veau d’or.
Des flûtes de Jezer et des antres d’Endor.
Pour entrer chez Cromwell, d’ailleurs, la voie est sûre.
Avec ce mot de moi, mylord, je vous assure
Qu’au vieux diable Milton vous recommandera,
Et que pour chapelain le diable vous prendra.
Je verrai Francis !
Mais souffrez que je la plie.
Francis !
Pour la petite, au moins, pas de folie !
Non, non !
Si je pouvais lui glisser mon quatrain !
Un quatrain quelquefois met les choses en train.
Çà ! dans la place admis, que me faudra-t-il faire ?
Voici dans cette fiole un puissant somnifère.
On sert toujours le soir au futur souverain
De l’hypocras, où trempe un brin de romarin.
Mêlez-y cette poudre, et séduisez la garde
De la porte du parc.
Le reste nous regarde.
Mais pourquoi donc le roi veut-il qu’un coup de main
Enlève cette nuit Cromwell, qui meurt demain ?
Sa mort par les siens même est jurée.
Au contraire.
Aux coups des puritains le roi veut le soustraire.
Il veut se passer d’eux. D’ailleurs, il est souvent
Bon d’avoir pour otage un ennemi vivant.
Et de l’argent ?
Un brick, mouillé dans la Tamise,
Porte une somme en or qui nous sera transmise ;
Et pour tout cas urgent, Manassé, juif maudit,
Nous ouvre au denier douze un généreux crédit.
Fort bien.
Gardons toujours l’appui des têtes-rondes.
Nous ébranlons un chêne aux racines profondes !
Que leur concours nous reste, et que le vieux renard.
S’il trompe nos filets, tombe sous leur poignard !
Bien dit, cher Davenant ! voilà des mots sonores !
C’est bien en vrai poëte user des métaphores !
Cromwell à la fois chêne et renard ! c’est très beau.
Un renard poignardé ! — Vous êtes le flambeau
Du Pinde anglais ! Aussi je réclame, mon maître.
Votre avis…
Le quatrain sur l’eau va reparaître.
Sur des vers qu’hier soir…
Mylord, est-ce l’endroit ?…
Que tous ces grands seigneurs sont d’un génie étroit !
Qu’un lord ait par hasard de l’esprit, il déroge !
Mylord, quand Charles deux sera dans Windsor-Loge,
Vous nous direz vos vers, et sur ces mêmes bancs
Nous convierons Wither, Waller et Saint-Albans. —
Vous plairait-il, mylord, qu’à présent je m’abstinsse ?...
Oui, conspirons en paix !
— C’est parler comme un prince.
Monsieur ! —
Wilmot devrait rougir de honte, oui ;
Davenant, le poëte ! est bien moins fou que lui.
Vous ne voulez donc pas écouter ?...
Mais je pense
Que mylord Rochester lui-même m’en dispense.
Nous avons plusieurs points à discuter touchant
Notre complot…
Monsieur croit mon quatrain méchant !
Parce qu’on n’a pas fait des tragi-comédies !
Des mascarades... — Soit, monsieur ! —
Des rapsodies !
C’est jalousie, au moins, s’il se récuse !
Eh quoi !
Mylord se fâcherait ?
Au diable ! laissez-moi.
Ah ! je ne pensais pas vous blesser, sur ma vie !
Veuillez, mylord…
L’orgueil !
Mylord, daignez.
L’envie !
Saint-George ! à la douceur je ne suis pas enclin.
Pour une goutte d’eau déborde un vase plein.
— Mylord ! le pire fat qui dans Paris s’étale,
Le dernier dameret de la Place-Royale,
Avec tous ses plumets sur son chapeau tombants.
Son rabat de dentelle et ses nœuds de rubans,
Sa perruque à tuyaux, ses bottes évasées,
A l’esprit, moins que vous, plein de billevesées !
Mylord, vous n’êtes point mon père !... À vos discours
Vos cheveux gris pourraient porter un vain secours.
Votre parole est jeune, et nous fait de même âge.
Vous me rendrez, pardieu, raison de cet outrage !
De grand cœur ! — Votre épée au vent, beau damoiseau !
D’honneur ! je m’en soucie autant que d’un roseau !
Mylords ! y pensez-vous ? — La paix ! la paix sur l’heure !
L’ami ! la paix est bonne, et la guerre est meilleure.
Si le crieur de nuit vous entendait ?
Je croi
Qu’on frappe.
Au nom de Dieu, mylords !
Au nom du roi !
Tout est perdu ! — La garde est peut-être appelée.
Paix !
On frappe encore. — Davenant va ouvrir.
Les Mêmes, CARR, costume complet de tête-ronde.
N’est-ce pas ici, mes frères, l’assemblée
Des saints ?
Oui.
— C’est ainsi que se nomment entre eux
Ces damnés puritains. —
Soyez le bienheureux,
Le bienvenu, mon frère, en ce conventicule.
Notre accès belliqueux était fort ridicule,
Mylord. Restons-en là. J’avais le premier tort.
Soyons amis.
Je suis à vos ordres, mylord.
Comte, ne pensons plus qu’au roi, dont le service
A besoin que ma main à la vôtre s’unisse.
Marquis, c’est un bonheur pour moi, comme un devoir.
Eh ! n’est-ce pas assez, juste Dieu, que d’avoir
Sur le corps, par l’effet de nos guerres fatales,
Exil, proscription, sentences capitales,
Sa tête mise à prix, vendue, et cætera,
Et ce chapeau de feutre, et ce manteau de drap ?
Il fait lentement quelques pas, joint les mains sur sa poitrine, lève les yeux au ciel, puis les promène tour à tour sur les trois cavaliers.
Frères ! continuez ! — Quand au prêche j’arrive.
Je suis du saint banquet le moins digne convive.
Que nul pour le vieux Carr ne se lève ! Je vois
Que ce bruit, qu’au dehors m’ont apporté vos voix.
Était un doux combat d’armes spirituelles.
Peste !
Ces luttes-là me sont habituelles ;
Reprenez ces combats qui nourrissent l’esprit.
Ou le font rendre.
Paix, mylord !
Il est écrit :
Allez tous par le monde, et prêchez ma parole !
Je vais de chapelain étudier mon rôle.
J’ai du long-parlement mérité le courroux.
Depuis sept ans la Tour me tient sous les verrous,
Pleurant nos libertés, sous Cromwell disparues.
Ce matin, mon geôlier m’ouvre et dit : — Aux Trois-Grues
On t’attend. Israël convoque ses tribus ;
On va détruire enfin Cromwell et les abus.
Va ! — Je vais, et j’arrive à votre porte amie,
Comme autrefois Jacob en Mésopotamie.
Salut ! mon âme attend vos paroles de miel,
Comme la terre sèche attend les eaux du ciel.
La malédiction me souille et m’enveloppe.
Donc, purifiez-moi, frères, avec l’hysope ;
Car si vos yeux vers moi ne tournent leur flambeau,
Je serai comme un mort qui descend au tombeau !
Quel terrible jargon !
C’est de l’Apocalypse.
Mon âme veut le jour.
Fais donc cesser l’éclipse !
Je démêle, au milieu de ses donc, de ses car,
Qu’il nous vient de la Tour et qu’il s’appelle Carr.
C’est un des conjurés que Barksthead nous envoie.
Ce Carr est un sectaire, un vieil oiseau de proie.
Dans la rébellion, assisté de Strachan,
Du camp parlementaire il sépara son camp.
Le parlement le fit mettre à la tour de Londre.
Mais, monsieur Davenant, ce qui va vous confondre,
C’est qu’il maudit Cromwell d’avoir par trahison
Dissous le parlement, qui le mit en prison.
Est-il indépendant de l’espèce ordinaire ?
Ranter ? socinien ?
Non, il est millénaire.
Il croit que pour mille ans les saints vont être admis
À gouverner tout seuls. — Les saints sont les amis !
Frères, j’ai bien souffert ! — On m’oubliait dans l’ombre.
Comme des morts d’un siècle en leur sépulcre sombre.
Le parlement, qu’hélas ! j’ai moi-même offensé,
Par Olivier Cromwell avait été chassé ;
Et, captif, je pleurais sur la vieille Angleterre,
Semblable au Pélican, près du lac solitaire ;
El je pleurais sur moi ! Par le feu du péché
Mon front était flétri, mon bras était séché ;
Je ressemblais, maudit du Dieu que je proclame,
À du bois à demi consumé par la flamme.
Hélas ! j’ai tant pleuré, membres du saint troupeau.
Que mes os sont brûlés et tiennent à ma peau.
Mais enfin le Seigneur me plaint et me relève.
Sur la pierre du temple il aiguise mon glaive.
Il va frapper Cromwell, et chasser de Sion
La désolation de la perdition !
Sur mon nom ! la harangue est fort originale !
Tudieu !
Guidez mes pas dans le chemin étroit ;
Et glorifiez-vous, vous dont le cœur est droit !
Les mille ans sont venus. Les saints que Dieu seconde
De Gog jusqu’à Magog vont gouverner le monde.
Vous êtes saints !
Monsieur, vous nous faites honneur...
Les pierres de Sion sont chères au Seigneur.
Voilà parler !
À moins que mon Dieu ne me touche,
Je suis comme un muet qui n’ouvre point la bouche.
C’est vous que mon oreille écoutera toujours,
Car la manne céleste abonde en vos discours !
Dites-moi, vous étiez d’opinions diverses ?
Sur quel texte roulaient vos saintes controverses ?
Tout à l’heure, monsieur ? — C’était sur un verset…
Pardieu ! si mon quatrain par hasard lui plaisait ?
Il m’écoute déjà d’une ardeur sans pareille !
Quel poëte d’ailleurs pourrait voir une oreille
S’ouvrir si largement, sans y jeter des vers ?
Risquons le madrigal, à tort comme à travers !
D’abord faisons-le boire. On sait qu’au bruit des verres
Se dérident parfois nos puritains sévères. —
Monsieur doit avoir soif ?
Jamais ! ni soif, ni faim !
Car je mange la cendre, ami, comme du pain.
Il peut bien manger seul, si c’est ainsi qu’il dîne.
N’importe !
Hôte ! garçon !
Un broc de muscadine,
Du vin, de l’hypocras !
Vous demandiez, — merci ! —
Quel texte tout à l’heure on discutait ici.
Monsieur, c’est un quatrain...
Oui, sans doute.
Quatrain ! qu’est cela ?
Vous me direz, monsieur, ce que vous en pensez.
« — Belle Egérie!... » Ah ! — celle à qui sont adressés
Ces vers a nom Francis ; mais ce nom trop vulgaire
Au bout d’un vers galant ne résonnerait guère.
Il fallait le changer ; j’ai longtemps balancé
Entre Griselidis et Parthénolicé.
Puis enfin j’ai choisi le doux nom d’Égérie,
Qui du sage Numa fut la nymphe chérie.
Il fut législateur, je suis du parlement ;
Cela convenait mieux. Ai-je fait sagement ?
Jugez-en. Mais voici l’amoureuse épigramme :
« — Belle Egérie ! hélas ! vous embrasez mon âme !
« Vos yeux, où Cupidon allume un feu vainqueur,
« Sont deux miroirs ardents qui concentrent la flamme
« Dont les rayons brûlent mon cœur ! »
— Qu’en dites-vous ?
Démons ! damnation ! injure !
Me pardonnent le ciel et les saints, si je jure !
Mais comment de sang-froid entendre à mes côtés
Déborder le torrent des impudicités ?
Fuis ! arrière, édomite ! arrière, amalécite !
Madianite !
Ah Dieu ! que de rimes en ite ! —
Un autre original, plus amusant qu’Ormond !
Tu m’as, comme Satan, conduit au haut du mont.
Et ta langue m’a dit : — Tu sors d’un jeûne austère ;
As-tu soif ? à tes pieds je mets toute la terre.
Je vous ai seulement offert un coup de vin.
Et moi qui l’écoutais comme un esprit divin !
Moi, dont l’âme s’ouvrait à sa bouche rusée
Comme un lys de Saron aux gouttes de rosée !
Au lieu des purs trésors d’un cœur chaste et serein.
Il me montre une plaie !
Une plaie ! un quatrain ?
Une plaie effroyable où l’on voit le papisme,
L’amour, l’épiscopat, la volupté, le schisme !
Un incurable ulcère où Moloch-Cupidon
Verse avec Astarté ses souillures !…
Ce n’est pas Astarté, monsieur, c’est Égérie.
Ta bouche est un venin dont mon âme est flétrie.
Retirez-vous de moi, vous tous qui commettez
Les fornications et les iniquités !
Vous desséchez mes os jusque dans leur moelle !
Mais les saints prévaudront ! Votre engeance cruelle
Ne les courbera point ainsi que des roseaux ;
Et quand déborderont enfin les grandes eaux.
Elles n’atteindront pas à leurs pieds !
Tu radotes !
À quoi vous serviraient alors vos grandes bottes ?
S’il ne pleut point sur vous, pourquoi ces grands chapeaux ?
D’un fils de Zerviah c’est bien là le propos !
Eh ! mais oui ! c’est un mage ! un sphinx à face d’homme.
Vêtu, paré, selon la mode de Sodome !
Satan ne porte pas autrement son pourpoint.
Il se pavane aussi, des manchettes au poing.
Couvre son pied fourchu, de peur qu’on ne le voie.
De souliers à rosette et de chausses de soie.
Et met sa jarretière au-dessus du genou !
Ces bijoux, ces anneaux, consacrés à Wishnou,
De l’idole Nebo sont autant d’amulettes ;
Et, pour que l’enfer rie à toutes ces toilettes,
Derrière son oreille il étale au grand jour
L’abomination de la tresse d’amour !
Fous !
Non, ce ne sont pas des saints !
Tu t’en désistes ?
C’est un club de démons, un sabbat de papistes !
Ce sont des cavaliers ! Sortons !
Adieu, mon cher.
Mes pieds marchent ici sur des charbons d’enfer !
Les Mêmes, le colonel JOYCE, le major général HARRISON, le corroyeur BAREBONE, le lieutenant général LUDLOW, le colonel OVERTON, LE colonel PRIDE, le soldat SYNDERCOMB, le major WILDMAN, LES DÉPUTÉS GARLAND, PLINLIMMON, et autres puritains.
Eh bien ! que fais-tu donc ? tu pars quand on arrive ?
Joyce, on t’a trompé ! n’entre pas dans Ninive !
Sors de ce lieu maudit ! — Barebone, Harrison !
Ce sont des cavaliers, non des saints ! — Trahison !
Mais ces cavaliers-là, mon vieux Carr, sont des nôtres.
Il faut bien employer leurs bras, à défaut d’autres.
Ce sont nos alliés !
Mort au parti royal !
Point d’alliance avec les fils de Bélial!
Il est encor bien simple !
Allons, reste ici ! reste !
Oui, pour vous préserver de leur contact funeste.
Ce poltron de Lambert tarde à venir !… Il faut
Qu’en rêve cette nuit il ait vu l’échafaud.
Nos bons amis les saints ont la mine bien sombre !
Nous ne sommes que trois, et, par saint-Paul ! leur nombre
Devient inquiétant. —
Mais voici du renfort,
Sedley, — Roseberry, — lord Drogheda, — Clifford, —
Et l’illustre Jenkins, que le tyran écoute,
Tout en persécutant sa vertu qu’il redoute !
Les Mêmes, SEDLEY, LORD DROGHEDA, LORD ROSEBERRY, SIR PETERS DOWNIE, LORD CLIFFORD, cavaliers couverts de manteaux et de chapeaux à la puritaine ; LE DOCTEUR JENKINS, vieillard vêtu de noir, et autres royalistes.
Rochester ! lord Ormond ! Davenant ! qu’il fait chaud !
Rochester ! lord Ormond !
Dites nos noms moins haut.
Ah ! je ne voyais pas ces corbeaux.
D’aventure,
Prenez garde, mylord, d’être un jour leur pâture !
Quoi ! les tables déjà par terre, que je crois ?
On a donc commencé ? — Mais deux verres pour trois !
Qui jeûne d’entre vous ? — Réparons ce désordre.
J’ai faim et soif.
Ils n’ont de bouches que pour mordre.
Ces payens ! Faim et soif ! c’est leur hymne éternel.
Ils sont ensevelis dans l’appétit charnel !
Les Mêmes, SIR RICHARD WILLIS, costume des vieux cavaliers, barbe blanche, air souffrant.
Sir Richard Willis !
Libre un instant de sa chaîne.
Chers amis, jusqu’à vous le vieux Richard se traîne.
Hélas ! vous me voyez faible et souffrant toujours
Des persécutions qui pèsent sur mes jours ;
Mes yeux de la lumière ont perdu l’habitude ;
Tant de me tourmenter Cromwell fait son étude !
Mon pauvre et vieil ami !
Mais ne me plaignez pas,
Si, presque dans la tombe amené pas à pas,
Mon bras meurtri de fers, qu’un saint zèle ranime.
Concourt à relever le trône légitime ;
Ou si le ciel permet que, confessant ma foi.
Mon reste de vieux sang coule encor pour mon roi !
Sublime loyauté !
Dévoûment vénérable !
Ah ! je suis d’entre vous le moins considérable.
Je n’ai d’autre bonheur, — oui, — que d’avoir été
Des serviteurs du roi le plus persécuté !
Qu’en exemples d’honneur vos vertus sont fécondes !
Mais qu’attendons-nous donc ? — Voici nos têtes-rondes.
Lambert nous manque encor. — Les lâches sont tardifs.
Qu’avec leurs feutres noirs coupés en forme d’ifs
Nos saints sont précieux !
Qui sont tous ces sectaires ?
Là-bas, c’est Plinlimmon, Ludlow, parlementaires ;
Carr, qui nous suit d’un œil de haine et de frayeur ;
Le damné Barechone, inspiré corroyeur.
Quel est ce Barebone ?
Ah ! c’est un homme unique.
Barebone, ennemi du pouvoir tyrannique,
Corroyeur de nos saints, tapissier de Cromwell,
Comme à deux râteliers mange à ce double autel.
Il prépare à la fois le massacre et la fête.
De Cromwell couronné sa voix proscrit la tête,
Et le couronnement se marchande avec lui.
Le brave homme, à deux fins se vouant aujourd’hui.
Travaille, en louant Dieu, pour les pompes du diable.
Marchand officieux et saint impitoyable,
Son fanatisme à Noll, qu’il sert de son crédit,
Vend le plus cher qu’il peut ce trône qu’il maudit.
Son frère fut-il pas orateur de la chambre ?
Oui, du feu parlement dont lui-même fut membre.
Les autres ?
Harrison, régicide ; Overton,
Régicide ; Garland , régicide...
Dit-on
Qui des trois est Satan ?
Paix, mylord ! Là, déclame
Le ravisseur du roi, Joyce.
Race infâme !
Que j’aurais de plaisir à chamailler un peu
Ces têtes-rondes-là qui vont outrageant Dieu !
Que je voudrais, pour prix de leurs pieuses veilles,
Les arrondir encore, en coupant leurs oreilles !
Et quel doux passe-temps je me serais promis
D’attaquer ces coquins, — s’ils n’étaient nos amis !
Les Mêmes, le lieutenant général LAMBERT, simple costume
des autres têtes-rondes, longue épée à large garde de cuivre.
Enfin, voici Lambert !
Quel bizarre mystère !
Salut aux vieux amis de la vieille Angleterre !
Le moment va sonner de risquer le grand coup.
Concluons l’alliance et déterminons tout.
Jésus crucifié…
Nous sommes prêts.
Dont voici les chefs. — Quand frappons-nous le maudit ?
Quand est-il roi ?
C’est dit.
Alliance !
À part.
Quand tu m’auras servi comme j’aurai voulu,
L’échafaud de Capell n’est pas si vermoulu
Qu’il ne supporte encore un billot pour ta tête !
Il croit marcher au trône, et son gibet s’apprête !
Allons ! c’en est donc fait, me voilà compromis !
Ils m’ont choisi pour chef ! — Pourquoi l’ai-je permis ?
Ah ! n’importe ! avançons. — Ma crainte est ridicule ;
Et sait-on où l’on va, d’ailleurs, quand on recule ?
Parlons !
Que, nonobstant ce peuple et son droit méconnu.
Un homme, qui se dit protecteur d’Angleterre,
Veut s’arroger des rois le titre héréditaire.
C’est pourquoi nous venons à vous, vous demandant
S’il convient de punir cet orgueil impudent ;
Et si vous entendez, vengeant par votre épée
Notre antique franchise abolie, usurpée,
Porter l’arrêt de mort, sans merci ni pardon,
Contre Olivier Cromwell, du comté d’Huntingdon ?
Meure Olivier Cromwell !
Frappons l’usurpateur !
Permettez que j’expose un scrupule humblement.
Notre oppresseur du ciel me semble un instrument ;
Quoique tyran, il est indépendant dans l’âme,
Et peut-être est-ce lui que Daniel proclame,
Quand dans sa prophétie il dit : Les saints prendront
Le royaume du monde et le posséderont.
Oui, le texte est formel. Mais le même prophète
Rassure, général, votre âme satisfaite.
Car Daniel, ailleurs, dit : Au peuple des saints
Le royaume sera donné pour mes desseins.
Donc, nul ne doit le prendre avant qu’on ne le donne.
Puis, le peuple des saints, c’est nous !
À vos sagesses. — Mais, en m’avouant vaincu,
Ludlow, je ne suis point pleinement convaincu
Que les textes cités aient le sens que vous dites ;
Et, sur ces questions, au profane interdites.
Je voudrais avec vous quelque jour conférer.
Nous nous adjoindrions, pour en délibérer.
Plusieurs amis pieux, qui, touchant ces matières,
Pussent de leurs clartés seconder nos lumières.
De grand cœur. Ce sera, s’il vous plaît, vendredi.
Ce que je leur disais, vraiment, est très hardi !
Trois nouveaux conjurés sont là. — Leur bras s’indigne
De venir un peu tard travailler à la vigne ;
Mais ces saints ouvriers se présentent à vous,
Sachant qu’il est écrit : Même salaire à tous !
Dites-leur d’approcher. —
Quoi-que-puissent-tramer-ceux-qui-vous-sont-contraires-
Louez-Dieu-Pimpleton.
Vis-pour-ressusciter-Jéroboam-d’Emer.
Que disent-ils ?
D’entortiller leur nom d’un verset de la bible.
Vous jurez ?…
L’enfer seul les écoute, et le ciel les dément.
Des blasphèmes payens que la foi nous délivre !
Eh bien ! vous promettez, — la main sur le saint livre.
D’immoler Cromwell ?
De vous taire, et d’agir ?
Soyez les bienvenus !
Courage ! tout va bien.
La couronne de plus, ou la tête de moins !
Regardez, — que d’amis ; mylord !
Meure Olivier Cromwell !
Aura frappé Cromwell, réveillé dans son rêve,
Ce Baal renversé, qu’on adore à genoux.
Que ferez-vous après ?
Je le sais.
À dix membres au plus…
Dix membres ! général Lambert ! Mais c’est trop peu !
Soixante-dix, ainsi qu’au sanhédrin hébreu !
C’est le nombre sacré !
C’est le long-parlement, dispersé par un crime.
Un conseil d officiers !
Il faut pour gouverner être soixante-dix !
Pour l’Angleterre, amis, point de salut possible.
Tant qu’on ne voudra pas, réglant tout sur la bible,
Imposer aux marchands, pour leurs gains épurés,
Le poids du sanctuaire et les nombres sacrés.
Et, quittant pour Sion l’Égypte et la Chaldée,
Changer le pied en palme et la brasse en coudée.
C’est parler sensément.
Taupe, qui ne voit rien au dehors de son trou !
Prendrait-il par hasard son comptoir pour un trône,
Son bonnet pour tiare, et pour sceptre son aune ?
Ne raillez pas. — L’esprit souvent l’inspire.
Je t’approuve.
Prendre en chaque comté les premiers de leur ville…
Des corroyeurs !
Mais vous-même, avant d’être officier et railleur,
Joyce-le-cornette, étiez-vous pas tailleur ?
Moi que la Cité compte au rang de ses notables…
Allons ! allons !
Il se lève, roule dévotement les yeux, prend un air de componction
et pousse un grand soupir.Les tables de la loi... —
Ne veulent pas qu’on meure et de soif et de faim.
Je vote un bon repas ; nos estomacs sont vides.
Que de chair et de vin ces satans sont avides !
Payens !
Est-on sûr que Cromwell songe à se faire roi ?
Trop sûr ! et c’est demain qu’un parlement servile
De ce titre proscrit pare sa tête vile !
Mort à l’ambitieux !
Ce qui pousse Cromwell à risquer ce grand pas.
Il faut qu’il soit bien fou de désirer le trône !
Il ne reste plus rien des biens de la couronne.
Hampton-Court est vendue au profit du trésor ;
On a détruit Woodstock, et démeublé Windsor.
Imbécile pillard, qui dans le rang suprême
Ne voit que les rubis scellés au diadème.
Et dans le trône, objet des travaux d’Olivier,
Des aunes de velours, à revendre au fripier !
Dévoré d’une soif de l’or que rien ne sèvre,
Harrison n’apprécie un sceptre qu’en orfèvre,
Et si quelque couronne à ses désirs s’offrait,
Ne l’usurperait pas, non, mais la volerait.
Ah ! pourquoi Dieu fait-il, dans ces jours de misère.
Du lion de Jacob un vil bouc émissaire ?
Olivier, revêtu d’une robe d’honneur.
Semblait toujours marcher à droite du Seigneur ;
Il était dans nos champs comme une gerbe mûre ;
Il portait de Juda l’invulnérable armure,
Et quand il paraissait à leur œil ébloui.
Les philistins fuyaient, en s’écriant : C’est lui !
Il était, Israël, l’oreiller de ta couche !
Mais ce miel en poison se change dans ta bouche ;
Il s’est fait tyrien ; et les enfants d’Edom
Ont, avec des clameurs, ri de ton abandon !
Tous les amorrhéens ont tressailli de joie.
En voyant qu’un démon le poussait dans leur voie ;
Il veut être, échauffé par l’impure Abisag,
Roi comme fut David ; — qu’il le soit comme Agag !
Qu’il meure !
Drogheda fume encor du sang de ses victimes.
Sa cour s’ouvre aux enfants de Gomorrhe et de Tyr.
Il a trempé ses mains au sang du roi martyr.
Sans respect pour nos droits, acquis par tant de guerres,
Il fait aux cavaliers restituer leurs terres.
Hier, à l’impur banquet qu’au nom de la Cité
Lui donnait le lord-maire, on l’a complimenté.
Il a reçu l’épée, et puis il l’a rendue !
Ce sont des airs de roi !
Il juge, taxe, absout, condamne, sans appel !
Il fit assassiner Hamilton, lord Capell,
Lord Holland ; — de ce tigre ils ont été la proie.
Il porte effrontément des justaucorps de soie.
Il nous refuse à tous ce qui nous serait dû.
Bradshaw est exilé.
Il tolère, au mépris de la sainte écriture.
Les rites du papisme et de la prélature.
Il a de Westminster profané les tombeaux.
Il a fait enterrer Ireton aux flambeaux !
Sacrilège !
Qu’il meure !
Silence de terreur et de surprise. On frappe de nouveau.
Qui va là ?
Ami, vous dis-je ! ouvrez !
Richard Cromwell !
Est découverte !
Les Mêmes, RICHARD CROMWELL, costume de cavalier.
Vit-on jamais repaire ainsi barricadé !
Non, jamais château-fort ne fut si bien gardé !
Roseberry, Clifford, sans vos voix charitables.
Qui dominaient le bruit des flacons et des tables.
Votre pauvre Richard se serait rebuté.
Il salue les conjurés autour de lui.
Bonjour, messieurs ! — De qui portiez-vous la santé ?
Aux vœux que vous formiez souffrez que je m’unisse.
Cher Richard... nous disions...
Quoi ! vous parliez de moi ? mais vous êtes trop bons !
Que l’enfer dans ta gorge éteigne ses charbons !
Je ne vous gêne pas ?
Trop heureux! — Venez-vous nous voir pour quelque affaire ?
Hé ! le même motif que vous m’amène ici.
Serait-il du complot ?
Ah çà ! messieurs Sedley, Roseberry, Downie,
Clifford, je vous accuse ici de félonie !
Que dit-il ?
Je vous jure…
Vous vous justifierez après, s’il est possible.
Nous sommes découverts !
Voilà bientôt dix ans que nous sommes amis ;
Bals, chasses, jeux, plaisirs permis et non permis,
Tout nous était commun jusqu’ici : nos détresses,
Nos bonheurs, notre bourse, et jusqu’à nos maîtresses !
Vos chiens étaient à moi ; vous aviez mes faucons ;
Et nous passions les nuits sous les mêmes balcons.
Quoique mon nom m’enrôle en un parti contraire.
Toujours avec vous tous j’ai vécu comme un frère.
Et pourtant vous avez, malgré ce bon accord,
Un secret pour Richard !... Et quel secret encor !
Tout est perdu. Que dire ?
Devais-je enfin m’attendre à cela ?... C’est infâme !
Croyez, mon cher Richard...
Vous ai-je pas toujours servis de cent façons ?
Qui fut votre recours, dans vos terreurs profondes,
Contre les usuriers, pis que les têtes-rondes ?
Pour qui, réponds, Clifford, ai-je hier remboursé
Quatre cents nobles d’or au rabbin Manassé ?
Je ne saurais nier... Le maudit juif...
Quoiqu’un bill ait frappé ta famille bannie,
Qui, lorsqu’on t’arrêta, se fit ta caution ?
C’est toi...
Fit garder en prison comme auteur d’un libelle,
Pendant certaine nuit, le mari de ta belle ?
Il a l’air d’un bon diable.
Qui prête l’arbitraire à la lubricité !
J’admire son moyen d’improviser des veuves !
Oui, de votre amitié j’eus de touchantes preuves...
Mais…
Vous y répondez tous, — par une trahison !
Trahison !
Oui, vous venez sans moi boire ici !
Le but du rendez-vous échappe à ses regards.
Il a vu les flacons, et non pas les poignards.
Mon cher Richard, croyez…
Vraiment de votre part ce procédé m’afflige.
Quoi ! vous vous enivrez, et ne m’en dites rien !
Qu’ai-je fait ? suis-je pas, comme vous, un vaurien ?
Boire sans moi ! c’est mal. D’ailleurs, je sais me taire.
Qu’aux puritains sournois vous en fassiez mystère,
Que vous vous déguisiez sous ces larges chapeaux.
Sous ces manteaux grossiers, je le trouve à propos.
Mais vous cacher de moi, qui, dans ce sanctuaire,
Rirais tout le premier de la loi somptuaire.
Et des sobres Solons dont les bills absolus
Fixent l’écot par tête à trois schellings au plus !
Est-ce là, je vous prie, agir en camarades ?
Reculé-je jamais devant vos algarades ?
M’a-t-on moins vu, malgré les règlements nouveaux,
Dans les combats de coqs, les courses de chevaux ?
Enfin, suivant partout votre audace étourdie,
N’ai-je pas avec vous joué la comédie ?
Saducéen !
Me trouvent toujours prêt : — que me reprochez-vous ?
Vos bonnes qualités, dont le mérite éclate.
Nous sont chères.
Souvent de nos défauts notre œil est écarté.
Et nous ne nous voyons que du meilleur côté.
Ai-je des torts ?
Richard !...
De croire que je hais ces puritains maudits,
Comme vous ?
Eh ! comment supporter ces stupides sectaires.
Souillant les livres saints de sanglants commentaires.
Qui, toujours dans le meurtre, et toujours louant Dieu,
Font des sermons sans fin, et puis, trichent au jeu !
Les saints jouer ! tu mens, enfant d’Hérodiade !
J’allais faire comme eux une jérémiade.
Laissons cela. — Tenez, pour vous prouver, amis.
Combien je crains peu d’être avec vous compromis,
À quel point tous mes vœux aux vôtres se confondent,
Combien j’aime la cause où vos souhaits se fondent, —
Je bois à la santé du roi Charles !
Nous sommes seuls ici. Pourquoi cet air d’effroi ?
J’avais bien deviné qu’Israël était dupe.
Au fond, c’est des Stuarts qu’en cet antre on s’occupe.
Nous verrons !
Mais s’il est du complot, il est bien imprudent !
Au nom du parlement, qu’on ouvre la taverne !
Pour le coup, nous voilà pris dans notre caverne.
Comme Cacus !
Il sait tout ! cette fois on ne peut en douter.
Eh bien, il faut s’ouvrir passage à coups d’épée !
Que ferions-nous ? La place est sans doute occupée
Par ses gardes.
Venir nous déranger !
Qu’on ouvre la taverne !
Sur mes épaules tourne, à tomber déjà prête !
Les Mêmes, LE CRIEUR PUBLIC, valets de ville, hallebardiers, archers, peuple.
Silence ! — Que ceci de tous soit écouté ! —
Hum ! — « De par son altesse…
« Olivier Cromwell, lord Protecteur d’Angleterre,
À tout bourgeois, sujet civil et militaire,
Savoir faisons…
« Qu’afin que du Seigneur le vœu soit bien connu,
Touchant la motion qu’un honorable membre,
L’aldermann chevalier Pack, a faite à la chambre ;
Savoir de nommer roi mondit lord protecteur…
Bien ! à front découvert marche l’usurpateur !
« Et surtout, pour sauver ce peuple instruit et sage
Des maux que la dernière éclipse lui présage ;
Afin que pour chacun Dieu se fasse clément ;
Les communes, séant à Londre en parlement,
Sur l’avis des docteurs que le peuple vénère,
Votent pour aujourd’hui jeûne extraordinaire ;
Enjoignant aux bourgeois de faire l’examen
De leurs crimes, erreurs, péchés. » — C’est dit !
Dieu bénisse à jamais le peuple d’Angleterre !
Sur ce, vu la teneur du bill parlementaire.
Mandons aux vivandiers, buvetiers, taverniers.
Sous peine d’une amende au moins de vingt deniers.
De clore à l’instant même et taverne et boutiques.
Lieux impurs, où du jeûne on romprait les pratiques.
Bon ! j’en suis pour la peur quitte encor cette fois !
À demain ! — Il est temps de nous quitter, je crois.
De Westminster. Demain, avant l’heure fatale.
Près de son trône impur par mes soins préparé,
Moi, tapissier de Noll, je vous introduirai.
On voit bien que mylord mon père n’est plus jeune.
Je ne voudrais pas, moi, d’un trône au prix d’un jeûne !
ACTE DEUXIÈME.
Page, quelle heure est-il ?
Pour grand que soit Cromwell, à sa gloire il importe
Qu’on voie un castillan se morfondre à sa porte,
J’en conviens ! mais il tarde un peu trop cependant.
Le seigneur don Cromwell, votre Merci déroge,
On dit qu’il tient conseil pour…
Mendie en s’indignant un regard d’un anglais !
La honte avec l’orgueil lutte sur son visage.
De Charle assassiné le chiffre oublié reste
Sur ces murs ; — et voici la fenêtre funeste
Par où sortit ce roi, pour marcher au trépas.
Hors du palais natal il n’eut qu’à faire un pas !
Et c’est un régicide, un impie, un sectaire...
Entre Cromwell, le chapeau sur la tête.
Les Mêmes ; CROMWELL, habit militaire fort simple, justaucorps de buffle, grand baudrier brodé à ses armes, auquel pend une longue épée. WHITELOCKE, lord commissaire du sceau, longue robe de satin noir bordée d’hermine, grande perruque. LE COMTE DE CARLISLE, capitaine des gardes du Protecteur, vêtu de son uniforme particulier. STOUPE, secrétaire d’état pour les affaires étrangères. — Pendant toute la scène, le comte de Carlisle se tient debout derrière le fauteuil du Protecteur, l’épée hors du fourreau ; Whitelocke debout à droite ; Stoupe debout à gauche, avec un livre ouvert dans la main.
Puisque chacun de vous est vers nous député,
Au nom du peuple anglais on vous donne audience.
Qui du roi très-chrétien vous assure l’appui
Par des liens nouveaux se resserre aujourd’hui.
Monsieur de Mancini va vous lire la lettre
Que son oncle éminent par lui vous fait remettre.
À son altesse monseigneur le Protecteur de la république d’ Angleterre.
« La part glorieuse que les troupes de votre altesse ont prise à la guerre actuelle de la France contre l’Espagne, l’utile secours qu’elles prêtent aux armes du roi mon maître dans la campagne de Flandre, redoublent la reconnaissance de sa majesté pour un allié aussi considérable que vous l’êtes, et qui l’aide si efficacement à réprimer la superbe de la maison d’Autriche. C’est pourquoi le roi a trouvé bon d’envoyer comme son ambassadeur extraordinaire près votre cour M. le duc de Créqui, chargé par sa majesté de faire savoir à votre altesse que la ville forte de Mardick, récemment prise par nos gens, a été remise à la disposition des généraux de la république d’Angleterre, en attendant que Dunkerque, qui tient encore, puisse leur être livrée conformément aux traités. M. le duc de Créqui a en outre la commission de faire agréer à votre altesse une épée d’or, que le roi de France vous envoie en témoignage de son estime et de son amitié. M. de Mancini, mon neveu, vous fera part du contenu de cette lettre, et déposera aux pieds de votre altesse un petit présent que j’ose joindre en mon nom à celui du roi ; c’est une tapisserie de la nouvelle manufacture royale, dite des Gobelins. Je désire que cette marque de mon dévouement soit agréable à votre altesse. Si je n’étais malade à Calais, je serais passé moi-même en Angleterre, afin de rendre mes respects à l’un des plus grands hommes qui aient jamais existé, à celui que j’eusse le plus ambitionné de servir après mon roi. Privé de cet honneur, j’envoie la personne qui me touche le plus près par les liens du sang, pour exprimer à votre altesse toute la vénération que j’ai pour sa personne, et combien je suis résolu d’entretenir, entre elle et le roi mon maître, une éternelle amitié.
« J’ai la témérité de me dire avec passion,
« Le très obéissant et très respectueux serviteur,
De ces riches présents, qui nous sont adressés.
Veuillez remercier, messieurs, son éminence.
L’Angleterre toujours sera sœur de la France.
Me dit tout haut : Grand homme ! et tout bas : Heureux fou !
Notre prince est romain, nous sommes calvinistes ;
Et la flamme et le fer dans nos villes ont lui
Afin de nous contraindre à prier comme lui.
Notre pays en deuil à vos pieds nous envoie.
Dites au cardinal que, pour l’amour de nous,
Il intervienne aux maux dont ce peuple est victime.
La France a sous la main ce duc sérénissime ;
Qu’il cède ! — Il est contraire au précepte divin
D’opprimer pour la foi. — D’ailleurs j’aime Calvin.
Il a trempé ses mains dans le sang catholique.
Mettre au pied d’un héros ce don que lui destine
L’auguste majesté de ma reine Christine.
Fut dans Fontainebleau tué Monaldeschi.
Jusqu’au sein de la France enfin l’exterminât.
Près du grand Protecteur sollicite un asile.
Pour une reine ici l’on n’a point de palais.
Qui s’exposerait nue aux publiques rumeurs !
Pour abattre un grand homme envoyé par son maître.
Lui porter, comme à vous, dans un coffre de fer.
Des poisons d’alchimie ou des foudres d’enfer.
Le piège en éclatant dévorait sa victime. —
On vous en veut. — Cet homme a le regard du crime ;
Craignez-le. Ce coffret, que vous alliez ouvrir.
Contient peut-être un piège à vous faire mourir.
Whitelocke.
Quelle perplexité ! la mort ou la disgrâce. —
Ces parures de femme et ces hochets royaux.
Je ne saurais qu’en faire.
Le vassal régicide à la reine assassine.
Ont marié l’intrigue à des italiens.
Ces bâtards des romains, sans lois, sans caractère,
Héritiers dégradés des maîtres de la terre
Qui levèrent si haut le sceptre des combats.
Gouvernent bien encor le monde, mais d’en bas !
La Rome dont l’Europe aujourd’hui suit la règle
Porte un regard de lynx où planait l’œil de l’aigle.
À la chaîne, imposée à vingt peuples lointains.
Succède un fil caché qui meut de vils pantins.
Ô nains fils des géants ! renards nés de la louve !
Avec vos mots mielleux partout on vous retrouve,
Filippi, Mancini, Torti, Mazarini !
Libres ainsi que vous, comme vous protestants,
Vous demandent la paix.
Vous trouve trop mondains dans votre politique,
Et ne veut pas sceller des traités fraternels
Nous ne vous voyions pas !
Réclamer la faveur d’un entretien secret.
Nous sommes divisés par la guerre de Flandre,
Mais le roi catholique avec vous peut s’entendre.
Et pour montrer l’état qu’il fait de vous encor.
Des vieux républicains de la vieille Angleterre,
J’irais, des vanités détestable soutien,
Souiller ce cœur contrit d’un symbole payen !
On verrait, sur le sein du vainqueur de Sodome,
Pendre une idole grecque au rosaire de Rome !
Loin ces tentations, ces pompes, ce collier !
Cromwell à Balthazar ne veut pas s’allier !
Une tour de Sion en sépulcre blanchi ?
À moi la Toison d’or ! Je laisse aux idolâtres
Leurs prêtres histrions et leurs temples théâtres.
Ils cherchent dans l’enfer leurs dieux et leur trésor ;
L’envoyé portugais a-t-il soustrait son frère ?
Don Luis ! votre maître aurait-il l’impudeur
De m’insulter en face, et par ambassadeur ?
Ce serait une injure un peu trop solennelle !
Mais partez !
Avec l’Espagne, aux yeux des envoyés de France.
Mais suivez Cardenas, tâchez de l’apaiser.
Et sachez, s’il se peut, ce qu’il vient proposer.
Adieu, monsieur le duc... messieurs...
toutes deux en noir, la dernière surtout affecte la simplicité puritaine ; LADY FALCONBRIDGE, vêtue avec beaucoup de richesse et d’élégance ; LADY CLEYPOLE, enveloppée comme une personne malade, l’air languissant : LADY FRANCIS, toute jeune fille, en blanc, avec un voile.
Décidément, monsieur, je n’aime pas le faste !
La chambre de la reine, où je couche, est trop vaste.
Ce lit armorié des Stuarts, des Tudor,
Ce dais de drap d’argent, ces quatre piliers d’or.
Ces panaches altiers, la haute balustrade
Qui m’enferme, captive en ma royale estrade.
Ces meubles de velours, ces vases de vermeil,
C’est comme un rêve enfin qui m’ôte le sommeil !
Et puis, de ce palais il faut faire une étude.
De ses mille détours je n’ai pas l’habitude.
Oui, vraiment, je me perds dans ce grand White-Hall ;
Et je suis mal assise en un fauteuil royal !
Tous les jours votre plainte…
Notre hôtel de Cock-Pit à ce palais de roi,
Le manoir d’Huntingdon, la maison de famille !
D’aller voir le verger, le parc, la basse-cour,
De laisser les enfants jouer dans la prairie,
Et puis de visiter, tous deux, la brasserie !
Ma vie aux airs de cours ne s’accoutume pas ;
Et vos robes à queue embarrassent mes pas.
Au banquet du lord-maire, hier, j’étais hypocondre.
Beau plaisir, de dîner tête à tête avec Londre !
Ah ! — Vous-même aviez l’air de vous bien ennuyer.
Nous soupions si gaîment, jadis, près du foyer!
A troublé ses vieux jours ; mille soucis cuisants
L’ont poussée au tombeau plus vite que les ans.
Calculant les périls où vous êtes en butte.
Son œil, quand vous montiez, mesurait votre chute.
Chaque fois qu’abattant tour à tour vos rivaux,
Londres solennisait vos triomphes nouveaux,
Si jusqu’à son oreille engourdie et glacée
Arrivait le bruit sourd de la ville empressée,
Les canons, les beffrois, le pas des légions,
Et le peuple éclatant en acclamations.
Réveillée en sursaut et relevant sa tête,
Cherchant dans ses terreurs un prétexte à la fête,
Tremblante, elle criait : Grand Dieu ! mon fils est mort !
Si vous y rejoindrez sa dépouille mortelle ?
Dieu veuille que ce soit bien tard !
Mon père.
Pour moi, ce palais sombre au sépulcre est pareil.
Dans ces longs corridors et dans ces vastes salles
Règnent les noirs frissons et les nuits glaciales.
J’y serai bientôt morte !
Encore un peu de temps, ici, m’est nécessaire.
Mon père, n’est-ce pas ? vous voulez être roi ?
Mais Fletwood, mon mari, l’empêchera bien !
Avec lui contre vous je m’unis sur ce point.
Pourquoi ne serait-il pas roi, tout comme un autre ?
Pourquoi nous refuser ce plaisir ravissant
D’être altesse royale et princesse du sang ?
À l’œuvre du salut mon âme est attachée.
Quand mon époux est lord, mon père n’est pas roi.
Imitez le maintien, le calme et la douceur.
Votre sœur, près de qui j’ai passé tous mes jours,
M’apprit à révérer ceux qu’on bannit toujours.
Et depuis peu de temps conduite en ces murs sombres,
Je crois sans cesse y voir errer de tristes ombres.
Pour la dernière fois sortit de White-Hall ?
Je m’y perds ! mon esprit jamais ne concilie
Mes titres empruntés avec mon nom réel,
CROMWELL, THURLOË.
Cinq villes, cinq comtés, cinq royaumes de plus !
Je suis esclave, ami !
L’Europe est d’un côté ; mais ma femme est de l’autre !
Une femme…
Tout le nord se soumet au Protecteur.
Dunkerque au Protecteur sera bientôt remise.
Que Blake aux portugais prit sur trois galions.
Huit chevaux gris frisons.
Le grand-duc de Toscane, à qui Blake a parlé.
Vous donne en sequins d’or la charge de vingt mules.
De votre bienveillance une marque publique.
— Après ?
N’est-il donc pas venu des lettres de Cologne ?
La nuit... — on éteignit tous les flambeaux... — Comment
Capitulerait-on mieux avec un serment ?
Il faut être papiste ! — Ah ! le royal message
Caché dans son chapeau... — Précaution fort sage !
Mais je suis curieux. — Thurloë, fais savoir
À monsieur Davenant que je voudrais le voir.
Malveillants ! mais dans l’ombre où se cachent vos pas,
Vous voulez secourir Dunkerque sans délais.
Mais, ce qui gâte un peu leur commune assurance,
Dunkerque est à l’Espagne et Calais à la France.
Chacun de ces deux rois me présente à dessein
Des villes à choisir, dans celles du voisin ;
Et, pour qu’en ce débat ma faveur le préfère,
Me donne en hypothèque une conquête à faire. —
Avec le roi de France il faut rester d’accord.
À quoi bon le trahir ? L’autre offre moins encor.
Réclament, opprimés, votre appui magnanime.
Mais quand donc sera-t-il tolérant ?
En Irlande, et voici la lettre évangélique
Du chapelain Peters sur cet événement :
« Aux armes d’Israël Dieu s’est montré clément.
Armagh est prise enfin ! Par le fer, dans les flammes,
Nous avons extirpé vieillards, enfants et femmes ;
Deux mille au moins sont morts ; le sang coule en tout lieu ;
Et je viens de l’église y rendre grâce à Dieu ! »
Comme une torche ardente au sein d’un champ de blé !
Thurloë s’incline de nouveau.
Des armements nouveaux, équipés à grands frais.
Avec sa chambre aulique et son aigle à deux têtes,
Que me veut l’empereur ? — M’effrayer ? — Bon germain !
Parce que, les grands jours, il porte dans sa main
Un globe de bois peint qu’il appelle le monde !
Sur la paille oublié.
Comptez, mylord.
Seul, nu, glacé.
Du parlement, touchant le projet présenté ?
Contre vous ont parlé Purefoy, Goffe, Pride,
Nicholas, et surtout Garland.
La majorité vote avec nous ; et suivant
Lord Pembroke, ancien pair qui dans tous temps surnage,
La couronne est à vous de droit.
Par quelque vain scrupule à la bible emprunté.
Le colonel John Birch tient la chambre indécise.
Pour lever son scrupule un prompt paiement suffit.
Pourvu que le caissier se trompe à son profit.
Quant à vous, Thurloë, veuillez, s’il est possible.
Avec plus de respect nommer la sainte bible.
Contre vous.
De toutes mains, devient récalcitrant.
Vous serez aujourd’hui prié très humblement
D’accepter la couronne, au nom du parlement !
Mes pieds ont donc atteint le haut du mont de sable!
Tu souris, Thurloë. Tu ne sais pas quel vide
Creuse au fond de nos cœurs l’ambition avide !
Comme elle fait braver douleur, travail, péril.
Tout enfin, pour un but qui semble puéril !
Qu’il est dur de porter sa fortune incomplète !
Puis, je ne sais quel lustre, où le ciel se reflète.
Environne les rois, depuis les temps anciens.
Ces noms, roi, majesté, sont des magiciens !
D’ailleurs, sans être roi, du monde être l’arbitre !
La chose sans le mot ! le pouvoir sans le titre !
Pauvretés ! Va, l’empire et le rang ne font qu’un.
Tu ne sais pas, ami, comme il est importun.
Quand on sort de la foule et qu’on touche le faîte.
De sentir quelque chose au-dessus de sa tête !
À voix basse.
Qu’il apporte aux amis des anciens rois exclus.
Seigneur, est à présent mouillé dans la Tamise.
Le pavillon est neutre ! — Ah ! par ton entremise.
Si je puis confisquer le tout adroitement,
La moitié du butin t’appartiendra.
Seulement, qu’au besoin l’on me prête main-forte.
Cours, et reviens bientôt m’en apprendre l’effet.
Qu’avec les cavaliers votre Richard conspire.
Mais rien de plus.
Pour me récompenser rouvrez nos synagogues.
Et révoquez la loi contre les astrologues.
Ce navire étranger, l’argent qu’il vient répandre
Parmi les malveillants, l’avis du juif maudit,
Tout n’est-il pas d’accord avec ce que j’ai dit ?
Ouvrez les yeux.
Du peu que nous savons déjà je frémis.
Si j’avais à le croire occupé ma pensée.
Et mon temps à chercher la trame dénoncée,
Mes jours, mes nuits, ma vie aurait-elle suffi ?
Je sais que pour plusieurs mon joug est tyrannique.
Que certains généraux ne voudraient pas, mon cher,
Voir leur roi de demain dans leur égal d’hier.
Mais l’armée est pour moi. — Quant à l’argent dont parle
Ce juif, c’est un cadeau que me fait le bon Charle,
Et qui vient à propos, surtout dans ce moment.
Pour acquitter les frais de mon couronnement.
Va ! sois tranquille, ami ! — Songe aux fausses nouvelles
Dont on a tant de fois tourmenté nos cervelles.
Ces complots sont un jeu des malveillants jaloux,
Je vais prendre un peu l’air, Thurloë. Tiens-leur tête.
Cependant…
Dans cet antre, où Baal montre sa face à nu,
Où l’on ne voit que loups, histrions, faux prophètes.
Ivrognes, éperviers, dragons à mille têtes.
Serpents ailés, vautours, jureurs du nom de Dieu,
Et basilics portant pour queue un dard de feu !
Mangez ! — Le peuple est mort, vampires d’Israël ;
Mangez sa chair, la chair des saints élus du ciel,
La chair des forts, la chair des officiers de guerre,
La chair des chevaux !
D’être des basilics qui mangent du cheval !
Et c’est vous qui nommez ma sagesse folie !
Je le dirai pour vous, et le crédit que j’ai...
— Je suis lord Broghill.
Broghill, — un cavalier, — chez Cromwell me protège !
À part.
Mais, quelque fou qu’il soit, le drôle m’a bien l’air
De manquer à Bedlam moins qu’à la tour de Londre.
De Judas Macchabée, Ischariot Judas !
Je suis l’ange envoyé pour avertir Loth.
Tu t’es transformé d’homme en ange.
Pour te parler.
C’est Carr l’indépendant !
Carr demeure impassible.
Qui donc vous en a fait sortir ?
Nous sommes tous proscrits maintenant sous ta loi ;
Moi, coupable, par eux ; eux innocents, par toi !
Qui donc brise vos fers ?
J’ai vu le piège à temps.
Quoiqu’Olivier Cromwell ne compte point ses crimes ;
Qu’il n’ait pas un remords, certes, par cent victimes ;
Que sans cesse il enchaîne, en ses jours pleins d’horreurs,
L’hypocrisie au schisme, et la ruse aux fureurs...
Le babylonien, le payen, l’arien ;
Qu’il fasse pour soi tout, et pour Israël rien ;
Qu’il repousse les saints, se livrant sans limite
Au peuple amalécite, ammonite, édomite ;
Qu’il adore Dagon, Astaroth, Élimi ;
Et que l’ancien serpent soit son meilleur ami ;
Quoiqu’enfin, du Seigneur méritant la colère,
Il ait brisé du pied le vieux droit populaire.
Chassé le parlement que Sion convoqua,
Et qu’aux frères du Christ sa bouche ait dit Raca !
Malgré tant de forfaits, pourtant je ne puis croire
Qu’il ait le cœur si dur, qu’il ait l’âme si noire.
Non ! qu’à ce point tu sois abandonné du ciel,
De ne pas confesser, en face d’Israël,
Que pour ce peuple anglais, sanglant, plein de misères,
Sur le fumier de Job étalant ses ulcères,
Entre tous les bienfaits qu’il peut devoir au sort.
Le plus grand des bonheurs, Cromwell, serait ta mort.
Là, sois de bonne foi! l’encens de la bassesse
T’enivre ; cesse un peu d’être ton partisan ;
Parlons sans nous fâcher. Oui, ta mort, conviens-en,
Serait un grand bonheur ! ah ! bien grand !
Pour moi, j’en suis vraiment si convaincu, mon frère.
Oui, que, dans ce seul but, toujours, sous mon manteau.
En attendant ton jour, je garde ce couteau.
Sois tranquille, ton heure encor n’est pas sonnée. —
Je viens même ravir ta tête condamnée
Ta vie en ce moment est pour moi plus sacrée
Que la chair du pourceau pour la biche altérée.
Ou les os de Jonas pour le poisson géant
Qui le sauva des flots dans son gosier béant.
Que, s’il ne menaçait que toi, je n’irais pas
Perdre à t’en informer mes discours et mes pas.
Tu me rends bien plutôt la justice de croire
Que de s’y joindre aux saints Carr se serait fait gloire !
Mais il s’agit ici de sauver Israël.
Je te sauve en passant ; tant pis !
— Barksthead !
L’arrêt du roi.
C’est donc pour rétablir Stuart ?
Lorsqu’à ce rendez-vous j’arrivai dès l’aurore,
J’espérais bonnement qu’il s’agissait d’abord
De délivrer le peuple en te donnant la mort…
Mais à peine introduit, je vis un philistin
En pourpoint de velours tailladé de satin.
Ils étaient trois. Le chef des conciliabules
Vint me chanter des brefs, des quatrains et des bulles.
Mais leurs yeux, fascinés par des charmes étranges.
Souriaient aux démons qui se mêlaient aux anges.
Les démons criaient : Mort à Cromwell ! Et tout bas,
Ils disaient : — Profitons de leurs sanglants débats ;
Nous ferons succéder Babylone à Gomorrhe,
Les toits de bois de cèdre aux toits de sycomore,
La pierre aux briques, Dor à Tyr, le joug au frein,
Et le sceptre de fer à la verge d’airain ! —
On immole son bœuf sans lui donner sa part ;
Qu’on abatte Cromwell au profit de Stuart.
Car, entre deux malheurs, il faut craindre le pire.
Si méchant que tu sois, j’aime mieux ton empire
Qu’un Stuart, un Hérode, un royal débauché,
Qui parasite, enfin du vieux chêne arraché ! —
Confonds donc ces complots que ma voix te révèle !
Sont ligués contre moi ? — Du côté royaliste
Quels sont les chefs ?
Autant que de la paille où j’ai dormi sept ans !
Pourtant, s’il m’en souvient, ils nommaient à voix haute
Rochester… lord Ormond…
Non, quand tu m’offrirais dix mille sicles d’or,
Comme le roi Saül à la femme d’Endor ;
Non, quand tu donnerais cet ordre à quelque eunuque
D’essayer le tranchant d’un sabre sur ma nuque ;
Non, quand tu m’enverrais, pour mes rébellions.
Ainsi que Daniel, dans la fosse aux lions ;
Non, quand tu ferais luire un brasier de bitume,
Horrible, et sept fois plus ardent que de coutume ;
Qu’après Ananias je verrais à mon tour
La flamme autour de moi grandir comme une tour.
Et, dorant les maisons d’un vil peuple inondées.
Dépasser le bûcher de trente-neuf coudées !
Le Tigre et le Liban, Tyr aux portes dorées,
Ecbatane, bâtie en pierres bien carrées,
Mille bœufs, le limon du Nil égyptien.
Quelque trône, et tout l’art de ce magicien
Qui faisait en chantant sortir le feu de l’onde.
Et d’un coup de sifflet venir des bouts du monde.
À travers les grands cieux et leurs plaines d’azur,
La mouche de l’Égypte et l’abeille d’Assur !
Non ! quand tu me ferais colonel dans l’armée !
On ouvre mal de force une bouche fermée.
Je ne l’oublierai point. Le sauveur de Cromwell...
Caresser qui me blesse ! à mon rang, à mon âge !
Mais pour nous, un serpent ! — Veux-tu pas la couronne ?
Mais j’ai l’ulcère au cœur. Plains-moi !
Pourquoi parler ? le crime est puni par le vice.
Tu peux tout demander, tout exiger...
Je puis à certain prix te dévoiler ta plaie.
Tous ces républicains sont les mêmes au fond ;
Un grade ? un domaine ?
Pour garder le pouvoir. Le pouvoir est ma croix.
Plus aisé qu’un chameau passe au trou d’une aiguille,
Ou le Léviathan au gosier de l’anguille,
Qu’un riche et qu’un puissant par la porte des cieux !
Mais il n’est dans Juda, dans Gad, dans Issachar,
Personne qu’elle accable autant que moi, cher Carr.
Je hais ces vanités, à fuir aux catacombes.
Mots rendant un son creux comme le mur des tombes,
Trône, sceptre, honneurs vains que Charles nous légua,
Faux dieux, qui ne sont point l’alpha ni l’oméga !
Pourtant je ne dois pas sur ce peuple que j’aime
Rejeter brusquement l’autorité suprême.
Avant l’heure où viendront régner dans nos hameaux
Les vingt-quatre vieillards et les quatre animaux.
Va donc trouver Saint-John, Selden, jurisconsultes.
Juges en fait de lois, docteurs en fait de cultes.
Dis-leur de faire un plan pour le gouvernement.
Qui me permette enfin d’en sortir promptement. —
Es-tu content ?
Mais je ne veux pas, moi, te laisser à demi
Satisfait.
Le juif avait raison ! — Céleste châtiment !
J’assassinai mon roi ; mon fils tuera son père !
Il est dur, j’en conviens, de voir son fils félon,
Et, sans être un David, d’avoir un Absalon.
Quant à la mort de Charle, où tu crois voir ton crime,
C’est le seul acte saint, vertueux, légitime,
Par qui de tes forfaits le poids soit racheté.
Et de ta vie encor c’est le meilleur côté.
Léger, comme l’oiseau qui chante et qui s’envole,
Jurant avoir payé les dettes de Clifford…
Comment ?
Ou Charles deux !
Des rires, un festin, des chants, — pas un remord !
Parricide folâtre ! un jour, sur ton front pâle,
Écrira-t-on Caïn, ou bien Sardanapale ?
Si mon cœur est de chair, que mon front soit d’airain.
Cromwell mettra toujours Carr avant tous les autres.
Pour lui que de bonté !
Moi, dans sa cour ! j’irais, quand Sion me contemple,
Comme un lin jadis blanc que les vendeurs du temple
Ont souillé de safran, de pourpre ou d’indigo.
Changer mon nom de Carr au nom d’Abdenago !
Nous l’avions mal jugé d’abord.
Quelqu’un de qualité, monsieur, sans contredit.
Son costume n’est pas rigoureusement…
Doit être utile à ceux dont, par occasion,
Il daigne apostiller quelque pétition.
Dire à qui vous savez, pour moi, bon citoyen,
Mylord, un de ces mots que vous dites si bien ?
J’ai droit d’être fait lord : je suis maître des rôles,
Et...
Aux babyloniens qui nous ont envahis.
et environnent Carr.
Protégez-moi, mylord ! — Puisqu’on va faire un roi,
Je puis à son altesse être utile, je croi.
Je suis noble écossais. De faveurs sans égales
J’ai joui, tout enfant, près du prince de Galles.
Chaque fois que cédant à quelque esprit mauvais
Son altesse royale avait failli, j’avais
Le privilège unique, et qui n’était pas mince.
De recevoir le fouet que méritait le prince.
Il fut vil chez Stuart, il est vil chez Cromwell.
Comme Miphiboseth, il boite des deux jambes.
Sur les galions pris au marquis espagnol.
Le colonel Jephson. — Ma mère était comtesse.
Je voudrais être admis à la chambre des pairs.
George Cony, frappé d’une taxe illégale.
M’a pris pour avocat. Ma table est bien frugale.
J’ai pourtant refusé !
De faire Olivier roi...
Je préfère un geôlier à ces prêtres de Bel,
Certe, et la tour de Londre à la tour de Babel.
Son altesse ne peut recevoir aujourd’hui.
De ne pas être vu, sortez par cette porte.
Et tous les conjurés, dont il se disait frère.
Vos ennemis mortels, l’ont trouvé téméraire.
— Répétez-moi, Willis, les noms des puritains.
L’empire est au génie encor moins qu’au hasard.
Que de Vitellius, grand Dieu, pour un César !
La foule met toujours, de ses mains dégradées.
Quelque chose de vil sur les grandes idées,
— Niais !
Contre moi... — Mais ce sont vraiment des comédies !
Ce mot ne peut atteindre à votre majesté.
Maladroit !
Que j’aurais peine à perdre ; et puis je les surveille ;
Ils n’échapperont point en tout cas.
Willis les puritains, et Carr les royalistes !
Sans cela, sur l’honneur, j’aurais trop de remord.
J’évente leur complot : c’est qu’il me fait pitié ;
Et si je les trahis, c’est bien — pure amitié !
— Chat-tigre ! qui déchire après avoir flatté,
Et sait vendre une tête avec humanité !
Lauréat sous Stuart ? — Il vient du continent.
Parmi les conjurés je ne crois pas qu’il fût.
Davenant.
Quand on parle à Cromwell de la part de Milton.
Davenant m’a servi. — Grâce à Milton qu’il leurre,
Je serai chapelain de Noll avant une heure.
Si le diable aujourd’hui m’emporte, — par le ciel !
Il ne m’emportera qu’aumônier de Cromwell. —
Çà, commence, Wilmot, la tragi-comédie ! —
Dans la gueule du loup mets ta tête hardie.
Et porte pour ton roi, sans plainte, ce chapeau.
Et ces chausses de drap qui t’écorchent la peau.
Et le chancelier Hyde en sa lettre me dit
Qu’un juif pour l’entreprise offre aussi son crédit.
Serait-ce ?…
Des cavaliers !
Venir se dire ici nos affaires ! Que diable !
Conspirer chez Cromwell ! l’audace est incroyable. —
De l’effrayer ; qu’il sente à quel point il s’expose.
Et me voilà sondant une mer de complots !
Me voilà de nouveau jouant aux dés ma tête !
Mais, courage ! affrontons la dernière tempête.
Frappons un dernier coup qui les glace d’effroi.
Brisons ce qui résiste ! il faut au peuple un roi.
D’une chaîne invisible environnons leurs pas.
Aveuglons-les : veillons ; — ils n’échapperont pas !
Te nommes-tu Stuart ? Plantagenet ? Bourbon ?
Es-tu de ces mortels qui, grâce à leurs ancêtres,
Tout enfants, pour la terre ont eu des yeux de maîtres ?
Quel sceptre, heureux soldat, sous ton poids ne se rompt ?
Quelle couronne est faite à l’ampleur de ton front ?
Toi, roi, fils du hasard ! chez les races futures
Ton règne compterait parmi tes aventures ! —
Ta maison, — dynastie !
Est-ce ainsi que l’on monte aux trônes légitimes ? —
Quoi ! n’es-tu donc point las pour avoir tant marché,
Cromwell ? le sceptre a t-il quelque charme caché ?
Vois. — L’univers entier sous ton pouvoir repose ;
Tu le tiens dans ta main, et c’est bien peu de chose.
Le char de ta fortune, où tu fondes tes droits.
Roule, et d’un sang royal éclabousse les rois !
Quoi ! puissant dans la paix, triomphant dans la guerre,
Tout n’est rien sans le trône ! — Ambition vulgaire !
Qu’en feras-tu ? — Sur quoi tombera ton envie ?
Ne faut-il pas un but à l’homme dans la vie ?
Coupable fou !
Quelques planches, où l’œil de la foule s’attache.
Changeant de nom, selon l’étoffe qui les cache.
Du velours, c’est le trône ; un drap noir, — l’échafaud !
J’ai la tête brûlante. — Ouvrons cette fenêtre.
Oui, c’est de là qu’il prit son essor vers les cieux ! —
Jamais plus noble front n’orna le dais royal ;
Charles premier fut juste et bon.
Mortifications, veilles, jeûnes, prières,
Pour sauver la victime ai-je rien épargné ?
Mais son arrêt de mort au ciel était signé.
Pendant que tu priais, agissait en silence,
Homme candide et pur !
Pour te rendre la vie, ô Charles, que de fois
J’aurais donné mon sang !
À ses bons sentiments je rends tout bas hommage,
Mais pour les exprimer l’endroit est mal choisi.
N’allons pas pour Cromwell me battre avec un frère.
Vous teniez des discours par trop séditieux !
Imposteur éhonté !
Vient d’un zèle trop chaud contre vos ennemis.
Des mots mal entendus...
J’ose en votre maison solliciter l’emploi
De chapelain.
Obededom ?
De me donner un nom à faire fuir le diable !
Qu’on ne peut prononcer sans grimace effroyable !
Reçut dans sa maison l’arche qui voyageait.
Rendez-vous digne, ami, de ce nom mémorable.
Son emportement même en était une preuve.
Vous faire sur la foi subir un examen.
Avant de vous nommer mon chapelain.
Il suffit pour prêcher qu’en chaire il se présente,
Et qu’il sache, abreuvé des sources du Carmel,
Au lieu d’A, B, C, dire : Aleph, Beth et Ghimel.
On peut, sans être prêtre, ou ministre, ou docteur,
L’âme est un sanctuaire, et tout homme est un clerc.
Dans le foyer commun apportez votre éclair ;
Les prophètes prêchaient sur les places publiques.
Si dans ce que je dis je comprends un seul mot !
Mais sa doctrine au fond est très démagogique.
Et beaucoup…
On peut atteindre alors, bien qu’il marche très vite,
Satan, qui, dans un jour, nonobstant son pied-bot,
Votre édifice. Mais nous en reparlerons. —
Quels sont les animaux impurs ?
Le butor,
« Qui touche à des corps morts reste impur jusqu’au soir ! »
N’avoir point comme moi des notions entières.
De porter les cheveux courts ou longs ?
Par ses beaux cheveux longs Absalon fut perdu !
Allons ! je n’ai point mal soutenu cet assaut.
Tout puritain qu’il est, le drôle n’est pas sot !
Je crains même… — Saint Paul ! quel est donc ce perfide,
Confident de Cromwell et du chancelier Hyde ? —
Traître ! — Mais j’ai pourtant dupé le vieux démon !
Comme il vous interroge en phrases de sermon !
J’ai l’air d’un franc coquin, d’un vrai tueur de rois !
Pour n’être jamais pris en défaut, toujours marche
Armé jusques aux dents, en son propre palais.
De dilemmes pieux et de bons pistolets.
S’il me reconnaît, gare ou la corde ou le feu !
Le docte Obededom y perdrait son hébreu !
Parmi nos cavaliers il buvait ce matin.
Je devine qui c’est. Ah ! le félon !
Depuis le tête-à-tête où je parlai d’amour
Aux cinquante printemps de mylady Seymour !
Se défier d’un homme ?
Qui va contre moi faire un rapport malveillant.
Il dira que j’ai bu dans la même taverne
Avec des ennemis du pouvoir qui gouverne.
C’est pour mon père un crime à punir de prison.
C’est lèse-majesté ! c’est haute trahison !
Je prierai Dieu pour vous,
Que dit-il ?
Avec des cavaliers, comme vous, puritain !
À quoi vous servira d’aller dire à mon père
Que son fils avec eux trinquait dans ce repaire,
Et pour un peu de vin, que même j’ai mal bu.
Me faire comme un bouc chasser de la tribu ?
Mais est-ce de complots que nous nous occupions ? —
Car vous êtes, mon cher, un de ses espions !
Ah ! je devine tout !
On me prend, tant j’en ai bien saisi la couleur.
Promettez-moi, — je suis de nobles d’or pourvu, —
De taire au Protecteur ce que vous avez vu
Ce matin.
L’avarice est d’ailleurs dans mon déguisement.
Sans compter la potence ?
Pourquoi rougir ?
Quel est sur votre front ce nuage épandu,
Mylord ? où doit tomber la foudre qu’il recèle.
Et dont l’éclair sinistre en vos yeux étincelle ?...
Qu’avez-vous ? Qu’a-t-on fait ? Parlez : que craignez-vous ?
Qui peut vous attrister dans le bonheur de tous ?
Demain, des anciens rois rejoignant les fantômes,
La république meurt, vous léguant trois royaumes ;
Demain votre grandeur sur le trône s’accroît ;
Demain, dans Westminster proclamant votre droit,
Jetant à vos rivaux son gant héréditaire.
Le champion armé de la vieille Angleterre,
Aux salves des canons, au branle du beffroi,
Doit défier le monde au nom d’Olivier roi.
Qui vous manque ? l’Europe, et l’Angleterre, et Londre,
Votre famille, tout semble à vos vœux répondre.
Si j’osais me nommer, mon père et mon seigneur.
Je n’ai, moi, de souci que pour votre bonheur,
Vos jours, votre santé...
Une autre fois, de mieux choisir vos commensaux,
Monsieur !
Si...
Quelques amis autour d’un broc de muscadine ?
Vous le buviez, mon fils, sans doute à ma santé ?
Était fort innocent...
Bu sa part de mon sang dans un hideux festin !
Ne viens pas étaler, traître, sous mes yeux mêmes,
Ton parricide, encore aggravé de blasphèmes !
Va, c’est un vin fatal qui troubla ta raison !
À la santé du roi tu buvais du poison.
Ma vengeance veillait, muette, sur ton crime.
Quoique tu sois mon fils, tu seras ma victime :
Pour un verre de vin voilà beaucoup de bruit.
Mais boire un jour de jeûne ! — on devient sacrilège,
Traître, blasphémateur, parricide, que sais-je ?
Il vaut mieux, sur ma foi, bien qu’un banquet soit doux.
Jeûner avec des saints que boire avec des fous !
C’est une vérité qu’avant cette journée
Ma pénétration n’aurait pas soupçonnée.
Comme un renard d’Écosse, il faut que je le traque.
J’ai vu mon père, drôle ! il sait tout !
Saurait-on qui je suis ?
Mon père est furieux.
Qui je suis, — vous pouvez m’honorer d’un duel.
Nous avons tous les deux des raisons à nous faire.
Fixez l’heure, le lieu, l’arme ; à vous j’en défère.
Je suis pour vous, je pense, un digne champion.
Tu parles de duel ! Te crois-tu donc moins vil
Qu’un juif ? Rends-toi justice, infâme !
Recevoir des deux mains, et vendre qui t’achète !
Va, cette somme-là, tu me la paîras cher !
J’aurai ce que Satan t’a donné pour une âme !
Le comte de Carlisle lui fait un profond salut.
Vous venez un instant trop tôt.
J’ai l’ordre de placer deux archers à la porte.
Le fils du Protecteur ! et, menacé du glaive,
Au courroux de son fils c’est Cromwell qui m’enlève !
Pourtant, je nuis au père et n’ai rien fait au fils !
Lâche ?
J’avais pu le payer comme je le voulais.
Vous nomme chapelain, monsieur, dans sa maison
Du matin et du soir vous direz l’oraison ;
Vous prêcherez un texte aux gardes de sa porte ;
Vous bénirez les mets qu’à sa table on apporte,
Et l’hypocras que boit son altesse le soir.
Un jeune diablotin bénissant un vieux diable !
D’eux-mêmes ils viendront se jeter dans nos rets.
Leur plan sera trompé par notre stratagème.
Cromwell sera par nous surpris cette nuit même.
Tout va bien. Poursuivons, quoique à moitié trahis.
Bravons pour nos Stuarts et pour notre pays
Dans ce rôle, à la fois périlleux et risible,
Pistolets, coups d’épée, et débats sur la bible.
De la peau du renard chez les loups revêtu,
Soyons saint de hasard, chapelain impromptu,
Prêt à tout examen comme à toute escarmouche.
ACTE TROISIÈME.
J’ai voyagé dans l’enfer.
Moloch, Sadoch, Lucifer
Allaient me jeter aux flammes
Avec leurs fourches de fer.
Déjà prenait feu mon linge ;
Mon pourpoint était roussi ;
Mais par bonheur, Dieu merci,
Satan me prit pour un singe,
Notre roi temporel et chef spirituel ?
À ce compte, Giraff, l’enfer serait sans bornes.
Par deux portes, on peut m’en croire,
Les songes viennent à Paris,
Aux amants par celle d’ivoire,
Cromwell me fait porter sa queue ; eh bien ! sa femme
Lui fait porter, à lui, ses cornes.
Je suis le chevalier de dame Élisabeth.
Pour l’honneur de Cromwell et pour le sien je plaide.
Je m’en fais le garant sans crainte ; elle est si laide !
Quand on n’a rien à dire, on parle pour parler.
Pour moi, je crains l’ennui qui me rendrait malade.
Pourquoi fais-tu tant de vacarme,
Carme ?
Rose t’aurait-elle trahi ?
Page ?
Es-tu l’amant de Rose aussi ?
— Si !
Qui te donne cet air morose,
Rose ?
— L’époux dont nul ne se souvient,
Vient.
Du lit où l’amour t’a tenue
Nue,
Tu le vois qui revient, hélas !
Las.
Ton oreille qui le redoute,
Doute,
Et de sa mule entend le trot.
Trop.
Il va punir ta vie infâme,
Femme !
Ah ! tremble ! c’est lui ; le voilà,
Là !
En vain le page et le lévite.
Vite,
Cherchent à s’enfuir du manoir,
Noir.
Il les saisit sous la muraille.
Raille,
Et les remet à ses varlets,
Laids.
Sa voix, comme un éclair d’automne,
Tonne :
— Exposez-les tous aux vautours.
Tours !
Que des tours leur corps dans la tombe
Tombe !
Qu’ils ne soient que pour les corbeaux
Beaux ! —
Entr’ouvre-toi sous l’adultère.
Terre !
Démon ennemi des maris.
Ris !
Quand il s’éloigna, bien fidèle.
D’elle,
Invoquant, en son triste adieu.
Tendres,
Qui font avec leur air trompeur
Peur,
N’osait parler à la rebelle
Belle.
Elle en avait, quand il revint,
Siècle bizarre !
Job et Lazare
D’or sont cousus.
Lacédémone
Y fait l’aumône
Au roi Crésus.
Époque étrange !
Rare mélange !
Le diable et l’ange ;
Le noir, le blanc ;
Des damoiselles
Qui sont pucelles.
Ou font semblant.
Beautés faciles,
Maris dociles,
Sots mannequins.
Dont leurs Lucrèces,
Fort peu tigresses.
Font des Vulcains.
Des Démocrites
Bien hypocrites ;
Des rois plaisants ;
Des Héraclites
Hétéroclites ;
Des fous pensants ;
Des pertuisanes
Pour arguments ;
Tendres amants
Prenant tisanes ;
Des loups, des ânes,
Des vers luisants ;
Des courtisanes,
Des courtisans.
Femmes aimées ;
Bourreaux bénins ;
Douces nonnains
Mal enfermées ;
Titans pygmées,
Et nains géants !
Voilà mon âge.
Rien ne surnage
Dans ce chaos
Que les fléaux.
De mal en pire
Va notre empire.
Nos grands Césars
Sont des lézards ;
Nos bons cyclopes
Sont tous myopes ;
Nos fiers Brutus
Sont des Plutus ;
Tous nos Orphées
Sont des Morphées ;
Notre Jupin
Est un Scapin.
Temps ridicules,
Risibles jours,
Dont les Hercules
Filent toujours !
Ici l’un grimpe,
L’autre s’abat.
Et notre olympe
Vous à qui l’enfer en masse
Fait chaque nuit la grimace.
Sorciers d’Angus et d’Errol ;
Vous qui savez le grimoire.
Et n’avez dans l’ombre noire
Qu’un hibou pour rossignol ;
Ondins qui, sous vos cascades.
Vous passez de parasol ;
Sylphes dont les cavalcades,
Bravant monts et barricades.
En deux sauts vont des Orcades
À la flèche de Saint-Paul ;
Chasseurs damnés du Tyrol,
Dont la meute aventurière
Bat sans cesse la clairière ;
Qui ranimez vos poussières
Sous les baisers des sorcières ;
Caliban, Macduff, Pistol ;
Zingaris, troupe effroyable
Que suit le meurtre et le vol ;
Dites, — quel est le plus diable,
Du vieux Nick ou du vieux Noll ? —
Sait-on qui Satan préfère
Des serpents dont il est père ?
C’est l’aspic à la vipère,
Le basilic à l’aspic,
Le vieux Nick au basilic.
Et le vieux Noll au vieux Nick.
Le vieux Nick est son œil gauche,
Le vieux Noll est son œil droit ;
Le vieux Nick est bien adroit.
Mais le vieux Noll n’est pas gauche ;
Et Belzébuth dans son vol
Va du vieux Nick au vieux Noll.
Quand le noir couple chevauche,
À leur suite la Mort fauche.
L’enfer fournit le relai ;
Et chacun d’eux sans délai
À sa monture s’attache,
Nick sur un manche à balai,
Noll sur le bois d’une hache.
Pour finir ce virelai.
Avant qu’il se fasse ermite,
Puissé-je, pour son mérite.
Voir emporter en public
Le vieux Noll par le vieux Nick !
Ou voir entrer au plus vite,
Pour lui tordre enfin le col,
Pour lui bien tordre le col
Malheur à l’apostat ! son cœur décuirassé
Ouvre aux poignards vengeurs un chemin plus aisé.
J’exciterai les chiens et les loups à se mordre.
Je voudrais voir Satan, sur un gril élargi.
Mettre aux mains de Cromwell un sceptre au feu rougi.
Faire des cavaliers ses montures immondes.
Et jouer à la boule avec les têtes-rondes !
Qui vient de nous bénir d’un regard si malin ?
Je l’ai vu qui rôdait près la porte du parc,
Qui parlait aux soldats de garde, sous prétexte
De les édifier en leur prêchant un texte.
Puis il les a fait boire, et puis leur a donné
De l’argent, puis enfin, de tous environné,
Il a dit : — À ce soir ! Pour entrer dans la place,
— Cologne et White-Hall — sera le mot de passe.
Vomissait contre lui le fils de notre maître,
Richard, emprisonné sur des rapports du traître.
Voulait tuer son père ! — Ah ! c’est très amusant !
Que tout cela.
Commençant par enfer et finissant par diable.
Donne ! — Instruisons-nous vite. Il faut que tout bouffon
Il attache son foudre avec un ruban rose !
« Dont les rayons brûlent mon cœur ! »
La duègne de lady Francis ?
Lui remettre une bourse.
Seul avec elle... — Et moi, j’ai chanté la chanson :
La sorcière dit au pirate :
— Beau capitaine, en vérité,
Non, je ne serai pas ingrate.
Et vous aurez votre beauté !
Mais d’abord, dans votre équipage,
Choisissez-moi quelque beau page.
Qui me tienne, malgré mon âge,
Parfois des propos obligeants.
Je veux en outre, pour ma peine.
Quatre moutons avec leur laine.
Une mâchoire de baleine.
Deux caméléons bien changeants.
Quelque idole ou quelque amulette.
Six aspics, trois peaux de belette.
Et le plus maigre de vos gens
Elle a dans elle-même un squelette vivant.
D’ailleurs ; mais je conclus, moi, qu’à telles enseignes,
Ce suborneur tondu de soldats et de duègnes
Est ici, non pour Charle ou Noll, mais pour Francis.
Qu’est-ce que tout cela ?
Ferait bien d’emprunter l’œil de ses quatre fous.
Si nous l’avertissions ?
Es-tu fou, Gramadoch ? Est-ce là notre affaire ?
Que sommes-nous pour Noll ? Restons dans notre sphère.
Il nous prend, et pourrait même nous mieux payer,
Non pour garder ses jours, mais pour les égayer.
Qu’on enlève sa fille et qu’on force sa porte,
Qu’on le tonde ou l’étrangle, au fait, que nous importe ?
Qu’on le brûle ou l’écorche, il n’a rien à nous dire
Pourvu que nous ayons toujours le mot pour rire.
Comme du roi manqué riront les baladins !
Les fous, les amoureux vont toujours bien ensemble.
Son nom d’Obededom semble être fait ad hoc.
Pour Trick, Elespuru, Giraff et Gramadoch !
Si le Stuart rentrait, il nous ferait tous pendre.
Tu sais, nous aurions beau crier : Miséricorde !
On veut voir des pantins pendre au bout d’une corde.
Que Charles deux revienne, il lui faudra des fous.
Nous sommes là. — Peut-il trouver fous dans le monde
Ayant fait de leur art étude plus profonde ?
Tels sont fous par instinct, nous par principes ! — Va,
Toujours de tout désastre un bouffon se sauva.
Pour vieillir sur la terre, où tout est de passage,
Il faut se faire fou : c’est encor le plus sage.
Quoi ! c’est nous qui savons ce que lui-même ignore,
Et nous tenons le fil qu’il ne voit pas encore !
Nous, les fous de Cromwell !
Il nous croit ses jouets ; pauvre homme ! il est le nôtre.
Nous dupe-t-il jamais par quelque patenôtre ?
Nous épouvante-t-il par ces éclats de voix.
Ou ces clins d’yeux dévots, qui font trembler des rois ?
Quand il vient de prier, de prêcher, de proscrire,
L’hypocrite peut-il nous regarder sans rire ?
Sa sourde politique et ses desseins profonds
Trompent le monde entier, hormis quatre bouffons.
Son règne, si funeste aux peuples qu’il secoue.
Est, vu de notre place, un sot drame qu’il joue.
Regardons. Nous allons voir passer sous nos yeux
Vingt acteurs, tour à tour calmes, tristes, joyeux ;
Nous, dans l’ombre, muets, spectateurs philosophes.
Applaudissons les coups, rions aux catastrophes.
Laissons Charle et Cromwell combattre aveuglément,
Et s’entre-déchirer pour notre amusement !
Seuls, nous avons la clef de cette énigme étrange.
N’en disons rien au maître.
Pendant que l’univers tremble sous le despote.
Du sceptre de Cromwell faisons notre marotte !
De nous distraire un peu.
Que le Protecteur daigne être roi.
Les chevaux gris frisons que le Holstein m’envoie.
Amuse-les, mon cher, nourris leur zèle ardent.
Dis-leur de discuter un texte en m’attendant.
Quel fouet honteux succède à ton sceptre éclatant !
Docteur, ce sont mes fous, et je vous les présente.
Nous faisons tous des vers. — Il n’est pas même ici
J’ai bien neuf ans de moins que vous-même.
Moi, de seize cent huit.
Je suis fils d’un notaire, alderman de sa ville.
Que vous êtes, Milton, grand théologien.
Et même, mais le ciel compte ce qu’il nous donne,
Bon poëte, — au-dessous de Wither et de Donne !
On verra si le ciel m’a refusé ses dons !
L’avenir est mon juge. — Il comprendra mon Ève,
Dans la nuit de l’enfer tombant comme un doux rêve,
Adam coupable et bon, et l’archange indompté
Fier de régner aussi sur une éternité,
Grand dans son désespoir, profond dans sa démence.
Sortant du lac de feu que bat son aile immense ! —
Car un génie ardent travaille dans mon sein.
Je médite en silence un étrange dessein.
J’habite en ma pensée, et Milton s’y console. —
Oui, je veux à mon tour créer par ma parole.
Du créateur suprême émule audacieux.
Un monde, entre l’enfer, et la terre, et les cieux.
Quant à votre grand diable, autre Léviathan,
Vous avez de l’esprit, il vous manque du goût.
Écoutez : — les français sont nos maîtres en tout.
Étudiez Racan. Lisez ses Bergeries.
Qu’Aminte avec Tircis erre dans vos prairies.
Qu’elle y mène un mouton au bout d’un ruban bleu.
Mais Ève ! mais Adam ! l’enfer ! un lac de feu !
C’est hideux ! Satan nu sous ses ailes roussies !... —
Passe au moins s’il cachait ses formes adoucies
Sous quelque habit galant, et s’il portait encor
Sur une ample perruque un casque à pointes d’or.
Une jaquette aurore, un manteau de Florence ;
Ainsi qu’il me souvient, dans l’Opéra de France,
Dont naguère à Paris la cour nous régala.
Avoir vu le soleil, en habit de gala !
Dans la bouche d’un saint ?
Au grave Obededom Rochester fait des tours.
Comme Olivier me traite ! — Hé ! qu’est-ce, je vous prie,
Que gouverner l’Europe, au fait ? — Jeux enfantins !
Je voudrais bien le voir faire des vers latins
Comme moi !
Hannibal Sesthead avec les bouffons.
— Sir Hannibal Sesthead !…
Je ne suis point bouffon, je suis cousin d’un roi.
D’un roi de race antique, et qui, sans vous déplaire,
Régit le Danemark par un droit séculaire !
Je comprends ! Il m’outrage ! Ah ! pourquoi mon courroux
Ne saurait-il l’atteindre ?
En réponse au sonnet du colonel Lilburne ?
Voici pourtant…
Déborder le torrent des impudicités ?
Mon quatrain ! ces démons dans ma poche l’ont pris !
Donnez.
Cromwell, juger des vers !
Mais les vers en eux-même ont l’air fort bien tournés.
Il est l’auteur, c’est sûr !
Je conviens qu’Apollon m’en ferait quatre crimes,
Tant ces vers sont méchants !
De juger ce quatrain, galamment somnifère.
Te promener dans Londre à rebours sur un âne !
Carlisle, vous savez mon horreur des supplices.
La torture à mon fils ! c’est bon pour ses complices.
— Lambert ?
Le peuple et les soldats maudissent hautement
Le nom de roi voté pour vous en parlement.
Veut consulter mylord touchant un point de foi.
Ils sont là.
Doit pour mener la foule, hélas ! savoir lui plaire.
Les saints, siégeant à Londre en congrégation.
Sachant que ta science est un vase à répandre.
Te demandent par nous s’il faut brûler ou pendre
Ceux qui ne parlent pas comme saint Jean parlait,
Et disent Siboleth au lieu de Schiboleth ?
Prononcer Siboleth, c’est une idolâtrie.
Crime digne de mort, dont sourit Belzébuth.
Mais tout supplice doit avoir un double but,
Que pour le patient l’humanité réclame ;
En châtiant son corps, il faut sauver son âme.
Or quel est le meilleur de la corde ou du feu
Pour réconcilier un pécheur avec Dieu ?
Le feu le purifie…
Mais la potence a bien son avantage aussi ;
La croix fut un gibet.
De supplice en supplice Olivier se promène,
Quitte l’un, reprend l’autre, et va sans trébucher
Du fagot au licol, du gibet au bûcher !
Comme il en fait jaillir mille grâces cachées !
La matière est ardue, et je range ce cas
Encourrait-il la corde ou le feu ?
Son père amorrhéen, sa mère céthéenne !
Et… Dieu fit voir en rêve à son berger fidèle
Qu’il entre.
Prenez séance tous, et prions un moment.
Mais le Seigneur, qu’enfin ma résistance irrite,
Inspire au parlement d’agrandir mon devoir,
En m’accablant encor d’un surcroît de pouvoir.
C’est pourquoi j’ai donné l’ordre qu’on vous assemble
Afin de conférer et de parler ensemble.
Sied-il d’élire un roi, d’abord ? — Dois-je être élu ? —
Donnez sur ces deux points votre avis absolu.
Que chacun à son rang expose son système.
Je parle franchement, expliquez-vous de même.
Le comte de Warwick est le plus éminent
D’entre vous. Qu’il commence. — Écoutez maintenant,
Monsieur Milton.
Et, pour accroître encor votre éclat personnel,
Vous tenez des Warwick du côté maternel.
Votre noble écusson porte le même heaume.
Or, comme il faut toujours un roi dans un royaume,
Votre altesse vaut mieux qu’un maître de hasard.
Cromwell obscur n’est rien : — que sur le trône il brille.
Les Rich sont ses aïeux, ses cousins, ses parents.
Pour elle de Stuart on dressa l’échafaud,
Nous avons combattu pour elle. — Il nous la faut.
Laissons Dieu seul porter le seul vrai diadème.
Pas d’Olivier premier, ni de Charles deuxième !
Que mon rôle est timide en ce drame hardi !
Conseiller de Cromwell et confident de Charle !
Traître si je me tais, et traître si je parle !
LORD BROGHILL, s’inclinant.
Si vous lui proposiez la main de votre fille ?
Vous êtes rois tous deux.
Et pour me pardonner, il est trop débauché !
Nous, de la royauté subir encor l’affront !
Point de roi, quel qu’il soit ! Les soldats salueront
Cromwell de cris d’amour, Olivier d’anathèmes.
Meurent les courtisans, les docteurs, les systèmes !
Si ce peuple innocent veut un roi, pourquoi non ? —
Ce nom de roi, proscrit par votre orgueil fantasque.
Point de peuple sans loi, point de loi sans monarque. —
Lator, porteur, legis, de loi ; d’où je relève
Qu’un prince est à la loi ce qu’Adam est pour Ève.
Donc, si le roi des lois est le père et le chef,
Point de peuple sans roi, je le dis derechef ;
Voyez, pour confirmer ma doctrine certaine.
Moïse, Aaron, Saint-John, Glynn, Cicéron, Fountaine,
Et Selden, livre trois, chapitre des Abus :
Quid de his censetur modo codicibus, —
Écoutons Wolseley.
Le chef d’un peuple libre est, suivant le prophète,
Tanquam in medio positus, non au faîte.
Ce chef, sur quelque siège enfin qu’il soit assis.
Est major singulis, — minor universis
Donc le titre de roi rompt notre privilège,
Mauvaises raisons !
Voici ce que je dis : — Ce peuple d’Angleterre,
Dont le haut parlement se nomme impérial,
A le droit glorieux, saint, immémorial,
D’avoir pour chef un roi ; sa dignité l’exige.
Que votre altesse accepte un titre qui l’afflige.
Vous le devez au peuple ! oui, mylord, c’est, je croi,
Il commande aux petits comme aux plus élevés.
Si donc le parlement vous fait roi, vous devez,
Selon le droit romain, suivant le décalogue,
Obéir et régner.
Il ne m’oubliera point pour la chambre des lords.
Mais…
J’ose...
Te parler, sans avoir obtenu ta merci ? —
Car ma place est étrange en ton conseil de sages.
Si quelqu’un me cherchait parmi tous ces visages :
— Voyez ces orateurs choisis, lui dira-t-on.
C’est Warwick, c’est Pierpoint. Ce muet, — c’est Milton. —
On a Milton ; qu’en faire ? Un muet ; c’est son rôle. —
Ainsi moi, dont le monde entendra la parole.
Au conseil de Cromwell, seul, je n’ai pas de voix ! —
Mais, aveugle et muet, c’est trop pour cette fois.
On te perd à l’appât d’un fatal diadème,
Frère, et je viens plaider pour toi, contre toi-même.
Tu veux donc être roi, Cromwell ? et dans ton cœur,
Tu t’es dit : — C’est pour moi que le peuple est vainqueur.
Le but de ses combats, le but de ses prières.
De ses pieux travaux, de ses veilles guerrières.
De son sang répandu, de tant de pleurs versée.
De tous ses maux, c’est moi ! — Je règne, c’est assez.
Il doit se croire heureux, puisqu’après tant de peines,
Il a changé de roi, — renouvelé ses chaînes. —
Rien qu’à ce seul penser mon front chauve rougit.
— Écoute-moi, Cromwell ! c’est de toi qu’il s’agit. —
Donc, tous les grands moteurs de nos guerres civiles,
Vane, Pym, qui d’un mot faisait marcher des villes.
Ton gendre Ireton, oui, ce martyr de nos droits.
Que ton orgueil exile au sépulcre des rois,
Sidney, Hollis, Martyn, Bradshaw, ce juge austère
Qui lut l’arrêt de mort à Charles d’Angleterre,
Et ce Hampden, si jeune au tombeau descendu.
Travaillaient pour Cromwell, dans leur foule perdu!
C’est toi qui des deux camps règles les funérailles.
Et dépouilles les morts sur le champ de batailles !
Ainsi, depuis quinze ans, pour toi seul révolté,
Le peuple à ton profit joue à la liberté !
Dans ses grands intérêts tu n’as vu qu’une affaire,
Et dans la mort du roi qu’un héritage à faire ! —
Ce n’est pas que je veuille ici te rabaisser.
Non. — Nul autre que toi n’aurait pu t’éclipser.
Puissant par la pensée et puissant par le glaive,
Tu fus si grand, qu’en toi j’ai cru trouver mon rêve.
Mon héros ! Je t’aimais entre tout Israël,
Et nul ne te plaçait plus avant dans le ciel ! —
Et pour un titre, un mot vide autant que sonore.
L’apôtre, le héros, le saint se déshonore !
Dans ses desseins profonds voilà ce qu’il cherchait,
La pourpre, haillon vil ! le sceptre, vain hochet !
Au sommet de l’état jeté par la tempête,
Ivre de ton destin, tu veux parer ta tête
De cet éclat des rois, pour nous évanoui ?
Tremble : on est aveuglé, quand on est ébloui.
Olivier, de Cromwell je te demande compte,
Et de ta gloire, enfin, qui devient notre honte ! —
Ô vieillard, qu’as-tu fait de ta jeune vertu ?
Tu te dis : Il est doux, quand on a combattu.
De s’endormir au trône, environné d’hommages ;
D’être roi ; de peupler cent lieux de ses images.
On a son grand lever ; on va dans un beau char
Trôner à Westminster, prier à Temple-Bar ;
On traverse en cortège une foule servile ;
On se fait haranguer par des greffiers de ville ;
On porte des fleurons autour de son cimier… —
Est-ce là tout, Cromwell ? Songe à Charles premier.
Oses-tu, dans son sang ramassant la couronne,
Avec son échafaud te rebâtir un trône ?
Quoi ! tu veux être roi, Cromwell ! — Y penses-tu ?
Ne crains-tu pas qu’un jour, d’un crêpe revêtu,
Ce même White-Hall, où ta grandeur s’étale.
N’ouvre encore une fois sa fenêtre fatale ? —
Tu ris ! mais dans ton astre as-tu donc tant de foi ?
Songe à Charles Stuart ! Souviens-toi ! souviens-toi !
Quand ce roi dut mourir, quand la hache fut prête,
C’est un bourreau voilé qui fit tomber sa tête.
Roi, devant tout son peuple il périt sans secours.
Sans savoir seulement qui dénouait ses jours.
Par le même chemin tu marches à ta perte,
Cromwell, d’un voile aussi ta fortune est couverte.
Crains qu’elle ne ressemble à ce spectre masqué,
Qui sur un échafaud paraît au jour marqué !
Des rêves de l’orgueil dénoûment formidable ! —
Cromwell ! d’un seul côté le trône est abordable.
On y monte ; et de l’autre on descend au tombeau.
Crains de voir, si tu prends cette pourpre en lambeau,
S’assembler quelque jour, dans cette même chambre.
Une cour, dont alors tu ne serais plus membre.
Car il se peut, crois-moi, qu’à la fin alarmé.
Contre un sceptre nouveau de ton vieux glaive armé.
Ce peuple, que toujours ton exemple décide.
Pense à ta royauté moins qu’à ton régicide. —
Ne recules-tu pas ?... Ah ! jette loin de toi
Ce sceptre d’histrion et ce masque de roi !
Reste Cromwell. Maintiens le monde en équilibre ;
Fais sur les nations régner un peuple libre :
Ne règne pas sur lui. Sauve sa liberté.
Oh ! combien a rougi ce peuple en sa fierté,
Quand dans ce parlement il a vu ton génie
Mendier à prix d’or un peu de tyrannie !
Démens tes vils flatteurs, montre-toi noble et grand.
Juge, législateur, apôtre, conquérant.
Sois plus que roi. Remonte à ta hauteur première.
Il n’a fallu qu’un mot pour créer la lumière :
— Çà, maître John Milton, secrétaire interprète
Près le conseil d’état, vous êtes trop poëte.
Vous avez, dans l’ardeur d’un lyrique transport.
Oublié qu’on me dit votre altesse et mylord.
Mon humilité souffre à ce titre frivole :
Mais le peuple qui règne, et pour qui je m’immole,
À mon bien grand regret veut qu’il en soit ainsi.
Charles premier ?... — Mais non, tu vois mal ma fortune,
Les rois comme Olivier n’ont point de tels trépas,
Milton ; on les poignarde, on ne les juge pas. —
J’y songerai pourtant. — Sinistre alternative !
Rayonnante, elle vient charmer mes noirs ennuis,
Comme un jeune astre, éclos dans les profondes nuits.
Viens, ma fille ! — Toujours, ange à figure humaine.
Près de moi quand je souffre un instinct te ramène.
Je suis toujours heureux lorsque je te revois.
Ton œil vif et brillant, ta pure et douce voix,
Ont un charme pour moi, qui me rend ma jeunesse.
Viens, enfant ! que ton père à tes côtés renaisse !
Toi seule ici, du monde ignores les noirceurs.
Embrasse-moi. — Je t’aime avant toutes tes sœurs.
Vous relevez le trône ?
Nous allons donc revoir, après huit ans d’attente.
Notre Charles Stuart !
N’auriez-vous pu penser, pour remplir cette place ?...
C’est un malheur des temps, dont vous souffrez vous-même.
Mais vous, du roi-martyr prendre le diadème !
Vous joindre à ses bourreaux ! régner par son trépas !
Ah !... —
J’ai souffert de nos maux, sans en faire une étude.
La liste de la cour,… des juges,… de ceux ?…
Je maudissais leur crime et j’ignorais leurs noms.
On ne parlait point d’eux aux lieux d’où nous venons.
Qui condamnèrent Charle ?
Ma fille la plus chère et la dernière née
Semble une conscience à mes pas acharnée.
La candeur d’une enfant, son œil naïf, sa voix.
Font trembler ce Cromwell, l’épouvante des rois !
Devant sa pureté toute ma force expire.
Dois-je persévérer ? Dois-je saisir l’empire ?
Prosterné sous le trône où je serais assis,
Le monde se tairait : — mais que dirait Francis ?
Que dirait son regard, doux comme sa parole,
Et qui m’enchante encore alors qu’il me désole ?
Chère enfant ! que son cœur saurait avec effroi
Que je suis régicide, et que j’ose être roi !
Dans sa province obscure il faut qu’on la renvoie.
Au but de mon destin sacrifions ma joie.
Privons mes derniers ans de ses soins que j’aimais.
N’attristons pas surtout, ne détrompons jamais
Le seul être qui m’aime encor, sans ma puissance.
Et dans le monde entier croie à mon innocence !
Ange heureux ! que mon sort ne touche pas au sien !
Bon père ! il m’aime tant !
J’ai, grâce à leur pouvoir, su rendre moins austères
Une duègne damnée et de saints mousquetaires.
La duègne a cédé vite ; et je croyais d’abord
Moins tendres ces soldats, piliers du Mont-Thabor.
Bah ! dès qu’un peu d’or touche à ces dragons-apôtres,
Ces têtes-rondes-là tournent mieux que les autres !
— Ils sont las de Cromwell qui les tient asservis. —
J’ai déjà vers Ormond dépêché cet avis
Que la porte du parc ce soir sera livrée.
Maintenant, — à Francis ! J’en ai l’âme enivrée.
Mais j’ai pour réussir des secrets souverains.
Je puis semer à flots doublons d’or et quatrains !
Se déguiser ainsi, tout braver, par amour !
À cet âge ils sont fous. Hélas ! chacun son tour !
Oui, c’est ainsi qu’eût fait sire Amadis de Gaule.
— Pourtant, dois-je permettre ?… Est-ce bien là mon rôle ?
Et puis, ce chevalier n’a pas un mot pour moi ;
Un instant !
Avec ses doublons…
Et de quelques douceurs chatouillons ses oreilles.
Ah ! sans le soin pressant qui m’amène...
Quand je me suis un peu d’avance accommodée.
Au fait, je ne suis pas si digne de dédain,
Quand j’ai ma jupe rose et mon vertugadin.
Mes lacs d’amour, mes bras garnis de belles manches,
Galaor infidèle, Esplandian volage.
Tout ce qu’ont les amours de choses recherchées !
Que me restera-t-il pour Francis ?
Mais pour être flattée elle va rester là !
Ô la vieille têtue, et qui n’aurait d’émules
Qu’en Espagne, pays des duègnes et des mules !
Dites-moi franchement…
Que la beauté du diable.
Après cet entretien, mon cher bouton-de-rose.
Ma foi de chevalier vous promet quelque chose.
D’abord tournons la place, avant de l’attaquer.
Une fille est un fort, j’ai pu le remarquer.
Les clins d’yeux qu’on lui fait, la mise recherchée.
Les petits soins, les mots galants, sont la tranchée
Qui s’avance en zigzag ; la déclaration.
C’est l’assaut ; le quatrain, — capitulation !
Je ne puis suivre ici les règles ordinaires.
Elle ne voit en moi qu’un pédant tête-ronde !
Quel texte m’allez-vous prêcher ?
Vous voyez devant vous une humble pécheresse,
Mon père.
D’épandre autour de vous des ravages affreux !
Je cours prier mon père...
Je veux le réparer.
Vous me comblez de joie, ô princesse adorable !
Vous m’effrayez !
Sous ce déguisement l’amour vers vous me guide ;
Je suis un chevalier, et non pas un druide.
Que n’ai-je à vous offrir le sceptre des indous !
Serez-vous aussi dure, avec des yeux si doux.
Pour un amour si tendre et qui de douze ans date.
Que la prêtresse Ophis le fut pour Tiridate ?
J’eusse franchi l’Asie au bruit de vos appas.
Cruelle ! vous fuyez, vous ne répondez pas.
Je vais aller mourir de l’amour qui m’oppresse.
Mais non, dites un mot, ma charmante tigresse,
Un mot, et vous serez, pour votre heureux sujet,
Du plus constant amour le plus céleste objet !
Prise dans Ibrahim ou l’illustre Bassa,
Comme le turc Lysandre à Zulmis l’adressa.
Semblant de se tuer, comme c’est la coutume ?
Le moyen de poursuivre un entretien galant ? —
Mais à défaut du fer, le quatrain ? Excellent !
Il eût été détruit par la flamme ou par l’eau,
Si mon feu n’eût séché mes pleurs, et si, madame.
Mes larmes à leur tour n’eussent éteint ma flamme !
Vous osez chez mon père ainsi vous introduire !
Si...
C’est dur d’être pendu ! Pris en délit flagrant !
Il n’aura pas pour moi de châtiment trop grand !
Et mon Ève écoutait sa langue de vipère !
Quoi ! Francis ! vous souffrez ?...
Me demandait la main de l’une de mes femmes.
Que ne me laissait-elle au moins choisir moi-même !
Puisqu’il vous reste encor des penchants pour la chair…
Je suis content de vous, je pourrai vous donner
Votre belle.
Une figure à faire avorter des sorcières !
Il est aisé de voir, à son air consterné,
Qu’un malheur…
Et n’a rien dans le cœur qui ne soit très permis.
Je le permets. Contez à dame Guggligoy
Qu’à ma fille à genoux vous la demandiez…
Sans mon aveu !
Entre lady Seymour et dame Guggligoy !
Votre bonheur n’est pas de ceux que l’on diffère ;
Je vais vous contenter tous les deux sur-le-champ.
Qu’il marie à l’instant, sur le livre de foi,
De ruse et de candeur j’adore ce mélange,
Sa malice d’enfant, jointe à sa bonté d’ange.
M’arracher à son père ! à sa duègne m’unir !
Trouver, en me sauvant, moyen de me punir !
De Lockyer, sur Rome et les prêtres d’Ammon.
Oui. — La punition est peut-être un peu dure.
Se marier ainsi, sans trop savoir pourquoi.
Et tourner ses yeux doux sur dame Guggligoy !
C’est mal, je me repens. — Mais pouvais-je mieux faire ?
Certes, mon père encore eût été plus sévère.
Je ne le lirai point. —
Sauf à le replacer ensuite de la sorte… —
D’ailleurs. — Lisons.
Il m’appelle à présent mylord ! — Fou !
Tout va bien. — Quoi ? — Suivons :
Voulait-il m’enlever ? —
— Moins clair. —
« le chapelain du diable. Ah ! que viens-je de lire ?
Sur mes yeux effrayés quel bandeau se déchire !
Le traître m’a remis ce billet par méprise.
Avertissons mon père. Infernale entreprise ! —
Elle s’enfuit précipitamment, emportant le parchemin.
Bah ! rien d’inquiétant ! curiosité pure !
Un saint ? quelque hurleur puritain.
Ne vous connaîtrait pas sous ce déguisement !
Pour rire des maris se veut faire prier.
Je l’y voudrais voir, lui !
Mylord dans cet enfer s’est vite acclimaté.
Rassurez-vous d’ailleurs. Cromwell a cet usage
De me mander toujours au retour d’un voyage.
Comment vous trouvez-vous avec lui ?
Et de mille faveurs me comble à sa manière.
Un traître, dans nos rangs espion inconnu,
Lui disait tout ; mais, grâce à mon adresse extrême,
Ormond se cache au Strand, et moi, chez Cromwell même.
C’est lui que nous avons chargé de le chercher.
Eh bien, monsieur ? Déjà fuyez-vous votre amante ?
Je pousse à fendre un roc de dolentes clameurs.
Et vous ne venez pas ! Ah ! pauvre délaissée !
Quoi, déjà votre ardeur est-elle donc passée ?
Voyez mes pleurs ! voyez ! mon cœur en eau se fond.
Mon poëte !
Je vous fais compliment de la bonne fortune.
Vous me faites affront !
Qu’à bon droit de ce nom la sibylle m’appelle.
C’est fait. Un corps de garde a servi de chapelle ;
Un tambour d’un sermon nous a gratifiés ;
Et c’est un caporal qui nous a mariés.
Je tremblais à la fin que la loi martiale
Ne fît du lit de camp la couche nuptiale.
Heureusement !...
Ces mariages-là sont commodes, vraiment.
Un caporal unit la belle avec l’amant ;
Tout est dit.
Moi qui ne suis point mal, et garde en très bon or
Deux cents vieux jacobus, qui sont tout neufs encor !
Deux cents vieux jacobus, et trois dents presque entières !
Des chats avant la noce, et des tigres après !
Laisser ta jeune épouse !
C’est moi seul que j’en veux chasser.
Entre Cromwell.
Dans mon propre palais ils m’allaient dérober.
À force de folie, ils triomphaient peut-être.
Sans ma fille, — une enfant ! — les rois perdaient leur maître.
Insolents ! sans combattre à la face du ciel,
Venir, dans Londres même, escamoter Cromwell !
Comment prévoir ce coup d’audace et de délire,
À moins d’être insensé comme eux ? — J’ai beau relire
Ce billet, je n’y vois qu’un avis imparfait. —
Heureusement pour moi qu’ils sont fous tout à fait.
Là, courtiser la fille en détrônant le père !
Tendre un piège au lion jusque dans son repaire.
Et jouer sous sa griffe avec ses lionceaux !
S’ils n’étaient pas si fous, on les croirait plus sots.
« — Le Chapelain du Diable !… » — Ah ! tête à double face !
Donc cet Obededom n’est un saint qu’en grimace !
Quel est-il ? c’est un chef des maudits cavaliers.
Qui ? — Wilmot Rochester ou Buckingham Williers ?
Galant avec Francis, près de moi bon apôtre ;
Ce doit être Wilmot ou Williers, l’un ou l’autre. —
Mes soldats sont séduits ! je ne suis plus aimé. —
Nous verrons. — J’ai déjà mon projet tout formé.
Seulement, à l’appât pour mieux les faire mordre.
J’ai regret de n’avoir que moitié du mot d’ordre.
À la Sirène ?
D’affaires ? — de plaisir ?
Et de prendre un peu l’air. — Qu’avez-vous visité ?
J’ai de les parcourir conservé quelque envie.
Les avez-vous vus ?
— Cologne ?…
N’est-ce pas ? Vous aurez été voir en passant ?...
L’avez-vous vue ?
C’est un bel édifice, et qui vaut qu’on l’admire.
Rien ne déparerait ce temple, quoique ancien,
Mais, dites-moi, — qui donc éteignit les chandelles ? —
N’est-ce pas lord Mulgrave ?
Vous avez un chapeau de forme singulière.
Excusez ma façon peut-être familière ;
Vous plairait-il, monsieur, le changer pour le mien ?
Est fort bien arrangée. À merveille ! — On suppose
Qu’il n’est point malaisé de me fermer les yeux.
Si vos pièces, monsieur, valent vos perfidies.
Le ciel vous tienne en joie !
A fait, selon notre ordre, une exhortation,
Apporte divers bills à votre sanction.
Notamment l’humble adresse ou loi, qui vous confère
La couronne.
Ah ! ténébreuse affaire ! —
Je veux les prendre eux-même aux rets qu’ils m’ont tendus.
et le message de Davenant.
Ah ! c’est le parlement.
À la porte du parc.
Pour messager plutôt prends sir Richard Willis.
ainsi que tous les assistants.
Votre altesse verra, dans ce qu’il lui propose,
À quel point nous aimons la bonne vieille cause.
Daignez sanctionner nos lois.
le registre des délibérations.
De cette liberté, que Dieu nous a donnée.
Voici les derniers bills, votés en parlement.
— Primo. Considérant qu’on peut imprudemment
Pécher, comme Noé, par le fruit de la vigne,
Et jurer de saints noms sans volonté maligne.
Le parlement susdit veut, dans l’intention
D’adoucir sur ce point la législation,
Qu’on se borne à punir, avec miséricorde.
Les ivrognes du fouet, les jureurs de la corde.
Vaut bien les assassins, même les histrions !
Pourquoi le moins punir ? — Ces lois sont transitoires...
Recevront les honneurs d’un jeûne général.
La chambre, ayant longtemps consulté les saints-livres,
Lui donne un diamant du prix de cinq cents livres ;
En outre, elle prescrit que des exploits si beaux
Soient immortalisés dans ses procès-verbaux.
Ayant d’un saint effroi glacé les cœurs anglais,
Le parlement susdit, pour mettre sans délais
Les rebelles d’York hors de la loi civile,
Lance un quo warranto sur leurs chartes de ville.
J’arrangerai cela.
Entend que chaque anglais, dans ses fautes passées,
Cherchant à racheter quelque énorme attentat.
Jeûne un jour par semaine au profit de l’état.
Moyen rare, et conforme aux saintes ordonnances,
De faire son salut en aidant les finances.
Ayant considéré qu’il est d’usage antique
De clore par un roi tout débat domestique.
Que Dieu même, à son peuple ayant donné ses lois,
Changea la chaire en trône et les Juges en Rois ; —
Ouï les orateurs présentés pour et contre ; —
À mylord Protecteur le parlement remontre
Qu’il faut pour chef au peuple un seul individu,
À qui des anciens rois le titre soit rendu.
Et supplie Olivier, Protecteur d’Angleterre,
D’accepter la couronne, à titre héréditaire. —
Des rois ont gouverné les nations du monde.
Le livre primitif, où la sagesse abonde.
Partout en mots exprès dit : Reges gentium.
On voit, en méditant Gabaon, Actium,
Que, lorsqu’au sein d’un peuple une lutte s’élève.
C’est un nœud gordien que toujours tranche un glaive.
Ce glaive devient sceptre, et démontre à la foi
Que toute question se résout par un roi.
Je sais que de grands clercs adoptent pour système
Qu’assisté de ses saints, Christ peut régner lui-même ;
Mais le régulateur des destins éternels
N’est pas un roi visible à des peuples charnels ;
Il faut des rois de chair aux terrestres royaumes ;
Rex substantialis, disent les axiomes.
Voilà des arguments qu’on ne saurait nier. —
L’état de république est de tous le dernier.
Il faut que sur un roi le peuple se repose ;
Car le peuple est pareil, mylord, quoi qu’on suppose,
Au héron qui ne peut dormir que sur un pied.
Or le héron qui dort, est-il estropié ?
Le peuple est ce héron. Venge-t-il ses querelles,
Il a pour bec l’armée, et les chambres pour ailes.
Mais quand la barque enfin se rattache à l’anneau.
Qu’il dorme sur un pied ! Stans pede in uno.
L’argument est trop clair pour qu’on le développe.
Que votre altesse donc, étendant sur l’Europe
Le glaive de Judas, et la verge d’Aaron,
Soit le roi d’Angleterre et le pied du héron !
Nous invoquons des lois au monde entier communes.
Rendons les puritains neutres dans cette lutte ;
Et ne nous mettons point, dans ce double embarras.
Deux épines au pied, deux fardeaux sur les bras.
Trompons d’abord les rets dont Ormond m’environne.
J’aurai toujours le temps de saisir la couronne.
Régnez donc, pour changer de couche chaque nuit !
Les fantômes de rois et les spectres sans tête.
Exécuter ses plans, sans savoir le mystère ;
Tantôt être muet, sourd, aveugle ; et tantôt
Quel est-il ?
Ormond rit d’un côté, Rochester rit de l’autre.
Bon ! — leur génie en vient aux mains avec le nôtre.
Pourquoi tant de lumière ? — Il suffit d’un flambeau ;
Qu’on mette en ma dépense un peu d’économie.
Il souffle lui-même une des deux bougies.
C’est ainsi qu’on éteint une vie ennemie.
J’ai mis toute la fiole. — Eh ! je sers le pauvre homme,
Je l’arrache aux remords ; grâce à mes soins d’ami,
Pour bien dormir, mylord.
Vous n’êtes pas au bout encor. — Prenez, mon maître !
Surmontez le respect, qui vous trouble peut-être,
Noll peut faire de moi ce qu’il voudra. Qu’importe ?
Ma nouvelle moitié m’attendait à la porte.
Je tombe, et mon naufrage en est bien moins cruel.
De Charybde en Scylla, de ma femme à Cromwell !
L’un vous force à dormir, l’autre, à livrer bataille.
J’ai changé de démon, voilà tout. — Mais je bâille…
Jeûné, — prié, — beaucoup prêché, juré fort peu, —
Porté masque de saint, pris même un nom hébreu, —
Du vieux Noll, — sur la bible, — essuyé l’apostrophe… —
Avec moi seulement Ormond sera perdu ; —
Bonsoir, monsieur Cromwell. — Que Dieu sauve le roi !
Porter à monseigneur sa part.
Je leur prends leur navire et leur ouvre ma banque.
Ainsi, grâce à mes soins, leur ressource leur manque ;
Et puis au denier douze, ainsi qu’il est réglé,
Je leur revends l’argent que je leur ai volé ;
Car voler des chrétiens, c’est chose méritoire.
Qu’un astrologue à Douvre avait été pendu.
Oui, je comprends ce livre, obscur pour le démon,
Qu’épelait Zoroastre, où lisait Salomon.
Oui, je sais lire au ciel vos bonheurs, vos désastres.
Astrologue là-haut, ici-bas espion !
En ce moment, seigneur, je vois... —
Crains-tu pas d’essayer la pointe d’un poignard ?
Ferme ces yeux à qui les étoiles répondent !
Lire au loin dans le ciel un avenir lointain ;
Déchiffrer chaque vie et chaque caractère ;
Voir la clef de l’énigme et le mot du mystère.
Ce mot qu’un doigt suprême, invisible à nos yeux,
Trace avec des soleils sur le livre des cieux !
Quel pouvoir ! c’est de Dieu partager la couronne. —
Moi, qui me contentais de je ne sais quel trône !
Fier de briller au faîte où quelques rois ont lui,
Je méprisais ce juif — Que suis-je près de lui ?
Qu’est-ce que ma puissance auprès de son empire ?
Près du but qu’il atteint qu’est le but où j’aspire ?
Son royaume est le monde, et n’a pas d’horizon. —
Mais non, il ne se peut. La raison… — La raison !
Gouffre où l’on jette tout et qui ne peut rien rendre !
Doute aveugle qui nie à défaut de comprendre !
L’imbécile l’invoque, et rit. C’est plus tôt fait. —
Pourtant, — d’où viendrait-il, ce pouvoir, en effet ?
Dieu marque un but unique à chaque créature.
Les êtres, dont la chaîne embrasse la nature.
Restent tous dans leur sphère, à leur centre, en leur lieu.
La bête ignore l’homme, et l’homme ignore Dieu.
Les cieux ont leur secret, et nous avons le nôtre.
L’âme peut-elle voir d’un monde dans un autre,
Des morts chez les vivants apporter le flambeau ?
Reste-t-elle toujours d’un côté du tombeau ?
Peut-elle après la mort sortir des catacombes.
Ou pénétrer, d’ici, l’intérieur des tombes ?
Qui sait ? — Faut-il nier tout ce qu’on ne voit pas ?
Tout lien est-il donc rompu par le trépas ?
N’a-t-on pas vu d’ailleurs des choses effrayantes ? —
Mais l’homme, ouvrir du ciel les pages flamboyantes !
Qui sait ce que Dieu met dans l’âme en la créant ? —
Mais quoi ! cet homme impur, ce juif, ce mécréant.
Dans son sens symbolique interpréter le monde !
Fouiller le saint des saints de son regard immonde ! —
Pourquoi pas ? Que sait-on ? Tout est mystérieux.
Raison de plus, peut-être ! — À mon œil curieux
S’il pouvait de mon astre expliquer le langage ?
Me dire où finira la lutte que j’engage ?
Et prêtent à tes yeux un éclair prophétique…
Verrait à nu, malgré les barrières de flamme,
Ces astres, sable d’or, poudre de diamants,
Qu’en leur gouffre sans fond roulent les firmaments !
Tu voudrais pénétrer ce ciel, palais de gloire,
Ténébreux sanctuaire, ardent laboratoire,
Où veille Jéhovah, qui ne dessaisit pas
L’immuable pivot et l’éternel compas !
Percer les trois milieux, la flamme, l’éther, l’onde.
Triple voile des deux, triple paroi du monde !
Et savoir quels soleils sont les lettres de feu
Dont brille au front des nuits la tiare de Dieu !
Toi, lire l’avenir ! Et pourrais-tu, profane,
Supporter sans mourir l’aspect du grand arcane !
Toi, qu’un terrestre soin préoccupe toujours,
Qu’as-tu fait pour cela de tes nuits, de tes jours ?
Quel mystère entrevu ? quelle épreuve subie ?
Vois mon front blême et nu ; j’ai l’âge de Tobie.
J’ai passé dans ce monde étroit, fallacieux,
Sans quitter un instant l’autre monde des yeux.
Songe ! en un siècle entier, pas un jour, pas une heure. —
Que de fois j’ai, la nuit, déserté ma demeure
Pour aller écouter aux portes des tombeaux.
Pour déranger un ver rongeant d’impurs lambeaux !
Combien j’étais heureux, roi du sombre royaume,
Quand j’avais pu changer un cadavre en fantôme,
Et forcer quelque mort, détaché du gibet,
À bégayer un mot du céleste alphabet !
Les morts m’ont révélé le problème des mondes ;
Et j’ai presque entrevu l’être aux splendeurs profondes
Qui, sur l’orbe du ciel comme aux plis du linceul.
Inscrit son nom fatal et connu de lui seul.
Mais toi ! — pour ton regard, mort dans sa nuit première.
Les constellations sont un feu sans lumière !
As-tu, dans le grand œuvre ardent à t’absorber.
Vu ta barbe blanchir, vu tes cheveux tomber ?
As-tu, bien qu’égalant les mages vénérables,
Traîné des jours proscrits, méprisés, misérables ?...
Oui, tandis que je vis d’une vie incomplète,
Puisqu’enfin cette chair couvre encor mon squelette,
Mon œil sert ici-bas tes plans ambitieux ;
Mais quand t’ai-je promis d’espionner les cieux ?
Il croit à sa science, il la vante proscrite !
Obéis.
Je mêle au ciel l’enfer, le talmud au coran ?
Écoute. — Étant enfant, j’eus une vision.
J’avais été chassé, pour basse extraction,
De ces nobles gazons que tout Oxford renomme,
Et qu’on ne peut fouler sans être gentilhomme.
Rentré dans ma cellule, en mon cœur indigné,
Je pleurais, maudissant le rang où j’étais né.
La nuit vint ; je veillais assis près de ma couche.
Soudain ma chair se glace au souffle d’une bouche,
Et j’entends près de moi, dans un trouble mortel,
Une voix qui disait : Honneur au roi Cromwell !
Elle avait à la fois, cette voix presque éteinte,
L’accent de la menace et l’accent de la plainte.
Dans les ténèbres, pâle, et de terreur saisi,
Je me lève, cherchant qui me parlait ainsi.
Je regarde : — c’était une tête coupée ! —
De blafardes lueurs dans l’ombre enveloppée,
Livide, elle portait sur son front pâlissant
Une auréole... — oui, de la couleur du sang.
Il s’y mêlait encore un reste de couronne.
Immobile, — vieillard, regarde, j’en frissonne ! —
Elle me contemplait avec un ris cruel,
Et murmurait tout bas : Honneur au roi Cromwell !
Je fais un pas. Tout fait ! — sans laisser de vestige
Que mon cœur, à jamais glacé par ce prodige !
Honneur au roi Cromwell ! — Manassé, tu comprends ?
Qu’en dis-tu ? — Cette nuit, ces feux dans l’ombre errants,
Une tête hideuse, un lambeau de fantôme,
Dans un rire sanglant promettant un royaume…
Ah ! c’est vraiment horrible ! est-ce pas, Manassé ?
Cette tête !... — Depuis, un jour terne et glacé,
Un jour d’hiver, au sein d’une foule inquiète.
Je l’ai revue encor, — mais elle était muette.
Écoute, — elle pendait à la main du bourreau !
Eurent des visions, mon fils, moins redoutables.
Celle de Balthazar, dans l’ivresse des tables,
Ne l’égale pas même ; et le Toldos Jeschut
N’en dit pas qui ressemble à celle qui t’échut.
D’un roi vivant encor voir la tête apparaître ;
C’est étrange !
Se vengeaient du passé ; le tien de l’avenir. —
Tu ne dormais point ?
Je n’ai rien vu de tel durant ma longue vie.
Parle. Est-ce vérité ? n’est-ce qu’illusion ?
Honneur au roi Cromwell ! — Dois-je être roi ? — Dévoile
Mon destin à mes yeux.
Fixe, en la contemplant on croit la voir grandir,
Brillante, mais portant à son centre une tache.
Serai-je roi ?
Je ne puis te cacher qu’en sa marche elliptique
Ton astre ne fait pas le triangle mystique
Avec l’étoile Jod et l’étoile Zaïn.
De la tête coupée explique-moi l’oracle !
Dois-je être un jour roi ? dis !
Était-ce de la mort une dérision ?
Mais vous autres plutôt, je crois bien que vous n’êtes
Qu’imposteurs, sur la terre exploitant les planètes.
Et les sorcières rajeunies
Par un philtre aux sucs vénéneux.
Les dragons, les esprits lunaires.
Et les fileuses centenaires
Qui soufflent en faisant des nœuds !
Loin tout fantôme en blanche robe.
L’aspic, la goule qui dérobe
Leur fétide proie aux corbeaux.
Les démons qui chassent aux âmes,
Les nains monstrueux, et les flammes
La ceinture zodiacale,
Des anneaux d’or à tous tes doigts,
L’aumusse, la mitre conique,
L’éphod de pourpre, et la tunique
Mentir ! Veux-tu qu’ici j’évoque ton démon ?
Mais il faut avec moi dire, pour le soumettre.
Nous entendre ?
Qu’il meure !
Si tu dis un seul mot de ce qui s’est passé.
Thurloë !
Thurloë.
ACTE QUATRIÈME.
Il se promène de long en large devant la poterne, dans l’attitude d’un soldat de garde. Quelques moments après que la toile est levée, on entend le cri d’une sentinelle éloignée.
— Tout va bien ! veillez-vous ?
Veut à ses assassins lui-même ouvrir sa porte.
C’est un passant.
Toi qui vas cherchant
Fortune,
Prends garde de choir ;
La terre, le soir.
Est brune.
L’océan trompeur
Couvre de vapeur
La dune.
Vois ; à l’horizon
Aucune maison,
Aucune !
Maint voleur te suit ;
La chose est, la nuit.
Commune.
Les dames des bois
Nous gardent parfois
Rancune.
Elles vont errer.
Crains d’en rencontrer
Quelqu’une.
Les lutins de l’air
Vont danser au clair
La voix s’approche de plus en plus et se tait.
Je crois.
Vont danser au clair
D’ici nous verrons tout.
Nous feraient un peu cher payer le prix des places.
Vont voir se décider le destin d’un empire.
Qu’il est heureux, ce fou ! — Jusque dans White-Hall,
Il crée autour de lui tout un monde idéal.
Il n’a point de sujets, point de trône ; il est libre.
Il n’a pas dans le cœur de douloureuse fibre.
Il ne porte jamais sur ce cœur innocent
De cuirasse d’acier : — qui voudrait de son sang ?
Qu’a-t-il besoin de cour ? de cortège ? de garde ?
Il chante, il rit, il passe, et nul ne le regarde.
Que lui fait l’avenir ? il aura bien toujours,
L’hiver, pour se vêtir, un lambeau de velours.
Un gîte, un peu de pain mendié par des rires.
Sans disputer sa vie aux embûches des sbires,
Il dort toutes ses nuits, n’a point de songe affreux.
Se réveille et ne pense à rien. — Qu’il est heureux !
Sa parole est du bruit ; son existence un rêve.
Et quand il atteindra le terme où tout s’achève.
Cette faulx de la mort, dont nul ne se défend.
Ne sera qu’un hochet pour ce vieillard enfant !
En attendant, sa voix, s’il faut pleurer ou rire,
Donne le son qu’on veut, fait le cri qu’on désire,
Discourt à tout hasard, et chante à tout propos.
Son agitation couvre un profond repos.
Vivant jouet d’autrui, tête creuse et sonore.
Parlant, ainsi que l’eau murmure et s’évapore,
Il vibre au moindre choc, à s’émouvoir plus prompt
Que ces grelots d’argent qui tremblent sur son front.
Jamais ce fou ne prit cette peine insensée
D’enfermer, comme moi, le monde en sa pensée ;
Jamais des mots profonds, des soupirs éloquents
Ne sortent de son cœur, comme un feu des volcans.
Son âme, — a-t-il une âme ? — incessamment sommeille.
Il ne sait point le jour ce qu’il a fait la veille.
Il n’a point de mémoire ; hélas, qu’il est heureux !
Jamais, troublé la nuit de pensers ténébreux.
Il n’a, pressant le pas sous quelque voûte sombre.
Craint de tourner la tête et d’entrevoir une ombre.
Il ne souhaite pas qu’on puisse l’oublier,
Et que l’an n’eût jamais eu de trente janvier !
Ah ! malheureux Cromwell ! ton fou te fait envie.
Que tout ce grand éclat est chèrement payé !
Les partis t’ont laissé ; le peuple te renie ;
Ta famille toujours lutte avec ton génie,
Et, de ses volontés te faisant une loi.
Te tiraille en tout sens par ton manteau de roi !
Ton fils lui-même... Ah ! Dieu! tout me hait, tout m’accable.
J’ai des ennemis, pleins d’une haine implacable.
Partout sur cette terre, — et même encore ailleurs.
— Jusqu’au fond du sépulcre ! — Allons ! des jours meilleurs
Peut-être reviendront. — Des jours meilleurs ! que dis-je ?
Mon sort depuis quinze ans marche comme un prodige.
Quel souhait ai-je fait qui ne soit accompli ?
Les peuples sous mon joug enfin ont pris leur pli.
Pour être roi demain je n’ai qu’un mot à dire. —
Qu’avais-je donc rêvé de plus dans mon délire ?
Juge, réformateur, conquérant, potentat,
N’ai-je pas mon bonheur ? — Oui, le beau résultat,
De faire ici l’archer qui veille et que l’on paie ! —
L’heure où de son cercueil chaque spectre s’enfuit,
Montrant au meurtrier sa main de sang rougie,
Sa blessure incurable, et toujours élargie.
Et quelque tache horrible empreinte à son linceul.
— Mais que vais-je rêver ? Ce que c’est qu’être seul !
Suis-je donc un enfant ? — Oh ! que je voudrais l’être !
— Avec ces visions qu’il a fait reparaître,
Ce juif damné me laisse un souvenir d’effroi.
Il m’a bouleversé, je tremble... — Il fait si froid ! —
Si, pour neutraliser ses discours sacrilèges,
C’est comme un glas de mort ! comme une voix qui pleure !
Crois-tu qu’il ait le cou dans un collier bien large ?
Et le gibet d’Aman pour vous n’est pas trop haut.
Et puisqu’on le retient, moi, je m’en félicite.
Le vieux Noll a, dit-on, une fille jolie ;
Wilmot s’en est épris, ce qui m’est fort égal.
Mais, bien plus : oubliant ce qu’on doit à mon âge
À mon rang, m’a-t-il pas voulu lire cela ?
J’ai reçu cet affront comme il faut ! mais voilà
Que tantôt, de sa part, quand j’étais dans l’attente,
Une lettre m’advient, qu’on me dit importante.
Impatient, je l’ouvre, et trouve sous le scel
Le quatrain, célébrant la petite Cromwell !
C’est être bien poëte !
Je reçois de Wilmot un deuxième message.
C’est l’avis qui nous mène ici dans ce moment.
Or, messieurs, cette fois ce n’était simplement
Qu’un parchemin roulé, noué d’un ruban rose.
Mais il pouvait tomber en des mains infidèles,
Enfin !
Je frémis en songeant que de choses le sort
Sur la tête d’un fou peut mettre en équilibre !
Au moindre vent qui change, au moindre bruit qui vibre.
L’édifice effrayant s’écroule, et, dans la nuit.
Un trône, un peuple, un monde ainsi s’évanouit !
Il se cache. — Comptez sur de tels malotrus !
Est en prison. Messieurs, vous savez ? un perfide...
Comme une souricière ouvrons ce White-Hall.
Rochester est l’appât, et Cromwell est la trappe
Qui brusquement se ferme, afin que rien n’échappe !
— Cologne !
S’il avait du palais renouvelé la garde ?
Les cavaliers inquiets se groupent autour de lui.
Reculer, c’est tout perdre ! — Il le faut, avançons.
Sir William Murray les arrête.
Autrement, nous voyant groupés devant ce mur,
Il eût depuis longtemps déjà donné l’alarme.
Nul doute qu’un peu d’or, messieurs, ne le désarme.
Il n’est à craindre ici que pour nos carolus ;
Il se tait, — c’est qu’il veut quelques doublons de plus.
S’il fait la sourde oreille à votre mot de passe.
C’est que des puritains il a l’humeur rapace.
Or il vaut mieux payer un nouveau sauf-conduit
Que de le poignarder, — ce qui ferait du bruit.
Ne se gênerait pas pour crier qu’on l’assomme.
Et sur le trône anglais siège ce chef de bande !
M’a prêté quelque argent ; mais il est dépensé. —
Qu’on solderait si bien d’un bon coup de poignard !
C’est dur !
Ils veulent entrer ; moi, je veux les introduire.
On devrait cependant s’entendre.
Qui veillaient, s’appelant et la nuit et le jour.
Vous leur êtes pareil.
Vous veillez ; et celui dont vous portez la croix,
Votre chef, Cromwell dort profondément !
Qu’il doit ce calme heureux et ce sommeil si doux.
Il prend tout le plaisir, et vous laisse la peine.
Mon cher, il ne connaît pas même votre nom.
Sûr !
Au puritain déjà le cavalier se mêle !
Vous ignorez cela, je gage ?
Il s’en souciera moins, et je vous en réponds.
Que de l’eau, claire ou pas, qui coule sous les ponts !
Que vous soyez vivant ou que vous soyez mort ?
Ne serait-il pas temps qu’il vous en accordât ?
Car n’est-ce pas criant ? vous n’êtes que soldat ;
Et pourtant, j’en suis sûr, vous ne le quittez guères ?
Qu’est-ce que ce Cromwell dont on fait quelque chose ?
Un soldat, comme vous.
Pouvez-vous donc remplir ce devoir qui m’effraye ?
Pour un métier si dur quelle est donc votre paye ?
Je vous plains.
Cromwell est un tyran !
Vous citez de travers la bible.
Judith est une femme, au fait. — Qu’importe ?
Laisse-nous arriver à Cromwell endormi,
Tu t’en trouveras bien.
La fortune, mon cher, dans cet heureux moment,
Te vient pour ainsi dire en dormant.
Que dire White-Hall quand on dira Cologne.
Nul de nous n’est cruel.
J’en étais sûr.
D’un triomphe complet sont du moins couronnées.
Je tiens Cromwell ! je vais le saisir sous le dais.
Voici l’occasion qu’au ciel je demandais.
Cromwell dort dans ma main ! le ciel me l’abandonne
LES QUATRE FOUS, toujours dans leur cachette.
Ce fameux général, ce profond politique,
À qui l’Europe chante un éternel cantique,
Ce maître, ce héros, pour qui le monde croit
Le sceptre trop léger, le trône trop étroit,
Se laisse prendre enfin, comme un oiseau sans ailes,
Par huit fous, qui n’ont pas entre eux tous deux cervelles !
Car je suis seul ici dont le cerveau soit bon.
Sans moi, rien n’était fait. — Cromwell ! un vagabond,
Un mince aventurier, à peine gentilhomme.
Là ! régner sur des rois comme un César de Rome !
Quelle leçon pourtant nous faisons à ces rois !
Celui dont la puissance humiliait leurs droits,
Surpris dans son palais ! par nous ! — ignominie ! —
Je ne sais quels combats…
Il sait plaire à la foule et remuer les masses.
Le monde se prosterne, au lieu de le huer ! —
Un rustre, qui ne sait pas même saluer !
Vous avez de la grâce autant qu’un reître suisse,
Pour bien pousser la charge et faire l’exercice.
Prendre des airs de cour et vous guinder au trône ;
L’étoffe de Cromwell se mesure à votre aune.
Jugez si Noll était ridicule d’oser
Sur l’estrade royale au grand jour s’exposer.
Sa fortune est du sort une étrange débauche.
Hier, à son audience, il avait l’air si gauche !
Je suis, voyez-vous bien, un grand seigneur d’Écosse.
Un homme comme vous court devant mon carrosse.
Savez-vous que je porte un loup sur mon cimier ?
J’avais de plus, mon cher, sous feu Jacques premier,
L’honneur d’être fouetté pour le prince de Galles.
Vous alliez donc parfois ?
En attendant qu’il pût le trahir pour le roi.
Mal reçu ? refusé ?
Il a senti l’honneur que je daignais lui faire,
Et m’a laissé le choix des grâces qu’il confère.
Régnant en caporal qui donne une consigne.
Lourdaud qui veut sourire et vous montre les dents.
Et vous rend un salut, les genoux en dedans !
De Cromwell, mes amis me poussant d’un côté,
Le succès étant sûr contre un si triste hère.
J’entrai dans ce complot.
Guillaume le Normand jadis les viola ;
Mais il répara tout par un hymen précoce
D’Henri premier, son fils, avec Maude d’Écosse.
Les Stuarts sont issus des Atheling et d’eux ;
D’où, voyez la lignée, il suit que Charles deux,
Né de la double race, unit dans sa personne
Les droits de la normande et ceux de la saxonne.
Pour l’aire de l’aiglon quitte sa basse-cour ?
S’il avait des talents, bon ! — Mais, je le répète.
C’est une Jéricho qui croule sans trompette !
Les réputations ne me trompent pas, moi.
J’avais jugé Cromwell. Cela veut être roi !
Dans quel temps vivons-nous ? Cela ne sait pas même
Déjouer un complot, prévoir un stratagème !
Vous avez, vous, l’esprit cent fois plus pénétrant
Que le sot qu’à cette heure en son lit on surprend !
Lui roi ! je n’en ferais pas même un courtisan.
A-t-il droit de porter bassinet et gambière.
Seulement ? Tout au plus. Noblesse de canton.
Son nom même vaut-il le nom de son Milton ?
De trancher du tyran, de singer les héros !
Sont-ils pas amusants, ces petits hobereaux ?
Il apprit à brider le peuple, à dompter l’hydre,
À gouverner le monde, — en distillant du cidre !
Ce qui me confond, moi, c’est qu’un Warwick descende
À traiter de cousin ce roi de contrebande !
Ils me laissent ici, pour que, si l’on octroie
Des récompenses, — comme il est probable enfin, —
On n’en ait que pour eux !
Ouais ! moi, vieil épervier, faire le pied de grue !
Non ! je veux mériter aussi les dons du roi.
Je ne t’oublierai point ; tu seras caporal !
L’oison qui fait la roue, huer le vol de l’aigle !
Chrétiens que tout cela !
Il coulera toujours du sang chrétien à flots ;
Je l’espère du moins ! c’est le bon des complots.
Qu’Ormond tue Olivier, qu’Olivier le déjoue,
C’est ici qu’à tous deux leur destin se dénoue.
Je veux voir cela, moi ! Tout menace Cromwell...
Cependant au zénith brille encor pure et nette ;
Et j’ai beau combiner les lignes de sa main,
Je n’y vois de danger réel, — que pour demain.
Sont-ils donc charlatans jusqu’en leurs monologues ?
Ils vont s’entr’égorger.
C’est l’immonde corbeau qui remplace la pie.
Il accourt sans pitié, sans dégoût, sans remords
Demander au combat sa pâture de morts.
En attendant qu’ici nos conjurés arrivent.
Les satellites d’Hé dans l’orbite de Thau.
J’aurais pu, sur Ormond, certes, gagner le double.
Mais j’ai ces carolus, envoyés de Cologne ;
Et de bons carolus, même quand on les rogne,
Gagnent… — Vraiment, l’éclipse aurait lieu dans ce cas…
— Onze sur les dollars, et neuf sur les ducats.
Répétons-le pourtant.
De quel voile épais l’âge a couvert ma prunelle !
Comme il se dévoilait !
Le Cromwell tombe enfin ; je vous en félicite.
Un caporal commande à quatre hommes, vraiment !
C’est superbe ! et porter des galons !
La chute de Cromwell fasse votre fortune.
Seigneur soldat !
Fanatique ! hypocrite ! avare !
Ah ! ne me parlez point des bourgeois couronnés !
Dans un cercle si bas leurs esprits sont bornés !
Pas de festins brillants, pas de jeux, pas de fêtes,
Jamais d’emprunts ! — Aussi quel commerce vous faites !
Que si vous saisissez pour eux un brick suédois,
Ils scrutent votre poche, ils regardent vos doigts,
Et, pour tous les périls qu’entraînait l’entreprise.
Vous laissent tout au plus les trois quarts de la prise.
Pour avoir, en prêtant à je ne sais quel taux,
Honnêtement doublé mes pauvres capitaux !
De quel droit fermait-il, pour plaire à ses dévots,
Théâtres, jeux, concerts, bals, courses de chevaux,
Où, livrés au plaisir qui dans ces lieux fourmille,
Se ruinaient gaîment les aînés de famille ?
Les priver de ce droit, n’est-ce pas illégal ?
Sournois, haineux, féroce, économe, frugal.
C’est un monstre ! Par vous l’Angleterre respire.
Votre bras généreux la délivre du pire
Des tyrans que l’enfer jamais puisse enfanter ! —
Ce que je vous en dis n’est pas pour vous flatter !
à part.
Faisons-les tous tomber tour à tour sous mes yeux.
Mais, seigneur caporal, c’est pour moi trop d’honneur.
C’est ce que nous nommons, dans un latin poli,
On peut rire en latin au nez de cet ignare.
Je les reconnais trop, ces lignes où le ciel
N’inscrivit d’autre nom que le nom de Cromwell.
Votre astre n’avait point menti.
À mon tour, essayant sur toi ce fer poli,
Mais je n’écrase pas moi-même un ver de terre.
Compléter à loisir ton alphabet des morts !
et continue en le regardant de travers.
Mêle un oiseau de nuit à ces oiseaux de proie !
De saluer trop mal et de trop bien compter.
Mais de Charles premier ou de la charte anglaise,
Que pour m’assassiner ces messieurs m’ont payé.
Voyons s’ils ont des droits à ma reconnaissance ;
Comptons ; jugeons un peu de leur munificence.
La tête de Cromwell, combien cela vaut-il ?
Il recule avec horreur, après y avoir jeté un regard.
De cet or parricide il était donc la source !
Quelle preuve à présent manque à sa trahison ?
Ah ! misérable enfant ! ah ! misérable père !
Quoi ! non content d’avoir, en leur impur repaire.
Sa part dans leurs complots, sa part dans leurs repas,
D’encourager leurs coups, de boire à mon trépas,
Mon fils faisait les frais de la funèbre fête !
Il leur donnait son or pour acheter ma tête !
Et, de tous leurs plaisirs complice sans remord,
Il s’avance lentement vers l’avant-scène.
À leurs sanglantes mains joins ta main fraternelle !
Qui te laisse à ton aise assassiner ton père !
Ce Joas dissolu parle de m’égorger !
De rien !
Si je le châtiais moi-même ?
Demain, comme les saints vont être déconfits !
Point de pitié ! c’est dit.
C’est mon sang que ce fer va trouver dans ses veines !
Enfant, qu’il m’a donné de maux, de soins, de peines.
Hélas ! et de bonheur ! — Chaque fois qu’à ses yeux
Je paraissais, — soudain, rayonnant et joyeux,
Tendant ses petits bras à mes mains paternelles,
Tout son corps tressaillait, comme s’il eût des ailes.
Il me semblait qu’un astre à mes yeux avait lui,
Quand il me souriait !
De mon fils dans leurs rangs suivons la perfidie ;
LORD ROSEBERRY, SIR PETERS DOWNIE, SIR WILLIAM MURRAY, SEDLEY, le docteur JENKINS, LORD ROCHESTER.
Sur sa table mourait une pauvre bougie ;
On ne s’y voyait pas. Grâce à sa léthargie,
Il n’a point remué quand nous l’avons saisi ;
Nous l’avons bâillonné sans bruit, et le voici.
qui portent le prisonnier endormi et se sont arrêtés.
On n’a point de relais, il faut qu’on se repose.
que les cavaliers ont déposé à terre.
Le voilà dans nos mains, ce colosse de gloire
En qui, plus qu’en un Dieu, le monde semblait croire !
C’est lui-même. — À nos pieds quelle place tient-il?
Il n’est rien d’assez fort, ni rien d’assez subtil,
Pour ravir désormais ce coupable à son juge.
Tout fuyait devant lui ; — le voilà sans refuge. —
Ah ! malheureux soldat ! à quoi donc t’a servi
D’avoir tenu quinze ans tout un peuple asservi,
D’avoir tant combattu, tant faussé de cuirasses.
Substitué ton nom au nom des vieilles races,
Et régné par la haine, et l’erreur, et l’effroi,
Et fait de White-Hall le calvaire d’un roi ?
Combien tous ces forfaits, scellés du diadème,
Sont un fardeau terrible à cette heure suprême !
Cromwell ! quel compte à rendre, et comment feras-tu ?
Je t’abhorrais puissant, je te plains abattu.
Que ne t’ai-je au combat terrassé ! — Quelle chute !
Te prendre sans te vaincre ! un triomphe sans lutte !
Résignons-nous. L’épée a fait place aux poignards.
Pour la faire pencher du côté des Stuarts,
Quelle tête le sort jette dans la balance !
Le cœur d’un vrai soldat jamais ne se dément.
Cette cargaison-là. Délibérons. Qu’en faire ?
soulevant sa tête, à part.
Ils vont s’entre-tuer ; c’est consolant, au moins !
C’est un assassinat ! L’expression est dure ;
Mais enfin êtes-vous, par mandat spécial,
Une cour de justice, un conseil martial ?
Où sont, pour que les lois ne soient point violées,
Vos lettres d’assesseurs, du sceau royal scellées ?
Lequel est attorney ? lequel est président ?
Je ne vois point ici deux avocats plaidant.
L’un pour cet accusé, l’autre pour la couronne.
Quel appareil légal enfin vous environne ?
Savez-vous seulement le latin pour juger ?
Confronter les témoins et les interroger ?
Sur des textes formels bien asseoir la sentence
Qui condamne à la claie ou bien à la potence ?
À quel jour êtes-vous de votre session ?
Comment dater l’arrêt de condamnation ?
Quel est le corps du crime ? où sont tous les complices ?
Sur quels chefs de délit basez-vous les supplices ?
Ce sont les lois qu’ici je défends ; non Cromwell. —
Lui, quoique non jugé, je le crois criminel ;
Il a du roi son maître oublié l’allégeance ;
Cas prévu par la loi qui frappe en sa vengeance,
Qui lædit in rege majestatem Dei.
Bref, aux lois d’Angleterre il a désobéi.
Que, pour faire éclater leur majesté sacrée,
La tête du félon du tronc soit séparée.
C’est fort bien ; mais il faut quelques formes aussi
Messieurs, vous ne pouvez le condamner ainsi.
Vous prenez qualités que jamais on n’assemble.
Se faire accusateur et témoin, tout ensemble,
Être juge et bourreau, c’est absurde ! et ma voix
Contre cet attentat proteste au nom des lois.
L’autour : —
Frappons !
L’ordre précis du roi m’enjoint de lui remettre
Notre captif vivant : — veuillez vous y soumettre.
Pour l’enlever.
Avec une étiquette en sa ménagerie ?
Il faut frapper. À nous nous n’avons que cette heure ;
Profitons-en. Cromwell est dans nos mains, qu’il meure !
Roseberry, Sedley, Downie, écoutez-moi !
Mais en suis-je coupable ? en dois-je être victime ?
Amis, en le frappant, vous me frappez aussi !
Je n’y comprends plus rien.
Que vous faisiez asseoir Richard à votre table ?
Que nous partagions tout, jeux, débauches, plaisirs ?
Que ma bourse toujours s’ouvrait à vos désirs ?
Comparez maintenant, mes compagnons de fêtes.
Ce que j’ai fait pour vous à ce que vous me faites !
De l’affaire. — Ils n’ont pas le droit. — Plaidez la cause.
Plaidez ! plaidez !
Certe, il ne connaissait d’une trame si noire
Que la part du complot qui consistait à boire.
Chacun jouait sa tête. Il a perdu.
Ce n’est plus qu’en moi seul que j’espère.
— Pourquoi m’as-tu, mon père, enlevé mon épée ?
Avec lui tuez-moi sur son corps que j’embrasse !
Il se précipite sur lord Rochester endormi, et le serre étroitement dans ses bras.
Qu’il se fît poignarder avec un faux Cromwell.
à son fils. Manassé relève la tête, et observe attentivement sans proférer une parole.
Oui, comme si j’avais eu deux âmes à rendre !
Ne peut-on donc, l’ami, plus doucement s’y prendre,
Avec le patient agir de bon accord,
Et pendre un homme enfin, sans le serrer si fort ?
À quelque clou rouillé me pendaient-ils ici,
Comme un chat-huant ?
Je suis mort !
Ce palais flamboyant, ces spectres, ces armées
De démons secouant des torches enflammées ;
Me vaudra de mon père un nouveau châtiment.
J’ai rompu mes arrêts ; je suis perdu.
Je rôtirai du moins en bonne compagnie. —
Tiens ! le juif Manassé, qui rançonnait Cliffort !
Sans doute on le fera cuire en son coffre-fort.
Donnons l’enfer au diable, et rions à son nez !
Cromwell dans notre vin met de l’eau du Cocyte.
J’éprouve malgré moi je ne sais quel respect.
C’est un noble adversaire ! il avait un mandat,
C’est qu’au poignard parfois réplique l’échafaud.
Jetée à tout propos, mise en toute saison !
L’ai-je donc mérité, ce nom de régicide ?
Ces peuples repoussaient un illégal subside ;
Je fus sévère et pur, Charles fut imprudent.
Sa chute fut un bien, sa mort un accident.
Il avait des vertus, je les vénère. En somme,
J’ai dû frapper le roi, tout en priant pour l’homme.
Vieillard ! tes cheveux gris devraient mieux t’inspirer.
Cromwell un Ravaillac ! Peux-tu bien comparer
La main qui meut le monde à cette main vulgaire.
Et la hache d’un peuple au couteau d’un sicaire ?
On vient au même point de l’enfer et du ciel ;
Le sang souillait Caïn et parait Samuel.
N’a-t-il pas ce qu’il faut pour partager ta gloire ?
Comme toi, d’un roi juste il causa le trépas ;
Que lui manque-t-il donc ?
Vous dont la main toucha la majesté d’un roi !
Je le laisse étaler, sans fléchir le genou.
Sa vertu d’imbécile et son honneur de fou !
Sa conscience ignore où, dans sa tyrannie.
Parfois la destinée emporte le génie. —
Et parmi ces coquins !
L’honneur de partager avec quelques rêveurs
Une punition, qui doit être exemplaire.
Vous pouvez vous venger, mais non pas nous punir.
Les mots sont importants en tout à définir.
Tyrannus non judex, le tyran n’est point juge.
Si, grâce à quelque traître, à l’aide d’un transfuge,
Vous avez dans la lutte été le plus adroit,
Si vous avez la force, il nous reste le droit.
Violemment aux lois vous pouvez nous soustraire,
Qu’importe ? nous mourrons, mais de mort arbitraire,
Et seulement de fait ! — Consultez sur ce point
Vos propres avocats, Whitelocke, Pierpoint,
Maynard. — Je m’en rapporte à vos conseillers même.
Quoique le Whitelocke ait un très faux système.
Et que souvent Pierpoint et le sergent Maynard
Contre le poulailler plaident pour le renard.
Nous irons au gibet d’un despote irrité,
Je suis mort. — Ce Cromwell pourtant me déconcerte.
Délivrez-moi de Noll ! vous m’avez l’air bons diables.
Après un moment de méditation, il croise ses bras et s’adresse en souriant aux cavaliers.
Prendre Olivier Cromwell à des pièges d’enfants !
L’égorger ! — Car, messieurs, vos poignards triomphants
Ne m’auraient point traité, devant cette poterne,
Comme David traita Saül dans la caverne ;
Nul de vous n’eût borné l’emploi de son couteau
À couper doucement le bord de mon manteau ;
Je le sais. C’est tout simple ! et je vous en approuve.
Tout en vous approuvant, à dire vrai, je trouve
Que votre plan pouvait être un peu mieux conçu.
Et qu’enfin votre trame est d’un frêle tissu.
Par malheur, je n’ai point su la chose à temps, frères,
Pour vous communiquer sur ce point mes lumières ;
Ne m’en veuillez donc pas, — Vous avez bien sué
Pour inventer cela ! — Moi, comme Josué,
Que de vingt rois unis le choc ne troublait guère.
J’ai coupé les jarrets à vos chevaux de guerre.
Nous avons tous agi comme nous avons dû ;
Vous avez attaqué, je me suis défendu.
Quant à votre projet en lui-même, j’avoue
Que j’aime ces élans du cœur qui se dévoue ;
Le courage me rit et l’audace me plaît.
Quoique votre succès n’ait pas été complet,
Je ne vous place pas moins haut dans mon idée.
Par un sentiment fort votre âme est possédée ;
Vous marchez hardiment, d’un pas ferme et réglé ;
Vous n’avez point fléchi, point pâli, point tremblé ;
Vous m’êtes, — agréez mes compliments sincères, —
Des ennemis de choix, de dignes adversaires ;
Je ne vois rien en vous qui soit à dédaigner,
Et vous estime enfin trop — pour vous épargner.
Cette estime pour vous en public veut s’épandre.
Et je vous la témoigne en vous faisant tous pendre. —
Point de remercîments ! — Excusez-moi plutôt
Quoiqu’il ne vaille pas la corde qu’il me coûte.
Il doit vous rendre grâce ; oui, certes ! car sans vous
C’est dur ; à des chrétiens mêler un déicide !
Avec les bons larrons confondre un Barabbas ! —
J’arrangerai la chose. — On le pendra plus bas. —
Çà, que chacun de vous maintenant me pardonne
De le payer si mal ; ce que j’ai, je le donne.
— Ce que je fais pour vous, je le sens, est bien peu ! —
Allez ; préparez-vous à rendre compte à Dieu ;
Nous sommes tous pécheurs, frères ! — Dans quelques heures.
Quand le jour renaissant blanchira ces demeures,
après un profond salut, sort par le parc.
Voir le feu sans fumée et Belzébuth sans masque !
Lequel est le plus fou ? Voyons, donnons le prix.
Tourne de Noll à Charle en une pirouette,
Et qui pour un drapeau prend une girouette.
Mourant pour Rochester par amour filial.
C’eût été bon.
N’est-il pas amusant ? Je préférerais, moi,
Enseigner la justice à quelque homme de loi,
Peigner un ours du pôle ou traire une panthère,
Ou du Vésuve ardent ramoner le cratère.
Ce rabbin espion, usurier nécroman,
Qui, tout en méditant sur la beauté des piastres,
Vient avec sa lanterne examiner les astres !
Ce juif venait ici comme on voit voltiger
Une chauve-souris dans la nuit d’une tombe.
Que Noll sur quelque croix, devant quelque portail
Va le faire clouer comme un épouvantail.
Il a plus d’une corde, amis, à sa potence.
De ceux dont nous parlons Cromwell est le plus fou.
de Gramadoch.