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Croquis du vice/L’Enterrement

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P. Fort (p. 201-208).

L’ENTERREMENT

À Bonnet

Les partis les mieux fortunés avaient été refusés par Honorine : barons, vicomtes, marquis, ducs, français, italiens, anglais, autrichiens, et même le mandarin Kékila-Kilipan-Ho-Né, n’avaient jamais eu son sourire si troublant. Honorine voulait épouser un Espagnol.

Les livres lus au couvent sur les genoux, derrière le pupitre, en cachette de la sœur institutrice, ou le soir au dortoir, dans le petit lit aux blancs rideaux, un coin du drap un peu relevé et laissant échapper les douces et tièdes senteurs des chairs vierges, avaient peuplé son imagination des héros amoureux de Dumas, Méry, Karr et Féval. Mais ces auteurs favoris, vite délaissés pour d’autres qui font rosir les joues et briller les yeux, avaient exalté, en elle, une soif d’amour que ne pouvaient tempérer les exhortations de son confesseur.

Romanesque avec les romantiques, elle était devenue sensationnelle avec Zola, hérétique avec Mendès. Plus tard, quelques traductions de romans espagnols excitèrent son imaginatif cerveau. L’Espagnol jaloux, farouche, lui apparut comme le vrai seul amoureux, non à la manière des Lauzun, des Marmontel, des Chamfort, mais comme Abélard avant la lettre, comme les amants que devaient aimer Jehanne de Baulx, Briande d’Argoult ou Rixende de Puyrard, très impudiques dames de Provence qui ne voyaient dans les prémices que l’apéritif d’un pantagruélique repas.

Et dans ses rêves de fillette qui ne connaît rien mais croit tout savoir, elle avait la vision de combats homériques où sombrait sa pudeur devant l’Espagnol aux yeux noirs, à la peau brune et fine et veloutée comme la peau des belles filles de France.

Honorine allait atteindre ses dix-neuf ans ; telle une oiselle privée de son oiselet, elle dépérissait. Le médecin homéopathe de la famille conseillait le mariage ; c’est ce qu’il conseille toujours aux jeunes filles, et toutes prenaient joyeusement ce souverain remède.

Son père, le marquis de la Verre, consentait, mais Honorine n’avait-elle déjà pas évincé soixante-dix prétendants. Que faire ? Le médecin se dévoua en allant chercher le médicament dans la personne de son client le comte de Torregos y Papayoutamas y Carraco.

C’était un Espagnol qui avait opté pour le boulevard des Italiens et le foyer de la danse. Très affable, d’une aménité toute parisienne, grand joueur faisant courir sur les meilleurs champs, il fit peur à l’austérité sédentaire du marquis de la Verre. Cependant Honorine renaissait en de fraîches couleurs, et M. de la Verre dut accepter une union qui devenait une nouvelle victoire pour l’homéopathie.

Six mois de lune de miel et ce fut tout.

Le comte de Torregos y Papayoutamas y Carraco se lassa vite des longues promenades au bois, de passer rigide et grave devant les regards malicieusement interrogateurs des anciennes connaissances. Les dîners en tête à tête avec Honorine, dans les cabinets des restaurants de marque, comme des amoureux en flagrant délit, devinrent moins fréquents. Il déserta les soirées où des sourires s’échangeaient avec les petites amies venues demander à Honorine bien des choses que trahissait l’estompe de ses yeux.

Après dîner, le comte s’absentait, prétextant une migraine, des névralgies, qui le retenaient dehors, puis ne rentra plus jusqu’au jour levant.

Honorine serait donc restée seule bien des nuits sans l’obligeance du baron André Hock, ami intime de son mari, qui tous les soirs, abandonnait le cercle pour tenir compagnie à la comtesse.

Un soir, Honorine l’attendit vainement. Dix heures : le baron n’était pas venu. Elle ne put dormir, obsédée par de douloureuses pensées : « De tout ce qui arrivait, son mari en était la cause : pourquoi l’avait-il délaissée, elle, si douce, si caressante, si furieusement belle en ses transports… Le cercle ! Le cercle où les femmes n’entraient pas, qu’était-ce donc ?… Maintenant, du même mépris le baron devait la dédaigner, elle s’était donnée, à lui, par énervement, par ennui, et lui, l’heureux, n’avait pas respiré tous les parfums de sa chair troublante, n’avait pas usé toutes les caresses, n’avait pas entendu tous les cris, tous les soupirs ; il n’avait pas… »

Trois coups frappés à sa porte la firent se lever.

Il était huit heures ; le soleil tigrait le tapis en lumineuses taches.

Le baron entra, voulut s’excuser, mais elle l’arrêta :

— Inutile, André, tout ce que vous me direz et rien…

— Mais, très chère, je vous assure…

— Votre présence à cette heure est impertinente, le comte peut rentrer d’un moment à l’autre.

— Soyez tranquille ; Torregos y Papayoutamas a remporté une culotte.

— Une culotte ?

— Oui. Il a perdu toute la nuit ; je le quitte à l’instant ; il tenait la banque pour se refaire Ah ! il est têtu, Torregos y Papayoutamas, y Carraco.

— Partez, André, s’il vous surprenait ici !

— Je vous dis qu’il tient la banque… Embrassez-moi.

— Méchant, va… Je ne suis pas tranquille, mon cher ami.

— Je vous comprends, d’autant mieux que Torregos est très jaloux ; il pourrait soupçonner des chose que… qui… enfin, il vaut mieux le laisser croire qu’il ne croit rien.

— Alors vous partez ?

— Oui, dans un instant. C’est bien simple… Si vous regardiez par la fenêtre, vous le verriez venir et je déambulerais par l’escalier de service. Me voici, comme dans la chanson, prêt à sortir avec ma canne et mon chapeau.

Honorine se pencha sur l’appui.

L’air était tiède, arrivait par bouffées odorantes qui la grisaient.

L’énervement d’une nuit passée sans sommeil la disposait à exagérer les beautés d’un chaud matin de printemps lumineux et doré sous les rayons d’un soleil qui montait lentement.

Elle regardait, tout émotionnée, les arbres vibrer, frissonner en la transparence de leurs feuilles tigrées d’ocre rouge ; elle anhélait devant la grande pelouse verte mi-rosée de diamants ensoleillés, poussait des petits cris, en apercevant, de l’autre côté de la route, des canards dans le bassin du parc, se disputer un morceau de pain qu’un laquais venait de jeter…

Tout à coup, s’adressant au baron Hock :

— André, mon ami, ôte… ôte.

— Quoi ! C’est le comte ?

— Non Ôte… ôte… ôte… ton chapeau, voici un enterrement qui passe.