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Croquis du vice/L’innocence de ma cousine

La bibliothèque libre.
P. Fort (p. 191-196).

L’INNOCENCE DE MA COUSINE

À M. Dujardin.

Nous avions ri toute la journée et nous sentions le besoin d’un délassement en l’audition de récits macabres.

Le repos n’est qu’un contraste : fatigué, le voyageur s’épanouit sur un lit, un sopha, sur n’importe quoi ; le bureaucrate, après huit heures de rond de cuir, se grise d’une saine promenade.

Donc, nous voulions pleurer, verser d’abondantes larmes, et, pour ce, nous nous contâmes d’extravagants récits dont l’épouvantable vérité se perd dans ce qui précédait la nuit des temps. Devant nos yeux défilèrent en grimaces sataniques les morts les plus étranges, et loin d’omettre les exquis supplices des orientaux, nous nous complûmes en leur férocité.

Tout à coup, Rœdel nous interrompit :

— Je ne connais pas, dit-il, une mort plus horrible que celle par la clarinette en si bémol… Oui, mes amis : vous placez le pavillon de la clarinette à deux centimètres des pieds de la victime ; à l’extrémité du suave instrument, un prix du Conservatoire bien convaincu exhale l’Hymne russe. Le souffle harmonieux caresse mollement la plante des pieds du patient ; le propriétaire de cette plante sourit, rit, se gondole, se tord, se retord et se regondole… Vous savez que l’excès en tout nuit : bientôt il meurt de rire en d’atroces douleurs.

Nous avions des larmes aux yeux.

Avec attendrissement, Nichette demanda :

Le trombone à coulisse produirait-il le même effet ?

— Oui, mais plus foudroyant.

— Et des morts, qu’en fait-on ?

Il lui fut répondu :

— Les Français les enfouissent ou les brûlent croyant ainsi leur rendre un suprême hommage ; autant vaudrait les couper en minces tranches et les conserver dans quelques boîtes à sardines, harengs marinés ou tomates entières. D’autres, tels que les anthropophages, comprennent mieux ce qu’ils doivent aux défunts : leur touchante sollicitude va jusqu’à les manger et leur permettre ainsi de revivre en eux.

— Et leur âme ? fit Nichette épouvantée.

— Nichette ! tu nous énerves ! Leur âme… eh bien, diable ! cela dépend de l’endroit où l’âme se trouve. Admettons que l’âme soit un peu au-dessous, soit au-dessus, à droite ou à gauche du nombril, l’anthropophage qui absorbera ce morceau avalera l’âme et ne s’en portera pas plus mal.

Nichette, toujours curieuse, demanda : — Et s’il va en enfer ?

Ce furent des rugissements : « À la porte, Nichette ! »

Ayant promis de ne plus interrompre, il lui fut permis de rester, et le charmant récit continua :

— Certains peuples momifient leurs familles en superbes rouleaux de tabac à chiquer en attendant que se propage, chez eux, l’anthropoplastie qui leur permettra de continuer à vivre recouverts d’une couche d’or, d’argent, à moins que les héritiers, trop pauvres, ne les envoient en terre cuite dans l’éternité.

Il y avait cinq minutes que Nichette n’avait pas ouvert la bouche, aussi dit-elle :

— Et la pudeur ?

On la galvanise… Pour trois francs soixante-quinze centimes on peut s’offrir une pudeur nickelée… À ce propos permettez-moi de vous conter une historiette assez curieuse. J’ai une ravissante cousine élevée en de si sévères principes que jamais elle ne voulut manger d’un chou, les garçons venant au monde dans ce légume ; jamais elle ne cueille une rose « pour ne pas faire mourir une petite sœur ». Comme vous, comme moi, ma cousine eut un père, excellent homme adoré de sa femme, et qui, tranquillement, sans rien dire, pour faire ce que firent les autres, mourut un dimanche à cinq heures de l’après-midi. Un instant, ma tante pensa le conserver dans le vinaigre. Elle revint sur cet aigre sentiment, eut une idée que je qualifie de géniale : elle fit argenter son mari… Huit jours plus tard, mon oncle lui revenait plus brillant que jamais. Qu’en faire ? Où le mettre ? Sur la pendule, la majesté de mon oncle écrasait le piédestal. Ma tante jugea sagement qu’un socle en bronze méritait l’honneur du défunt, et, dans l’attente, mon oncle fut posé sur la cheminée.

Défilaient parents et amis, extasiés devant la prestance de l’excellent homme, lorsque soudain, effarée, ma cousine, le bras tendu, le doigt indicateur, s’écria :

— Ah ! maman ! regarde donc ! qu’es-ce qu’ils ont mis à papa ?

Ma tante eut un mouvement, cependant qu’une rougeur subite la rajeunissait. Et ne voulant se départir de la sévérité de ses principes :

— Petite bête, dit-elle, tu ne vois donc pas que c’est une poignée pour le déplacer à volonté !