Aller au contenu

Croquis du vice/La petite Nana

La bibliothèque libre.
P. Fort (p. Ill.-15).

Ce dessin de Heindbrinck, fait pour illustrer les Croquis du Vice, parus dans le Courrier Français, est extrait de cette publication artistique (numéro du 20 avril 1890).

LA PETITE NANA

À M. Fort

« Elle est gentille, la petite Nana. Qui veut voir Nana ? »… chantait ainsi derrière lui une voix d’ange : elle n’avait pas treize ans.

L’enfant tendit une main bien petite où souriait le sang rose en la transparence des chairs délicates, et passant devant l’homme, elle lui dit, avec dans le regard des attirances de démon et sur les lèvres le rire des chérubins :

— Monsieur, donnez-moi dix sous.

Comme il ne répondait rien, la petite

Nana eut un plissement des lèvres en une moue perceptible à peine, et, les yeux mi-clos, dans un mouvement de tête, sec, rapide, elle insista : « Allons ! dépêchez-vous. »

Elle avait des yeux noirs profonds comme les gouffres, sinistre comme l’ombre des ponts le soir où la lune s’endort par delà les nues, doux comme le duvet des oiselets, charmeurs comme les mélodies que joue le vent les soirs d’automne dans les grands bois. Le vice en avait fait sa demeure et regardait par ces yeux noirs, profond comme les gouffres.

— Monsieur, donnez-moi dix sous.

Il restait, sur place, indécis, avec des envies de fuir et des désirs de rester.

Machinalement, il lui jette une pièce blanche.

Elle est un instant sans remuer, fixant toujours l’homme qui la regarde. Elle fait un pas et se retourne : sa tête a le même mouvement sec, rapide et ses lèvres reprennent aux chérubins leur sourire. L’homme ne bouge pas. Et les yeux de l’enfant s’emplissent d’étonnement… Cependant elle part lentement, jouant à « pile ou face » avec la pièce de cinquante centimes… pour s’arrêter…

Soudain, l’homme a peur. En une vision rapide, l’abîme s’est ouvert devant lui. Il craint sa faiblesse, il craint les yeux de l’enfant, les yeux qui, de loin, le suivent et qu’il voit. Tel un halluciné, ne voulant plus les voir, ces yeux charmeurs comme les mélodies que joue le vent les soirs d’automne dans les grands bois, il s’enfuit par la rue Saint-Vincent, descend l’escalier de la rue du Mont-Cenis, court, court toujours, et dégringole d’étage en étage la butte Montmartre… Il s’arrête rue Marcadet. La brise lui semble être plus fraîche qu’au sommet du mont, mais les gens ont des airs de savoir qu’il vient de donner dix sous à la petite Nana.

Elle lui a mis du feu dans la tête : son cerveau bout et ses tempes ont des pulsations violentes.

Les femmes qui passent ont, toutes, les yeux sinistres et doux comme les yeux sinistres d’Elle… oh ! être seul !

Il suit la route, à gauche. Bientôt plus rien, personne, pas de maisons, des terrains vagues que protègent des palissades, le long de la rue des cailloux entassés en trapèze.

Maintenant, il pense à la petite Nana : « Elle est charmante ; charmante aussi sa façon de relever sa jupe sur le côté, dans un déhanchement de petit voyou ; gracieuse, sa démarche de traîneuse pâle et vicieuse ; et ses yeux… ses yeux !… »

Tout à coup, des rires éclatent et cinglent l’air, le sable de la rue nouvellement pavée a des crissements prolongés, quelques pierres roulent : C’est la sortie de l’école ; les gamins se lancent des cailloux ; les filles, peureuses, longent les palissades ; d’autres, derrière, se bousculent, arrachent la jarretière d’une gamine qui remontait son bas et la jettent bien loin pour se mieux bousculer dans une course joyeuse.

Elles ont aperçu l’homme, et se l’indiquent du doigt. Les grandes ont un sourire, le sourire de la petite Nana ; les « petites » traversent la chaussée ou prennent la main des premières. Certaines vont de groupe en groupe et chuchotent : « Il y a un homme sur le tas de pierres. »

Et les conversations s’engagent.

— C’est le même qu’hier.

— Nous allons bien rigoler.

— Non, ce n’est pas le même.

— Je te dis que si.

— Je te dis que non : l’autre avait de la barbe et un pantalon marron.

— Tu veux toujours avoir raison.

— Oh ! non, moi, j’approche pas si près.

— Il se lève… eh ! Augustine !

— Il tourne à droite… Viens-tu ?

— Oui, mais sur l’autre trottoir.

Et pourquoi allaient-elles sur l’autre trottoir ? Comment pouvait les intéresser un homme sur un tas de pierres ? Qui leur avait appris… quoi ?

Les névrosés, las des petites Nana trop faciles, allaient donc aux sorties des écoles chasser la fillette plus rétive ? Les sensations de ces malades[1] sont donc en raison inverse de la faiblesse de leurs victimes ? Est-ce la faute de nos mœurs coupables, agitant en notre cerveau tout un monde de lubriques folichonneries devant un jupon relevé par un temps de pluie ?

L’homme s’était levé, ne pouvant plus supporter les regards d’enfants, ayant honte de lui, sans savoir pourquoi, agacé, énervé, obsédé par la voix grêle et inviteuse qui lui avait chanté dans les oreilles : « Elle est gentille la petite Nana. » Il se dirigea vers la butte, précipitant le pas pour s’éloigner des rires qui le narguaient.

Enfin lassées, les gamines reprirent le chemin de la maison.

« Que faire, se demanda-t-il. » Vingt fois il prit la résolution de rentrer chez lui sans passer par la butte. « Oui, mais cela lui faisait perdre vingt minutes… Bah ! vingt minutes !… Eh ! eh ! vingt minutes, c’est près d’une demi-heure, sans compter la fatigue. …Il valait mieux que de se retrouver nez à nez avec cette môme de Nana qui… que… Après tout, zut ! la rue Clignancourt est aussi encombrée que la rue Montmartre ; on ne peut y marcher tranquille… il passerait par la butte et s’il apercevait Nana, il ferait un petit détour… et pourquoi faire un détour ? »

Cette dernière résolution le soulagea. Il souhaitait même rencontrer la gosse aux yeux noirs, lui parler, savoir. « Ce serait un document, pas quelque chose de propre, sans doute, mais, enfin, quelque chose. »

Par ci, par là, des garçons, sur les fesses, les pieds en avant, les mains arquées servant de frein, glissaient le long des rampes ; pelotonnés, la tête entre les genoux, d’autres roulaient sur l’herbe des talus. Plus loin un vieillard voûté tapotait la joue d’une fillette.

Devant lui, passèrent deux petites filles, marchant vite et causant à voix basse. Il les suivit, sans curiosité, ne pensant à rien ; de même, il aurait suivi un homme, un chien…

Les petites filles s’arrêtèrent au sommet de la butte en riant d’un rire nerveux, intermittent, puis elles avancèrent, lentement, avec précaution et disparurent par la rue Saint-Vincent.

Il les suivait toujours, un peu distancé par elles. À son approche, une enfant, qui faisait le guet, s’enfuit. Il aperçut, entre les étais de la rue, un homme d’une soixantaine d’années, la face congestionnée, entouré de petites filles qui gambadaient et riaient. Il voit Nana. Troublé, il recule de quelques pas, derrière la palissade…

Tout à coup un grand cri — un râle — eut pour écho des cris de frayeur, des cris aigus d’enfants qui fuirent rapides, devant lui, courant dans toutes les directions. Il ne fit qu’un bond de sa place à la rue.

Pâle, tremblant, terrifié, il reste sans avoir la force d’un souffle : devant lui gisait, dépoitraillé, sur le dos, les yeux blancs regardant le ciel bleu, l’homme à la barbe et au pantalon marron, mort dans un dernier spasme.



  1. La médecine légale les regarde comme des malades agissant sous une influence plus forte que leur volonté et les classe sous le nom d’« exhibitionnistes ». Rarement les tribunaux l’entendent ainsi.