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Croquis du vice/Les Larmes d’amour

La bibliothèque libre.
P. Fort (p. 171-180).

LES LARMES D’AMOUR

À Lacault

Que celle qui n’a jamais péché lui jette la
première pierre.

    

I

« Mademoiselle,

» J’ai oublié quelque chose chez vous : mon cœur, que vous trouverez peut-être caché sous la table ou blotti dans un fauteuil. Oh ! ne lui faites aucun mal, ne le chassez pas, il vous aime tant ! S’il a froid, réchauffez-le près de vous, vous si bonne et si douce.

« Hélas ! passe le temps implacable emportant nos sensations, émiettant notre votre volonté : on oublie.

« Et vous m’oublierez, Mademoiselle… Vous m’oublierez. Cette phrase résonne à mon oreille comme un glas. Et si devait sonner le glas de mon cœur, si votre pensée allait à un autre pour de vos lèvres, plus tard, le mordre de baisers fou, le griser de tout votre amour, vous me rendriez mon pauvre cœur.

« Et je ne le reprendrai que pour pleurer.

« Je vous aime ! Je vous aime !

« Charles. »
Paris, 8 août 1891.
Paris, le 9 août 1891.
« Monsieur,

« Vous me dites : Je vous aime ! que ce mot est doux, mais comme il ment ! Pouvez-vous aimer une pauvre fille comme moi, si malheureuse, et si triste depuis votre lettre. Vous le dites trop facilement ce mot qui nous rend rêveuses : Je vous aime ! Pour vous la femme est un livre ; vous en feuilletez toutes les pages, et, le livre sitôt lu, qu’il se nomme Jeanne ou Louise, vous le jetez sur un rayon de votre bibliothèque ou vous l’oubliez dans un coin poudreux de votre cœur, pour en lire un autre qui se nommera Hélène ou Blanche.

« Il y a des romans qui sont des tragédies, Monsieur ; d’un abandon, moi, j’en mourrais.

« Je sais que j’ai été très imprudente en vous permettant de m’accompagner jusque dans ma chambre. J’ai perdu la tête. Je n’aurais pas dû accepter votre dîner, mais j’avais faim. Si vous saviez comme l’on souffre quand on a faim. Ah ! je suis bien malheureuse ! Je n’ai plus de parents, pas d’amie et suis sans place depuis deux mois. Je n’avais plus rien, rien ! Alors j’ai descendu dans la rue pour… Eh bien, oui, je vous avoue, tout, parce que vous avez été bon pour moi… j’ai descendu dans la rue pour faire la noce. J’y ai vu des filles, elles riaient toutes ; elles sont donc bien heureuses ? elles avaient toutes de belles toilettes, des bracelets, des boucles d’oreilles ; elles buvaient, elles avaient mangé, celles-là ! Je suis rentrée dans leur café, j’avais honte car j’étais la moins bien mise étant la plus honnête. C’est là, Monsieur, que je vous ai rencontré. Pendant le dîner, je riais, mais je vous assure que je ne riais pas ; j’ai essayé de dire des saletés, je n’ai pas pu. Le soir, je n’avais aucune répugnance pour aller avec vous, mais mon rôle m’écœurait, et quand vous m’avez dit : « Eh bien, déshabille-toi ! » j’ai pleuré. Vous avez peut-être compris, puisque vous êtes parti sans rien faire et que vous m’avez donné vingt francs.

« Pardonnez-moi, Monsieur, pardonnez-moi. Si vous saviez comme j’ai souffert ! Non, vous ne pouvez pas m’aimer. Oubliez-moi. Je suis perdue. Je suis une fille. Mon Dieu, mon Dieu, que je voudrais mourir !

« Celle qui se souviendra de vous.

« Yvonne. »
« Chère mademoiselle,

« Votre lettre a jeté en moi toutes les agonies. Pourtant un horizon de lumières roses illumine mon âme triste.

« Comme vous, je suis orphelin. Pourquoi ne pas associer nos deux infortunes et retrouver en nous la famille perdue ?

« Vous êtes pauvre, tant mieux ! j’aurai plus de courage pour augmenter mes ressources. Vous aurez de belles toilettes, de beaux colliers, des diamants, des fleurs. Mais, moi, j’aurai un collier plus joli que le vôtre : vos deux bras. J’aurai des diamants plus brillants : vos yeux. Et des fleurs plus fraîches : vos lèvres.

« J’aurai pour vous des caresses si tendres que s’envolera, bien loin, le souvenir des jours mauvais.

« Yvonne, je vous aime, je vous adore. Et pourquoi ne pourrais-je pas vous aimer ? Non, vous n’êtes pas une fille, vous êtes ma mie, mon cœur, mon âme, ma vie.

« Voulez-vous être ma maîtresse chérie, la maîtresse que j’implore à genoux ? Dites oui, ne désespérez pas votre ami le plus sincère.

« Charles. »
Paris, le 9 août 1891.
Paris, le 10 août 1891.
« Cher Monsieur,

« Que vous êtes bon. Qu’ai-je donc fait pour mériter tant ?

« Je serai ce soir de 4 à 5 heures au bureau des Omnibus, en face de la Madeleine.

« Votre pauvre amie,

« Yvonne. »

II

Dans une chambre d’hôtel, la chambre banale aux meubles que l’on croirait faits exprès, Yvonne se donne à Charles. Elle se donne tout entière, avec la naïveté d’un premier amour, presque impudique tant elle est heureuse. Le silence s’emplit de petits rires discrets. Les baisers joyeux volent par la chambre, il y en a partout, dans tous les coins, sur tous les meubles. En soupirs alanguis, fous de bonheur, Yvonne et Charles chantent leur duo d’amour… Et les deux corps pâmés, n’en pouvant plus, sont encore enlacés, les yeux dans les yeux, les bouches jointes respirant le souffle du dernier cri.

C’est l’heure des confidences sincères, entre deux frissons. Yvonne et Charles causent, voulant mieux se connaître puisque, toujours, ils doivent s’aimer.

. . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . .

— C’est étonnant, répond Charles, nous sommes du même pays. Je suis, comme toi, de New-York. À douze ans, je quittai ma famille pour venir à Paris chez un commissionnaire en soierie. J’ai reçu deux lettres de chez moi, c’est tout. J’appris, plus tard, que les vieux étaient morts. Ce qui m’affecte, c’est de savoir que j’ai une sœur, là-bas, qu’est-elle devenue ? Je n’en sais rien. Sale pays que l’Amérique pour avoir des renseignements.

— Quel âge avait-elle ? ta sœur.

— Qu’importe, si je retrouve chez toi son affection… Viens que je t’embrasse, ma bien-aimée.

— … Chéri !

— Elle avait huit ans quand j’ai quitté le pays.

Yvonne resta, un moment, sans répondre, puis :

— Huit ans ! dit-elle.

— Oui… qu’as-tu donc ? Pourquoi trembles-tu entre mes bras ?

Elle répondit :

— Je ne sais pas… huit ans… J’étais bien petite lorsqu’on m’a dit que j’avais un frère. C’est même pourquoi je suis venue à Paris…

— Toi !

— J’avais huit ans.

— Comment te nommes-tu ?

— Mary Nivaw.

Il fit un saut, cria : « Mary Nivaw ! Nivaw ! »

Yvonne s’était jetée dans la ruelle, toute tremblante, et pendant que Charles s’approchait d’elle, la prenait dans ses bras et chastement la baisait sur le front pour lui dire :

— Tu as seize ans ?

— Oui.

— Pauvre enfant !

Pauvre enfant !… Elle venait de comprendre.

— Toi, tu en as vingt ! cria-t-elle, étranglée, anhélante. Vingt !… Charles ! Charles ! mon frère !

Il ne pouvait répondre. Yvonne rajustait sa chemise, remontait les draps défaits, s’éloignait de lui ; elle aurait voulu s’écraser sur le mur.

Toute rose, n’osant le regarder, elle bégaya :

— Charles… Charles… Et ce que nous venons de faire ?

— Est-ce notre faute ? Les circonstances t’ont fait changer de nom, ma gentille sœur… Reste près de moi, Dieu nous pardonne, Mary. Nous dormions ensemble lorsque nous étions petits, redevenons enfants.

L’un près de l’autre, la main dans la main, les paupières humides des larmes versées, tous deux dorment.