Croquis laurentiens/1
PRÉFACE
’est-ce pas de votre part, mon cher Frère Marie-Victorin, une bien grande imprudence que d’avoir confié au trépidant journaliste que je suis, esclave attaché à la meule du fait-divers et de l’actualité politique, la tâche infiniment honorable de présenter votre nouveau recueil à des lecteurs enchantés d’avance, et impatients de goûter les mets savoureux qu’ils savent bien les attendre à votre table ? Quelle distance énorme entre vos travaux et ma besogne, entre ces « Croquis » ensoleillés autant par les reflets de votre âme, que par ceux des belles scènes canadiennes que vous avez arrêtées en leur course fugitive et fixées en votre livre, telles les plantes utiles et les fleurs odorantes dont vous avez rempli en même temps votre herbier de botaniste ! Que voulez-vous qu’en dise de congru le pauvre écho des chicanes parlementaires à qui vous vous êtes si imprudemment adressé ? Une chose, il est vrai, me rassure et m’affermit un peu, c’est que je vois bien que vous avez voulu suivre, en cela aussi, l’exemple du Divin Pèlerin de Judée, et vous pencher de préférence vers le plus pauvre et le plus dépourvu, afin que l’honneur en fût pour lui plus grand et plus inestimable. C’est dans cette pensée que j’ai acquiescé à votre désir et promis de dire deux mots à votre lecteur, avant qu’il pénétrât dans le palais enchanté que vous lui avez préparé. Dans cette pensée, mais dans une autre aussi, il faut bien que je le dise : c’est qu’à travers votre personnalité, si hautement estimée déjà, d’écrivain patriote et disert, et de savant penché sur l’âme mystérieuse de la nature, j’ai toujours voulu voir d’abord, quant à moi, le frère cadet brillant et favorisé, dont l’aîné suit avec un secret orgueil et une chaude affection la carrière et les succès, ayant toujours envie de s’écrier : « Celui-là est mon frère bien-aimé… » car ne le sommes-nous pas en effet, pour avoir vécu dans le même décor nos premières années d’adolescence studieuse, pour avoir puisé les premiers préceptes et les premières notions au sein généreux de la même Alma Mater ?
Vous me l’avez, du reste, rappelé d’un mot qui a ébranlé au fond de mon être tout un monde de souvenirs. « Je suis arrivé juste après votre départ, m’avez-vous écrit, dans les classes de notre chère Académie Commerciale de Québec, où votre souvenir flottait encore dans bien des cœurs amis. »
Ah ! les bons professeurs et les excellents camarades ! Je m’en doute bien, franchement, qu’ils n’avaient pas dû oublier si vite l’étrange « homme d’affaires » en élaboration, — on est censé l’être, dans un collège commercial — que j’étais, alors comme aujourd’hui. Je vous ai revécues, heures de lancinante torture passées devant le sphinx implacable et divers des problèmes arithmétiques, des fantaisistes transactions imaginées par l’auteur du « Manuel de tenue des livres », des angles aigus ou obtus, du mesurage des surfaces, et des rébarbatifs hiéroglyphes de la science algébrique ! Cet âge est sans pitié, je veux bien le croire, mais n’est-il pas aussi sans joie ? Il l’eût été pour moi si le programme des études n’eût heureusement apporté une reposante variété au cauchemar mathématique, et si l’enseignement religieux ou la leçon de français ne fussent venus à propos reposer ma pauvre tête du douloureux vertige que lui infligeaient tous ces oiseaux barbares échappés de leur cage pour la persécuter. Mais il y avait autre chose encore, un livre plus grand et plus beau que tous ces amas de papier noirci : je veux parler de l’admirable paysage québécois, dont je suivais par les hautes fenêtres les changements successifs d’aspect. Qu’ils fussent rudes et caressants, selon la saison, ma mélancolie d’enfant déraciné de son lointain village leur ajoutait souvent une tristesse latente et monotone comme les jours de pluie et de vent nord-est, qui montent du Golfe pour pleurer et s’écraser en hurlant sur les contre-forts du Cap Diamant. J’ai encore dans les yeux, aussi, l’horizon tendre de mai sur la vallée de la rivière Saint-Charles, avec les champs et les bosquets de Charlesbourg et de la côte de Beaupré, cette dernière reflétée dans les eaux calmes du vaste Saint-Laurent qui semble emporter dans son cours, vers quelque mystérieuse et solennelle destinée, le vaisseau allongé de l’Île d’Orléans. L’air printanier entrait dans la classe murmurante, la voix du professeur alternait avec celle d’un élève au tableau noir, et le soleil se jouait dans la vitre d’une image pieuse ou dans celle de l’armoire aux instruments de physique dont les noms trottent encore confusément en ma mémoire. Au dehors, un tombereau passait lourdement dans le silence de la rue tranquille, que ne troublait pas le roulement de ferrailles du tramway, encore inconnu à cette époque dans la cité québécoise.
Puis la voix d’un camarade s’élevait soudain, prononçant les courtes formules de prière qui marquent chacune des heures de la journée, pour les fils et les enfants de saint Jean-Baptiste de la Salle : « Souvenons-nous que nous sommes en la sainte présence de Dieu : Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il.
« Bénis soient le jour et l’heure de la naissance, de la mort et de la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
« Mon Dieu, je vous donne mon cœur, faites-moi la grâce de passer cette heure et le reste de ce jour dans votre saint amour et sans vous offenser. »
Et pour peu que la leçon suivante, car la prière marquait la transition entre deux sujets d’étude, portât sur l’histoire du Canada et les premiers temps de la Nouvelle-France, il semblait que c’était hier encore que la première moisson avait mûri, sous le regard ému de Louis Hébert et de Monsieur de Champlain regardant la première pièce de blé, qui tranchait comme un manteau d’or sur le vert sombre de la forêt millénaire. Au loin, en bas du rocher sourcilleux où tonnerait plus tard le canon de Frontenac, Monseigneur de Montmorency-Laval s’embarquait dans un fragile canot, avec deux guides au teint cuivré, pour aller faire sa visite pastorale en quelque lointaine et hardie bourgade jetée sur la rive du fleuve, chemin humide et mouvant par lequel seul on pouvait atteindre les établissements des Trois-Rivières et de Ville-Marie. Comment ne pas évoquer, à Québec,
dont a parlé notre poète Crémazie. Pour moi, je remercierai
toujours la bonne Providence de ce que ç’ait été dans l’ambiance
émouvante et recueillie du vieux Québec qu’il me fut
donné de vivre des heures de jeunesse laborieuse, pensive et
sagement réglementée, selon la paternelle prévoyance du Fondateur
de l’Institut des Frères des Écoles Chrétiennes, à qui
cet autre barde de notre race, Fréchette, a adressé l’hommage
admiratif dont le temps n’a fait qu’affermir la vérité :
Tu fis l’Humanité meilleure, et c’est pourquoi |
Vous êtes passé à l’Académie, mon cher Frère, et je ne vous y ai point rencontré. Nos deux routes devaient s’écarter pendant plus de vingt ans, avant de se retrouver et de nous réunir fraternellement.
Mais j’imagine qu’en vous y accueillant à la suite de mon départ, les bons Frères professeurs ont dû sourire avec un peu de malice rétrospective à mon adresse, en voyant le fier rival en belles-lettres et jeux littéraires que j’eusse eu là si vous n’aviez eu la charité — qui vous caractérise si bien — d’attendre mon départ pour entrer en scène.
Vos premières années ont été marquées, je crois, de longs et fréquents séjours dans cette admirable région des Bois-Francs, pays des coteaux d’érable et des petites rivières capricieuses, pays que nous avons failli perdre, mais qu’une phalange de vigoureux colons — votre aïeul maternel fut un de ces pionniers — a reconquis à la race.
Nous avons appris par votre savoureux recueil précédent, celui des « Récits laurentiens, » quelle impression décisive et profonde ont laissée en vous ces jours d’enfance vécus au sein de la forte et harmonieuse nature laurentienne. Elle devait vous inspirer plus tard des pages émues et chantantes, où un sens assuré de la Nature éternelle se mêle et se confond avec un amour clairvoyant du rameau français solidement planté dans le sol d’Amérique et arrosé du sang d’innombrables héros. Ce sol, au surplus, vous l’aimez d’une affection filiale autant qu’avertie, et vous nous en présentez avec une science affectueuse et très sûre tous les traits et toute la physionomie, depuis les nobles montagnes « montérégiennes, » selon l’excellente étiquette que vous leur attachez, jusqu’aux forêts, aux rivières, aux plantes, vos chères végétations laurentiennes auxquelles vous avez fait dans votre cœur une place si large que l’on se prend à craindre qu’elles n’envahissent la totalité de ce sol fécond et tendre, et qu’il ne nous reste plus qu’un savant botaniste à la place de l’écrivain délicat et pensif, du peintre précis des vieilles choses et des bonnes gens de chez nous ; du vieux Longueuil, par exemple, « Longueuil-sous-bois, Longueuil-des-barons », auquel vous avez consacré ici même des pages remplies d’une si vivante évocation du passé glorieux qui s’y déroula. Voire, si déjà ce malheur s’était produit, que vous nous ayez délaissés pour ne vous pencher plus que sur vos chers herbiers, qui nous aurait jamais décrit l’âme droite et simple, et la vie attachante de vos « Madelinots » de ces insulaires encore si ignorés et que vous avez lancés en notre cœur, où nous les avons accueillis à jamais, un peu confus d’y avoir mis tant de temps. Comment oublier jamais ces pages qu’inspire l’immense majesté de la mer et du couchant du jour, où vous avez placé le dialogue si humain du fils du pêcheur annonçant à son père l’intention qu’il a de fonder à son tour un foyer. On rentre lentement au port, à la fin d’un beau jour, le poisson amassé au fond de la barque, et le fils s’enhardit à entamer le sujet, d’une voix que l’on devine gênée et un peu tremblante :
— Papa, quand la pêche sera finie, je voudrais demander Aubéline à Alphé. J’ai bien travaillé, hé ! depuis sept ans ? Qu’est-ce que vous pensez de ça ?
— Suis ton goût, mon garçon, c’est une bonne fille.
Et voilà la noce décidée, dans ce décor dont votre plume seule pouvait fournir la peinture véridique et attachante que vous nous en donnez. À cette noce patriarcale et chrétienne je suis sûr que l’on chantera plus d’une fois la romance mélancolique d’Évangéline, dont vous avez recueilli là-bas les mots simples et attendrissants :
Qu’ils étaient beaux, les jours de notre enfance |
Mais j’ai assez gâté le plaisir du lecteur, qui frémit depuis longtemps d’impatience, le pied sur le seuil de la demeure enchantée que vous avez édifiée à son intention. Aussi bien est-on tenté irrésistiblement de tout citer, une fois qu’on a lu telle ou telle des pages nouvelles que vous avez tracées ici à la gloire et à l’amour de la patrie laurentienne, et qui parlent surtout de lieux peu fréquentés et mal connus, de notre immense territoire. Car c’est bien votre coquetterie que de nous conduire de préférence en des endroits presque vierges encore de l’indiscret regard du touriste. Botaniste d’instinct, je trouve que vous l’êtes jusque dans ce penchant à vous éloigner des routes banales et des sentiers battus, pour aller découvrir les plantes les plus rares, ou, « les orchidées pourpres, les asters couleur de ciel, les étoiles d’or des hudsonias, la grâce liliale et souple des fines linaigrettes » trouvées, par vous, je crois, aux dunes sauvages de la Madeleine. Mais voilà que je vous cite encore, malgré la défense que je m’en étais faite. C’est bien votre faute, cependant ! Vous mettez à comprendre et à aimer la nature — l’humaine comme la végétale — tant d’art affectueux et clairvoyant, que l’on ne sait plus qui l’on aime davantage en vous, de l’écrivain, de l’artiste ou du savant. Pour ma part, je les unis tous les trois dans un sentiment que je ne vous dirai pas, mais que je sais bien être partagé par tous vos lecteurs, nombreux comme ces sables vierges « tout damasquinés par le pied trine des alouettes, qu’effacera bientôt le flot de la marée, d’un revers de lame, comme la vague du temps effacera la trace menue de notre passage sur la dune aride de la vie, pauvres alouettes humaines que nous sommes… »
Eh oui ! « Nous passons comme une ombre vaine », et le vieux cantique a raison. Mais ce n’en est pas une de nous attrister, vous en donnez vous-même l’exemple, et je crois que le passage cité est la seule note un peu mélancolique trouvée en toute votre œuvre. Plutôt regardez-vous la vie comme nos fleurs, nos plantes, nos arbres : avec une douce et affectueuse sérénité, qui se répand autour de vous comme un baume et fait du bien à l’âme de qui vous approche ou vous lit. Et l’on éprouve en vous quittant que l’on aime davantage encore le cher Canada, que tant d’autres dédaignent parce qu’ils ne l’ont pas, comme vous, regardé attentivement et avec des yeux de fils contemplant tendrement le visage de sa mère. Vous le faites se dérouler sous nos regards, comme autrefois les forêts et les fleuves immenses du Nouveau Continent passaient devant les yeux émerveillés des Joliette, des La Salle, des Marquette, pour ne nommer que ceux-là. Ils furent les premiers découvreurs de la beauté cachée de l’Amérique endormie au fond de ses bois illimités. Leur race n’est pas éteinte, mon cher Frère et ami, et leurs grandes ombres doivent saluer en vous, lorsque vous promenez vos pensives rêveries sous les ormes majestueux de votre cher Longueuil, un digne continuateur de leur lignée, et je sais qu’ils vous proclament, avec une fierté attendrie, un haut et noble Découvreur aussi de la Beauté infinie du pays laurentien.
À Ottawa,