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Croquis laurentiens/31

La bibliothèque libre.
Frères des écoles chrétiennes (p. 286-290).


TROIS CHANSONS





LA CHANSON DES LIARDS

I


L
orsque l’hiver a banni les oiseaux, éteint la chaude lumière des fleurs et la voix claire des ruisselets, à côté des dômes dépeuplés des ormes, vous nous restez, liards, réfugiés dans un silence émouvant, vos grands bras verruqueux épandus dans l’air ennemi, jetant à la rafale les fragiles phalanges de vos doigts ! beaux grands vieillards toujours tremblants !…

II

Lorsque le printemps, par souffles larges, nous arrive ensoleillé des grandes terres du sud, les tout premiers, liards, vous répondez à l’appel passionné de la vie créatrice ! Au bout des rameaux gris, vos bourgeons emmiellés, gorgés du sang clair de la terre bouillonnante, éclatent et suspendent dans l’air tiède, les uns, de lourdes chenilles de laine pourpre, les autres, de longs chatons verts qui, avant tous les autres arbres et malgré votre âge, vous font chanter l’amour éternel ! beaux grands vieillards toujours tremblants !…

III

Lorsque mai devient plus chaud et que le cri des merles en donne le signal, vous livrez à tous les vents, liards, la poussière d’or de vos anthères. Et pour que, sans obstacles, vous portiez la vie et la fécondité à vos compagnes qui, dans la plaine, là-bas, tendent au ciel nouveau, dans l’extase mystique du « joly mois de may », leurs bras chargés de rosaires priants, l’air tout entier vous appartient, grands semeurs de pollen ! beaux grands vieillards toujours tremblants !…

IV

Lorsque, gonflés d’ouate pérégrine, les grains de vos rosaires ont éclaté sous la pression du doigt mignon de l’été, à ce moment, liards, dans l’air traversé déjà de parfums éthérés, de pollens en goguette, de cris d’oiseaux ivres, vous libérez vos millions de minuscules aéronefs aux ailes de soie, avec la mission d’aller planter la vie énorme qui est en vous, partout : dans la plaine, au long des routes, sur la berge des rivières, sur les îlots perdus !… Et, ce grand œuvre accompli, secouant sur les pelouses l’enveloppe convulsée de vos fruits vides, repliant sur vous-mêmes toutes vos forces de vie, vous poussez hâtivement la sève pour en élargir l’orbe dentelé de vos limbes encore jeunes, et couronner votre tête royale d’un glorieux feuillage ! beaux grands vieillards toujours tremblants !…

V

Et tout l’été, pour le bonheur des oiseaux et la joie mobile de nos yeux, vous régnez sur la campagne, étrangement vivants, palpant toujours dans l’air des choses invisibles pour nous. Même quand le vent, le soir, se calme tout à fait et que l’eau des lacs, à vos pieds, s’aplanit toute, telles des âmes humaines, vos feuilles au bord du soir, ne cessent pas de frémir ! Et l’on dirait, liards ! beaux grands vieillards toujours tremblants ! que vous trahissez le grand frisson de la terre muette lorsque, de l’orient, elle voit monter la nuit !