Croyances et légendes du centre de la France/Tome 1/Livre 01/01

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CHAPITRE PREMIER

NOËL.
LA COSSE DE NAU. — LES CORNABŒUX.
LES NAULETS, ETC., ETC.

Sol novus oritur…
(Office de Noël.)
……Lucido surgens thoro,
Sol verus, orbem visitas.
(Hymne de Noël.)

Nous appelons, en Berry, cosse de Nau, ce que l’on nomme ailleurs souche ou bûche de Noël [1].

Dans nos domaines, la force réunie de plusieurs hommes est nécessaire pour apporter et mettre en place la cosse de Nau, car c’est ordinairement un énorme tronc d’arbre destiné à alimenter la cheminée pendant les trois jours que dure la fête de Noël.

À l’époque de la féodalité, plus d’un fief a été donné, à la charge, par l’investi, de porter, tous les ans, en personne, la cosse de Nau au foyer de son suzerain. Un devoir seigneurial absolument semblable était, dit-on, attaché à certain fief servant qui relevait du château de Saint-Chartier (Indre). — « Il ne serait pas facile, dit, à propos de cette coutume, Boutarie[2], de trouver aujourd’hui des seigneurs qui voulussent donner d’amples possessions à aussi bon marché. » — Cet usage nous rappelle qu’il existait au château de Fontenay, près de Nérondes (Cher), une obligation de même nature, mais beaucoup plus assujettissante : « Tous les hommes de la seigneurie étaient tenus, chaque fois qu’ils montaient à ce château, situé sur une butte élevée, d’y porter sur leurs épaules une bûche pour le foyer du châtelain[3]. »

La cosse de Nau doit, autant que possible, provenir d’un chêne vierge de tout élagage, et qui aura été abattu à minuit. On la dépose dans l’âtre au moment où sonne l’élévation de la messe nocturne, et le chef de la famille, après l’avoir aspergée d’eau bénite, y met le feu.

C’est sur les deux extrémités de la bûche ainsi consacrée que les mères et surtout les aïeules se plaisent à disposer les fruits, les gâteaux et les jouets de toute espèce auxquels les enfants feront, à leur réveil, un si joyeux accueil. — Comme on a fait croire à ceux qui pleuraient pour aller à la messe de minuit, qu’on les mènerait à la messe du coussin blanc, — c’est-à-dire qu’on les mettrait au lit, — on ne manque jamais, le lendemain matin, de leur dire que, tandis qu’ils assistaient à cette messe fantastique, toutes ces belles et bonnes choses ont été déposées là, à leur intention, par le bonhomme Nau[4], ou le petit Naulet[5] — dénominations naïves qui nous servent à personnifier la fête de Noël et qui rappellent le sire Noël des jongleurs du treizième siècle. — Quelquefois encore, mais rarement, c’est aux menues branches d’un fort rameau de genévrier, placé près de la cheminée, et auquel on donne le nom à d'arbre de Nau, que l’on suspend ces cadeaux enfantins.

On conserve les débris de la cosse de Nau d’une année à l’autre. Recueillis et mis en réserve sous le lit du maître de la maison, toutes les fois que le tonnerre se fait entendre, on eu prend un morceau que l’on jette dans la cheminée, et cela est suffisant pour protéger la famille contre le feu du temps, c’est-à-dire contre la foudre.

L’usage d’entretenir pendant trois jours et trois nuits, dans chaque maison, le feu de la cosse de Nau, est, selon toute apparence, un souvenir du culte que les Gaulois, ainsi que tous les peuples du Nord, rendaient au soleil, aussi bien au solstice d’hiver qu’au solstice d’été. — Diodore de Sicile nous apprend que d’anciens écrivains, et entre autres Hécatée, parlent d’une île située au nord de la Gaule, dont les habitants avaient pour principale divinité le soleil. Ils employaient tous leurs moments à chanter les louanges de cet astre et passaient pour ses prêtres. Dans la Gaule même, les bardes de l’Armorique, plus de trois cents ans après la venue du Christ, pratiquaient encore le culte solaire. Voici en quels termes le poëte Ausone parle de l’un de ces bardes qui fut son ami : « Phœbitius, homme avancé en âge, était prêtre du soleil ; il célébrait le dieu Belen dans des hymnes qu’il composait ; d’origine armoricaine, ses parents étaient tous druides. »

Le feu de la cosse de Nau, allumé, tous les ans, par le chef de la famille, dont les fonctions, en cette circonstance, ont quelque chose de sacerdotal, rappelle ce père-feu qui, selon les traditions irlandaises, était renouvelé, chaque année, par les druides, dans la nuit du 1er novembre, et où tous les habitants d’une certaine circonscription territoriale venaient puiser pour leurs foyers une nouvelle vie[6]. Cette vieille coutume, à peine altérée par le rit chrétien, existait encore vers la fin du dix-huitième siècle dans quelques-unes de nos provinces. En Normandie, par exemple, quand venait le soir du 24 décembre, on éteignait le feu de l’âtre, et lorsque la cosse de Nau était en place, on y mettait le feu avec un brandon que l’on avait allumé à la lampe de l’église voisine[7]. Cette rénovation du père-feu se retrouve encore dans la cérémonie catholique du samedi saint, où l’on fait un feu nouveau pour allumer le cierge pascal.

Les druides avaient deux fêtes principales en l’honneur du feu, du soleil ou du dieu Bel : l’une d’hiver, le 1er novembre ; l’autre de printemps, le 1er mai. Toutes deux revivent dans nos feux solsticiaux de Noël et de la Saint-Jean ; seulement nous les célébrons cinquante-cinq jours plus tard.

Dans le Nord, chez les Suédois, les Finlandais, les Irlandais,  etc., ce n’est guère qu’au dixième siècle que la fête de Noël remplaça complètement celle du solstice d’hiver. Ce fut alors la nuit du 21 décembre qui ouvrit, chez ces peuples, cette grande solennité, et cette nuit mémorable portait, en Irlande, le nom de nuit suprême, et chez les Anglo-Saxons, celui de nuit-mère : « double idée qui se rencontre, en effet, dans cette nuit, dit M. Léouzon Le Duc[8], puisque, en même temps qu’elle couvre la terre des plus longues ténèbres de l’année, elle fait surgir de son sein le soleil qui reprend, dès lors, sa course ascendante à l’horizon. »

De nos jours, chez les Juifs de l’Alsace, la cérémonie de la cosse de Nau est remplacée par une fête analogue qui porte le nom de Hanouka. Pendant le Hanouka, qui se célèbre aussi vers la fin de décembre, on illumine les synagogues et les maisons particulières. Le Hanouka dure huit jours. « Le premier jour, le ministre officiant, une bougie à la main, s’approche d’une rangée de huit cierges aux mèches intactes, puis, élevant la voix, il s’écrie : « Sois loué, Éternel, notre Dieu, roi de l’univers, etc… », et il allume les cierges. De retour au logis, au sortir de la synagogue, chaque père de famille en fait autant chez lui. Dans tout intérieur juif, brûlent, ce soir-là, une quantité de cierges répandant partout la clarté et la joie[9]. » Enfin, le Hanouka est suivi d’un succulent repas, qui remplace le réveillon de notre nuit de Noël.

Cette adoration du feu ou du soleil fut certainement la première manifestation par laquelle l’homme décela son instinct religieux. Les plus anciennes archives de l’humanité, les Védas, en font foi. Dans ces livres sacrés des Aryas[10], le feu céleste ; le soleil, est adoré sous le nom d’Indra, et le feu du foyer sous le nom d’Agni. Agni, en ces temps reculés, était par excellence le protecteur de la maison, le dispensateur de tous les biens, le vainqueur de tous les maux[11], et notre cérémonie de la cosse de Nau n’est que la reproduction de la fête de l’Ekiam, que célébraient les Hindous en l’honneur du soleil. Lors de cette fête, on dressait un bûcher où il entrait neuf sortes de bois, puis on l’allumait avec un feu vierge obtenu au moyen de deux morceaux de bois sec que l’on frottait l’un contre l’autre[12]. Ces peuples primitifs étaient persuadés que de ce feu nouveau naissait le soleil ; aussi veillaient-ils avec le plus grand soin à ce qu’il ne s’éteignit jamais sur l’autel : « Agni (le feu) est l’âme du monde, dit le Rig-Véda[13] ; de lui naît le soleil qui se lève le matin. »

Le culte du feu se retrouve donc tout naturellement chez les descendants des Aryas, c’est-à-dire chez toutes les nations indo-européennes qui vinrent du fond de l’Asie s’établir en Occident ; et l’Hestia des Grecs, la Vesta des Latins, ainsi que notre cosse de Nau, ne sont que des imitations plus ou moins altérées de cette religion primitive. — Encore une observation : L’usage où l’on est, dans la plupart de nos chaumières, d’allumer un cierge bénit, toutes les fois que l’orage gronde, afin de conjurer la foudre ; la défense que beaucoup de nos villageois font à leurs enfants de jamais cracher dans le foyer[14], n’attestent-ils pas la puissance que l’on suppose toujours au feu, et le respect qu’on lui porte ?


Le bon jour de Nouel, comme disent nos paysans, est pour eux la fête chrétienne par excellence ; aussi pratiquent-ils largement l’aumône à cette époque. Quand arrive cette grande solennité, on confectionne dans toutes les fermes des cornabœux, ou pains aux bœufs, que l’on distribue aux pauvres, dans la matinée du premier jour de Noël. Ces pains se façonnaient toujours autrefois et se façonnent souvent encore aujourd’hui en forme de corne ou de croissant.

Ce mot cornabœux (cornes à bœufs), par lequel on désigne une aumône dispensée à l’époque de la naissance de Notre Sauveur, ne ferait-il pas allusion au bœuf qui avoisinait l’Enfant Jésus dans la crèche, et ne pourrait-on pas inférer de cette coïncidence que ce secours est donné aux malheureux, dans le but d’obtenir du ciel la conservation des aumailles ou bêtes à cornes[15] ? — Quoi qu’il en soit, cette habitude rappelle celle où sont les Lorrains de s’entre-donner, à la même époque, des cognés ou cogneux, espèces de pâtisseries dont les unes figurent deux croissants adossés, et dont les autres, plus longues que larges, se terminent également, à leurs extrémités, par deux croissants ; elle rappelle aussi l’usage où étaient les Athéniens d’offrir à Hécate des gâteaux qui portaient la figure d’un bœuf, parce que, dit-on, ils regardaient cette déesse comme la protectrice de cet utile animal. Nos cornabœux ne sont sans doute pas non plus sans analogie avec ces gâteaux cornus que les Juifs, captifs en Égypte, offraient à la reine des cieux, c’est-à-dire, au soleil[16], et toutes ces pâtisseries ont probablement la même origine que celles que les Chinois consacrent à l’astre des nuits depuis des milliers d’années. — Autre rapprochement : « Annuellement encore, dit M. Champollion-Figeac[17], les habitants des campagnes, dans le Dauphiné, célèbrent la fête du soleil et allument des feux aux solstices. Dans la commune des Andrieux-en-Val-Godmar, tout le village se rend sur le pont, et dès que le soleil y paraît, on lui fait l’offrande d’une omelette. »

À Argenton, à Saint-Gaultier, etc., les cornabœux sont connus sous le nom de hôlais. Tous les laboureurs de ces contrées, qu’ils emploient des bœufs ou des chevaux pour cultiver leurs terres, donnent aux pauvres, le jour de Noël, autant d’hôlais qu’ils possèdent de ces différents animaux. — Faut-il voir quelque rapport entre le mot hôlais et celui par lequel les Grecs désignaient le soleil : hêlios ? — Les hôlais ou cornabœux pèsent de trois à quatre livres.

À la Châtre (Indre), on vendait, il y a une quarantaine d’années, à la même époque, des gâteaux très-minces, dans lesquels il n’entrait ni levain ni beurre, et qui figuraient des chevaux et des bœufs, symboles principaux du soleil chez les Gaulois nos pères. — C’est ainsi que les Hébreux idolâtres offraient au soleil des gâteaux sur lesquels son image était empreinte (Jérémie, XLIV, 19) ; c’est ainsi qu’à Patare, en Lycie, on consacrait à Apollon des gâteaux en forme d’arc, de flèches et de lyre.

On voit que le bœuf, surtout, joue un grand rôle lors de notre fête de Noël : non-seulement il assiste à la naissance de l’Enfant Dieu ; mais, ainsi qu’on le verra plus loin, à un certain moment de la messe de minuit, il lui est donné de parler chrétien et de prophétiser. Il représente assurément, en toutes ces circonstances, le dieu des oracles, le Dieu-Soleil, le sol novus, le sol verus, proclamé par l’Église elle-même :

…Lucido surgens thoro,
Sol verus orbem visitas.

(Hymne de Noël.)
Sol novus oritur…
(Office de Noël.)

D’un autre côté, nos vieux noëls comparent fréquemment la venue du Sauveur à celle du sol novus.

Tantôt c’est un berger qui dit à l’un de ses camarades, avec lequel il se rend près du petit Naulet :

Colin, au milieu de la nuit,
Je vois le soleil qui reluit ;
Il semble que tout reverdit… ;

Tantôt c’est un chœur de bergers qui chante :

Allons, sans plus attendre,
Voir le Sauveur dans son berceau ;
Hâtons-nous de nous rendre
Près du soleil nouveau…

Ici, un ange interpelle un berger qui dort, en ces termes :

Berger, tu dors hors de saison,
Le soleil de la grâce
Vient briller sur ton horizon… ;

Là, c’est le Jour qui dit à la Nuit :

Ô Nuit !…
Puisque le souverain maître
Dont j’emprunte ma clarté,
Dans ton sein a voulu naître,
Vante ta félicité… ;

Plus loin, on chante :

Trois Rois, avec grand appareil,
Ont, d’une foi profonde,
Adoré ce divin soleil
Qui vient sauver le monde…

Cesse de paraître,
Saison des frimas,
Puisqu’un Dieu va naître,
Tout change ici-bas.

Sol novus est le nom que porta longtemps le 25 décembre, parce que cette date indiquait le terme de la révolution solaire et le début d’une nouvelle période. De là le nom de Noël, que l’on prononça d’abord Novel, puis Nouel, comme cela a lieu encore en Berry, et enfin Noël. (Voy. la note de la p. 47.)

Il nous paraît impossible de ne pas induire des différentes coutumes qui précèdent que nos cornabœux ou pains cornus, furent, dans le principe, un hommage adressé à Bel, au dieu-taureau, dont les cornes symbolisaient la toute-puissance.

À propos de notre terme cornabœux et de la signification que nous lui avons donnée, nous ne pouvons nous empêcher de faire le rapprochement suivant : — La montagne sur laquelle s’élève le Fort-Belin, près de Salins, ville dont les environs abondent en antiquités celtiques, s’appelle la Côte-Béline, et l’extrémité occidentale de la roche sur laquelle est construit ce fort porte le nom de Bois Saint-Jean, parce que l’on y allume, le 23 juin, les feux solaires de la Saint-Jean ; or, entre le Bois Saint-Jean et le Fort-Belin, il existait autrefois un rocher qui se terminait en pointe et que l’on appelait Corne-à-Bœuf. — « On sait, ajoute M. Désiré Monnier, à qui nous empruntons ces détails, que le dieu Bel ou Belin était souvent représenté avec des cornes[18]. »

En Angleterre, ce n’est pas au moyen symbolique des cornabœux que l’on a recours pour célébrer la grande fête solsticiale, la Fête du bœuf ; John Bull fête le taureau, son patron, d’une manière beaucoup moins allégorique : — « La veille de Noël, dit M. Ch. Virmaître, tout Londres est illuminé. Les boutiques de bouchers, surtout, sont resplendissantes de lumières ; on y voit des bœufs dépouillés, couchés tout entiers sur des tréteaux, avec des becs de gaz dans le mufle. Pour fêter Christmas, on se met à table la veille au soir, et on ne la quitte que le surlendemain au matin, trente-six heures après ! Les Anglais, ce jour-là, ne mangent guère de pain ; ils communient avec le rosbif, et avant d’ouvrir cette longue scéance gastronomique, ils ont eu soin de s’enfermer pour n’être pas dérangés dans le plus pieux et le plus saint exercice qu’ils connaissent : celui de faire passer le bœuf à l’état d’homme. »

Indépendamment des cornabœux, on fait encore, la veille de Noël, dans certaines fermes du Berry, une autre espèce de pain ou de gâteau auquel on attribue de grandes propriétés médicales. Ce gâteau se conserve toute l’année, et lorsqu’une personne ou un animal se trouve atteint de maladie, il n’est besoin, pour conjurer tout danger, que de lui en faire avaler une bouchée. — À cette sorte de gâteau doit se rapporter le petit pain blanc que, chez nos voisins des Amognes (Nièvre), les parrains et les marraines offraient, naguère encore, aux approches de Noël, à leurs filleuls, et que l’on connaissait, dans ces contrées, sous le nom d’apogne cornue. — Alors, on sera tenté de faire dériver le mot apogne du grec aponos ( privatif ; πόνος, fatigue, maladie), et peut-être lui trouvera-t-on aussi quelque rapport avec l’un des noms du soleil : Apollon. — Les Limousins et les paysans suédois ont pareillement un gâteau de Noël auquel ils reconnaissent de merveilleuses vertus curatives.

On peut encore ranger dans la catégorie des apognes l’ai-gui-lan de Vierzon (Cher), dont M. Raynal, dans son Histoire du Berry (t. I, p. 17), parle en ces termes : « À Vierzon, pendant quelques jours des environs de Noël, tous les pâtissiers vendent un petit gâteau de forme bizarre qu’on nomme l’ai-gui-lan[19]. »

Ces divers gâteaux ont sans doute la même origine que les pains de Noël, espèce de redevance payée jadis par les vassaux à leurs seigneurs (Du Cange, Glossar., au mot Panis) et que les pains d’étrenne offerts autrefois par les paroissiens à leur curé, le jour de Noël, lorsque l’année commençait à cette époque. — De nos jours, en Pologne, ce sont, au contraire, les prêtres qui, aux approches de Noël, préparent et bénissent des pains blancs, larges comme une assiette et aussi minces qu’une hostie, et qui en envoient à toutes les familles de leurs paroisses. Serf ou seigneur, chacun reçoit le sien, et tout le monde, selon ses facultés, donne en retour une somme d’argent plus ou moins forte.

À Rome, pendant la nuit de Noël, tout le monde échange des gâteaux de maïs, que l’on a eu soin de faire bénir par son curé. Ces gâteaux sont plus ou moins grands, selon le degré de considération que l’on veut témoigner aux personnes à qui on les adresse. Une année, le prince Borghèse en reçut un, blasonné à ses armes, qui mesurait six mètres de largeur et dont, par ses ordres, vingt-quatre énormes portions furent distribuées à autant de pauvres.

Enfin, dans quelques-unes de nos villes et de nos grosses bourgades, les boulangers fabriquent, pour le jour de Noël, de petites galettes auxquelles ils donnent, autant que possible, la forme d’un petit Jésus, et que l’on appelle naulets. Naulet ou Nôlet est le nom par lequel on avait coutume, au moyen âge, de désigner l’Enfant Dieu, le petit enfant de Noël[20].

J’ai ouï chanter le rossignô
Qui chantoit un chant si nouveau,
Si gai, si beau,
Si résonneau ;
Il m’y rompoit la tête,
Tant il preschoit
Et caquetoit ;
Adonc prins ma houlette
Pour aller voir Naulet.
(Ancien Noël.)

Au reste, la plupart de nos provinces ont leurs naulets ou pains de Noël. Dans la Flandre française, on donne aux enfants, ce jour-là, des coignoles, gâteaux de forme oblongue dans lesquels sont encadrés de petits Jésus en sucre. La Lorraine, ainsi que nous l’avons dit plus haut, a ses cogneux ou cognés. Orléans et Bonneval ont leurs cochelins, dont les uns sont taillés en losange et les autres figurent des hommes. Le pays chartrain a ses cochenilles et ses coquelins, qui représentent tantôt des hommes, des femmes, des cavaliers ; tantôt, des bœufs, des chevaux, des ânes. Enfin, à Valognes, les naulets se nomment bourettes.

Ces usages se retrouvent aussi dans les pays étrangers. En Finlande, le pain ou gâteau de Noël est de forme très-variée ; mais il affecte le plus souvent la figure d’une charrue, d’un coutre, ou de tout autre instrument d’agriculture. En Suède et en Norvège, c’est presque toujours un animal qu’il représente, et particulièrement le porc, ce qui rappelle l’attribut mythologique du dieu Frey. C’est ainsi que les gâteaux appelés Kerskoeken, dans la Belgique flamande, et cougnoux à Namur, ont la forme d’un porc ou d’un sanglier rôti, ce qui fait songer, dit M. du Méril[21], au sacrifice spécial à la fête de Julé (le soleil). — Le porc jouit du même honneur dans certaines contrées de l’Allemagne : « Figurati et melliti panes, qui tempore nativitatis Christi hodieque conficiuntur, et figuram plerumque referunt animalium, verris, hirci et similium[22]. »

Il est très-probable que toutes ces petites figures ou effigies ont succédé aux oscilla, aux pilœ, que les anciens Romains consacraient à plusieurs de leurs dieux et qui n’étaient que la représentation des animaux et même des hommes qu’on leur sacrifiait dans le principe[23]. « Cette substitution amiable, dit M. du Méril,[24] a eu lieu partout, même dans l’Inde[25]. Les sacrifices les plus coûteux, les plus révoltants ne furent plus alors qu’une modeste et innocente offrande. Sous le bénéfice de cette transformation, ils se multiplièrent et entrèrent assez profondément dans les habitudes du monde ancien pour qu’on les retrouve à peine déguisés dans les usages populaires du moyen âge. »

À propos de ces petits pains substitués à de sanglantes offrandes, nous remarquerons que l’hostie, ou pain sans levain, qui représente le corps de Jésus-Christ et que nos prêtres offrent tous les jours, comme une nouvelle victime, dans le sacrifice de la messe, n’est qu’une imitation des différentes coutumes dont nous venons de parler.

La nuit de Noël est une nuit pleine de merveilles, de mystères et d’embûches. Il semble que Satan, exaspéré par l’échec que ce divin anniversaire lui remet en mémoire, sente, à chaque retour de la grande fête, redoubler sa haine et sa rage contre l’humanité[26]. C’est alors qu’il sème dans les sentiers et sur les carroirs[27] que doivent parcourir les pieuses caravanes de la messe de minuit, ces larges et splendides pistoles qui jettent dans l’ombre de si magiques et de si attrayants reflets; c’est alors qu’il ouvre aux pieds des croix et des oratoires champêtres ces antres béants au fond desquels on voit ruisseler des flots d’or et de pierreries, et qui sont autant de gouffres conduisant directement aux enfers.

Cependant les sorciers, ses dignes suppôts, rôdent plus qu’en aucun autre temps aux abords des métairies, se glissent dans les cours, passent et repassent devant les étables, et multiplient les pièges autour des animaux qui sont la principale richesse de nos villageois.

Mais les gens de nos domaines se tiennent plus que jamais sur leurs gardes. Dès la veille de Noël, à la tombée du jour, toutes les portes des écuries, bergeries et étables, surtout celles de la bouverie, sont soigneusement barricadées. Défense expresse aux femmes de s’y introduire, de peur que, par leur moyen, le Maufait[28] n’établisse des intelligences dans la place.

Les bêtes bovines et asines jouissent de beaucoup de considération pendant les trois jours que durent les fêtes de Noël. Elles doivent cet honneur au souvenir du bœuf et de l’âne de Bethléem qui assistèrent à la naissance de Notre Sauveur. N’oublions pas que c’est encore en raison de cette circonstance que le Follet n’ose donner à ces animaux les soins d’hygiène et de toilette qu’il se plaît si souvent à prodiguer au cheval. — La croix que l’âne porte sur son dos, — décoration héréditaire que sa race doit, comme chacun sait, à l’honneur d’avoir servi de monture à Jésus-Christ, — contribue surtout, dit-on, à tenir le Follet à distance. C’est au point qu’il suffit de placer un de ces quadrupèdes dans une écurie hantée par le Lutin pour l’en éloigner aussitôt.

Bœufs et vaches participent aux mortifications et aux joies chrétiennes qui signalent cette grande journée : ainsi, après avoir jeûné la veille de Noël, comme leurs maîtres, ces animaux reçoivent, à l’issue de la messe nocturne, une provende extraordinaire du meilleur fourrage. Une coutume semblable existe en Suède. Les paysans de cette contrée veulent que tous les animaux de la ferme prennent part à la solennité : « Ce jour-là, dit M. Léouzon Le Duc[29], ils donnent la liberté aux chiens de garde, ils servent à leurs bestiaux un fourrage d’élite… » Dans quelques localités de l’Alsace, on croit, qu’en cette circonstance, la sainte Vierge se plaît à faire couler dans l’endroit où les bœufs étanchent leur soif les flots d’un merveilleux breuvage destiné à leur donner force et santé pendant toute l’année.

Lorsque, durant cette espèce de réveillon, on est obligé d’envoyer le bétail boire au dehors, assez souvent, à leur retour de l’abreuvoir, les aumailles se trouvent accompagnées d’un bouvier inconnu, tombé on ne sait d’où. Ce mystérieux personnage a l’air de passer là par hasard ; il s’empresse auprès des bêtes et fait le bon valet. Gardez-vous, toutefois, de le laisser mettre le pied dans l’étable, car ce serviteur modèle, vous l’avez sans doute deviné, est Georgeon en personne, c’est-à-dire le Diable[30]. Quelquefois, dans la circonstance dont nous parlons, Georgeon prend la forme d’un bœuf noir et cherche à se faufiler parmi le troupeau. — Une croix, tant grossière soit-elle, figurée, à bonne intention, avec de la craie bénite, sur la porte de la bouverie, suffit pour tenir à distance ce malintentionné.

On assure qu’au moment où le prêtre élève l’hostie, pendant la messe de minuit, toutes les aumailles de la paroisse s’agenouillent et prient devant leurs crèches. On assure encore qu’après cette oraison toute mentale, s’il existe dans une étable. deux bœufs qui soient frères, il leur arrive infailliblement de prendre la parole. — Chez les Islandais, c’est pendant la nuit qui précède le jour de l’an ou celui de la Saint-Jean (solstices) que les aumailles conversent entre elles.

En Berry, comme ailleurs, on raconte qu’un boiron[31] qui, dans ce moment solennel, se trouvait couché près de ses bœufs, entendit le dialogue suivant :

— Que ferons-nous demain ? demanda tout à coup le plus jeune du troupeau.

— Nous porterons notre maître en terre, répondit d’une voix lugubre un vieux bœuf à la robe noire, et tu ne ferais pas mal, François, continua l’honnête animal en arrêtant ses grands yeux sur le boiron qui ne dormait pas, et tu ne ferais pas mal d’aller l’en prévenir, afin qu’il s’occupe des affaires de son salut.

Le boiron, moins surpris d’entendre parler ses bêtes qu’effrayé du sens de leurs paroles, quitte l’étable en toute hâte et se rend auprès du chef de la ferme pour lui faire part de la prédiction.

Celui-ci, assez mauvais chrétien, se trouvait alors attablé avec trois ou quatre francs garnements de son voisinage, et, sous prétexte de faire le réveillon, — repas joyeux, mais décent, que l’on prend en famille au retour de la messe, — présidait, en vrai Balthazar, à une monstrueuse orgie, tandis que la cosse de Nau flamboyait dans l’âtre et que sa femme et ses enfants étaient encore à l’église.

Le fermier, malgré les vapeurs bachiques qui enfumaient son cerveau, fut frappé du masque effaré de François, à son apparition dans la salle.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? lui demanda-t-il brutalement.

— Il y a que les bœufs ont parlé, répondit le boiron consterné.

— Et qu’ont-ils chanté ? reprit le maître.

— Ils ont annoncé qu’ils vous porteraient demain en terre ; c’est le vieux Morin[32] qui l’a dit, et il m’a même envoyé vous en avertir, afin que vous ayez le temps de vous mettre en état de grâce.

— Le vieux Morin en a menti ! et je vais lui donner une correction, s’écria le fermier, le visage empourpré par le vin et la colère.

Et, sautant sur une fourche de fer, il s’élança hors de la maison, et se dirigea vers les étables. Mais il était à peine arrivé au milieu de la cour qu’on le vit chanceler, étendre les bras et tomber à la renverse.

Était-ce l’effet de l’ivresse, de la colère ou de la frayeur ?

— Nul ne le sait.

Toujours est-il que ses amis, accourus pour le secourir, ne relevèrent qu’un cadavre, et que la prédiction du vieux Morin se trouva accomplie.

Depuis cette aventure, que l’on dit fort ancienne, les bœufs ont toujours continué à prendre, une fois l’an, la parole ; mais personne n’a plus cherché à surprendre le secret de leur conversation.

  1. Nous disons cosse (codex) pour souche :

    « Il les recueillait et les cachait dans un trou d’arbre ou sous une cosse de bois. » (George Sand, la Petite Fadette.)

    Et Nau, chez nous, signifie Noël. Ce mot était employé en ce sens par nos pères et par Rabelais :

    Au sainet Nau chanteray……
    Car le jour est fériau
    Nau ! Nau ! Nau !
    Car le jour est fériau.
    (Anciens Noëls. — Bibl. imp., cot. y.)

    « Nau ! Nau ! Nau ! le jour est fériau, dist Epistemon. » (Pantagruel.)

    Dans quelques contrées du Berry, on connaît encore la cosse de Nau sous le nom de Tréfoué, comme en Normandie, Trouffiau, Trufau. — Voy. ces deux derniers mots dans le Glossaire du Centre, de M. le comte Jaubert.

  2. Traité des droits seigneuriaux, p. 645 de l’édition de 1775.
  3. M. Raynal, Histoire du Berry, t. II, page 209.
  4. Voy. Rathery, des Chansons populaires et historiques en France. — M. Ribault de Laugardière, la Bible des Noëls, p. 15.
  5. Le petit Jésus. (Voy. plus bas, p. 12.)
  6. De la Villemarqué, Barzaz-Breiz, t. I, p. 9, 19 ; — Henri Martin Histoire de France, t. I, p. 71 et 72 ; — d’Eekstein, le Catholique, oct. 1829, p. 156.
  7. Mémoires de l’Académie celtique, t. IV, p. 458 ; — Statistique du département du Calvados, par Chanlaire, p. 33.
  8. La Fête de Noël en Suède.
  9. Daniel Stauben, Scènes de la vie juive en Alsace.
  10. « La religion des Aryas nous représente le culte et les croyances de nos plus lointains ancêtres », dit M. Alfred Maury — Voir sur les Aryas et les Védas, les pages 7, 8, 16 et 17 des Croyances et Légendes de l’antiquité par cet auteur.
  11. Rig-Véda, sect. V, lect. 2, h. 11, v.2, trad. Langlois, t. III, p. 44 ; — M. Alfred Maury, Croyances et Légendes de l’antiquité, p. 59 et 60.
  12. M. Daniélo, Histoire et Tableau de l’univers, t. III, p. 25.
  13. T. IV, p. 315 et 487 de la traduction de M. Langlois.
  14. « Crainte de pulmonie », disent-ils. — C’est ainsi que les Slaves croiraient commettre un péché s’ils crachaient dans le feu (M. Chodzko, Contes des paysans et des pâtres slaves, p. 377) ; c’est ainsi que, chez les anciens Perses, nul ne se serait permis de souffler le feu sacré avec sa bouche,
  15. En Berry, on dit toujours aumaille pour bête à cornes. — Dans le patois romand des cantons de Vaud et de Fribourg, on dit armaille pour aumaille. Ce mot vient, selon toute probabilité, du latin armentalis. Il est fréquemment employé par notre vieil historien Chaumeau : — « La ville de Linières est assise en pays de varenne et mesgre, néantmoins abondant en seigle, avoine et prayries plaisantes et délectables, où l’on fait grande nourriture d’aumailles et de bêtes à laine. »
  16. Jérémie, XLIV, 19. — Voy. plus loin, p. 93.
  17. Nouvelles recherches sur les patois.
  18. Traditions populaires comparées, p. 216.
  19. Dans notre province, comme en beaucoup d’autres, ajoute M. Raynal, on donne encore les noms de guilané, guilaneu, à de certaines aumônes spéciales ou à de certains présents que l’on distribue aux premiers jours de l’année. » — Les mots guilané, guilaneu ou guillanneu, signifient, dit-on, gui-l’an-neuf. Voy., sur le peu de certitude de cette étymologie, le Barzaz-Breiz de M. de la Villemarqué , t. I, p. 396. et la préface des Derniers Bretons d’Émile Souvestre ; voy. encore le mot Guilanné dans le Glossaire du Centre et la page 55 du présent volume.
  20. Voy. la Bible des Noëls de M. Ribault de Laugardière, page 15 ; Bourges, 1857.
  21. Histoire de la comédie, Période primitive, p. 434.
  22. Westphalius, Monumenta inedita Mecklemburgensia, t.I, préf., p.17.
  23. « In sacellum Ditis aræ Saturni cohærens oscilla quædam pro suis capitibus ferre (docuisset). » (Macrobe, Saturnaliorum l. I, ch. 11.) — « Pilæ et viriles et muliebres effigies in compitis suspendebantur Compitalibus ex lana, quod esse deorum inferorum hunc diem festum, quos vocant Lares, putarent ; quibus eo die tot pilæ quot capita servorum, tot effigies quot essent liberi, ponebantur : ut vivis (sic enim invocantur) parcerent, et essent his pilis et simulacris contenti. » (Festus, p. 207, éd. de Lindeman.) — « Et sciendum in sacris simulata pro veris accipi ; unde quum de animalibus quæ difficile inveninntur, est sacrificandum, de pane vel cera fiunt. » (Servius, ad Æneidos, l. II, v. 116, et l. IV, v. 512.) — « Sic pro bove, sic pro equo, sic pro ove, oscilla templis ponimus. » (Cato, de Re rustica). — « Sic Romanorum moris fuit, pro bobus, ut valerent, vota facere. » (Polydore Virgile, de Inventoribus rerum, l.V, c. 1.) — Voy. aussi Plutarque, de Iside et Osiride, ch. 30 et 50 ; voy. encore Lucullus, ch. 10 ; Suidas, t. I, p. 2, col. 1026. — Toutes ces sources sont indiquées dans l’Histoire de la comédie, par M. du Méril.
  24. Histoire de la comédie, Période primitive p. 432 et suivantes.
  25. Campbell, l. I, p. 73 et Edinburgh Review, t. CXXII, p. 392.
  26. La Monnoye dit, dans son patois bourguignon, en parlant du jour de Noël :

    Ce jor, le Diale at ai cu.
    Randons an graice ai Jésu.

    c’est-à-dire : Ce jour-là, le Diable est acculé, est vaincu ; rendons-en grâce à Jésus.

  27. Vastes carrefours dans la campagne. Voy. liv. II, ch. III, l’article les Carroirs.
  28. Le Diable. Voy. p. 126.
  29. La Fête de Noël en Suède et en Finlande.
  30. Voy. sur les différents noms que nous donnons au Diable, à la p. 126.
  31. On appelle boiron le jeune garçon qui touche ou aiguillonne les bœufs pendant le labourage. On dit aussi boyer, dans le même sens, et ces deux mots sont depuis longtemps des noms propres en beaucoup de provinces. — Boiron ou bouvier se dit boaro en italien.
  32. Nous donnons ordinairement ce nom aux bœufs de couleur noire. — Voy. à la table alphabétique : Nom des bœufs.