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Cuba, l’Espagne et les Etats-Unis

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Cuba, l’Espagne et les Etats-Unis
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 113-138).
CUBA, L’ESPAGNE
ET LES ÉTATS-UNIS


I

Dans le Message qu’il adressait au Congrès, le 7 décembre dernier, et que les États-Unis, les insurgés cubains, l’Espagne et l’Europe entière attendaient impatiemment, le Président sortant de la grande république américaine, M. Cleveland, s’exprimait en ces termes, pesés et mesurés[1] : « L’île de Cuba est si près de nous qu’à peine est-elle séparée de notre territoire. Notre intérêt pécuniaire engagé dans l’île occupe le second rang, vient immédiatement après celui du gouvernement et du peuple espagnols[2]. En outre, les États-Unis se trouvent inévitablement impliqués dans la lutte, soit par les vexations, soit par les dommages matériels qu’ils ont à souffrir. »

Et le Président développait tout au long ces motifs. Il y a, aux États-Unis, des Cubains réfugiés qui intriguent, conspirent, s’agitent, excitent l’opinion publique contre l’Espagne. Il y a, à Cuba, des Cubains renégats qui ont acquis la nationalité américaine, mais ne s’en mêlent pas moins, au contraire, ne s’en mêlent que davantage des affaires de Cuba et, sous le couvert de leur nouvelle patrie, combattent l’ancienne plus librement. Il y a, un peu partout, dans les États confédérés, « des élémens turbulens et aventureux » qui ne cachent pas leurs sympathies pour la révolution et qui ne demandent qu’à les lui témoigner d’une façon très active. De là, des embarras, des occasions de conflit et aussi des occasions de dépenses, car il faut entretenir une police vigilante à l’intérieur et sur les côtes, pour empêcher, autant qu’il est possible, le recrutement et le départ d’expéditions de flibustiers. Tout cela coûte, et, de la sorte, les États-Unis, intéressés à Cuba dans les affaires cubaines, y sont, de plus, directement ou indirectement, mais matériellement, pécuniairement intéressés aux États-Unis mêmes.

Intérêt géographique, intérêt politique, intérêt financier, intérêt commercial, pour toutes ces raisons donc et pour leur propre paix les États-Unis, selon M. Cleveland, ont besoin que Cuba soit en paix ; et pour toutes ces raisons, si l’Espagne à elle seule ne réussissait pas bientôt à rétablir la paix dans l’île, le président Cleveland offrait amicalement ses bons offices, laissant d’ailleurs entendre qu’à la tranquillité et à la prospérité de Cuba, comme, par surcroît, au bien de l’humanité en général, les États-Unis attachent tant de prix que, le cas échéant, ces bons offices les mèneraient assez loin.

Les relations géographiques des États-Unis et de Cuba apparaissent, en effet, évidentes, nécessaires, dès que l’on regarde une carte. L’île est jetée en forme d’accolade entre l’extrême pointe de la Floride et l’extrême pointe du Yucatan ; elle est comme l’arche principale du pont qui relierait l’Amérique septentrionale aux Amériques centrale et méridionale. Il ne s’en faut que d’un détroit, qu’elle appuie au continent son cap de San Antonio : non loin de là finit le Texas, ancienne province espagnole devenue, après 1840, un des États de l’Union. Géographiquement, l’île de Cuba se trouve ainsi — c’est un fait de physique terrestre — dans la sphère d’attraction des États-Unis : sphère d’attraction qui s’étend à mesure que la masse augmente.

Et ce n’est pas tout. Avant que, par sa proclamation du 1er janvier 1863, Abraham Lincoln eût aboli la servitude, un autre lien, un lien social, s’il est permis d’appeler ainsi l’esclavage, unissait Cuba, île à esclaves, aux États à esclaves du Sud de la Confédération, créant de l’une aux autres une espèce de solidarité, les constituant en une espèce de syndicat pour résister et aux idées d’affranchissement qui venaient des États du nord et aux mêmes idées qui, d’Espagne, commençaient à se frayer un courant à travers l’Atlantique. Mais, ce lien même ayant été rompu ou tranché, sur le sol américain d’abord, et, ensuite, sur le sol cubain, tous les liens pourtant n’en sont pas rompus ou tranchés du coup ; et une contiguïté historique et politique résulte, comme il est naturel, de la contiguïté géographique.

Il fut un temps où les États-Unis et l’Espagne se touchaient sur une frontière bien plus longue. En ce temps-là, l’Espagne était encore une grande puissance américaine, la plus grande de toutes, et les États-Unis naissaient comme puissance américaine de premier ordre. Dès qu’ils se rencontrèrent face à face, il fallut marquer les positions : et c’est à quoi voulut pourvoir le traité signé à l’Escurial le 27 octobre 1795.[3].

Si ce traité était, ainsi que beaucoup d’autres, un instrument caduc, on n’en parlerait pas ici; mais, des vingt-trois articles dont il se compose, il en est au moins un, l’article 7, qui, après un siècle, a gardé toute sa force et toute sa vigueur. Les Espagnols d’aujourd’hui ne le citent point sans indignation : « De ceci, disent-ils, il n’y a pas d’exemple, que l’on sache, dans l’histoire diplomatique; une pareille clause n’a pu sortir que de l’imagination étrange, prodigieuse, monstrueuse, portentoso, de l’homme d’Etat, del estadista Godoy... C’est le fameux article qui vaut à l’Espagne tant d’humiliations[4] ! »

Plus simplement, M. Canovas del Castillo l’a déclaré à la Chambre des députés[5] : le traité de 1795, et en particulier son article 7, domine les rapports de l’Espagne avec les États-Unis à Cuba. Il les domine parce qu’il stipule pour les Espagnols aux États-Unis comme pour les Américains dans les colonies espagnoles, — mais ceux-ci sont dans le cas d’en user infiniment plus que ceux-là, et le traité tourne tout à l’avantage des États-Unis, — que les deux puissances ne recourront pas, en ce qui concerne les actes punissables de leurs sujets ou citoyens, à des tribunaux exceptionnels.

A cet article 7 du traité de 1795 se rattache le non moins fameux et non moins maudit protocole de 1877, qui fit scandale quand les journaux de Madrid, vers la fin de mars 1896, en révélèrent au public l’existence ignorée pendant près de vingt ans[6]. Il précisait les droits ou les privilèges des citoyens américains en Espagne, dans les îles adjacentes, dans les possessions d’outre- mer, et ne mentionnait même plus de réciprocité au bénéfice des sujets espagnols dans les États et territoires de l’Union. Négocié en pleine guerre cubaine, il visait tout spécialement Cuba, les affaires cubaines, et la part qu’y prendraient, que devaient presque fatalement y prendre des citoyens américains.

Il était là-dessus clair et net. Accusé « de sédition, d’infidélité, ou de complot contre les institutions, contre la sécurité publique, contre l’intégrité du territoire, contre le gouvernement suprême, ou de tout autre crime que ce soit », aucun citoyen américain ne pourrait être soumis à aucun tribunal exceptionnel, à moins qu’il ne fût arrêté les armes à la main[7]. Et ce n’est ni plus ni moins, remarquent amèrement les Espagnols, qu’une prime à l’insurrection; c’est la liberté de travailler à détruire la souveraineté de l’Espagne accordée aux citoyens américains, d’origine ancienne ou d’adoption récente. Veut-on conspirer à peu près à l’aise, dans une sécurité et avec une impunité relatives, il n’y a que deux précautions à observer, dont la première est d’acquérir au préalable la naturalisation américaine, et la seconde de ne pas porter personnellement les armes: moyennant quoi l’on peut tout dire, tout faire et tout faire faire; on ne tombera jamais que sous la juridiction, bénigne en comparaison de la cour martiale, des tribunaux ordinaires. Quand l’autorité espagnole se présentera, si elle l’ose, on l’apaisera en mettant sous ses yeux un papier au timbre des États-Unis : Civis romanus ego sum! En fait, c’est ainsi que les choses se passent, et l’exemple en abonde. Que de citoyens américains se découvrent chaque jour à Cuba, qui n’y vinrent point du nord et portent un nom aussi peu anglo-saxon que Ruiz ou Sanguily !

Quoi qu’il en soit, et tant que subsistent le traité de 1795 et le protocole de 1877, tous deux joints règlent officiellement, diplomatiquement, les rapports de l’Espagne et des Etats-Unis[8], en tout endroit du globe où, sur un pouce de terre espagnole, il peut y avoir un citoyen américain. « Traité d’amitié, limites et navigation », ainsi se qualifie le texte de 1795, autrement dit : traité de bon voisinage. Mais les Américains de 1895 ne sont plus tout à fait les mêmes que ceux de 1795 et nombre de citoyens américains ont une façon d’entendre et de pratiquer le voisinage qui rendent la navigation suspecte, les limites incertaines, et l’amitié un peu difficile.


II

L’Espagne a le malheur que Cuba soit trop près des Etats-Unis, beaucoup trop au centre de leur sphère d’attraction. On sait que les Américains du Nord sont, comme par un don exprès, des géographes et des physiciens avisés : ils calculent longtemps à l’avance la chute des corps et la chute des étoiles, et ils tendent, pour les recevoir, d’un bras infatigable, le pavillon américain. Ce n’est pas hier, c’est en 1823 que M. Adams, alors secrétaire d’État, écrivait : « Il y a des lois de gravitation politique autant que de gravitation physique ; et si une pomme détachée par la tempête de l’arbre qui l’a produite ne peut que tomber à terre en vertu de la loi de gravité, ainsi Cuba, séparée par la force de sa propre connexion avec l’Espagne et incapable de se maintenir à elle seule, ne peut que graviter vers l’Union nord-américaine, laquelle, suivant la même loi de la nature, ne peut la rejeter de son sein[9]. »

Mais, personne n’étant le maître de l’heure, s’il est des gens qui l’attendent avec une patience plus ou moins commandée, il en est aussi qui veulent l’avancer ; s’il en est qui se contentent de ne pas quitter des yeux la pomme et de ne point souffrir qu’un passant la cueille, il en est de plus pressés qui ne craignent pas de secouer le pommier. Il ne manque point, aux États-Unis, de gens pressés; et, comme il y en a beaucoup dans le peuple, il s’en trouve quelques-uns jusque dans les Chambres. Le pouvoir exécutif, la diplomatie les contiennent et retiennent autant qu’ils peuvent ; non pas que le fruit leur semble méprisable, mais parce qu’ils savent mieux les inconvéniens d’un mouvement trop brusque, en matière de relations internationales. Et de là deux directions, deux partis, presque deux politiques vis-à-vis de l’Espagne au sujet de Cuba : une politique populaire, et une politique officielle; une politique selon les règles, dans les formes, et une politique en dehors des règles et des formes, une politique à côté ; la politique de M. Cleveland et de M. Olney, correcte, réservée, légale, responsable, et une politique compromettante, envahissante, illégale, irresponsable, à la Cecil Rhodes ou à la Jameson.

Elles, non plus, ces deux politiques ne datent pas d’hier. On les distingue dès le premier moment où les États-Unis se sont aperçus que Cuba n’était qu’à une demi-journée de la Floride. Dès 1810 ou 1812, dès le commencement de ce siècle, avant que M. Adams ait fait à la plus vaste et à la plus riche des Antilles une savante application des lois de la gravitation physique, bien des bras se lèvent et s’étendent pour secouer l’arbre, bien des bouches soufflent pour enfler la tempête. Quand la franc-maçonnerie est importée à Cuba, d’où vient-elle? Des États-Unis, de Philadelphie. Quel objet se propose, en s’en taisant à peine, la loge si fréquentée et si agissante des Racionales Caballeros? L’indépendance des Amériques ; entendez leur indépendance vis-à-vis de toute nation européenne. Des diplomates même s’y prêtent complaisamment[10]. Car, si la diplomatie de l’Union, prise dans son ensemble et comme institution, suit une ligne sage et prudente, cela n’empêche pas que de temps en temps elle n’ait, à cause des conditions particulières de son recrutement, des agens extraordinaires.

Mais la maçonnerie ne fait que préparer les voies, et bientôt on en vient aux insurrections, expéditions, coups de main. Où en est le point de départ et le point d’appui ? Où les rebelles ont-ils leur arsenal, leur base d’opérations, leur place de refuge? Où trouvent-ils des hommes, des armes, de l’argent? Aux États-Unis. Quand parle-t-on sérieusement d’enlever Cuba, et qui en parle? Tel ou tel général américain échauffé par le succès de la campagne du Mexique, en 1846, et désireux d’employer au retour l’ardeur de ses régimens de volontaires. Qui veut se servir du célèbre publiciste cubain José-Antonio Saco, et lui offre, en 1848, 10 000 pesos pour fonder à New-York un journal qui prêchera la révolte, la guerre contre l’Espagne, l’invasion et l’annexion de Cuba? Des citoyens américains. Lorsqu’un transfuge de l’armée espagnole, le maréchal de camp don Narciso Lopez, se présenta, en mai 1850, devant la ville de Cardenas, à la tête d’une petite troupe, de qui était composée cette troupe ? En grande partie d’Américains ; et, l’entreprise manquée, où se retira-t-il? En territoire américain, sur cet écueil de Key-West, que les Espagnols appellent par adaptation Cayo-Hueso, un des rochers qui prolongent la Floride et la projettent en quelque manière vers Cuba.

Repoussé en 1850, mais encouragé, d’autre part, dans sa tentative, Narciso Lopez revint à la charge en 1851. Durant l’année qui s’était écoulée, des feuilles volantes, des brochures et des journaux avaient été répandus à profusion parmi la population cubaine: où avaient-ils été imprimés? Aux États-Unis. Pour cette seconde expédition comme pour la première, d’où Narciso Lopez avait-il tiré les hommes, les armes et l’argent? Des États-Unis et surtout de New-York et de la Nouvelle-Orléans. Le vapeur qui l’avait apporté avait passé d’abord pour un navire de la marine de guerre américaine.

Défait à la bataille de las Pozas, non sans avoir pu se croire un instant victorieux, Lopez fut obligé de fuir, et des 500 soldats improvisés avec lesquels il avait eu l’audace d’attaquer une île défendue par 20 ou 30 000 combattans, pas un ne réussit à s’échapper. Cinquante d’entre eux, arrêtés tandis qu’ils essayaient de se sauver sur des chaloupes, étaient des citoyens américains, des jeunes gens dont quelques-uns appartenaient aux meilleures familles. Ils furent exécutés le 15 août. Lopez lui-même qui s’était caché dans la brousse fut pris, condamné à mort, et fusillé le 1er septembre.

L’opinion publique aux États-Unis en était pourtant très surexcitée; en peu de jours, le général américain Houston levait une nouvelle expédition, et celle-là de 5 000 hommes, qui ne partit point, parce que, sur les entrefaites, on apprit la fin tragique de Lopez et de ses compagnons. Le gouvernement de l’Union envoya à la Havane le commodore Parker, en le chargeant d’y faire une enquête et de soutenir ses réclamations. Le capitaine général, don José de la Concha, le reçut courtoisement, mais ne lui permit d’accomplir aucun acte qui pût paraître une immixtion des États-Unis dans une affaire relevant uniquement de la souveraineté de l’Espagne sur Cuba; en fin de compte, le Président s’en remit à la clémence de la reine Isabelle, pour ceux des prisonniers à qui la vie avait été épargnée. La reine, en effet, pardonna; et des 500 partisans de Narciso Lopez, 176 revirent leur pays.

Mais il y avait désormais du sang entre les États-Unis et l’Espagne; du sang américain, versé à Cuba et pour Cuba, par les Espagnols. Et la politique populaire, qui ignore les règles, les formes, les procédures, qui se soucie peu du droit des gens et, en général, du droit, n’en devint que plus nerveuse, plus fiévreuse, plus enflammée, plus affamée. Le ressentiment et la colère furent si vifs dans les États du Sud de l’Union que peu s’en fallut que, par une sorte d’application aveugle de la loi de Lynch, la populace de la ville de Mobila ne massacrât les naufragés d’un brigantin espagnol jeté à la côte[11].

Cependant à New-York, dès lors érigée en centre de propagande, la Junte révolutionnaire cubaine poussait habilement et hâtivement ses travaux, sus trabajos, disent les Espagnols qui, de même, disent de ceux qui s’y livrent : les travailleurs, los laborantes. Cubains et Américains conjurés, on travaillait donc contre l’Espagne, sans relâche, aux États-Unis. Les avis ne différaient que sur le plan de campagne : seraient-ce les Cubains qui s’insurgeraient encore, aidés par des citoyens de l’Union, à titre pour ainsi dire privé? ou bien valait-il mieux que, se laissant porter aux passions déchaînées, ce fussent les États du Sud qui intervinssent ouvertement, à titre public et national? Après de longues discussions, on reconnut pour chef de la future expédition le général nord-américain Quitman, un des officiers qui, au retour de la guerre du Texas, voulaient mettre en passant la main sur Cuba.

De la demeure qu’il s’était choisie à portée de son terrain, dans l’État du Mississipi, Quitman, bien fourni de ressources par d’abondantes souscriptions, surveillait les préparatifs et ne négligeait pas d’entretenir, parmi les Cubains mêmes, des discordes et des troubles qui lui devaient profiter. L’homme qui avait appréhendé au corps Lopez battu et fugitif était un soir à la Havane, au café de Mars et Bellone, lorsqu’un coup de feu tiré à travers les jalousies lui troua la poitrine et le tua net. Ce fut comme un signal, comme un réveil. Mais trop de gens étaient dans le secret. Les Juntes révolutionnaires de New-York et de Cuba étaient novices encore en cet art dangereux des conspirations et n’en avaient pas assez médité la première maxime, ainsi formulée par les maîtres: « Ne te confie qu’à des amis sûrs; et des amis sûrs, il se peut que tu en trouves un, ou deux: mais, si tu vas plus loin que deux, il est impossible que tu les trouves. » Une tête ou deux, trois au plus ; le reste doit être l’instrument dont on se sert et qui ignore.

Pour correspondre avec Quitman, les conjurés cubains avaient recours à un certain Rodriguez, ancien détenu au presidio de Ceuta, où plusieurs avaient été jadis envoyés comme prisonniers politiques et où ils l’avaient rencontré. C’est ce Rodriguez qui allait et venait de Cuba aux États-Unis, portant les lettres, rapportant les réponses, et si instruit de tout que, quand il fut dénoncer au gouverneur espagnol le complot prêt à éclater, il lui remit les noms, les adresses et les preuves. Les Cubains les plus compromis, Ramon Pinto et Estrampes, payèrent de leur vie leur imprudence et la trahison de Rodriguez. Le capitaine général enrôla, arma, exerça d’urgence des bataillons de volontaires. Si Quitman s’était présenté, il eût trouvé qui l’eût reçu. Mais, averti à temps que son projet était découvert, il ne se présenta point. Ce n’étaient pourtant ni les hommes qui lui manquaient, puisqu’il en avait réuni 4 000, décidés à le suivre; ni le matériel de guerre, puisque ses commandes étaient faites ; ni l’argent, puisqu’il avait en caisse plus de cinq millions de francs.

On ne veut pas refaire une à une l’histoire des conspirations de Cuba ; tout ce qu’on en veut dire, c’est que, depuis un demi-siècle, l’île a bien des fois essayé de renverser la domination espagnole et que, pas une fois, le concours, l’assistance effective, la sympathie se traduisant en actes, sinon des Etats-Unis, au moins de certaines classes de citoyens américains, ne lui ont été refusés. Les échecs répétés des généraux Lopez, Houston et Quitman, n’ont pas lassé de les imiter; et lorsque, dans la suite, ces conspiration s, grandissant, se sont changées en insurrections formidables et en luttes interminables, partout et toujours le bras levé des Cubains a été visiblement ou invisiblement soutenu par quelque main américaine.

Faut-il rappeler, vers la fin de la guerre de Dix ans, la capture, sous pavillon américain, du Virginius, plein d’insurgés et chargé de munitions[12]? Faut-il montrer la Junte révolutionnaire cubaine devenue à New-York une institution permanente et, pour ainsi dire, reconnue ; et, grâce à la complicité latente du milieu, José Marti organisant, de là-bas, la nouvelle campagne? Et, durant la présente guerre, qui ne connaît les exploits du Laurada, du Three Friends, du Bermuda et autres? Dans le budget de l’insurrection, si les comptes publiés sont dignes de foi, pour combien les Etats-Unis entrent-ils au chapitre des recettes? Pour plus de la moitié du total. Où se tiennent contre l’Espagne des meetings furieux, où déchire-t-on et brûle-t-on le drapeau espagnol? Où le général Weyler a-t-il été pendu en effigie? Où parle-t-on de former pour Cuba et d’y débarquer des bandes de cowboys; où est le rendez-vous des « enfans perdus » de toutes les nations qui viennent chercher dans la révolution cubaine une position sociale? N’est-ce pas aux États-Unis? Mais ces « enfans perdus », qui les accueille? qui forme et équipe ces bandes? qui a pendu en effigie Weyler? qui brûle le drapeau espagnol? qui vocifère contre l’Espagne? Ceux qui, depuis 1820, pressés de voir tomber la pomme, — comme disait M. Adams, — ont attaché au grand arbre de Cuba une corde qu’ils tirent de Key-West et de New-York. Leur politique, si c’en est une, c’est ce que nous avons appelé la politique populaire, par opposition à la politique officielle. C’est elle, aigrie, exaspérée par un demi-siècle d’efforts jusqu’ici inutiles; mais c’est elle, suivie, identique à elle-même, obstinée et tenace, et comme serrant Cuba d’une prise qui ne veut pas lâcher


III

Le gouvernement fédéral n’y peut rien : ou, ce qu’il y pouvait, il n’a pas négligé de le faire. Il a empêché que ses troupes, revenant du Mexique, ne tentassent une descente dans l’île ; il a laissé passer, dans l’affaire des compagnons de Lopez, la dure justice de la guerre ; il a, sous le Président Pierce et le secrétaire d’Etat Marcy, licencié l’expédition de Quitman ; il a jadis réglé à l’amiable l’incident du Virginius ; il a tout récemment repoussé de son veto les motions trop inconsidérées, par où la politique populaire se faisait jour dans le Congrès, et qui proposaient de reconnaître les unes, l’indépendance de Cuba et les autres, du moins la belligérance aux Cubains ; il a donné au Laurada l’ordre de ne pas faire à Valence un voyage qui passerait en Espagne pour une provocation ; il a cité devant les tribunaux les armateurs et le commandant du Three Friends; il a soumis à une surveillance qui a paru sévère les bâtimens soupçonnés de flibusterie. Les lois ne lui permettaient guère d’aller au delà.

M. Canovas le proclame hautement : ni de l’ancien président, M. Cleveland, ni de son secrétaire d’État, M. Olney, ni de leur ministre à Madrid, M. Hannis Taylor, il n’a jamais eu à se plaindre : avec eux et en eux a continué la tradition parfaitement correcte, selon les règles et dans les formes, de la politique officielle de l’Union; tradition fondée depuis que le département américain des affaires étrangères a été amené à s’occuper de Cuba. Mais, de ce que cette politique officielle observe les règles et les formes, de ce qu’elle est plus discrète que l’autre, il ne résulte à aucun degré que le gouvernement des Etats-Unis n’ait point une politique cubaine; il en a une assurément, et qui, moins bruyante en ses manifestations, moins violente en ses actes, n’est pas moins ferme en ses desseins ni moins persévérante en ses démarches.

Comme la politique populaire, elle repose sur la loi, tenue pour certaine, de M. Adams : à savoir que Cuba est un corps qui ne peut manquer, quand il tombera, de tomber dans l’Union américaine qui, de son côté, ne peut manquer de le recevoir. Comme la politique populaire, elle estime que cela est écrit, que cela est nécessaire, que cela arrivera tôt ou tard et, comme elle, elle aimerait sans doute mieux que ce fût plus tôt que plus tard. Comme la politique populaire, elle ne demanderait peut-être qu’à avancer l’heure ; seulement elle connaît ses obligations, et tandis que le peuple parle de brusquer et de prendre, elle ne parle que de traiter et d’acheter.

Mais, comme voilà soixante-dix ans que la politique populaire rêve de prendre, voilà soixante-dix ans aussi que la politique officielle songe à acheter. Pour cette démocratie qui s’est, dès l’origine, constituée sur le plan d’une vaste maison de commerce, et en qui, par la suite des temps, ce caractère s’est encore accusé, réalisant vraiment dans le Nouveau Monde, à la face de l’Ancien qui ne l’avait jamais vu, le type du gouvernement industriel et le réalisant à ce point que les hommes d’Etat n’y semblent être souvent que des patrons actifs et entendus et les affaires, — en tout bien, tout honneur, — que des affaires; pour la démocratie américaine le parti a été bientôt pris en ce qui concerne Cuba, et, une fois pris, le gouvernement de l’Union s’y est attaché avec cette obstination tranquille qui, dans les opérations à long terme, est une des conditions du succès. L’affaire cubaine aussitôt aperçue, aussitôt conçue, a été — n’est-ce pas le mot? — établie : frais, tant; risques, tant; bénéfices, tant.

« L’île de Cuba, écrivait M. Adams lui-même, Cuba, qui se voit presque de nos plages, en est arrivée à être pour les intérêts de l’Union américaine, soit commerciaux, soit politiques, un objet d’une importance transcendante et si grande qu’un jour viendra probablement où l’annexion de Cuba à notre république fédérale sera indispensable pour le maintien et l’intégrité de cette Union. » En ses considérans, M. Adams visait la situation de Cuba par rapport au golfe du Mexique et aux mers occidentales ; l’ouverture et la sûreté du port de la Havane vis-à-vis d’une longue ligne de côtes américaines, dépourvues d’un tel avantage ; la population de l’île ; la nature de ses productions et de ses besoins, ce qu’elle donnait et ce qu’elle consommait, ce qu’elle pourrait exporter et ce qu’elle devrait importer, d’où naîtrait infailliblement un trafic à profits énormes. Le tout évalué en argent, à la même date de 1823, par un autre ministre des Etats-Unis, M. Appleton, recettes et dépenses balancées, à un excédent de 1 500 000 pesos fuertes, chiffre excessif, mais qui n’en faisait paraître l’affaire que meilleure. Goûte que coûte, et de préférence coûtant le moins possible, on y devait entrer, mais comment? Le plus simple n’était-il pas que l’Union se fît le banquier de l’Espagne et lui prêtât son concours financier, en prenant bonne et valable hypothèque sur les revenus de Cuba, par exemple sur la douane de la Havane? — ce qui aurait pour effet utile d’écarter les deux seuls compétiteurs qui fussent à craindre dans les Antilles, l’Angleterre et la France.

Et le premier article du programme devenait : agir en sorte que, jusqu’à ce que l’heure arrive, l’heure marquée, Cuba demeure en la possession de l’Espagne et que nulle autre puissance européenne, ni la Grande-Bretagne, ni la France, ne vienne se substituer à elle, afin que cette heure, qui doit sonner un jour, n’en soit point retardée. Le second article était : tâcher, par un coup de pouce adroitement donné, de faire gagner un tour à l’aiguille, sur le cadran mystérieux des destinées. Ne rien précipiter, mais ne rien garantir; ne pas favoriser dans le Nouveau Monde, alors en éruption, les révolutions contre l’Espagne, mais avertir que, si l’incendie gagnait Cuba et Puerto-Rico, à leur fortune était si intimement liée la prospérité des Etats-Unis qu’ils n’en pourraient rester les spectateurs indifférens, et que cela créerait à leur « gouvernement des devoirs et des obligations dont il ne pourrait, quelque regret qu’il en eût, éluder l’accomplissement[13]. » En même temps dénoncer les menées suspectes des autres, de cette Angleterre insatiable, qui traîtreusement envoyait une frégate à Cuba pour relever l’état des défenses de l’île et s’enquérir des dispositions de ses habitans : sourire des yeux et menacer des dents; inquiéter de la voix et engager du geste; fermer le poing et laisser reluire de beaux dollars entre les doigts ; telle est, dès 1823, dans les notes de M. Adams à M. Nelson, et dès 1825, dans les notes de M. Clay à M. Everett, la politique de l’Union quant à la question cubaine, et telle elle continue d’être jusqu’aux environs de 1848.

En 1848, on la retrouve dans une dépêche célèbre du secrétaire d’État M. Buchanan à M. Saunders; elle n’a pas changé, elle s’est précisée : on a suivi l’affaire et l’on serait maintenant disposé à conclure. Une espèce de devis a été dressé par les statisticiens compétens. En 1830, il n’y avait de mis en valeur dans l’île qu’un douzième, et, en 1842, qu’un huitième à peine des terres cultivables. Mieux menée, l’exploitation de Cuba fournirait à elle seule toute l’Europe de sucre et de café.

« Sous l’administration des États-Unis, Cuba ne saurait manquer d’être l’île la plus fertile et la plus riche du monde entier. » Elle n’avait qu’un million d’habitans; elle en pourrait contenir dix millions : « Si Cuba faisait partie des États-Unis, il serait difficile de calculer la quantité de grains, farines, riz, coton et autres produits de l’agriculture, comme aussi de l’industrie, de bois et de divers articles qui s’ouvriraient un marché dans cette île, en échange de son café, de son sucre, de son tabac, etc. Ses productions iraient en augmentant, à mesure qu’augmenterait sa population, et le développement de ses ressources tournerait au bénéfice de tous les États de l’Union. » Cuba est sur le point de s’insurger, M. Buchanan en est informé; les rebelles ont même demandé au gouvernement de l’Union de les soutenir avec quelques régimens de volontaires ; et il va sans dire que le gouvernement a refusé : « Si désirée que soit par les États-Unis la possession de l’île, nous ne voulons la tenir que de la libre volonté de l’Espagne. Toute acquisition qui n’est pas sanctionnée par la justice et l’honneur serait toujours payée trop cher. » Mais ne pourrait-on pas s’entendre? et l’Espagne répugnerait-elle absolument, — incertaine comme elle l’est de la conserver longtemps et, d’autre part, gênée en ses finances, — à céder l’île contre une équitable, pleine et préalable indemnité?

— Dans le cas où le cabinet de Madrid accepterait sur Cuba une conversation, comptons bien. Que devons-nous offrir? « Pour fixer la somme, il est important de vérifier : 1° Quel est le revenu liquide qu’en retire à présent le Trésor de la métropole? et 2° à combien montera cette rente, également liquide, pour les États-Unis, dans l’état actuel de Cuba? » En 1837, on parlait de 9 millions de duros; en 1844, de 10 millions et demi; depuis 1844, le département américain des affaires étrangères n’a pas de renseignemens dignes de foi. Pourtant il lui est revenu que « la trésorerie de Madrid n’a jamais reçu plus de 2 millions de duros. » M. Buchanan à cherché à savoir où allait le surplus; on lui a répondu : « A défrayer le gouvernement colonial; à payer les troupes et à entretenir les vaisseaux de guerre, nécessaires pour la défense et la sécurité de Cuba. » Si donc l’Espagne inclinait à céder ses droits sur Cuba aux Etats-Unis, comme ce serait autant de moins qu’elle aurait à porter au budget de ses dépenses civiles, militaires et navales, tout examiné et délibéré, « il semble que la somme de 50 millions de duros serait une ample indemnité pécuniaire à l’Espagne pour la perte de sa colonie. »

Voilà faites des offres réelles. Au besoin le Président autoriserait à aller jusqu’à 100 millions de pesos; mais lui et son secrétaire d’Etat attendent de leur ministre à Madrid «les plus grands efforts pour acheter au meilleur marché possible. » M. Buchanan estime que le moment n’est pas mauvais, et il charge M. Saunders de cette mission ou commission délicate. Il lui prodigue les conseils. Le ministre procédera avec une extrême prudence. Dans une première entrevue, il se bornera à tâter le terrain. Qu’il n’écrive pas; il est toujours grave d’écrire, ici particulièrement : les gouvernemens espagnols se succèdent trop vite, les indiscrétions sont faciles. Ces ouvertures doivent être confidentielles : voyez, s’il en transpirait quelque chose, l’effet d’une interpellation aux Cortès ! M. Saunders ira, par conséquent, trouver le ministre d’État espagnol, et lui démontrera d’abord que Cuba est profondément troublée, que la révolution y couve, que les Anglais y intriguent, et que, de toutes façons, l’Espagne va perdre sa colonie. M. Buchanan se doute bien de l’objection qu’on lui fera. Mais quoi ! Napoléon, au faîte de sa puissance et de sa gloire, Napoléon lui-même n’a-t-il pas cédé la Louisiane? L’Espagne peut donc, sans se diminuer, céder à l’Union l’île de Cuba. Tout justement, dans le cas où l’on traiterait, ce seraient les conventions du 30 avril 1803, pour la vente et l’achat de la Louisiane, qui serviraient de modèle, amendées légèrement en deux ou trois clauses.

Pénétré de ces instructions, et muni des pleins pouvoirs de son gouvernement, M. Saunders entreprit la démarche, au mois de juillet 1848. La cour d’Espagne était à la Granja, et le portefeuille des affaires étrangères venait de passer du duc de Sotomayor à M. Pidal, dans le ministère présidé par le général Narvaez. C’est par le général que M. Saunders résolut de commencer l’attaque, espérant arriver par lui à la reine mère, Marie-Christine, dont l’influence sur les affaires cubaines était très grande, à cause des intérêts considérables qu’elle avait dans l’île. Narvaez était fin et se tenait sur ses gardes. Il fut d’une politesse exquise, n’écouta pas M. Saunders, et le renvoya à M. Pidal, qui avait toute sa confiance. Le ministre des Etats-Unis, s’il eût été le maître, n’eût peut-être pas poussé plus loin : « Pour l’instant, assurait-il à son chef, la meilleure politique, en ce qui touche Cuba, serait de n’en faire aucune. » Mais l’ordre revenait, impératif. M. Saunders se présenta chez le ministre d’Etat espagnol qui, dans cette audience du moins, semble avoir été assez faible. Seulement, ce que redoutait M. Buchanan, se produisit en effet : ses intentions furent ébruitées et, dès lors, tout était manqué. La presse de Madrid jeta feu et flammes. L’énergie de M. Pidal s’y réchauffa et quand M. Saunders, qui eût préféré se taire, voulut ajouter un mot, ce fut l’honneur castillan qui lui répondit par la bouche du ministre d’Etat : « Là-dessus, je ne puis rien entendre ; que Cuba s’abîme plutôt dans l’Océan ! accoure une vague qui l’engloutisse, plutôt que nous ne cédions l’île à une autre puissance! » M. Saunders n’avait plus qu’une chose à faire; il la fit, et donna aussitôt sa démission.

Le gouvernement fédéral s’en consola, et ne se déconcerta pas. Quelques années durant, il temporisa, retenant ses agens trop zélés, leur disant : Attendez, le fruit n’est pas mûr encore ; essayant de donner à croire que, s’il avait proposé d’acheter Cuba, c’était sans grande envie que l’Espagne acceptât, — pour causer[14].

Toutefois, lorsque M. Soulé vint occuper le poste de ministre des États-Unis à Madrid, en septembre 1853, il n’y apportait pas que des paroles en l’air; et, derrière ses insinuations, il y avait la somme ronde de 200 millions de pesos. Le prix montait; preuve évidente que l’Union ne renonçait pas à ses projets sur l’île. Mais M. Soulé n’était guère l’homme qui convenait à une négociation exigeant tant de souplesse et de tact. Il l’était si peu qu’on se demande si, en le nommant, le gouvernement fédéral n’avait pas eu pour but de marquer ainsi son mécontentement, de faire sentir à l’Espagne une main menaçante, et d’exercer sur elle comme une pression indirecte; si on ne l’avait pas désigné, contrairement à tous les usages, et quoi que la reine et ses ministres pussent en penser, au titre, non point de persona grata, mais bien de persona ingratissima.

Si tel était, en vérité, le but du Président américain et de son secrétaire d’Etat, ils se trompaient gravement sur ce qu’est l’Espagne; et, si leur but n’était pas tel, ils se trompaient du tout au tout sur ce qu’était M. Soulé. Nous avons dit que la politique officielle de l’Union, correcte et attachée aux formes, avait, quand même, employé quelquefois de singuliers instrumens, et que cette diplomatie selon les règles s’était faite, quelquefois, au moyen de diplomates très irréguliers : il est probable que de tous, M. Pierre Soulé fut le plus singulier et le plus irrégulier. Français d’origine, ses opinions politiques exaltées l’avaient contraint à s’exiler de France; et, après avoir mené une vie errante qui nulle part ne s’était assagie, il avait fini par atterrir et se fixer à la Louisiane où il avait, comme avocat, conquis une juste réputation. Il avait sans peine obtenu la naturalisation américaine, et il était à un si haut degré convaincu de la dignité qu’elle lui conférait que, sur toutes ses lettres, sa signature est suivie de ce seul titre : citoyen des États-Unis. Devenu Américain, il était allé représenter au Sénat, dans le Congrès fédéral, son pays d’adoption : son éloquence, intempérante, exubérante, un peu déclamatoire, son esprit absolu, tranchant, cassant, un peu fantasque, l’y avaient mis hors de pair, en vedette ; ses défauts le servant autant et plus que ses qualités, il s’était dessiné, dans une assemblée où de tout temps ont abondé les physionomies originales, une physionomie plus originale que les autres. C’était lui qui jadis avait défendu Lopez, après l’invasion de Cardenas; c’était lui qui ne cessait de reprocher au Président Fillmore de n’avoir pas déclaré la guerre à l’Espagne pour venger les cinquante citoyens de l’Union fusillés; c’était lui qui, le 25 janvier 1853, — moins de trois mois avant sa nomination à Madrid, — avait prononcé au Sénat un discours d’une violence inouïe, dans lequel il s’étonnait que le Sénat ne pressât pas le gouvernement de cueillir à l’arbre la pomme de Cuba.

— Flibusterie! dira-t-on. Qui le dira? L’Angleterre qui, en 1740, a été à deux doigts de « flibuster » Cuba? L’Espagne qui, récemment, n’a été retenue que malgré elle de « flibuster » les provinces de l’Equateur? Les États-Unis eux-mêmes? « J’ai peur qu’il n’y ait eu quelque chose de flibustier en ce général américain qui, en 1812, interprétant par l’équivoque les instructions que lui avait données M. Monroe alors secrétaire d’État, s’empara de vive force de l’île Amelia et de Pensacola ; qu’il n’y en ait eu jusque dans M. Monroe qui, tout en désapprouvant le fait de l’attentat, conseilla que l’on conservât le point usurpé, pour pouvoir faire un arrangement amiable avec l’Espagne. » Et M, Soulé continuait : « Flibustier Hamilton, et flibustier aussi le général Andrew Jackson; flibustiers ceux qui, en 1819, en 1820, en 1821, plus tard en 1836, voulurent aller émanciper — et annexer — le Mexique ! »

Oh ! M. Soulé ne demandait pas, — il avait la verve trop riche et le verbe trop rapide pour ne pas se contredire un peu ; mais que lui faisait une contradiction? — il ne demandait pas que l’on arrachât Cuba à l’Espagne, en violation des préceptes du droit des gens. Et néanmoins il demandait qu’on en finît avec cette éternelle question cubaine. Or comment en finir? A l’achat de l’île on ne pouvait pas penser. C’était une idée à abandonner. « Quiconque connaît le moins du monde la hautaine susceptibilité de l’orgueil castillan ne saurait se mettre en tête d’aborder ce sujet épineux sous forme de duros et de centavos, de francs et de centimes. » Comment donc s’y prendre pour avoir Cuba, sans l’acheter? Comment donc prendre Cuba, sans violer le droit des gens? Il y a des guerres légales, concluait M. Pierre Soulé, et de celles-là sont les guerres qu’une nation est moralement obligée d’entreprendre pour sa propre conservation.

Entre les États-Unis et l’Espagne, pour la conservation des États-Unis par l’annexion de Cuba, il voyait venir une de ces guerres justes, légales, qui sont, non pas une violation, mais comme une sanction du droit des gens; et sur l’issue de cette guerre, M. Soulé était tranquille. Avec quel superbe dédain il relevait la phrase de M. Pidal à M. Saunders : « En vain, s’écriait-il, l’Espagne souhaiterait-elle que l’île fût submergée par l’océan, plutôt que de la savoir aux mains d’une autre puissance. Si l’ouragan se déchaînait, l’île flotterait encore sur les eaux, et se rirait des vagues agitées, cependant que dans la tempête disparaîtrait la souveraineté espagnole. Lorsque le temps sera venu, et les assauts de la mer, ni les forteresses de l’Espagne, ni ses canons, ni ses garrots, ni les édits de ses Gallien ne la sauveront de nos puissantes serres. » Le 6 août 1853, moins de trois mois après ce discours, — le rapprochement des dates est édifiant, — M. Soulé était nommé envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de la république des États-Unis en Espagne.

Il ne partit pas discrètement, comme partent, à l’habitude, les diplomates. Il accepta des banquets et des sérénades; il écouta des toasts et y répondit, à Washington et à New-York. Et si, à Washington, il eut soin de dire : « Ma mission est, sans aucun doute, de conciliation et de justice »; s’il y adressa un salut aux gloires anciennes, si même il reconnut et rappela les vertus présentes de l’Espagne, huit jours après, à New-York, bien que les termes en fussent adoucis et voilés encore, le vieux langage et la vieille pensée, le fond du vieil homme reparut. Plus de 5 000 personnes avaient défilé sous les fenêtres de l’hôtel où logeait M. Soulé, en une de ces processions bruyantes dans lesquelles l’esprit public aime là-bas à se manifester; et, parmi ces S 000 personnes, la Junte révolutionnaire cubaine, les membres de l’ordre de l’Étoile solitaire et de beaucoup d’autres associations.

Le drapeau américain marchait en tête, suivi d’une quantité de bannières, d’oriflammes et de transparens : on y voyait, peints ou brodés, M. Soulé lui-même, le Président Pierce, Cuba, la Jeune Amérique et Cuba, avec diverses inscriptions déclarant que Cuba serait arrachée des griffes du loup espagnol, Lopez et Critenden, un des citoyens de l’Union exécutés à Atarès. Mais ce qui dominait, c’était l’étoile symbolique, l’étoile de Cuba ; on l’avait mise partout: c’était elle qui inspirait décorateurs et orateurs. Le secrétaire du Comité annexionniste cubain, don Miguel Tolon, terminait ainsi sa harangue : « Que Dieu daigne tracer de son doigt la route au bateau qui va vous conduire, et faire briller sur votre front les rayons d’une nouvelle étoile dans le ciel de la jeune Amérique ! »

A quoi M. Pierre Soulé, ne se contenant plus que malaisément, répliqua : « Il n’est pas possible de croire que cette puissante nation puisse rester plus longtemps enchaînée dans les étroites limites qui circonscrivent la jeune république américaine... Je ne vois dans ma mission rien d’incompatible avec mes ardentes sympathies pour ceux qui souffrent, avec leurs espérances en un avenir meilleur et leurs vœux fervens pour la liberté. Je ne dois point vous parler plus longuement de cette mission, mais je dois vous dire qu’un ministre américain ne cesse jamais d’être citoyen américain, et que, comme tel, il a le droit de prêter l’oreille aux cris d’angoisse que jettent les peuples opprimés... » M. Soulé ajouta « de l’ancien continent », mais la foule voulait comprendre et comprit : « du Nouveau Monde ».

Dieu, de son doigt, daigna tracer la route au navire qui emportait ce ministre américain plus que jamais citoyen américain : vers la fin de l’été M. Pierre Soulé était à Madrid, ayant pu, pendant le voyage, méditer les instructions de M. Marcy : « Il peut se faire que vous trouviez l’Espagne disposée à envisager l’avenir d’un œil prudent, pour prévenir de la sorte un événement inévitable. Elle ne peut pas ne pas voir que, dans une période pas très lointaine, Cuba se délivrera ou sera délivrée de sa présente sujétion coloniale. Ces liens se trancheront de quelque façon que ce soit. En vue de la forte probabilité, pour ne pas dire certitude, d’un pareil événement, l’Espagne pourrait, d’une manière conciliable avec son honneur national et avantageuse pour ses intérêts, anticiper et donner naissance à une nation indépendante, de sa propre race, et avec laquelle elle aurait des relations commerciales aussi profitables que celles auxquelles elle l’oblige par une annexion que soutient et prolonge la force... Les Etats-Unis seraient cordialement en faveur de cette séparation volontaire, et, s’il le fallait, y contribueraient de grand cœur par quelque chose de plus substantiel que leur bonne volonté. »

Comme suite à ces instructions, arrivaient, le 25 avril 1824, les pleins pouvoirs du Président, autorisant M. Soulé « à négocier avec le gouvernement de Sa Majesté Catholique la cession aux Etats-Unis de l’île de Cuba. » Mais le ministre américain était, en ce moment, de fort méchante humeur : il avait été froidement reçu à la cour et dans la société de Madrid, ainsi qu’on peut bien le supposer. Les premiers mois de son séjour n’avaient pas arrangé les choses, soit par sa faute, soit par celle des circonstances, qui tendaient de plus en plus les rapports entre les deux pays. Il dut convenir qu’il n’avait aucun moyen d’entamer la négociation si ardue qu’on lui recommandait, qu’au moindre mot sur ce chapitre, toutes les portes et toutes les oreilles se fermeraient, et que rien de sérieux ne pouvait être fait. Au reste, s’agissait-il de négocier un achat? Etait-ce l’argent à la main qu’il fallait parler? « L’indifférence suprême et le sans-gêne avec lesquels l’Espagne considère les dommages que nous souffrons paraissent indiquer son dessein de s’assurer jusqu’où elle peut nous défier et nous insulter impunément. Il est certainement nécessaire de l’obliger à apprendre que notre patience a des bornes. Qu’elle reçoive cette fois une bonne leçon, et soyez persuadé qu’elle s’éveillera de ses songes et prêtera une attention plus docile à la voix de la raison[15]. »

M. Soulé penchait, on le voit, pour la manière forte ; mais le Président et le secrétaire d’Etat, à Washington, étaient heureusement plus calmes. L’Angleterre et la France ayant à nouveau demandé aux Etats-Unis qu’ils s’engageassent comme elles à ne point annexer Cuba; cette demande ayant fait l’objet, au cours des années 1852 et 1853, d’un échange de notes entre M. Everett, prédécesseur de M. Marcy, lord John Russell, premier ministre de la reine Victoria, et le marquis Turgot pour la France ; ayant enfin été rejetée par les Etats-Unis, péremptoirement et à jamais[16], le secrétaire d’Etat de l’Union américaine invita ses trois envoyés à Madrid, à Paris et à Londres, à conférer en commun sur la conduite à tenir dans la question cubaine.

Cette conférence eut lieu du 9 au 18 octobre 1854, d’abord à Ostende, puisa «Aquisgran, en Prusse ». Il en est rendu compte à M. Marcy dans un document très probablement rédigé par M. Soulé, bien que sa signature y figure la dernière. « Nous sommes arrivés à la conclusion, dit ce document, que les Etats-Unis doivent faire un effort immédiat et formel pour acheter Cuba à l’Espagne, à quelque prix qu’on y puisse réussir, en ne dépassant pas la somme de... duros[17]. « Immédiat et formel», cet effort des Etats-Unis doit être, en outre, « ouvert, franc et public » pour forcer « l’approbation du monde ». L’intérêt vital de l’Espagne lui commande de vendre et l’intérêt vital des États-Unis leur commande d’acheter Cuba, sans différer. « Il y a des considérations qui font qu’un retard dans l’acquisition de cette île peut être souverainement dangereux pour les Etats-Unis. » En revanche, un peu de complaisance peut être pour l’Espagne souverainement avantageux : « Elle ne peut pas ne pas voir en quelle mesure une somme d’argent comme celle que nous voulons lui payer pour Cuba contribuerait au développement de ses vastes ressources naturelles. Deux tiers de cette somme, s’ils étaient employés à la construction de chemins de fer, seraient pour le peuple espagnol une source de plus grande richesse que n’en a ouvert à ses visions Hernan Cortés. »

Qu’est-ce que l’Espagne tire de l’île? Pas même 1 pour 100 du prix que les États-Unis consentent à lui en donner. Et, au demeurant, n’y a-t-il pas des guerres justes? N’en est-ce pas une, que la lutte où l’oppression poussée aux extrêmes contraint un peuple pour secouer le joug de ses oppresseurs? Sans doute, le Président est inflexible dans sa détermination de garder la neutralité. Mais ne sommes-nous pas « en un siècle d’aventures » ? et, les Cubains se soulevant, quel pouvoir humain empêchera les citoyens ou des citoyens américains de les secourir? Si l’Espagne, réfractaire à son intérêt et animée par son orgueil têtu, par un faux sentiment de son honneur, refuse de vendre Cuba aux Etats-Unis, alors se posera la question : Que doit faire le gouvernement américain? »

Ce qu’il devra faire? pour en décider, les trois ministres réunis invoquent encore une loi physique, la première des lois naturelles qui obligent les États comme les individus : la loi de la conservation personnelle. « Notre histoire nous défend d’acquérir Cuba sans le consentement de l’Espagne, à moins que l’acquisition ne se justifie par la loi de notre propre conservation. » En conséquence, « quand nous aurons offert pour Cuba à l’Espagne un prix très supérieur à sa valeur actuelle et que ce prix aura été refusé, la question se posera ainsi : Cuba espagnole met-elle en un péril certain notre paix intérieure et l’existence même de notre chère Union ? — Si oui, toutes les lois humaines et divines nous justifieraient de l’arracher à l’Espagne, étant en notre pouvoir de le faire, et cela en vertu du même principe qui justifierait un individu d’abattre la maison de son voisin, lorsqu’il n’aurait plus un autre moyen de préserver de l’incendie sa demeure, à lui[18]. » Jam tua res agitur...

Le Président et M. Marcy durent trouver que c’était aller trop vite en besogne, et en prendre trop à l’aise avec le voisin dont la maison brûle. Ils rappelèrent M. Soulé à la modération diplomatique. Si le moment était favorable pour traiter de l’achat de Cuba, qu’il en traitât; s’il ne l’était point, qu’il remit à une meilleure occasion, en se rabattant sur un traité de commerce et en faisant, du reste, valoir des réclamations que l’Union se croyait en droit de formuler[19]. M. Soulé comprit la leçon et répondit: « Votre dépêche ne me laisse d’autre alternative que de languir ici dans l’impuissance, ou de manquer à un mandat qu’il me serait impossible, à raison des obstacles semés sur mon chemin, de remplir d’une façon satisfaisante pour le gouvernement et honorable pour moi. Vous ne devez donc pas être surpris de la résolution que m’impose le souci de ma dignité. Je renonce à mon titre d’envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire des États-Unis près le gouvernement espagnol[20]. »

M. Soulé après M. Saunders : c’était le second ministre que le persévérant désir d’acheter Cuba coûtait à l’Union américaine — désir malgré tout aussi vif et plus vif aujourd’hui que lorsqu’il fut avoué pour la première fois, puisque dans son Message du 7 décembre 1896 M. Cleveland disait: « On a suggéré aussi au gouvernement l’idée que les États-Unis achètent l’île; et elle serait probablement digne de considération, s’il se rencontrait de la part de l’Espagne une intention manifeste de discuter une pareille proposition. »


IV

Ainsi, de 1815 ou 1820 à 1897, les États-Unis ont suivi invariablement, vis-à-vis de l’Espagne, au sujet de Cuba, cette politique ou ces deux politiques: une politique officielle, correcte, réservée, ne dépassant pas, comme point extrême, une proposition d’achat; et une politique populaire, impulsive, effrénée, qui s’emporterait facilement en des écarts et des excès; qui, dans les formes juridiques ou non, par une guerre juste ou non, respectant ou non le droit des gens et les conventions et ce qu’on pourrait appeler les convenances internationales et ce qui constitue d’un État à l’autre, à côté du droit public même, une sorte de morale publique, recourrait volontiers aux armes et mettrait sans scrupule la force la plus brutale au service de ses convoitises; toutes les deux, d’ailleurs, ces deux politiques, fondées, en dernière analyse, sur le même principe, sur la loi de gravitation découverte par M. Adams : l’île de Cuba ne peut manquer de tomber dans la Confédération américaine qui ne peut manquer de la recevoir; mais la première, la politique officielle, sous-entend « tôt ou tard », et la seconde, la politique populaire, crie « tout de suite » !

A la vérité, les deux politiques de l’Union quant à la question cubaine ne sont peut-être pas, dans la réalité des faits et de la vie, aussi distinctes, aussi nettement séparées; c’est peut-être un peu artificiellement qu’on en ferait deux catégories; et elles se confondent peut-être ou, du moins, se rejoignent par instans. N’est-ce pas la politique populaire qui perce dans les motions déposées au Sénat et à la Chambre des représentans ; motions pour la plupart radicales et quelques-unes belliqueuses, tendant ou à reconnaître la belligérance aux insurgés et l’indépendance de Cuba ; ou même à intervenir entre les Cubains et l’Espagne, en menant la médiation jusqu’au bout? N’est-ce pas elle encore dont on devine la pression et la poussée dans certains paragraphes du message, cependant si calme et si ferme, de M. Cleveland? D’autre part, la correction, la prudence de la politique officielle a-t-elle été sans réagir sur la politique populaire? et, si le jingoïsme américain n’a pas brisé tout frein et perdu toute mesure dans ses expansions en paroles et en actes, n’est-ce pas à cette réaction de la première des deux politiques sur la seconde qu’il faut en attribuer le mérite? Oui, si les choses n’ont pas pris, entre les États-Unis et l’Espagne un plus mauvais cours; si la paix a été maintenue, si l’on peut espérer qu’elle continuera de l’être, si toutes les chances sont pour qu’elle le soit, — c’est au gouvernement des États-Unis qu’on le doit.

Mais non pas seulement à lui : le maintien de la paix, on le doit aussi, et pour beaucoup, au sang-froid du gouvernement et de la nation espagnols. Quand dans les meetings, aux États-Unis, on déchirait et brûlait le drapeau espagnol ; quand on pendait en effigie Weyler, général espagnol ; quand les journaux américains étaient remplis de menaces et d’injures contre l’Espagne, on pouvait craindre que la fierté, ou l’orgueil, ou le point d’honneur espagnols, — quelque nom qu’on veuille donner à ce travers qui est souvent une si grande vertu et toujours une si grande force ; — on pouvait craindre que ce qui est toute l’Espagne dans l’Espagne d’aujourd’hui ne se révoltât et que les Espagnols ne se souvinssent qu’il y avait chez eux un ministre, des consuls, des citoyens, des drapeaux et des écussons américains : lesquels drapeaux et écussons eussent pu servir de preuve que, dans le pays des bûchers, il ne faut pas jouer avec le feu. M. Canovas del Castillo ne s’en défend pas : il a eu alors de terribles jours et de terribles nuits. Le moindre monôme d’étudians partant de la Puerta del Sol, par la Galle Mayor, pouvait arriver à la Plaza de San Martin, où est la légation des Etats-Unis, foule furieuse, peuple déchaîné. Certes, il le dit avec son énergie tranquille, M. Canovas eût mobilisé — et on le savait — toute la garnison de Madrid plutôt que de permettre qu’il fût porté en la personne du ministre des États-Unis ou d’aucun des siens atteinte à la loyauté et à l’hospitalité de l’Espagne. Mais la situation eût été plus que grave et le différend ou les dissentimens s’en seraient mortellement envenimés...

Grâce, par conséquent, au gouvernement et à la nation espagnols comme au gouvernement et à la partie assise et rassise de la nation américaine, les pires maux, le suprême péril ont pu être jusqu’ici évités. L’échéance du 4 mars, à laquelle devait s’opérer aux Etats-Unis la transmission des pouvoirs présidentiels et dont on avait dit que ce serait pour le ministère espagnol « le Cap des Tempêtes » a été franchie sans accident. Et déjà en Espagne on débaptise ce cap redoutable enfin doublé, et l’on salue déjà « le Cap de Bonne-Espérance. » Le dernier mot de M. Cleveland avait été « la paix » : le premier mot de M. Mac Kinley a été « la paix ». En entrant à la Maison-Blanche, M. Mac Kinley a épousé la tradition de la politique officielle, circonspecte et correcte. Et c’est encore une justice à rendre à M. Canovas del Castillo que, de tous les Espagnols, il est sans doute celui que le changement de présidence aux Etats-Unis préoccupait ou inquiétait témoins: le sens profond qu’il a du gouvernement l’avertissant que, n’importe quel homme politique fût élu, cet homme ne serait pas tant un Président nouveau que le successeur, l’héritier et le continuateur d’une longue série de Présidens. Mais aussi, et précisément parce que tout de suite la tradition le lie et qu’il devient un anneau de la chaîne, cette politique officielle, s’il en accepte et s’il en perpétue les formes de correction et de réserve, le Président élu n’en modifie pas, il n’en fait ni dévier ni obliquer la direction : en cela également il est un successeur, un héritier et un continuateur.

C’est pourquoi les difficultés à propos de Cuba, qui n’ont pas empiré par l’arrivée de M. Mac Kinley aux affaires, n’en ont pas été et n’en seront pas résolues. Il y a, sur ce sujet, entre les Etats-Unis et l’Espagne, trop de malentendus, ou plutôt un malentendu fondamental, qui suffit à tout embrouiller. Les États-Unis, depuis tantôt un siècle, veulent démontrer à l’Espagne qu’elle ferait un excellent marché en leur cédant Cuba; et il se peut que ce soit la vérité, mais c’est la seule chose que l’Espagne ne puisse comprendre, qui ne puisse jamais entrer dans une tête ou dans un cœur espagnol, de faire de Cuba, — représentant pour l’Espagne ce que l’île représente et saturée de sang espagnol, — de faire de Cuba matière de marché. Inversement, l’Espagne se trompe en s’imaginant qu’à force d’héroïsme, et comme par la vertu de ses sacrifices, elle fera oublier aux Etats-Unis que Cuba est à cinq ou six heures de la Floride et fléchir les inflexibles lois de la gravitation politique que M. Adams et après lui tous les Présidons et tous les secrétaires d’Etat américains ont proclamées et invoquées contre elle.

« Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! » a dit M. Mac Kinley en style évangélique. Malheureusement il y a sur la terre trop d’hommes — et trop de faits — de mauvaise volonté. S’il existe un malentendu entre l’Espagne et les Etats-Unis, il en existe un autre entre les Etats-Unis et l’insurrection cubaine. Les Etats-Unis auraient tort de croire que l’idéal des Cubains rebelles à la domination espagnole soit d’être annexés à l’Union et de voir leur étoile aller faire dans le firmament américain une quarante-sixième ou quarante-septième partie de constellation. L’étoile de Cuba est une étoile solitaire, et l’idéal des insurgés, le vrai, c’est une république à la mode haïtienne. Mais, en retour, les Cubains auraient tort de se flatter que les Etats-Unis laisseraient, à leur ombre et dans leur sphère d’attraction immédiate, se fonder définitivement et sans penser à la discipliner, à se l’agréger, sinon à l’absorber un jour, une seconde république d’Haïti. — Voilà bien des illusions ; voilà bien des causes de querelle ; en voilà pour bien longtemps ; et il pourrait se faire que le Nouveau Monde eût, dans la question cubaine, sa question d’Orient.


CHARLES BENOIST.

  1. D’après le long résumé télégraphié à El Imparcial et reproduit par La Epoca du mercredi 9 décembre 1896.
  2. « On calcule, sur des bases certaines, que les capitalistes américains ont, pour le moins, de 30 à 50 millions de dollars employés en plantations, chemins de fer, exploitations minières et autres entreprises à Cuba. Le mouvement commercial entre . les États-Unis et Cuba qui, en 1889, représentait environ 74 millions de dollars, s’éleva, en 1893, à près de 163 millions, et en 1894, un an avant qu’éclatât l’insurrection actuelle, atteignait encore 96 millions de dollars. » — Message de M. Cleveland.
  3. Traité d’amitié, limites et navigation entre Sa Majesté Catholique et les États-Unis d’Amérique, signé à San Lorenzo-el-Real (à l’Escurial) le 27 octobre 1795, par don Manuel de Godoy, pour l’Espagne, et M. Thomas Pickney, pour les États-Unis.
  4. Don Juan-Bautista Casas, la Guerra separatista de Cuba, appendices, p. 481
  5. Discours prononcé au Congrès des députés le mardi 7 juillet 1896, en réponse à M. Francisco Silvela.
  6. El Tiempo, El Siglo futuro, du 26 mars 1896. — Voy. D. Juan-Bautista Casas, la Guerra separatista de Cuba, appendices, p. 484.
  7. Protocole de 1877, entre les États-Unis d’Amérique et l’Espagne, signé par D. Fernando Calderon Collantes et M. Caleb Cushing. (Voy. D. Juan-Bautista Casas, la Guerra separatista de Cuba, appendices, p. 484. Les Espagnols eux-mêmes font, d’ailleurs, l’éloge de M. Caleb Cushing. Voy. dans la Epoca, du 3 décembre 1896, le travail qui a pour titre : La intervencion juzgada pov la diplomacia americana.
  8. Réponse de don Antonio Canovas del Castillo, au discours de don Francisco Silvela; à la Chambre des députés, dans la discussion du Message, séance du mardi 7 juillet 1896.
  9. Note de M. Adams à M. Nelson,. du 28 avril 1823.
  10. Comme M. Poinvett, ministre des États-Unis à Mexico. Voy. D. Carlos de Sedano : Cuba, Estudios politicos, p. 1 et 8.
  11. Voy, D, Carlos de Sedano, Cuba, Estudios politicos, p. 58.
  12. Le ministre des États-Unis à Madrid était alors le général Sickles, dont M. Emilio Castelar traçait naguère ce plaisant portrait : « J’ai connu peu d’hommes d’État plus munis d’instruction politique que Sickles. Il savait sur le bout du doigt les commentaires classiques de la Constitution américaine. Quant aux traditions, il alléguait toutes celles imaginables ; et si, pour sa cause, il n’en trouvait pas sous la main, il en imaginait avec une enviable fertilité d’esprit. Il nous comblait de son amitié et nous accablait de ses bons offices. Mais, tout de suite après, il se disait chargé : 1° de proposer l’indépendance cubaine ; 2° d’imposer à Cuba le rachat à prix d’or de son union historique avec l’Espagne, hypothèque donnée pour le paiement sur la valeur de toutes les propriétés publiques et les recettes des douanes ; 3° de ménager une trêve ou un armistice entre les belligérans (on était en pleine guerre de Dix Ans), jusqu’à la solution du conflit. » C’est ce même M. Sickles qui, interrogé par le général Prim qui voulait en finir, sur le prix que les États-Unis donneraient de Cuba et Puerto Rico, répondit tranquillement : « Cent cinquante millions de duros », et, — ajoute D. Em. Castelar — « s’en alla, tout serein, comme s’il emportait les deux Antilles dans sa bourse, entre son cœur et sa montre. » Puis, quand il vit que Prim n’acceptait pas : « Il n’y a, écrivait-il dans chacune de ses dépêches, rien à faire avec ces gens-là ». — Voyez El Liberal du 17 janvier 1897.
  13. Note de M. Clay à M. Everett, d’avril 1825. — Sedano, p. 11.
  14. Instructions remises par M. Marcy à M. Soulé, du 23 juillet 1833; Sedano, p. 128.
  15. Dépêche de M. Soulé à M. Marcy, du 3 mai 1854; Sedano, p. 131.
  16. Note de M. Edward Everett, du 1er décembre 1852 : « Aucune administration de ce gouvernement, pour forte qu’elle soit dans la confiance publique sous tout autre rapport, ne pourrait tenir un seul jour, sous le poids de la haine que susciterait contre elle le fait d’avoir stipulé avec les grandes puissances d’Europe qu’à aucune époque future, et quel que fût le changement des circonstances, par aucun accord avec l’Espagne, par aucun fait d’une guerre légale (si par malheur survenait cette calamité), ni encore par le consentement des habitans de l’île, dans le cas où ils parviendraient à se rendre indépendans comme les autres colonies de l’Espagne sur le continent américain, ni même obéissant à la suprême loi de leur propre conservation, jamais les États-Unis ne pourraient acquérir la possession de Cuba. » Sedano, p. 111.
  17. La somme n’est pas précisée dans le texte imprimé (Sedano, p. 137), mais on peut induire, d’un passage suivant, que l’on songe à proposer 120 millions de duros.
  18. Mémoire de MM. James Buchanan, J.-J. Mason, et Pierre Soulé, du 18 octobre 1834. — Sedano, p. 137-144.
  19. Dépêche de M. Marcy, du 13 novembre 1834. — Sedano, p. 144-149.
  20. Dépêche de M. Soulé à M. Marcy, du 13 décembre 1854. — Sedano, p. 149.