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Cuba et les Antilles/03

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Cuba et les Antilles
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 65 (p. 852-892).
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CUBA ET LES ANTILLES

III.
SANTIAGO ET FORT-DE-FRANCE[1].

Il y a des jours où l’inconnu m’attire avec une puissance étrange, où cette promenade bourgeoise dans un pays civilisé ne satisfait plus mon humeur aventureuse : je voudrais prendre mon vol pour la Californie, pour l’Australie ou la Chine ; mais en ce moment je suis pris d’une passion de retour qui va jusqu’à la folie. La pensée du pays natal me rend dur le lit où je dors, amer le pain que je mange, odieux les étrangers avec qui je dois vivre. Il est temps d’en finir avec ma vie errante. Je vais prendre à Santiago le bateau français qui revient du Mexique.

C’est avant-hier que j’ai quitté la Havane, non sans ennui ni sans encombre. La veille, j’avais instamment recommandé aux gens de l’hôtel de m’éveiller avant cinq heures. Des amis m’entraînèrent au théâtre, où l’on jouait une grosse bouffonnerie du Palais-Royal, écho lointain de la patrie, qui ne fait pas grand honneur à l’esprit français. Je rentrai tard, et j’avais à peine fermé les yeux que le clocher voisin sonna cinq heures ; il faisait nuit noire, j’avais brûlé ma chandelle, rien ne bougeait dans la maison endormie. Je me lève à tâtons, je descends à la hâte, j’enjambe hommes, matelas, lits de sangle, toute l’étable humaine vautrée pêle-mêle dans le vestibule ; une volante passe par bonheur, et me voilà sauvé.

Ce n’était là que le commencement de mes infortunes. Tandis que je considérais d’un œil appesanti les forêts sauvages de palmiers qui avoisinent la côte sud de l’île, et que je rassasiais ma faim en dévorant un gros régime de bananes arrosé du jus de deux oranges pour boisson, — probablement la nourriture d’Adam et d’Eve au paradis terrestre, — nous arrivions à Batabano. Une plage basse, plate, boueuse, environnée de forêts et de bois hérissés, des yuccas, d’énormes figuiers d’Inde, des palmiers africains couverts de piquans et d’épines, avec leurs grosses touffes bourrues et leurs feuilles en éventail ; quelques baraques disséminées sur la plage, une longue jetée de pilotis qui s’avance tout droit dans la mer, et sur laquelle le chemin de fer roule jusqu’au bateau même ; quelques vaisseaux à voiles, deux petits vapeurs microscopiques, plusieurs barques de pêcheurs misérables, voilà le port de Batabano. Le village, s’il y en a un, doit être caché derrière un de ces bouquets de palmiers qui ceignent le rivage. La mer est jaune, sale, houleuse et sans force, comme si elle était fatiguée de se traîner sur ces bancs de sable et de fange. Nous mettons pied à terre, et chacun court au navire, qui nous attend déjà sous vapeur. Quant à moi, je m’informe de mon bagage, que j’ai prudemment envoyé la veille. On me montre une baraque située au loin sur la terre ferme, à 300 mètres au moins du bout de la jetée. — Votre bagage est là-bas, me dit-on. Il faut payer pour l’envoyer prendre. — Envoyez vite, je paierai.

Deux nègres partent en courant, et les voilà hors de vue. Horrible ! most horrible ! Déjà le bateau commençait à siffler, sifflet lugubre comme la trompette du jugement dernier ! Je me précipite. — Où est le capitaine ?… Señor capitan, parlez-vous français ?

No lo hablo !

— Au nom du ciel, attendez-moi !

— Je ne puis attendre.

— Cinq minutes seulement, je vous en conjure !

— Je ne le puis.

— Mais j’ai payé mon passage !

— Tant pis pour vous.

J’allais courant, criant, jurant, agitant mes bras, et m’inquiétant peu de faire rire les nègres que ma mésaventure amusait fort. Enfin une masse jaune apparaît à l’horizon, au bout d’un corps noir lancé à toute vitesse. Signes au capitaine, signes au nègre attardé. Dieu soit loué ! tout est à bord, la planche se lève, et nous sommes partis. J’étais si heureux de me voir avec tout mon bien sur cette baraque flottante, que j’y marchais d’un pas triomphal, et qu’elle me semblait un lieu de délices. Ce n’est pourtant qu’une coquille de noix. Il y a sur l’avant une salle longue, basse, étroite, avec deux rangées de cases fermées seulement de rideaux de coton : c’est là que vingt ou trente passagers dorment, s’habillent, mangent, fument et souffrent du mal de mer. La cabine des dames, plus convenable, est interdite aux hommes seuls. Une tente déployée entre les deux cabines abrite les passagers en plein air, pour qui l’on tend tous les soirs des espèces de hamacs. Quant à des lits, il n’y faut pas songer ; on se couche sur des sommiers de paille tressée couverts d’un drap plus ou moins propre. On change de chemise dans sa couchette, ou l’on n’en change pas du tout. A l’heure des repas, mon cadre est barricadé de piles de verres et d’assiettes, si bien que je me trouve emprisonné dans une cage de six pieds sur un et demi. Les repas eux-mêmes sont à la mode espagnole : vingt plats entassés sur la table, et rien à manger, si ce n’est par hasard une aile de poulet, une tranche de banane frite ou un filet de poisson grillé ; du reste abondance de ragoûts odorans et colorés pour les gens qui aiment l’ail, le safran, le piment, l’huile et la crasse. — Et sur l’article des bagages, à peine mon anxiété était-elle calmée que la voilà qui se réveille au vu d’une certaine pancarte où sont affichés les règlemens de la compagnie, lesquels, conçus tout entiers pour la commodité des employés et l’incommodité des voyageurs, portent en propres termes : La empresa no responde de perdidas de equipaje, ni de ninguna clase de averia[2]. Une autre clause ajoute : « Pas de réclamations admises après le débarquement, la responsabilité du vapeur cessant alors. » Ailleurs les règlemens sont faits pour défendre l’individu contre les abus des compagnies, ici pour défendre les compagnies contre les réclamations des individus…..

Hier matin, je me réveillai dans la rade de Cienfuegos ; nous étions amarrés à la jetée, et les tonneaux, les balles, les caisses roulaient activement sur le pont. Cienfuegos est une petite ville tout américaine et un des centres les plus importans du commerce de l’île. Il y a toujours trente ou quarante navires dans son beau port, semblable à un lac intérieur. Il avait plu la nuit précédente, et des pans de brouillards pendaient sur un groupe de hautes montagnes. Les côtes fraîches de la baie font un charmant contraste à cet arrière-plan superbe. On en sort par un canal étroit et tortueux que défend un vieux fortin espagnol aux bastilles hautes et minces, bâti dans un style qui rappelle les arquebuses et les coulevrines.

Le soir, à la nuit tombante, nous jetons l’ancre dans une baie déserte. Quelques vaisseaux ancrés à côté de nous et une douzaine de grandes barques qui nous accostent nous apprennent le voisinage de Las Tuñas, village insignifiant perdu dans cette solitude. Le vent fraîchit et s’élève, des éclairs rougissent l’horizon. Cependant une espèce de gitana au visage osseux, à la peau bistrée, vêtue d’une robe de gaze crottée, singulier mélange de prétention et de saleté, chante des chansons nasales qui font pouffer de rire deux massives Cubaines couchées dans de grands fauteuils de sangle. Un homme prend la guitare : on chante jusqu’à une heure avancée de la nuit, et ce matin, au petit jour, nous étions de nouveau en mer. Nous naviguons depuis au milieu d’un archipel innombrable et bas dont nous rasons presque les îlots fleuris.

12 mars, Santa-Cruz.

Je reposais tranquillement dans ma boîte, — on n’est pas laborieux dans ce climat, — quand un ralentissement dans la marche du vaisseau, le grincement des chaînes, la sonnette du machiniste, la vue d’une vergue et d’une voile par mon soupirail entr’ouvert m’avertirent que nous étions dans la rade de Santa-Cruz. Je courus sur le pont. Était-ce bien Santa-Cruz ? Sur la rive plate et basse s’allongeait un de ces misérables villages du pays, dont les plus beaux édifices sont des huttes aux toits écrasés, entourées de galeries en poutres grossières, peintes en bleu, vert, rouge ou jaune sale, et couvertes de tuiles branlantes. Quelques palmiers, un petit clocher, une percée sur un champ, sur un bois, quelques barques amarrées à une ou deux jetées de pilotis dilapidés, — c’est toute la cité de Santa-Cruz. Malgré son titre ambitieux de pueblo où de ciudad, Santa-Cruz n’est qu’une simple poblacion. D’un côté deux ou trois promontoires bas allongent leurs bras verdoyans dans la mer agitée ; de l’autre un groupe d’îlots entouré l’horizon monotone. Sept ou huit barques se détachent de la côte. Cependant un vent violent s’élève de terre et les fait danser sur les lames vertes. Les naturels ont le teint bistré, l’aspect sauvage ; la plupart sont à peine vêtus et laissent flotter au vent les plis de leurs sarraux de toile. Ceux-ci apportent ou viennent chercher des barils, des caisses, et l’éternelle boîte de sucre que les commerçans de la Nouvelle-Angleterre envoient remplir jusqu’au fond de ces déserts ; ceux-là jettent sur le pont une douzaine de grosses tortues de mer vivantes, destinées sans doute à notre dîner de demain. Un pêcheur, dans son canot mince et frêle qu’il manie sur les vagues au moyen d’une palette avec toute la dextérité d’un véritable Indien, vient nous offrir une cargaison d’huîtres fraîches. Une troupe d’enfans demi-nus, à la peau brune, avec un reflet doré dans leurs chevelures, viennent sur une barque branlante dans l’espoir d’attirer à terre quelques passagers désœuvrés. Découragés d’attendre, ils vont enfin remettre au large ; les lames bondissent, le vent secoue leur frêle embarcation. Grands et petits saisissent les rames, se jettent au gouvernail, s’acharnent contre les vagues. Leurs blondes têtes échevelées, leurs haillons flottans, leurs mains frémissantes, leurs avirons qui font jaillir l’écume, tout s’agite à la fois dans une confusion charmante. La nacelle rebondit et se tord sur la vague ; l’horizon maritime allonge ses bandes bleues et vertes au fond de ce vif et gracieux tableau….

Cette navigation est d’un ennui lamentable. Nous marchons à peine pendant huit heures par jour, et le reste du temps nous faisons escale dans quelque port perdu, souvent à 500 mètres du rivage, de façon que nous n’avons même pas la ressource de tuer le temps en nous promenant sur le plancher des vaches. L’allure du bœuf, cet agent de la locomotion primitive, semble imitée, ici par ses successeurs modernes, les bateaux à vapeur et les chemins de fer. Avec un peu d’activité américaine, tout le service de Batabano à Cuba pourrait se faire sur un seul bateau, au lieu de deux qu’on y emploie ; mais la lenteur est pour les créoles une loi de nature. On dirait qu’ils trouvent la vie trop longue, et qu’ils ont besoin de la perdre en s’endormant, comme le lièvre de la fable, à tous les détours du chemin.

Santiago de Cuba, 15 mars.

Je renais aujourd’hui d’une éclipse de vingt-quatre heures, durant laquelle mon existence a été littéralement suspendue. Le bateau n’est pas seulement lent, étroit et incommode : il ne peut même pas tenir la mer. Pour une petite brise qui soulève quelques lames, pour la houle ordinaire d’une mer ouverte, il danse, plonge, roule, exécute mille évolutions fantastiques, et à chaque vague qui l’arrête retombe lourdement, comme si la machine épuisée refusait de le porter plus loin.

Revenons donc en arrière. Nous arrivons, avant hier, à midi, à Manzanillo ; nous avons chaud et soif. Point d’oranges sur les étalages ; bien que dans les vergers d’alentour, quelques arbres portent la pomme dorée, on ne trouve à vendre chez les marchands de fruits que des avortons aigres, secs et durs. En revanche, on m’offre des cocos : j’en fais ouvrir un à coups de hache, et je me rafraîchis tant bien que mal avec cette fade tisane. Manzanillo est une ville pauvre ; ses rues sans pavés, ses maisons basses et délabrées, ont un air de sommeil, d’incurie et de mort. On n’y rencontre que des faces noires ou jaunes, le blanc pur y est presque inconnu. De temps à autre, un convoi de mules enterrées sous leurs besaces de paille chemine en longues files, cavalier en tête, chacune attachée à la suivante par sa queue tressée. Une paire de bœufs courbés sous le joug, que traîne par les naseaux un négrillon demi-nu, roule lentement et silencieusement un chariot pesant à travers le triste village. On bâtit une maison dans la grande rue, chose rare et mémorable comme la construction des pyramides de Thèbes ou de la colonnade du Louvre. Une troupe de maçons nègres grimpés sur l’échafaudage pousse des éclats de rire.et des cris de joie bizarres à la vue de mon parapluie déployé et de mon long paletot de calicot jaune, à la mode des États-Unis. C’est l’heure où un soleil perpendiculaire ne laisse le long des murs qu’une étroite bande d’ombre. Nous nous faufilons sous cette frange amincie, jetant des regards curieux dans les profondeurs sombres des maisons par les portes et les fenêtres toujours ouvertes. Quelques-unes de ces habitations sont à peu près meublées, c’est-à-dire garnies de chaises de canne et de tables branlantes ; la plupart ressemblent à la fois à des caveaux ou à des greniers, caveaux par la nudité, l’obscurité, le mortier sablonneux qui sert de sol, — greniers par les poutres visibles des toitures et les cloisons de planches mal jointes. Des groupes de familles se bercent en silence dans la balanza recourbée, et se détournent à peine pour voir nos personnes étranges. Plus loin, des négresses accroupies et de toute variété, les unes jolies à leur manière, les autres laides comme des démons, font jouer sur le seuil de leurs cabanes de petits magots aux yeux brillans, la tête capitonnée d’une laine fine. Voici déjà le bout de la ville : la rue, commencée en maisons de pierre, se termine ; en huttes d’écorce et de feuillage, entremêlées de cocotiers, et se perd à la fin dans les broussailles qui tapissent la colline. Là les familles à demi sauvages cuisent le repas du jour sur quatre tisons mal allumés, tandis qu’une foule de petits négrillons à gros ventre (les enfans ont ici des panses de Gargantua) folâtrent et se roulent tout nus dans la poussière, vifs et luisans au soleil comme des mouches noires sur un espalier de vignes.

Excelsior ! C’est le titre d’une poésie de Longfellow, et c’est aussi la devise du voyageur en quête de points de vue. S’il rencontre un monticule, vite il faut qu’il y coure, comme le canard à l’eau. Nous gravîmes donc la colline sablonneuse, espérant trouver par derrière une percée sur les grandes montagnes. Nous n’y rencontrâmes qu’un fourré de lianes et de broussailles sèches avec un panorama de la ville et de la côte : au premier plan, les huttes d’écorce, plus bas les toits et les murailles omnicolores, plus loin encore la mer et quelques vaisseaux en rade ; à gauche un clocher jaune, à droite un promontoire bas couvert de forêts ; rien que de commun et de vulgaire, sauf ces cocotiers à huppes vertes semblables à des plumes plantées dans une chevelure, et ces quelques palmiers dispersés qui donnent au paysage tant de grâce et de noblesse. Plus près de nous, de gros cactus jaunis parlent de sécheresse et de terres arides. C’est en effet un triste pays que ce revers méridional de l’île, et surtout cette côte ouest du long promontoire montagneux à mi-chemin duquel est située la maigre ville. De tous les fruits que produisent spontanément les grasses plaines du nord ou les côtes fertiles du sud-est, le coco seul peut y croître. Quelques jardinets enclos de bambous abritent des orangers nains, aussi différens de l’arbre majestueux des montagnes que l’olivier de Provence est différent de l’olivier d’Italie. Manzanillo est cependant une ville importante et destinée a un accroissement rapide, puisqu’elle est la capitale de tout ce canton et l’unique débouché des produits de l’intérieur. Elle compte déjà (qui le croirait ?) 6,000 habitans, et l’activité américaine en fait lestement la conquête. À cette heure brûlante où tout repose, vous apercevez encore au fond des comptoirs, par les fenêtres entr’ouvertes du rez-de-chaussée, quelque tête blonde ou rouge, courbée sur un pupitre, et une main rapide, infatigable, qui court sur un registre ; rude vie pour le corps et pour l’âme, et que peut seule soutenir l’énergie surhumaine de ces Yankees aux faces pâles, aux mains maigres, mais doublés de fer, et insensibles à toutes les privations physiques ou morales. Un négociant, de Santiago me racontait tout à l’heure qu’un gros navire de cinq cents tonneaux lui était arrivé récemment de Boston avec quatre hommes d’équipage, y compris le capitaine. Il était parti avec cinq hommes ; l’un d’eux, épuisé de fatigue, avait pris la fièvre, le délire, et il était mort en route : le bateau n’en était pas moins arrivé à Cuba avec ses quatre hommes et une grosse cargaison. Ici, pas de repos, pas de sommeil, pas de précautions hygiéniques : nos quatre matelots travaillent tout le jour au grand soleil et couchent la nuit sur le pont ; en six jours, ils avaient rechargé le navire, et les voilà partis. Ils seront à Boston dans quelques semaines sous la neige, ici de nouveau dans deux mois sous 40 degrés de chaleur. Voilà comment le Yankee fait le commente. Est-il étonnant qu’il conquière le monde ?

Manzanillo, comme toutes les villes du pays, a sa place d’armés plantée de palmiers et sa maison de ville à lourdes arcades. C’est là que passe la rue principale, qui se prolonge au dehors par une toute montueuse où l’on a peine à se figurer que même les volantes et les chars à bœufs puissent passer sur la roche nue, ravinée par les torrens de la saison pluvieuse. C’est sans doute la meilleure et peut-être l’unique voie de communication de la contrée ; mais il ne fait pas bon rester longtemps sous l’ardent soleil. On voudrait chercher l’ombrage d’une de ces maisons fraîches dont la petite cour intérieure brille à travers une embrasure noire toute tapissée de verdure et de fleurs, Quelques-unes de ces habitations rustiques rappellent la disposition des maisons romaines, dont elles ont l’atrium, le toit de tuiles écrasé sur un unique étage, le xyste entouré d’une espèce de portique et orné de verdure, à défaut des fontaines, des bassins et des statues de marbre de l’antiquité. Je me figure que les rues de Pompéi ressemblaient beaucoup à celles des villes tropicales. Avec les fresques, les marbres et tout le luxe de l’Italie impériale, les maisons des anciens, toujours ouvertes, gardées seulement par le chien de pierre et l’esclave enchaîna, devaient offrir aux regards ; du passant, le même aspect frais et gai que ces petits réduits verdoyans, miniatures de jardins enchâssées au milieu de l’appartement comme les serres de nos maisons modernes. — Rien de tout cela à bord du Comanditario, où nous rentrâmes comme dans une prison ; mais la soirée fut embellie, par un clair de lune superbe dont les reflets jouaient sur les vagues en nappes ruisselantes et mobiles comme des flots de vif-argent.

Le lendemain, je me réveillai en mer, au moment même où nous doublions le cap Cruz. Il soufflait une brise du sud qui irritait un peu les vagues et qui causait à bord une vraie tempête. Je regardai avec désespoir se dérouler devant nous la longue ligne des falaises brunes. Nous faisions de grands efforts, mais hélas ! nous n’avancions guère : pendant deux heures au moins, le petit phare qui marque l’extrémité de l’île resta visible au-dessus de l’horizon. En face de nous, la côte formait à perte de vue une muraille droite et sombre. Je rentrai dans ma niche et m’y enfermai obstinément. Vers le soir seulement, la curiosité l’emporta, et je m’aventurai encore une fois sur le pont : le spectacle était tout nouveau. A une lieue environ, de grandes montagnes hardies sortaient d’une mer bleue, profonde et houleuse ; leurs dos renflés et tordus ressemblaient aux épaules des sublimes géans de Michel-Ange, et paraissaient attester l’effort monstrueux qu’ils avaient fait autrefois pour déchirer leurs attaches et surgir fièrement au-dessus des vagues. On eût dit les corps des Titans prosternés, mais conservant encore dans leur défaite leurs muscles gonflés, leurs bras raidis et leurs fronts, farouches. Des pans de forêts pendaient çà et là sur leurs torses renversés, comme déchirés par des luttes journalières contre les ouragans du ciel, et ne voilant, qu’à demi leur nudité héroïque. Du côté de l’est, une nuée pluvieuse enveloppait les cimes lointaines, et traînait dans la mer comme une longue draperie balayée parle vent. Derrière nous, le soleil couchant, secouant sa crinière de nuages, descendait dans un flot de lumière et heurtait ses derniers rayons aux flancs bosselés de la montagne.

La nuit fut plus longue encore que la journée. Dix fois je me levai et je me traînai sur le pont : la mer était plus calme, la lune éclairait sans fin la chaîne des montagnes sombres. Enfin le fanal commence à poindre ; deux mortelles heures s’écoulent encore à gambader sur les vagues. Tout à coup la danse s’arrête ; nous avions passé l’étroit goulet de la rade, et nous voguions comme dans un lac entouré partout de montagnes. En face de nous, sur un mamelon, la ville ressemblait dans l’obscurité à une grosse taupinière surmontée de deux ou trois clochers pointus ; les premières pâleurs de l’aube glissaient à l’orient sur les cimes des montagnes, encore enveloppées d’une noirceur épaisse ; quelques vaisseaux aux voiles déployées flottaient derrière nous dans les ténèbres comme de grands fantômes.

Nous aurions bien voulu débarquer tout de suite ; mais on nous retint prisonniers jusqu’au lever du soleil. Le jour parut enfin montrant un quai large, bordé de maisons basses, une ville multicolore groupée en cercle sur une colline ronde autour d’une église à l’espagnole. Nous passons à la douane, qui nous examine avec sa défiance accoutumée. Un nègre polyglotte s’empare de nos bagages, les juche sur une carriole à deux roues en forme de volante, attelée d’une mule mélancolique qui escalade à grand’peine la rue escarpée. Nous montons à pied à la suite de ce fringant équipage, et voici au sommet de la côte le balcon hospitalier du bruyant hôtel Lassus, une auberge française où, suivant l’usage français, la femme règne et gouverne sous le nom du mari.

15 mars.

Santiago de Cuba est la plus ancienne ville du pays et la première métropole des Antilles espagnoles ; elle reste la capitale d’un petit monde à part, à 800 milles de la Havane, séparée du nord de l’île par de vastes solitudes. Il y a bien deux lignes de bateaux à vapeur qui vont et viennent tous les quinze jours, l’une par le nord et l’autre par le sud, sans compter le courrier à cheval qui traverse l’île toutes les semaines ; mais le courant naturel d’un commerce d’ailleurs bien déchu se dirige de l’autre côté, vers les îles voisines de Saint-Domingue, la Jamaïque et Porto-Rico. Saint-Domingue surtout, dans le temps de sa prospérité, avait avec Santiago des relations étroites qui faisaient de la vieille ville espagnole une dépendance de la florissante colonie française. Des familles françaises étaient venues s’y établir en grand nombre et avaient pris tout à fait le haut du pavé. Aujourd’hui encore, en dépit de la proscription dont le nom français a été longtemps frappé dans l’île, c’est presque autant une ville française qu’une ville espagnole. La population est restée mêlée, notre langue est comprise de tout le monde, sauf de quelques nouveaux colons espagnols obstinés à ne pas l’apprendre, et le bas peuple, c’est-à-dire les nègres, ne parle guère que cette langue créole enfantine et douce qui est du français dégénéré.

Santiago, qui compte plus de 20,000 âmes, n’a pourtant pas l’air d’une grande ville ; elle est toute en montées et en descentes, et les pluies de l’été doivent former de furieux torrens dans les rues. Le quartier voisin du port est occupé par les magasins et les maisons de commerce : ce sont d’assez grands édifices à deux étages, entourés de vastes galeries en bois peintes de couleurs vives, la plupart dans un triste état de délabrement et de saleté. Plus haut, sur la colline, dans les rues aristocratiques, les maisons ont de grandes portes cochères et des balcons de fer. La plupart des habitations sont bâties en biais sur la pente et s’échelonnent le long des rues comme les marches d’un escalier ; chacune est ornée sur le devant d’une terrasse en maçonnerie qui sert à la fois de balcon, de vestibule et de corridor. Ces terrasses sont pavées en brique rouge ou en faïence de couleur et abritées par de grands auvens portés sur des piliers de bois. Des rideaux ou des tentes de cotonnades rayées pendent souvent entre les colonnes. Vers le milieu de la ville, une cathédrale assez belle s’élève au bout de la place d’Armes sur de grandes terrasses où l’on monte par des escaliers de pierre ; mais c’est le grand marché qui est le plus curieux édifice et la plus agréable promenade de la ville. Il est situé sur une large et haute terrasse, semblable à un gros bastion carré ; d’un côté, il se relie de plain-pied à la colline, et on l’aborde de l’autre par de grands escaliers de pierre d’une construction monumentale. La ruelle qui passe derrière le marché présente tous les matins le spectacle le plus animé : des charrettes attelées de bœufs ou de mules, dès troupes d’ânes grotesquement bâtés, des cavaliers en grands chapeaux de paille sur de petits chevaux nerveux se fraient à grand’peine un passage au milieu d’une population remuante de nègres et de gens de couleur. Des portefaix vigoureux vont et viennent avec des tonneaux, des paniers, des outres de peau de chèvre., des cages pleines de poulets. Les négresses, drapées de colonnades légères et de mouchoirs éclatans, se pressent et se croisent en tumulte, balançant sur leur tête le panier de fruits ou de légumes qu’elles soutiennent quelquefois de leur bras arrondi comme l’anse d’une amphore. Les unes courent dans la foule sous leurs fardeaux en équilibre avec une souplesse de chat sauvage ; les autres s’en vont à petits pas, les mains sur la hanche, se dandinant avec une nonchalance tout à fait gracieuse. Dans la cour même du marché et tout le long du large auvent qui l’entoure, des fruits, des fleurs, des herbes, des poteries, des cotonnades brillantes, des foulards de soie rouge et jaune, des poissons, des coquillages, des tonneaux de salaisons et bien d’autres choses sont étalées par terre autour des marchands accroupis. Il y a des piles d’oranges, d’ananas, de melons, de noix de coco, de choux panachés, de jambons, de fromages dorés, des tas d’oignons et de bananes, de mangos et d’ignames, de citrons et de pommes de terre répandus pêle-mêle à côté d’énormes bottes de fleurs. L’esplanade est si encombrée qu’on marche presque sur les étalages et qu’on risque à chaque pas de tomber sur une vieille négresse ou d’écraser un panier d’œufs. Les acheteurs s’agitent et bourdonnent incessamment comme un essaim de mouches noires : on marchande, on gesticule, on dispute, on rit, on gazouille dans le patois si harmonieux des colonies. Les formes de langage dont se servent les nègres sont également simples et enfantines dans tous les idiomes que leur ont appris leurs maîtres. Quelle différence, pourtant entre le grasseyement léger de cette langue mélodieuse toute pleine de voyelles et le nasillement insupportable des nègres de langue anglaise ! L’espagnol même, avec son accentuation puissante et ses magnifiques terminaisons sonores, n’a pas dans la bouche des nègres le même charme que le français créole. On croit sortir d’une basse-cour pleine de canards et d’oies nasillardes pour entrer dans une volière peuplée d’oiseaux chanteurs.

Deux heures plus tard, les, galeries du grand marché sont redevenues désertes ; à peine quelque nègre paresseux y flâne en fumant son cigare ou dort dans un coin la tête appuyée sur son coude. C’est le moment de venir nous y promener à l’abri du soleil en regardant à nos pieds le superbe panorama du golfe. Les toitures rouges des bas quartiers de la ville se pressent au-dessous de nous dans un désordre anguleux et pittoresque ; les pignons, pointus se mêlent aux terrasses, les baraques de bois vermoulues s’adossent aux solides constructions de pierre ; des arbres touffus, des plantes grimpantes, des cocotiers même y mêlent leur verdure. Plus bas, quinze ou vingt navires dorment tranquillement sur l’eau bleue. En face, quelques sommets pointus semblent boucher l’invisible passage qui conduit à la grande mer ; à droite, la baie s’arrondit autour d’un feston de collines verdoyantes où les têtes lointaines des palmiers se pressent comme un peuple innombrable. Enfin, au-dessus de cette riante lisière, s’allonge une chaîne de montagnes arides, aux flancs nus et brûlés, sillonnés de ravines profondes qui serpentent en mille replis comme sur le cône d’un volcan. Ce sont en effet des montagnes d’origine volcanique ; leur configuration seule l’atteste. Des bigarrures noires, jaunes, violacées et rougeâtres se montrent dans les âpres déchirures et les entonnoirs effondrés des anciens cratères. Ces formes rudes, ces couleurs sombres, rendues encore plus brutales par la violence du soleil, tranchent puissamment sur le bleu du ciel et donnent à tout ce brillant paysage un relief énergique et sévère.

L’heure du dîner me ramène à la maison. L’hôtel Lassus, qui est le meilleur et le plus spacieux de la ville, n’a pourtant qu’un seul étage de plain-pied avec une galerie couverte qui donne sur la rue. Un grand vestibule fort biscornu sert à la fois d’office, de salle à manger, de salon et d’antichambre. Les chambres s’ouvrent de tous côtés sur cette unique salle : elles sont spacieuses, très mal closes et très délabrées malgré la toilette scrupuleuse qu’une négresse armée d’une éponge donne chaque matin au pavé de brique. Par derrière, une petite cour entourée d’appentis et de baraques irrégulières, contient la cuisine, un poulailler, quatre ou cinq perroquets sur leurs perchoirs et bon nombre de galetas habitables. Une couvée de petits enfans tout nus, à gros ventre, s’ébattent sous la surveillance de deux jeunes négresses fort élégantes. Ces jeunes filles ont, ne vous en déplaise, une beauté piquante et naïve que ne gâte en rien cette peau sombre, dont la couleur est si admirable au soleil des tropiques. L’une d’elles, toute jeune encore, mais déjà grande, forte et élancée, a dans sa démarche un air de bonne grâce et de noblesse que pourrait envier plus d’une belle dame. Sa robe d’indienne à fleurs se drape avec élégance autour de sa taille souple et bien prise ; ses pieds nus traînent des sandales légères qu’elle fait claquer en marchant. Ses traits sont fins et réguliers, ses yeux doux et pénétrans, sa bouche un peu grande, mais souriante et bien dessinée. Des anneaux d’or pendent à ses oreilles et encadrent l’ovale presque italien de sa jolie tête, qui se meut avec aisance sur une encolure délicate. Elle est charmante en dépit de sa peau noire, lorsqu’elle se cambra en portant dans ses bras le dernier-né de la maison, un petit blondin aux joues roses dont les petites mains caressantes s’enroulent autour de son cou d’ébène.

Tout le monde entre librement ; cette maison est vraiment publique, et nous vivons pour ainsi dire dans la rue. C’est tantôt l’officier espagnol, en uniforme de coutil rayé bleu et blanc, galonné d’or, qui vient, en retroussant sa moustache, fumer son cigare à l’ombre ; tantôt le commis-voyageur américain qui vous adresse sans façon la parole et se présente en vous offrant sa carte-prospectus ; tantôt une pauvre vieille négresse avec un petit panier de jonc, qui vend des cigarettes et qui demande l’aumône ; tantôt enfin le marchand de poissons ambulant, qui vient, portant sur l’épaule sa grande gaule où se balance une frange soyeuse de poissons roses, lilas et dorés, avec deux gros homards cuirassés de rouge pendus aux deux bouts comme des glands de velours. Ils s’adressent à Jean, le garçon de l’auberge, un Français qui a fini par oublier sa langue natale sans pouvoir apprendre celle du pays. Le pauvre garçon, qui est un peu sourd, ne peut les comprendre et continue son service avec un air de dogue ; mais ils trouvent à qui parler quand la Bordelaise, Mme Lassus, notre excellente et active hôtesse, vient au secours de son serviteur empêtré. C’est elle qui est le seigneur et maître : elle pousse les domestiques, gourmande les enfans, reçoit les étrangers, baragouine l’anglais, fait pleuvoir une grêle de français et d’espagnol du haut de sa voix bordelaise, au milieu d’une charretée de marmots qui grouillent et piaillent autour d’elle ; enfin elle conduit l’hôtel à la baguette. Quant à Lassus lui-même, c’est un grave personnage aux joues rebondies, à la tête haute, qui va à l’opéra, parle politique et raconte ses aventures du grand monde. Il ne préside qu’au département de la cuisine, et seulement à l’heure des repas. Le reste du temps, il se promène de long en large en veste blanche, avec une tranquillité superbe et une dignité royale ; ce qui ne l’empêche pas d’être le plus prévenant et le meilleur dès hommes. Il paraît d’ailleurs très satisfait des loisirs que lui procure sa royauté constitutionnelle : c’est lui qui représente, et c’est la Bordelaise qui agit.

Le dîner, qui est fort joyeux, fait honneur à la cuisine française. C’est notre hôte qui préside lui-même, suivant les coutumes d’autrefois ; assis au bout de la table avec une majesté toute patriarcale, il fait placer auprès de lui les dames étrangères et les convives les plus conséquens. De temps en temps, il se lève pour aller goûter la sauce ou surveiller le rôt. La vaisselle tinte, la répétition de l’opéra voisin nous envoie, ses accords cuivreux. L’italien, l’anglais, l’allemand, l’espagnol, toutes les langues sont parlées à notre table, et font une cacophonie singulière au milieu de laquelle cependant le français domine. J’y trouve un souvenir et comme un avant-goût de la patrie.

17 mars.

Une extrême fatigue et un grand malaise m’enferment aujourd’hui chez moi. J’ai tout le temps de vous raconter l’accueil excellent et inattendu que j’ai trouvé dans une famille à laquelle je n’apportais que la lettre de recommandation banale de mon banquier de la Havane. MM. B…, — c’est le nom de mes nouveaux protecteurs, — sont, par leur position financière et par l’universelle considération qui les entoure, incontestablement à la tête de la société du pays. Ils appartiennent à une famille d’origine anglaise, mais en réalité cosmopolite. J’allai chez eux avant-hier, sans autre pensée que d’y prendre de l’argent. Grande et agréable fut donc ma surprise en me voyant traité dès le premier jour comme un hôte et comme un ami.

Pour commencer, M. Thomas B… m’a emmené passer la journée d’hier à la campagne. Dès cinq heures du matin, nous montions, à la nuit noire, dans le chemin de fer de Sabanilla. Quand le jour se leva, nous avions perdu de vue le golfe et la ville. Nous cheminions dans des vallées sauvages, à travers des forêts presque calcinées par la terrible sécheresse des derniers mois, car il n’a pas plu dans tout le pays depuis l’année dernière, et les ruisseaux sont presque taris. Cependant les ombres et les vapeurs du matin donnaient une fraîcheur délicieuse aux flancs bruns et brûlés des montagnes. Au fond de la vallée, une rivière lente et tortueuse, où l’eau séjourne encore dans les creux abrités, serpente entre deux bordures de gros arbres aux troncs gigantesques. Partout les peuplades animées des cocotiers et des palmistes se dressent sur la pente des ravines et balancent leurs plumes légères à la brise qui descend de la montagne. Ces beaux arbres ont l’air de créatures intelligentes et de personnes humaines. Les unes se laissent ébouriffer par le vent qui souffle dans leurs crinières touffues ; les autres se balancent seulement avec des courbes gracieuses, mais un peu raides, comme ces houppes de plumes d’aigle dont se coiffent les guerriers sauvages. Les uns sont plus courts, plus trapus et plus robustes ; les autres, plus élancés et plus grêles, s’élèvent presque à la hauteur des viaducs sur lesquels nous franchissons les vallées.

Le chemin de fer de Sabanilla s’élève de 500 mètres dans un trajet de quelques lieues. La construction en est à la fois primitive et hardie. Il chemine sur de hautes charpentes à claire-voie, qui décrivent des courbes vertigineuses. A côté subsiste la vieille route, fréquentée encore par de longs trains de mules, qui s’en vont une à une, attachées par la queue, en faisant sonner leurs clochettes de cuivre. La chaîne de montagnes que nous avons à franchir forme comme une ceinture percée de ravins autour du grand plateau intérieur. Les vallées se resserrent à mesure que nous avançons. Déjà nous avons passé la zone desséchée qui avoisine la mer, et nous retrouvons dans ces profondes vallées toute la fraîche verdure de l’automne. Les lianes seules laissent pendre tristement leurs sarmens brûlés aux branches des arbres encore pleins de verdeur et de sève. les croupes molles de la montagne se revêtent d’une fine et épaisse toison végétale, véritable chevelure de bambous, de palmiers, d’orangers sauvages, tachetée par les masses noires ou rougeâtres des manguiers en fleur : rien de plus charmant que la tige fine du palmier quand elle s’élance légèrement au-dessus des touffes impénétrables de ces robustes parasols des forêts tropicales. Les flancs de la vallée se replient avec des ondulations ravissantes, ouvrant à chaque pas de molles perspectives dans des nids de verdure encore pleins d’ombre et comme tapissés de velours. Plus bas, les regards se plongent dans des profondeurs humides où des ruisseaux coulent encore sous l’épaisse feuillée des papyrus, près des bois de bambou colossal qui déploient leurs touffes aériennes. Quelquefois on aperçoit à l’autre bord une villa rustique, nichée sur un petit plateau, dans un repli de la montagne, sous les grenadiers et les lauriers-roses. Rien n’est maigre, triste ou sévère ; tout est beau, brillant, somptueux et jeune. On regarde toutes ces merveilles, et l’on se sent pénétré d’un attendrissement voluptueux.

Nous descendons à la station du Cristo, à l’endroit où les défilés débouchent dans la plaine. Nous traversons de pierre en pierre un ruisseau limpide qui coule sous des buissons épineux, sur un lit d’herbes aquatiques ; puis, prenant le long des haies par un sentier rapide, à travers des plantations récentes de cocotiers et de bananiers, nous grimpons jusqu’au Paradis : c’est le nom de l’habitation de M. B…, et c’en est un véritablement pour son hôte. Sur le dernier contre-fort avancé de la montagne se dressent deux maisons jumelles et exactement semblables, garnies à l’extérieur de longues verandahs vitrées qui bordent toute la façade. L’une d’elles est l’habitation de M. Thomas B…, mon hôte ; l’autre est celle de son frère, et ces deux maisons, bâties fraternellement côte à côte, n’en forment, à vrai dire, qu’une seule. L’intérieur en est simple, sans ornement, sans autre luxe qu’une propreté scrupuleuse et l’admirable vue qu’on a sur la plaine. De grandes fenêtres toujours ouvertes laissent entrer à flots la lumière et le vent frais des hauteurs. C’est un lieu charmant pour une retraite d’été où l’on vient de temps en temps respirer un air pur.

Un joyeux cercle de famille nous attendait sur la terrasse ; des robes blanches se penchaient aux balcons et agitaient leurs mouchoirs en signe de bienvenue ; les enfans gambadaient et poussaient des cris de joie en venant se jeter au cou de leur père. Nous nous assîmes dans une galerie percée à jour comme une lanterne, d’où l’on embrassait d’un coup d’œil tout le magnifique panorama de la plaine, de façon que chaque ouverture encadrait un morceau du paysage. Il y avait d’abord à nos pieds quelques palmiers dispersés sur la pente rapide qui descend vers la vallée, puis des haies, des vergers, des broussailles et de nouveaux groupes de palmiers majestueux. Au-delà s’étendait une mer de verdure, mais une mer doucement, ondulée, bariolée de cultures florissantes et de forêts de palmiers superbes, qui fourmillaient dans le lointain comme une multitude, et semblaient à peine aussi gros que des têtes d’épingles. Tout au fond s’élevaient des montagnes tour à tour bleues, lilas ou brunâtres, dont les couleurs changeaient avec les nuages et le soleil. Les beaux champs de cannes à sucre qui ondulaient à perte de vue dans la plaine étaient d’un vert vif et tendre qui tranchait avec la verdure franche et forte des palmiers. A droite, un bois de manguiers sombres se pressait sur la colline, et complétait l’harmonie des couleurs en y ajoutant sa note grave. C’était comme un immense tapis artistement bigarré de toutes les teintes brillantes de la végétation tropicale, ou plutôt comme une parure de fête éblouissante de fraîcheur.

Nous allons à cheval visiter la plantation la plus voisine. Elle appartient au docteur W…, un riche et aimable gentleman d’origine anglaise, qui en possède trois ou quatre dans les environs. Celle-ci, qui est à la vérité la plus petite, ne ressemble guère au magnifique établissement de Las Cañas. A côté du pavillon d’habitation et du hangar de l’usine, il n’y a qu’un groupe misérable de huttes de branchages d’une construction tout à fait barbare : c’est le quartier nègre de la plantation, et je vous assure qu’on croirait plutôt voir quelque hameau de nègres sauvages sur les côtes de Guinée que la demeure des nègres civilisés par l’esclavage et perfectionnés par l’habitude du travail. Il est visible que cette province, quoique beaucoup plus riche et plus favorisée de la nature, est restée fort en arrière du reste de l’île. On le voit à la grossièreté des outillages et à la simplicité primitive de l’exploitation. Le manège à bœufs a cependant été remplacé par une machine à vapeur de fabrique anglaise ; mais la main-d’œuvre n’est pas distribuée avec autant d’économie, l’imperfection des procédés et des instrumens ne permet pas de retirer du jus de la canne une aussi forte proportion de sucre. Les résidus, à peine épurés, sont distillés suivait l’ancienne méthode, et ne servent plus qu’à faire une eau-de-vie de peu de valeur.

J’ai passé le reste de la journée le plus joyeusement du monde, assis sous la verandah, à respirer la brise et à causer avec mes hôtes. J’ai ri avec les enfans, j’ai surtout bavardé pendant des heures avec la gaie, spirituelle et jolie Mme B…, une créole française, qui ne veut pas désapprendre sa langue. Enfin l’heure du départ a sonné : nous retournons à Cuba dans les gloires du soleil couchant, nous dînons chez M. Théodore B…, le frère de notre hôte, et nous finissons notre soirée à l’opéra. On jouait la Somnambule avec un orchestre enroué, des chanteurs de passage et des chœurs d’occasion ; mais la salle était pleine de figures charmantes, les dames en grande toilette se promenaient pendant les entr’actes. Je n’ai jamais vu dans aucun pays une corbeille aussi bien garnie de jolies femmes.

19 mars.

Je ne sais pourquoi je tâche d’écrire ; souffrant et emprisonné, je donnerais volontiers toute l’Ile de Cuba pour le plus petit bout du phare de Saint-Nazaire à l’horizon. J’ai perdu la calme persévérance et l’énergie juvénile que j’apportais au début de mes voyages. Le vétéran aguerri par dix mois de campagnes n’a plus cette soif d’inconnu qui soutenait le commençant timide.

A quelque chose malheur est bon. J’y gagne la connaissance d’un médecin français aimable et intelligent. Le docteur G… est venu me voir en ami, et nous avons longtemps causé de notre pays. Si nous sommes mal représentés à l’étranger par nos chevaliers d’industrie et nos repris de justice, nos médecins en revanche nous y font honneur. Il y a dans la colonie un préjugé anti-français peu explicable, puisqu’un grand nombre des familles du pays ont elles-mêmes une origine française. Frances Judio[3] est un dicton populaire qui ne se déracine pas vite. On a vu des filles de Français renier leur origine et refuser leur main systématiquement à tout prétendant français. Ce mépris doit nous surprendre dans un pays où tout le monde parle notre langue aussi bien que la langue officielle. Cependant il faut convenir que nous n’y envoyons pas la fine fleur de notre société, et que les échantillons d’après lesquels on nous juge ne sont pas faits pour inspirer l’estime. Moi-même je me garde bien de nouer connaissance avec tous les compatriotes vrais ou faux que je rencontre. L’Amérique est le grand refuge des escrocs, des banqueroutiers frauduleux, des condamnés en rupture de ban et autres honnêtes gens réduits à s’expatrier par l’injustice des lois. Il est souvent bien difficile de distinguer l’ivraie du bon grain. De tous mes voisins d’auberge, je n’en vois qu’un seul qui soit de bonne compagnie. Les autres Français sont grossiers, vulgaires et tous ont une existence plus ou moins louche, témoin un certain capitaine au long cours, devenu à demi espagnol, gros homme court et jovial, d’une carrure herculéenne, qui prend l’absinthe avant dîner comme à Paris, dévore en une heure ce qui me nourrirait quinze jours, boit trois pleins verres de vin catalan d’une seule haleine, et plaisante gaillardement les négresses. Toutes les personnes que j’interroge sur son compte me répondent avec un sourire mystérieux. Il est fort connu et fort considéré à Santiago, où il fait depuis vingt ans le commerce de la chair humaine : c’est lui qui approvisionne les plantations du voisinage. En dépit de sa rudesse de matelot, les plus riches propriétaires ont avec lui les relations les plus courtoises et même les plus amicales. Que voulez-vous ? Il y a entre eux un échange de bons offices qui doit naturellement les mettre au même niveau. Il est bien juste que la profession de négrier soit un titre à être admis dans l’aristocratie de l’esclavage.

Il y a pourtant des lois contre la traite ; mais vous savez l’indulgence paternelle des gouverneurs espagnols pour ce genre de contraventions innocentes. Les lois ne servent qu’à élever le prix de la marchandise, à diminuer la concurrence, et à revêtir ainsi d’une considération plus grande l’homme qui ose défendre à ses risques et périls la cause sainte de la liberté du commerce. D’ailleurs, quand le hardi contrebandier vient séjourner dans le port, il a plutôt l’air d’un grand seigneur voyageant sur son yacht de plaisance que d’un commerçant vulgaire et affairé. Son vaisseau est à peu près vide : bien malin qui saurait y découvrir une seule tête de son bétail africain. Il a débarqué clandestinement sur quelque point désert de la côte une cargaison vendue d’avance, et il ne vient à la ville que pour voir le monde et recevoir des commandes nouvelles. Il est même en excellens termes avec les officiers de la corvette française en station à Santiago. Ceux-ci savent parfaitement à quoi s’en tenir sur son négoce ; mais ils ne l’ont pas encore pris la main dans le sac. Il paraît que son navire, qu’il appelle une goélette, est d’une grandeur tout à fait inusitée. Il a les proportions d’un bâtiment de guerre, et l’aménagement prouve à l’évidence qu’il est destiné à recevoir des cargaisons humaines. Notre flibustier joue gros jeu, car, sans compter les autres peines, nos lois punissent la traite de la dégradation civique et de la perte de la qualité de Français. Or le brave capitaine paraît tenir à son pays non moins qu’à son métier. Il n’a aucune envie de changer son drapeau tricolore pour la banderole rouge et jaune de la reine des Espagnes.

Voilà le singulier personnage que j’observe avec une curiosité mêlée malgré moi d’une certaine répulsion. Nous sommes déjà au mieux, et pourquoi lui ferais-je mauvaise mine ? Ce terrible mangeur de nègres ne me dévorera pas. C’est d’ailleurs une bête féroce très apprivoisée, qui sait fort bien cacher ses griffes. La conscience de ces gens-là a une forme toute particulière, et je gagerais que mon négrier n’est pas au fond plus malhonnête que beaucoup de contrebandiers ou de maquignons fort pacifiques. Il est jovial, bon compagnon, généreux à sa manière ; il a la réputation de tenir scrupuleusement sa parole. Je crois que c’est encore, de tous les aventuriers qui fréquentent l’auberge, le plus digne de confiance et d’intérêt.

Qui donc lui préférerai-je ? Sera-ce l’homme noir, barbu et grave qui s’assied à table en face de moi ? Il a l’air d’un brigand de mélodrame, un regard faux et fixe, une physionomie étrange, inquiète et menaçante, quoiqu’elle s’efforce de paraître douce. Il se dit Français et médecin à la recherche d’une position ; mais il parle également bien deux du trois langues, et son accent n’est pas d’une pureté parfaite. Il discourt beaucoup pour se donner une contenance, et cependant son œil bleu pâle est sans cesse en éveil pour observer l’impression qu’il a faite. Il marche avec une lenteur savante, d’une allure qu’il voudrait rendre solennelle, mais où se trahit la froideur hypocrite du tigre qui va saisir sa proie.

Chercherai-je la compagnie de ce gros homme apoplectique qui porte toujours une cravate blanche et un habit noir, et qui marche en faisant le gros dos et en pliant les genoux comme un chien battu ? On dirait d’abord un vieux professeur ; mais prenez-y garde. Je ne sache rien de plus ignoble que cette tête rouge et bourgeon-née, enfoncée dans les épaules comme celle d’un vautour, ce front bas, ce nez long et crochu, ce visage paterne et penché vers la terre, ces petits yeux de cochon percés en vrille et timidement baissés, où brille pourtant quelquefois un éclair de joie cynique sous un voile d’hypocrisie et d’humilité, — jusqu’à cette unique touffe de barbe qu’il porte sous la lèvre et qui ajoute à sa laideur un caractère plus repoussant. Cet homme, au rebours de l’autre, fait peu de bruit, ne parle guère, prend ses repas à la hâte, se cache volontiers dans sa chambre, et montre une politesse vile à tous ceux qui lui adressent la parole. Il y a en lui un affreux mélange du chanoine et du galérien. C’est peut-être bien un forçat libéré ; mais soyez sûr qu’il vient de faire un mauvais coup, et qu’il a jugé prudent de mettre la largeur de l’océan entre lui et les gendarmes.

Vous parlerai-je des officiers espagnols qui viennent chaque jour, à l’heure des repas, ajouter au vacarme de l’hôtel Lassus ? Ils sont presque aussi bavards et aussi tapageurs que des Italiens. L’un d’eux, un grand diable de six pieds de haut, se fait remarquer entre tous par l’extravagance et l’inconvenance grossière de ses propos. J’apprends que c’est un lieutenant-colonel, allié par mariage à l’une des meilleures familles du pays. Sans éducation et sans fortune, laid, grossier, joueur, ivrogne et déjà à moitié fou, ce butor n’en demanda pas moins, alors qu’il n’était encore que simple capitaine, la main d’une des plus jolies et des plus riches héritières de Santiago. Il arrivait d’Espagne, il avait une épaulette, il semblait bien en cour. On n’osa le refuser, et la jeune fille elle-même, éblouie par l’uniforme, subjuguée par ce qu’elle considérait comme un droit, se laissa épouser sans trop le vouloir. Huit jours après, elle était forcée de quitter la maison de son mari pour s’en retourner chez ses parens. On dit que le colonel n’attend que d’être veuf pour recommencer. Il a plus de dettes que jamais, et, il serait opportun que sa première femme passât dans l’autre monde pour faire discrètement place à une autre. Il paraît qu’il est presque sans exemple qu’une femme du pays ait refusé l’honneur insigne d’épouser un officier de l’armée espagnole. Celle qui braverait à ce point les convenances serait mise au ban de l’opinion publique, et exposerait sa famille à passer pour l’ennemie du gouvernement de la reine. Je sais bien que le courage militaire a toujours eu des droits sur la beauté. Napoléon du moins était de cet avis, quand distribuait à ses vieux soldats les plus riches et les plus nobles héritières de l’Europe comme leur part dans les dépouilles des nations vaincues. On pourrait même remonter jusqu’au siège de Troie et rappeler l’exemple d’Achille revendiquant Briséis pour sa part du butin ; mais, sans compter que les choses ont un peu changé depuis ce temps-là, je ne sais pas de quel droit l’Espagne prétend traiter sa colonie en province conquise…

La pluie n’est pas encore venue, bien qu’on l’attende avec impatience et qu’on soit près de manquer d’eau dans la ville. Chaque soir de gros nuages s’amassent, et l’orage couve sans éclater. Hier soir, le ciel était plus sombre qu’à l’ordinaire, et quelques rayons de soleil qui perçaient de place en place tombaient sur plusieurs sommets de la montagne qu’ils illuminaient d’une lueur sinistre. M. B… nous conduisit dans sa volante sur une hauteur fort élevée qui domine la ville. A cette heure et avec cette lumière entrecoupée, le paysage, que je suis accoutumé à voir sous des couleurs si riantes et si tranquilles, avait une rudesse sauvage qui ne manquait pas de charme après les douceurs un peu monotones de ce printemps perpétuel. Nous voyions à nos pieds la ville groupée sur les collines avec ses toits rouges, ses clochers, ses coupoles et ses maisons peintes de toutes couleurs, plus loin la baie, tour à tour jaune et ardoisée, que ridait déjà l’approche de l’orage, puis une vaste campagne où les palmiers commençaient à frémir et où le vent soulevait des tourbillons de poussière. Tout autour, les montagnes se rangeaient en ligue altière, tachetées de rouge et de bleu sombre, des masses prodigieuses de nuages roux, noirs, violacés, s’amoncelaient dans le ciel avec des éclairs, et quelques rayons de soleil, perçant leurs déchirures, tombaient sur des cimes qu’ils rougissaient d’une lueur fauve. J’aimais cet air de menace et de colère, ce réveil farouche des puissances endormies de la nature ; mais deux heures plus tard les étoiles brillaient paisiblement dans un ciel qui avait repris sa fatigante sérénité.

20 mars.

J’ai été interrompu hier par une visite, celle de don V. Z…, à qui j’avais apporté des lettres de recommandation de la Havane. Mon nouvel ami ne parle ni français, ni anglais, ni aucune autre langue que l’espagnol. Vous jugez combien la conversation doit être intéressante, et sur quelles béquilles chancelantes elle se traîne pendant les quinze minutes que dure la visite. Mon interlocuteur m’assure qu’il comprend le français facilement, mais ses réponses biscornues me prouvent le contraire. C’est du reste un petit homme très poli, qui ne me quitte pas sans avoir mis, à la manière espagnole, sa maison à la mi disposicion, en ajoutant la formule sacramentelle : Es la casa de usted[4]. Cela veut dire tout simplement en bon français : « je suis votre serviteur, » et équivaut avec la pompe castillane au terre-à-terre happy to see you des Américains du nord. Règle générale, quand un Espagnol met à votre disposition sa maison « et tout ce qu’elle contient, » n’en croyez mot jusqu’à nouvel ordre, et attendez pour prendre au sérieux son hospitalité que ses protestations passent de l’ensemble au détail. Il est obligé d’en dire autant à quiconque lui est présenté, et toute autre façon de parler serait une impolitesse. S’il vous écrit, il datera son épître de esta casa de usted, de votre maison ; pourtant vous seriez fort mal venu à en réclamer les titres de propriété. — Cette fois il s’agit pour moi de congédier mon homme. Je lui ai déjà répété deux fois que j’allais partir pour la campagne dans un quart d’heure, et il m’a répondu en me parlant du climat. Une troisième fois, je reviens à la charge, en y ajoutant le geste expressif de regarder à ma montre et d’être étonné de l’heure qu’il est. Il se lève, et nous nous saluons profondément en nous faisant de solennelles promesses d’amitié ; je crois que je lui ferai un sensible plaisir en lui épargnant ma visite.

23 mars.

Pas encore de bateau signalé. Nous commençons à nous fatiguer d’une aussi longue attente ; nous consultons sans cesse les signaux du port, mais ils restent muets obstinément. Avec quel plaisir j’entendrai résonner le coup de canon qui annoncera ma délivrance ! Nous allons trois fois par jour chercher des nouvelles dans la basse ville, et nous asseoir en gémissant à la porte de M. B…, car c’est devant leur porte, sous la galerie, que les négocians font salon et reçoivent leurs visiteurs. Les maisons de commerce de Santiago ne ressemblent pas du tout à celles du Havre ou de Liverpool. Ce sont de grands entrepôts avec quelques salles réservées pour le bureau des maîtres. Le porche est encombré de caisses de sucre et de balles de café qu’on entasse dans les magasins. Assis sur le pas de sa porte, le négociant vous accueille, discute avec vous ses affaires, tout en surveillant du coin de l’œil les mules qu’on charge et qu’on décharge, les porteurs nègres à demi nus, avec leurs fronts enveloppés comme ceux des statues égyptiennes dans des sacs de toile grise pendans sur les épaules, et leurs dos luisans, robustes, couverts de sueur. Des nuages de poussière odorante s’élèvent des sacs de café qu’on remue. Le maître fait ouvrir les balles pour voir et respirer la graine, déclouer les caisses pour goûter une pincée de sucre, ou bien il soulève avec son couteau le couvercle des boîtes de cigares pour en déguster l’arôme. Il vit comme un patriarche au milieu de ses serviteurs, au lieu de vivre comme un scribe au fond de son cabinet.

Le soir je vais entendre la musique sur la place d’Armes. L’orchestre écorche les oreilles, et le concert se termine invariablement par une marche triomphale exécutée à pleins poumons et à tour de bras par tous les instrumens. Heureusement qu’on est en plein air ! Quand la musique entonne cette retraite formidable, les dames montent sur le perron de la cathédrale pour voir défiler le cortège. C’est une scène gaie, vivante, et les roulemens des tambours espagnols valent bien les roulades des chanteuses de l’opéra.

Puisque nous sommes sur les marches de la cathédrale, ce serait l’occasion d’y faire une courte visite. Elle est d’un style jésuite plat et boursouflé, comme toutes les églises du pays. Il y a des ex-voto pendus aux murailles dans les chapelles, des statues de la Vierge habillées et enrubannées au fond des sanctuaires, où brûlent dévotement des cierges de couleur. Je ne sais pourquoi toute cette dévotion me paraît froide et convenue. Il règne évidemment dans la colonie une semi-indifférence déjà fort surprenante en pays espagnol. L’église catholique y est pourtant sans rivale ; mais elle n’a pas cet établissement somptueux, ces grandes richesses qui sont par tout pays le signe visible de son influence et la preuve la plus certaine du zèle religieux. Les couvens par exemple, si nombreux au Mexique et partout où l’Espagne de Philippe II a développé son génie, me semblent aussi rares dans ce pays-ci que chez nous.

Cette espèce de tiédeur est d’autant plus remarquable qu’elle fait contraste avec le fanatisme religieux qui n’a cessé de régner au Mexique. Cette colonie révoltée contre la métropole, où le nom espagnol est encore exécré, a cependant conservé mieux qu’aucune autre les traditions de l’Espagne. Les institutions ecclésiastiques, implantées autrefois par une tyrannie sanguinaire, s’y sont enracinées si solidement qu’on a grand’peine à les ébranler. Jusqu’à la sécularisation récemment entreprise par le président Juarès et ratifiée depuis par le nouvel empire, les couvens possédaient les deux tiers du territoire. On dit que la seule ville de Puebla en compte une centaine, tous riches à millions, véritables associations féodales enfermées dans des espèces de forteresses impénétrables, où elles abritent souvent la dépravation la plus scandaleuse. Les moines et les prêtres pullulent dans toutes les villes, où, en dépit de leurs mauvaises mœurs, ils sont entourés d’une vénération sans bornes.

J’en causais ce matin avec un officier qui revient du Mexique et qui ne paraît pas rapporter en France une grande admiration pour ce pays merveilleux. Il me racontait qu’à Puebla il avait été chargé d’occuper avec ses soldats plusieurs monastères de femmes, où il n’avait pénétré qu’à grand’peine, usant de menace et presque de violence pour se faire ouvrir les portes, mais qu’une fois entré, il s’était vite rassuré sur la gravité du sacrilège qu’on lui faisait commettre, car il y avait trouvé presque autant d’aumôniers en soutane noire que de nonnes en voile blanc. Il ajoutait que les prêtres des campagnes n’ont guère plus de retenue que ceux des villes. Ils vivent pour la plupart en famille, avec leurs femmes et leurs enfans ; ces liaisons, sanctionnées par l’usage, n’ont rien qui blesse l’opinion. Ce n’est pas un déshonneur au Mexique que d’être le fils d’un prêtre ; on s’en vante même, à ce qu’il paraît, si c’est un prélat riche et haut placé.

Voilà des mœurs d’un autre âge. Elles conviennent d’ailleurs parfaitement à ce christianisme barbare qui a pour grands moyens de conviction la menace et la terreur. L’église mexicaine ne se soucie guère d’enseigner la morale de l’Évangile : elle aime mieux y substituer un tissu de superstitions grossières, mélange des horreurs de l’inquisition et des hideux souvenirs de l’ancien culte national des Aztèques. L’enfer, le diable, les tortures, telles sont les images édifiantes qu’elle met tous les jours sous les yeux de ces populations ignorantes et fanatiques. Il paraît qu’il n’y a rien de plus grotesque et de plus repoussant au monde que l’intérieur des églises mexicaines : elles sont pleines de grands mannequins difformes, blafards et couverts de plaies saignantes. Ces épouvantails, entrevus au fond des sanctuaires à la lumière des cierges, sont tout à la fois hideux et terribles. On promène dans les processions des centaines d’idoles plus affreuses que celles de l’Inde.

Ces mascarades ne sont pas seulement un moyen de terreur, elles sont encore une source de profits. Ce n’est jamais gratuitement que les saints font leurs miracles. Il y a tous les ans, le vendredi saint, dans la cathédrale de Mexico, une cérémonie solennelle qui attire un grand concours de fidèles. C’est l’exposition d’un grand Christ de cire tout déchiré de plaies que chacun vient baiser en déposant son offrande. Un prêtre se tient derrière la statue et souffle dans une trompe pour faire gémir Jésus-Christ. Le Seigneur pousse un gémissement à chaque piastre qu’on lui donne, et le nombre de ces plaintes divines augmente avec la somme donnée. Il y a aussi une bénédiction annuelle des images qui procure à l’archevêque un gros bénéfice. Chaque Mexicain a dans sa maison une image de saint ou de madone qui est proprement le saint ou la sainte de la maison, le dieu de la famille ou du foyer domestique ; mais ces merveilleuses images perdent leur vertu, si elle n’est de temps en temps renouvelée par l’église. On les apporte donc en multitude à la cathédrale, où elles sont déposées sur des tables et taxées chacune suivant sa taille : les plus petites ne paient qu’une piastre, les plus grosses paient beaucoup plus. L’évêque paraît, les bénit toutes ensemble, et d’un signe de croix ramasse tout l’argent étalé devant lui. Quand par hasard un dévot économe essaie de ruser avec l’église et de tromper le grand dieu au bénéfice du petit, on retient le pauvre petit dieu prisonnier, et le coupable doit payer une rançon pour obtenir sa délivrance.

Telle est la vraie dévotion à l’espagnole. Faut-il maintenant s’étonner qu’elle ne soit pas aussi vive à Cuba qu’au Mexique ? Tout diffère d’un pays à l’autre. Il y a d’abord la race blanche, propriétaire du sol, amollie par des jouissances faciles, et qui nulle part ne se fait remarquer par une grande ferveur religieuse. Au-dessous, nous trouvons deux races opprimées, la race indienne au Mexique, et à Cuba la race nègre. Combien elles se ressemblent peu, la race indienne soumise par la conquête, et maintenue sous le joug par un culte qui exploite le côté sombre et tragique de son caractère, — la race noire, gaie, légère et docile, sans besoins religieux profonds, maintenue par l’esclavage dans l’ignorance et l’abjection ! La religion, cultivée au Mexique comme un moyen de domination, devait être négligée aux Antilles comme une chose inutile ou dangereuse.

25 mars, en mer.

Enfin nous sommes partis. Réveillés hier matin par le canon de la citadelle, nous courûmes sur la terrasse, et nous vîmes le paquebot Impératrice-Eugénie s’avancer majestueusement avec un immense drapeau tricolore. A côté de ce géant, les autres vaisseaux épars dans la rade avaient l’air de la flottille du roi de Lilliput., — Une heure après, une troupe d’habits bleus et de pantalons rouges envahit l’hôtel Lassus. Je les montrai avec orgueil à mon ami W…, qui, accoutumé à la simplicité américaine, resta stupéfait de ces couleurs voyantes et de ce luxe de broderies d’or ; les brandebourgs de l’uniforme des chasseurs d’Afrique excitèrent surtout son admiration.

Mon premier mouvement fut de courir à bord. J’étais impatient de fouler, sinon la terre française, au moins le plancher d’un vaisseau français. Mon ami le négrier voulut bien m’emmener dans sa yole, maniée par quatre rameurs vigoureux. Jamais je n’ai vu de figures aussi patibulaires que celles de ces quatre forbans demi-nus. L’un d’eux surtout, un Italien de taille gigantesque, noir, maigre, osseux, la tête couverte d’un vieux béret de laine, à peine vêtu d’une chemise déguenillée et d’un pantalon en lambeaux, avec un grand nez crochu, des yeux fauves, une barbe hérissée, une crinière inculte, avait la mine de bandit la plus féroce et la plus redoutable qui se puisse concevoir. Ses voisins étaient un Irlandais aux cheveux rouges, coiffé d’un mauvais chapeau de paille troué, et un nègre athlétique, aux dents aiguës comme celles d’un tigre, d’une physionomie horriblement bestiale. — Rien ne ressemble plus à l’équipage d’un pirate que celui d’un négrier. Il y a là des Anglais, des Espagnols, des Suédois, des Grecs, des Américains du nord et du sud, mais pas un seul Français, sauf le capitaine. Ce troupeau de bêtes sauvages ne peut être dompté que par une volonté de fer. Quand le capitaine amène à son bord des visiteurs étrangers, il leur recommande expressément de ne pas montrer d’argent à ses hommes. Lui-même il est toujours armé jusqu’aux dents, et décidé, s’il le faut, à vendre chèrement sa vie.

Le soir, après la musique, nous allâmes flâner au bord de la mer. La ville était déjà à moitié endormie, et quelques barques attendaient seules les passagers restés à terre. Le capitaine, qui était tout joyeux, regarda sa montre, et nous dit qu’il voulait nous offrir à boire avant de nous dire adieu, et de se rendre lui-même à certain rendez-vous. Nous frappâmes aux volets fermés d’un cabaret où brillait encore une lumière, et nous nous fîmes apporter quelques verres d’une de ces boissons épicées qui sont le régal favori des créoles. Jamais il n’avait régné entre nous tant d’expansion et de cordialité. Nous nous mîmes à causer librement, et à nous communiquer nos impressions sur nos voisins de l’hôtel. Nous avions vu plusieurs fois notre ami le capitaine en conférence intime avec l’homme au nez rouge et à la cravate blanche, et nous pensions bien qu’il en savait plus long que nous : nous ne nous trompions pas. — Celui-là, nous dit-il, avec un sourire mystérieux, personne ne sait d’où il sort.

— Excepté vous, capitaine.

Il se frotta le nez avec un air de bonhomie, et ne répondit rien. — C’est donc un assassin ? un faussaire ? un repris de justice ?

— Écoutez, dit-il, je le connais depuis vingt ans, et je ne voudrais pas en parler. A quoi cela sert-il ? Mais, puisque vous le savez déjà, je peux vous le dire : eh bien ! oui, il a fait des faux. Il était négociant, dans de mauvaises affaires ; il a fait de faux connaissemens, et il a décampé avec la grenouille. On l’a condamné par contumace, et il ne peut plus rentrer en France. Voilà ce que je sais.

— Et vous êtes son ami ?

— Que voulez-vous ? Si c’est un voleur, cela ne me regarde pas, pourvu qu’il ne me vole pas moi-même.

— Mais que vient-il faire à Santiago ?

— Je crois… j’ai entendu dire qu’il venait pour acheter une terre.

— Diable ! mais alors il lui faut des nègres sur sa terre. Où les trouvera-t-il ?

— Dame, répliqua le capitaine, je ne sais pas ; c’est son affaire, à lui.

— On prétend qu’il y a encore manière d’en trouver en payant bien. Cela m’étonne un peu, car les lois sont sévères contre la traite. Qu’en dites-vous, capitaine, est-ce bien vrai ?

Le capitaine se gratta la tête et fit la grimace. Nous ne lui en demandâmes pas davantage ; nous l’avions assez retourné sur le gril pour savoir, à n’en pas douter, que notre ami le capitaine avait fait un marché avec notre voisin le faussaire pour lui fournir à son prochain voyage une bonne cargaison de beaux nègres bien portans et tout frais émoulus d’Afrique. Nous changeâmes nos batteries. Nous avions vu par hasard l’homme à grande barbe, le prétendu médecin français, retenir passage à bord de l’Eugénie après avoir annoncé à grand bruit qu’il se fixait dans la ville, et nous pensions que le capitaine pourrait bien savoir pourquoi ; mais à peine lui eûmes-nous exprimé nos doutes que le pauvre homme changea de couleur et frappa de son poing fermé sur la table en poussant un jurement terrible ; puis il nous raconta qu’il l’avait recommandé le matin même au docteur W…, un homme très riche et très généreux, qui devait lui prêter de l’argent pour subvenir aux premiers frais de son établissement. La chose était claire : le misérable allait s’enfuir avec l’argent prêté ! Nous conseillâmes au malheureux capitaine d’aller au plus tôt chercher la police, et nous le laissâmes en proie à ses perplexités. Il paraît que, réflexion faite, il a mieux aimé aller à son rendez-vous que de réveiller les gendarmes, car l’homme à grande barbe arpente le pont du vaisseau d’un pas assuré. Il a même un air de hardiesse et d’effronterie que je ne lui avais jamais vu.

C’est ce matin, au lever du jour, que nous avons quitté la rade. Elle ne communique avec la mer que par une passe étroite et tortueuse, quoique accessible aux plus grands navires. Des promontoires escarpés, des rochers âpres, des pentes couvertes de forêts épaisses, des îlots couronnés de verdure entourent de leurs mille replis ce canal d’une eau sombre et profonde. De longs bras de mer s’enfoncent de tous côtés entre les montagnes. Tout au bout, sur un promontoire sauvage qui barre presque l’entrée, se dresse le vieux château du Maure, avec ses bastilles, ses terrasses crénelées, et ses défenses cramponnées au bord des précipices. Un autre promontoire qui s’avance à sa rencontre ne laisse ouverte qu’une étroite coupure par où entrent les vagues, et par où l’on aperçoit l’horizon de la grande mer. C’est un site qui unit la beauté la plus riante à la plus sauvage grandeur. Une baie douce et bleue s’arrondit dans un cirque de montagnes, et va mourir au fond d’un frais vallon sur une jolie plage de sable fin, au pied d’une forêt de palmiers superbes. De petits villages de pêcheurs, avec leurs canots couchés sur la plage, s’adossent à la montagne, au milieu d’une verdure qui escalade jusqu’à la crête des falaises. On passe, on échange un salut d’artillerie avec la vieille citadelle, et tout d’un coup on se trouve en pleine mer.

Le temps est admirable. Nous longeons sur la droite les côtes lointaines de Saint-Domingue ; ce sont de hautes et magnifiques montagnes toutes bigarrées de verdure, et qui semblent couvertes jusqu’au sommet d’une végétation exubérante.

21 mars.

Navigation douce et facile. Je la trouverais pourtant bien longue sans la société d’un jeune officier de marine que j’ai rencontré à Santiago et qui s’en va rejoindre l’escadre à la Martinique. B… vient de passer deux ans au Mexique et me console par ses récits de n’avoir pu visiter cet étrange et admirable pays ; mais ce n’est là que le moindre charme de nos longues et fraternelles causeries. Nous nous enfermons dans notre cabine, nous ouvrons le sabord qui laisse entrer la fraîcheur des vagues, et nous regardons glisser les eaux vertes en causant du passé, de l’avenir, de la patrie surtout, que je vais revoir. J’étais las de ces banales amitiés qu’on rencontre en voyage, qui durent tant qu’on chemine ensemble, et qu’on oublie au premier tournant de la route. Le pauvre W…, mon ancien compagnon de voyage, se trouve un peu délaissé. La solitude semble avoir aigri son humeur. Il se plaint de la saleté, de la chaleur ; il ne peut ni manger, ni dormir, et il se promène partout comme une âme en peine, maudissant tous les bateaux français du monde, et la France par-dessus le marché. De temps en temps nous lui arrachons un triste sourire. Ainsi je l’ai fort amusé ce matin en lui expliquant le sens des croix d’honneur et des rubans rouges portés par nos officiers : cela lui semblait tout à fait puéril ; mais il n’a pu s’empêcher de rire en voyant une médaille militaire attachée sur la poitrine d’un soldat nègre de la Martinique. « Alors, me dit-il naïvement, autant vaudrait donner la croix d’honneur à un singe ! » Il faut vous dire que mon ami W…, sous son enveloppe pacifique et inoffensive, est Américain et esclavagiste enragé. Il a sucé ces opinions avec le lait, et n’a pas plus songé à les mettre jamais en doute que sa propre existence. A ses yeux, si le nègre n’est pas, à proprement parler, l’égal du singe, à coup sûr ce n’est pas non plus l’égal de l’homme. Demandez-lui pourquoi ? Il n’en sait rien. Sa philosophie ne va pas plus loin que l’évidence des faits. Quant à mes raisonnemens et à mes chimères abstraites, il croit les confondre en invoquant le simple bon sens. Pauvre cervelle humaine, pour qui le bon sens n’est que l’image de sa propre folie !…

Fort-de-France, 29 mars.

C’est hier au soir seulement que nous sommes arrivés en vue de la Martinique. Dès le milieu du jour, nous aperçûmes à l’horizon une silhouette transparente et presque invisible. Cette ombre lointaine grandissait lentement et prenait d’heure en heure un air plus solide. Déjà nous pouvions entrevoir les formes tourmentées de la montagne, ses escarpemens, ses arêtes, ses taches vertes, brunes ou jaunes, suivant la couleur des forêts, la nature des terrains et les jeux d’ombre et de lumière produits par les grands nuages blancs rassemblés autour des sommets. Une pyramide abrupte et colossale aux flancs ravinés comme le cône d’un volcan trône au milieu de ce pâté de montagnes comme sur un immense piédestal. L’île est couverte jusqu’à la crête d’une chevelure de forêts épaisses, dont la verdure a des nuances bleuâtres et douces comme une fleur d’iris. Un ruban de nuages l’entoure, à mi-côte, et lui fait une ceinture blanche qui lui donne l’air de planer dans l’espace ; C’est la célèbre montagne du Piton, dont le nom expressif vous dit assez la forme, et que les voyageurs comparent au volcan de Ténériffe. Le soir commençait à rougir les cimes. Nous aperçûmes au loin Saint-Pierre, la plus grosse ville et la capitale commerçante de l’île, groupée sur le rivage au ras des vagues. Enfin nous arrivâmes en vue de Fort-de-France, la capitale politique et militaire, dont le port nous offrait un meilleur abri.

Il faisait presque nuit quand nous abordâmes. Nous vîmes, aux dernières lueurs du crépuscule, une forteresse qui s’avançait sur un promontoire et autour de laquelle nous tournâmes pour entrer dans le port. Aussitôt une nuée de barques assaillit les escaliers du bâtiment. Nous nous frayâmes passage à grand’peine jusqu’à la jetée, où nous eûmes encore à nous débattre avec une vingtaine de nègres qui se disputaient l’honneur et le profit de porter notre léger bagage. Il n’y avait pas moins de dix porteurs pour un sac de nuit ; ils le tiraient de ci, de là, et voulaient au moins faire semblant de le tenir par un bout. D’autres couraient devant nous et feignaient de nous servir de guides. Ce fut merveille si nos portemanteaux ne furent pas mis en pièces.

Il faisait déjà sombre, car le crépuscule ne dure qu’un instant sous les tropiques. Nous vîmes vaguement, à la lueur des étoiles, que nous traversions une pelouse plantée d’arbres ; B…, qui est un vieil habitué de Fort-de-France, me nomma la promenade de la Savane. Nous frappâmes à la porte de l’auberge : on n’avait pas une mansarde, pas un matelas de reste. On nous envoya quêter dans deux ou trois maisons particulières où l’on nous fit le même accueil. Enfin une brave mulâtresse en turban d’indienne nous dit, après nous avoir examinés, qu’elle avait encore une belle chambre à nous offrir. Nous montâmes une espèce d’échelle de meunier, et nous entrâmes dans un galetas assez propre, meublé d’une armoire en acajou, de quatre chaises, d’un lit de noyer et d’une espèce de canapé qu’on nous promit de changer en lit : il restait encore un peu d’espace où l’on étendit par terre un matelas. Alors notre réduit se trouva fort encombré ; mais, grâce aux nombreuses fentes de la toiture et à nos deux mansardes fermées seulement d’un volet vermoulu, nous ne risquions pas de manquer d’air. Le bruit d’une fontaine jaillissante dans une cour voisine nous donnait même une aimable sensation de fraîcheur. Nous fîmes un bout de toilette, et laissant W…, qui est un homme rangé, s’installer dans notre dortoir, nous partîmes en quête d’aventures. B… me guida dans un dédale de rues sombres, bordées de pauvres bicoques et éclairées à peine par quelques réverbères fumeux, jusqu’au cercle maritime, qui est le lieu de réunion le plus élégant de Fort-de-France. Nous entrâmes dans une salle basse où deux marins en manches de chemise jouaient au billard en buvant de la bière. Quelques officiers de terre et de mer dégustaient des rafraîchissemens en fumant ces longs cigares minces de la Martinique qui ressemblent à des baguettes de bois. Le service était fait par un vieux nègre en cheveux gris, borgne et boiteux. Çà et là, sur les banquettes, traînait un vieux journal français déchiré. Cet air de dénûment et d’abandon peignait bien la vie monotone et vide des habitans forcés de cette pauvre capitale. Les familles riches ou aisées de la colonie vivent sur leurs terres, à la campagne, ou bien dans la ville de Saint-Pierre, au centre d’un petit mouvement commercial qui va s’éteignant chaque jour. Quant à ce village de Fort-de-France, quoiqu’on en ait fait la résidence du gouverneur de l’île, il n’a pour habitans que des nègres, des soldats, des marins et des fonctionnaires attachés au gouvernement. Ils vivent dans une oisiveté profonde et ne songent guère qu’à tuer le temps. Que voulez-vous qu’ils deviennent, sans distractions, sans spectacles, sans émotions d’aucun genre, sous un climat paresseux qui ne permet ni les exercices violens, ni l’étude ? Le plaisir est leur seule ressource, et ils finissent par ne plus vivre que pour le plaisir. Les plus intelligens laissent leur esprit s’endormir dans les amusemens faciles. — Nos Français sont d’ailleurs les hommes les plus impropres du monde à résister à cette influence énervante de la vie de garnison. Un officier anglais, plutôt que de ne rien faire, lirait et relirait dix fois de suite son Shakspeare et son Byron ; un Français fume, boit de l’absinthe et courtise les femmes, qui dans ce pays-ci ne sont pas cruelles. On dit même qu’elles se tiennent pour très honorées de la poursuite d’un Français.

C’est le lendemain seulement que je pus me rendre compte de l’aspect de la ville. Elle est située dans une plaine, entre la mer et une jolie rivière qui descend des montagnes. Le fort est sur une presqu’île étroite qui enferme un petit port d’accès assez difficile. Le long du port, il y a une promenade plantée d’arbres où je remarque des ceibas, des jujubiers et plusieurs espèces de feuillages fins et légers qui ressemblent à ces arbres gracieux des forêts australiennes que nous cultivons dans nos serres. De l’autre côté s’étend une grande plage ouverte où les vagues viennent battre le pied des maisons. La ville est rustiquement bâtie, et la crainte des tremblemens de terre, qui sont fréquens à la Martinique, empêche de construire autre chose que de pauvres masures de bois et de plâtre. Toutes les rues sont bien alignées et arrosées par des ruisseaux d’eau courante qui entretiennent partout la fraîcheur et la propreté. Ces eaux, amenées directement de la montagne, sont si abondantes qu’il y a presque dans chaque maison des bassins et des fontaines. — La population se compose de nègres et de négresses, qui vont pieds nus, en chapeau de paille ou en turban d’indienne, de mulâtres habillés de blanc à l’européenne, et d’un petit nombre d’hommes blancs de race pure, qui portent pour la plupart l’uniforme de la marine ou de l’armée. Les noirs sont habillés d’une chemise et d’un caleçon de toile, comme les lazzaroni napolitains. Leur propreté est remarquable pour le climat. Les femmes surtout se mettent avec un soin extrême et portent avec beaucoup d’élégance le simple et gracieux costume du pays. C’est une jupe courte d’indienne à fleurs et à ramages, qui tombe jusqu’au milieu de la jambe sur un jupon blanc, laissant voir la cheville nue et le pied chaussé d’une mule légère. Le buste est couvert seulement d’une chemise de toile fine aux manches larges et ouvertes au coude. Une écharpe brillante, jetée sur les épaules ou nouée en croix sur la poitrine, un mouchoir de foulard coquettement posé sur la tête au milieu d’un buisson de nattes noires et crépues, quelquefois un joli petit tablier de soie noire fixé à la ceinture avec des rubans jaunes ou roses, tel est ce costume original, mêlé de couleurs éclatantes, et dont la brillante simplicité convient mieux à ces peaux noires que tous les chiffons compliqués des modes européennes.

La population féminine semble fort nombreuse à Fort-de-France, et elle justifie la réputation de beauté des Martiniquaises. Les mulâtresses, qui sont les plus admirées, sont en général petites et bien prises, grasses et potelées. Elles ont, à mon avis, les plus beaux yeux du monde, de grands yeux noirs, sombres et veloutés, qui brillent comme des charbons ardens. Leur visage est rond et enfantin ; leur bouche souriante et sensuelle montre deux rangées de dents superbes. Leur seul défaut est de se faner trop vite et de prendre de bonne heure un embonpoint disgracieux. — Les négresses sont plus fortes et plus grandes : elles ont la poitrine charnue, les bras musculeux, la stature virile. Malgré leur peau noire et leurs figures un peu bestiales, il y en a qui sont superbes à voir dans le désordre de leur accoutrement sauvage et de leur demi-nudité. Du reste, les femmes de la Martinique passent pour avoir des mœurs aussi légères que leur costume et des passions aussi brûlantes que le soleil de leur climat. Bien qu’on voie le soir, en se promenant dans les rues, les familles assises à la porte de leurs masures, il paraît que l’institution du mariage n’y est pas très répandue. On la réserve pour les classes élevées, les blancs et les riches ; quant au peuple, il ne connaît, comme au temps de l’esclavage, que la complaisante loi de nature. Les efforts réunis de l’administration et du clergé ne peuvent changer ces habitudes primitives : quand deux nègres contractent une union régulière, elle n’en est pas pour cela plus solide, et les époux se quittent sans plus de scrupule que par le passé. Aussi les femmes de Fort-de-France usent et abusent de leur jeunesse, jusqu’au jour où l’embonpoint les déforme et où leur beauté se flétrit. Alors elles renoncent à la parure, aux bijoux de verre, aux écharpes de soie ; elles nouent plus étroitement leurs chemisettes sur leurs épaules, rabattent leurs foulards comme des bonnets de nuit sur leurs têtes grises, et elles commencent à leur tour à travailler pour les jeunes. Elles embrassent quelque petit métier, se font blanchisseuses, marchandes d’oranges ; elles louent des maisons et des chambres, elles font d’autres commerces moins innocens, et elles arrivent à la vieillesse sans avoir senti ni la misère, ni le regret de leur imprévoyance. La faim est, comme le froid, un mal inconnu dans ce bienheureux pays.

Dès le point du jour, j’allai secouer W…, qui dormait encore du sommeil du juste. On nous conduisit sur une plage basse et un peu vaseuse où nous pûmes nous baigner sans crainte des requins qui rodent autour de la côte. On y arrive en traversant la rivière à deux pas. de son embouchure, sur un petit bac tout délabré. Les eaux paresseuses coulent lentement au milieu des nénufars et des fleurs aquatiques. Ce fond de vallée est d’une fertilité et d’une fraîcheur merveilleuses. En face, au pied de la colline, se presse un bois charmant de cocotiers qui penchent sur la rivière leurs belles têtes vertes et chevelues ; des cabanes, de petits champs de lin, de petits jardins potagers sont disséminés dans le bocage. Du côté de la ville, une double avenue d’arbres trapus forme un ombrage épais. Un rocher se dresse à l’autre bord, surmonté d’une belle fontaine monumentale à l’italienne, où une masse d’eau limpide jaillit d’une niche en forme de coquille, et tombe de cascade en cascade sur des gradins étages : c’est le château d’eau, dont on admire de loin, au front de la colline, les belles nappes blanches argentées au milieu de la verdure. Enfin, tout au fond de la vallée, la majestueuse montagne du Piton couronne l’horizon de sa pyramide bleue.

Je m’arrêtai là sous un arbre, et je m’assis dans une vieille barque traînée à sec sur le rivage, pour faire un croquis de ce site doux et charmant. Une troupe de petits négrillons des deux sexes vint s’ébattre autour de moi, et grimpa dans le bateau pour m’observer de plus près. Tout en jouant, ces enfans gazouillaient de leurs voix douces cette jolie langue créole qui ressemble au chant des oiseaux. Il y avait une petite mulâtresse, fort laide d’ailleurs et très déguenillée, qui prenait des airs d’importance, et semblait dédaigner un peu ses camarades. Les autres se raillaient d’elle et l’appelaient, pour la taquiner, « mamzelle Thérèse fond blanc ; » Elle semblait piquée et ne répondait rien. Je m’amusais fort de cette petite scène de taquinerie enfantine, où je voyais déjà en miniature toutes les jalousies et toutes les vanités naturelles au cœur de l’homme. Jusqu’où l’orgueil aristocratique ne va-t-il point se nicher ! Ces bonnes gens eux-mêmes admettent une distinction fondée sur la couleur, et ils croient avoir le droit de lever d’autant plus haut la tête qu’ils sont plus voisins de la peau blanche. Les noirs essaient de passer pour des mulâtres, les mulâtres font les fiers et s’efforcent de passer pour des blancs. Quand un nègre se croit insulté par un blanc, et qu’il veut lui répliquer avec dignité, il commence par se dire blanc lui-même, fût-il d’ailleurs noir comme du jais. « Moi pas nègre, moi blanc comme toi, » c’est leur formule de révolte, accompagnée souvent d’un juron énergique dont la grossièreté est singulièrement adoucie par leur prononciation enfantine.

Ils sont ordinairement d’une politesse extrême. Je remarquai avec étonnement que les enfans se donnaient entre eux du « monsieur » et du « mademoiselle » tout comme les grandes personnes. Dans toutes les colonies françaises, les noirs sont les plus cérémonieux des hommes, et ne s’adressent la parole qu’avec de grandes salutations. On raconte à ce sujet une anecdote plaisante. Quand le président d’Haïti, le général Geffrard, renversa le fameux empereur Soulouque, un tambour devait donner le signal de l’insurrection. Le moment venu, Geffrard lui cria : « Roulez, tambour ; » mais le nègre obstiné lui répondit : « Moi pas rouler, si vous pas dire : Roulez, monsieur tambour ! » Ici les naturels sont pleins de douceur et de bonhomie. Pendant que je dessinais, un grand nègre vient à moi, me salue, écarte les enfans, me prie d’excuser leur importunité, et me demande la permission de regarder mon travail. Un homme du monde n’aurait pas montré plus de courtoisie.

J’allai ensuite embarquer mon ami W…, qui partait pour Saint-Pierre, sur le petit bateau à vapeur microscopique qui fait le service des côtes. Je vis avec étonnement que les bagages des voyageurs étaient portés par des femmes, tandis qu’une douzaine de grands nègres oisifs se prélassaient à côté de là sous les arbres de la Savane. C’était le milieu du jour, et, imitant leur paresse, j’attendis pour achever ma promenade que le soleil fût un peu plus incliné vers l’horizon. — Je trouvai d’abord sur mon chemin le palais du gouverneur, grande maison d’une construction rustique, bordée de balcons et de tentes qui l’abritent du soleil. Derrière il y a un beau jardin, des magasins et des casernes, dont les cours sont plantées de palmiers, de manguiers et d’arbres à pain gigantesques, plus loin une prairie plantée de gros arbres noueux dont les branches dénudées, affectent des formes tortueuses et bizarres, puis une longue avenue qui court sous l’ombrage, à côté d’une bande de prairie humide : c’est le boulevard extérieur de la ville. En face, dans un fourré d’une végétation exubérante, se cachent quelques huttes de bambous et d’écorce : voilà les faubourgs. Ces fouillis sauvages de feuillages et de fleurs, où polissent sans culture les arbres à pain, les cocotiers, les orangers en fruits, les grenadiers à fleurs rouges, les cannes à sucre colossales, les bambous aussi grands que des sapins ou des peupliers, sont les jardins fruitiers de la ville. La rivière ruisselle sur un lit de cailloux brillans, entre deux haies de cocotiers penchans et pleureurs. Le soleil incliné rase les pentes de la montagne, et illumine çà et là de petits plateaux étages comme des gradins naturels ; des troupeaux y sont encore rassemblés à l’ombre de quelques gros arbres étalés comme des parasols.

J’allai dîner à bord de la frégate en plus aimable compagnie qu’à l’auberge. Ce soir enfin, mes nouveaux amis m’ont fait voir pour mon dessert quelques-unes des plus célèbres beautés de Fort-de-France. Peut-être aimerez-vous que je vous introduise, en tout bien tout honneur, chez ces Laïs martiniquaises, dont l’intérieur ressemble si peu aux boudoirs de nos Pompadours parisiennes. Leurs palais, comme on dirait en Italie, sont des maisonnettes de bois toutes simples à un seul étage, comme toutes les maisons de la ville. Pas de glaces, de tapis, de lambris dorés, de tentures de soie, de meubles de brocart et de velours, — mais des murs blancs, quatre ou cinq chaises de paille, un fauteuil à bascule, un ou deux lits de sangle, et pour tous rideaux des jalousies mobiles qui laissent entrer à volonté l’air, la lumière et les regards indiscrets des passans. Voilà tout l’ameublement des maisons les plus élégantes. Souvent un jet d’eau jaillit dans la cour et alimente un bassin limpide où l’on prend des bains délicieux. La maîtresse du logis n’est pas plus fardée que sa demeure ; elle ne connaît d’autre cosmétique que l’eau pure de la fontaine, d’autre coiffure que ses longs cheveux tressés. Elle n’a pour toute parure qu’une robe de mousseline d’une blancheur éclatante, aussi fraîche que son épaule brune. Rien ne déguise et ne défigure sa taille ; elle n’emprunte ni l’acier ni la ouate pour réparer l’avarice de la nature ou le ravage des années. On devine sous ses légères draperies blanches des formes pleines et parfaites comme celles d’une statue païenne. Elle dormait quand nous sommes entrés, et la voilà qui descend de sa chambre en s’étirant les bras avec des mouvemens voluptueux. En la voyant venir, droite et blanche, dans le demi-jour mystérieux répandu par la lampe, la bouche entr’ouverte, avec un sourire enfantin et un petit bâillement plein de grâce, arrondissant langoureusement ses beaux bras, et passant le revers de ses mains sur ses paupières demi-closes, il nous semble voir Hébé en personne, toute rayonnante de jeunesse et de beauté. Elle parle, et sa voix caressante, ses inflexions enfantines, ses propos naïfs ressemblent à la musique d’une fauvette en liberté. Elle ne montre ni afféterie, ni mauvaise honte, ni prétentions de beau langage, ni aucune de ces fausses pudeurs des femmes qui jouent un rôle. C’est bien l’enfant de la nature qui se laisse voir telle qu’elle est sans y songer, sans essayer de donner le change sur sa beauté ni sur sa vertu.

Vous plaît-il à présent d’entrer dans cette cabane délabrée qu’enferme une palissade de bambous ? C’est la demeure d’une jeune fille lettrée, sachant lire et écrire, sœur d’un officier de la marine française. Nous poussons le loquet sans façons, et nous voyons, dans une chambrette propre et bien rangée, le jeune bas-bleu assis près de sa table et étudiant sous sa lampe. C’est une jolie petite moricaude fort brunette, aux mains mignonnes, au visage fin et spirituel, avec un foulard mutin sur l’oreille et une simple robe d’indienne bien soigneusement mise. Elle nous reçoit avec de grandes politesses, nous fait des citations de Lamartine et nous parle avec fierté de sa noble famille. Ce n’est pourtant qu’une simple grisette, et même fort délurée. — Pardonnez-moi de vous mener familièrement dans un monde aussi folâtre : c’est la seule société qu’on trouve le soir à Fort-de-France, et je n’ai plus maintenant qu’à vous reconduire au logis.

30 mars, en mer.

Nous sommes allés ce matin nous promener sur la montagne. B…. avait obtenu qu’on lui prêtât des chevaux de l’artillerie, les seuls qu’il y ait à Fort-de-France. Levés avant l’aurore, nous enfourchions de gros bidets campagnards que leurs formes rustiques et trapues nous désignaient pour des compatriotes. Le bateau devait partir à huit heures, et je ne pouvais songer à aller jusqu’aux ravins du Piton ; je pouvais du moins m’avancer jusqu’à moitié route. D’abord nous suivîmes la vallée où la rivière serpente au milieu d’un perpétuel bocage. On y voit quelques cocotiers dispersés dans les vergers au feuillage vigoureux et sombre ; mais les palmiers sont beaucoup plus races que dans l’île de Cuba.

Nous commençâmes bientôt à monter. Il avait plu pendant la nuit, et nous voyions se dessiner la cote et la montagne à travers les douces vapeurs d’une matinée humide : à chaque instant, le ravin devenait plus étroit, plus rapide, la végétation plus fougueuse, l’horizon plus vaste et plus profond. Nous arrivâmes enfin sur une crête où se trouvait une plantation isolée. D’un côté, la baie et la côte opposée, entrevues à nos pieds dans les découpures des ravins touffus, me rappelaient les belles vues des vallées ombreuses de Castellamare. De l’autre, nous voyions se dresser au-dessus de nous l’imposante pyramide du Piton, qui semblait avoir grandi encore depuis que nous montions. On pouvait distinguer les déchirures qui sillonnent ses flancs robustes et les superbes forêts qui en revêtent les précipices.

Une ondée nous força de chercher refuge dans la plantation. Le propriétaire vint poliment à notre rencontre et nous invita à entrer chez lui : c’est un homme d’une cinquantaine d’années, grand, brun, maigre, vêtu moitié en paysan, moitié en bourgeois, et portant sur la tête le grand chapeau de paille traditionnel du planteur créole. Il nous offrit cette hospitalité courtoise qu’on rencontre partout aux colonies. S’excusant de ne pouvoir nous faire servir à déjeuner, il voulut au moins nous faire goûter de son rhum, drogue abominable que nous déclarâmes d’une voix unanime excellente et délectable. Ce compliment nous amenait naturellement à l’interroger sur son industrie, et il se mit à nous faire des doléances malheureusement trop justes sur le triste état de l’agriculture dans la colonie et sur la ruine prochaine qui la menace. Il nous exposa fort bien que, depuis l’abolition de l’esclavage et en dépit des lois qui les obligent à justifier de l’emploi de leur temps, il est très difficile et presque impossible d’obtenir des nègres un travail sérieux. Ils entrent bien au service d’un maître, mais ils refusent de lui obéir ; c’est qu’ils n’ont pas besoin de travailler pour vivre. Sous ce climat admirable, dans ce riche et fertile pays, la vie matérielle ne leur coûte rien, et le salaire d’une journée suffit à plusieurs semaines. Ils aiment mieux d’ailleurs vaguer dans les montagnes, vivre dans les forêts comme des sauvages, se bâtir au besoin une hutte de branchages et semer aux environs quelques grains de maïs qui pousseront sans culture. Leur frugalité est incroyable : une poignée de farine de manioc pétrie dans la main ou un épi de maïs grillé les nourrit pour toute une journée, et ce régime peu substantiel ne semble pas les faire maigrir. Seulement, quand ils ont de l’eau-de-vie, ils en boivent jusqu’à rouler par terre, et on les rencontre ivres-morts dans les mornes. Voilà le genre de vie qu’ils préfèrent et qu’ils destinent à leurs enfans. Ils n’ont ni besoins pour le présent, ni prévoyance ou ambition pour l’avenir : on en est réduit à leur souhaiter quelque vice nouveau et dispendieux qui les arrache à leur inertie.

Ainsi la main-d’œuvre devient plus rare et plus chère au moment même ou les produits se vendent plus mal que jamais. Les Antilles françaises ont toujours été soumises à un mauvais régime commercial. L’ancien système assurait à la mère-patrie un monopole absolu ; mais alors l’île était le centre commercial et l’entrepôt naturel de toutes les petites Antilles. Depuis la navigation à vapeur, ce rôle avantageux a passé à l’île de Saint-Thomas, et la Martinique est devenue à son tour tributaire de ceux qui autrefois lui payaient tribut.

L’ancien système colonial n’avait rien de particulièrement désavantageux pour la colonie ; les avantages étaient mutuels comme les inconvéniens. Il garantissait à la colonie le privilège du commerce français, comme à la métropole le privilège du commerce colonial. Ce système, à vrai dire, appauvrissait la France au profit des colonies, auxquelles il assurait un vaste marché et une consommation toujours supérieure à leurs produits.

Aujourd’hui le lien n’est plus réciproque. Tandis que nous nous sommes affranchis nous-mêmes des entraves de la protection, nous avons laissé nos colonies enchaînées. Nous avons ouvert nos frontières au commerce du monde entier ; mais les produits des colonies sont encore réservés pour le marché français, encombré déjà des produits étrangers et indigènes. En outre la mère-patrie essaie de se dédommager des grosses dépenses que lui coûtent ces tristes possessions en les taxant de la façon la plus désastreuse pour leur industrie. Un droit d’exportation de 5 pour 100 pèse sur le sucre envoyé en France ; il y a même des droits d’importation sur les produits français, tandis que ceux d’Angleterre et des États-Unis sont pour ainsi dire prohibés par un système de restrictions savantes. Le transport des produits coloniaux est donné aussi en monopole à la marine marchande française. Quand les navires américains ou anglais demandent 30 ou 40 francs pour le fret, il faut, m’assure-t-on, en payer 60 ou 70 à un navire français. Encore les occasions sont-elles fort rares, et quelquefois elles manquent absolument. Notre marine est si languissante et si inactive qu’elle ne suffit même plus au commerce restreint qu’on lui a réservé. Si le planteur ou le négociant aux abois s’adresse à un armateur étranger, il paie une surtaxe de 30 pour 100 qui rend ce transport aussi dispendieux pour le moins que celui par vaisseau français. S’il vend ses produits à un négociant étranger, à un Américain par exemple, il faut qu’il trouve un navire français pour les lui porter, ou bien, comme il n’en peut trouver, s’il emploie la marine américaine, il faut qu’il paie à la fois un droit d’exportation fort élevé sur la marchandise et une surtaxe sur le pavillon[5].

Voilà comment l’administration française, plus honnête que l’administration espagnole, a mis la Guadeloupe et la Martinique dans un plus triste état que l’Espagne n’a mis Cuba et Porto-Rico. Nos savans systèmes sont en définitive encore plus nuisibles que l’empirisme grossier de l’avarice espagnole. Celle-ci est plus rapace et moins tracassière : on lui paie tribut et on est quitte, tandis qu’à force de règlemens et de combinaisons habiles, nous fermons toutes les avenues et nous étouffons dans leur germe les industries les plus prospères. Nous faisons comme la fermière qui tue la poule pour avoir les œufs, ou comme ces sauvages de la Louisiane dont parle Montesquieu et qui coupent l’arbre au pied pour en cueillir le fruit.

Les résultats sont effrayans. Des propriétés qui valaient autrefois 200,000 francs n’en valaient plus que 40 il y a deux ans, et on me dit qu’elles ne se vendraient pas à présent plus de 25,000. Peut-il en être autrement, quand chaque année le rapport des terres diminue et qu’elles menacent de coûter bientôt plus cher qu’elles ne pourront produire. Les Antilles françaises prennent le chemin de devenir un désert d’ici à cinquante ans. Elles ne peuvent être sauvées que par de grandes entreprises industrielles comme celle du baron de Lareyntie, qui a construit aux environs de Fort-de-France une usine à vapeur, un chemin de fer pour l’alimenter, et qui fabrique déjà cinq ou six mille tonneaux de sucre chaque année ; mais, sans compter que ces entreprises sont toujours chanceuses et qu’elles ne peuvent être faites que par des capitalistes hardis et riches, comment espérer qu’on suive beaucoup cet exemple dans un pays où les capitaux indigènes sont rares, et d’où tout repousse les capitaux étrangers ? On évalue à 6 millions la différence annuelle entre les exportations et les importations, et, malgré l’inexactitude notoire de ce genre de calculs, il est bien évident que cette différence ne tourne pas au profit d’un pays sans capitaux, sans manufactures, sans commerce et sans autre richesse que son agriculture. Les faillites continuelles et déplorables des négocians de Saint-Pierre prouvent bien que cet échange n’enrichit pas la colonie.

Il faut avouer que l’abolition de l’esclavage est pour beaucoup dans cette décadence. C’en est même la cause véritable, et tout le reste n’a pu que l’aggraver. Il est remarquable que, dans tous les pays où la nature est riche et bienfaisante, l’homme fait peu de chose pour la seconder, et jouit avec une nonchalante insouciance des dons qu’elle lui prodigue. Les peuples laborieux et énergiques sont ceux à qui la nature a fait du travail une nécessité. Il semble qu’il y ait ainsi une sorte de compensation providentielle entre les pays et les races, et que les hommes soient chargés de réparer l’inégalité des choses par leurs vertus ou par leurs vices. L’esclavage, en les forçant au travail, peut donner naissance à une prospérité factice et éphémère ; mais le jour de sa chute est aussi celui de la ruine. Plus l’émancipation est brusque et radicale, plus elle doit causer d’inévitables désastres. Il faut la pression des événemens extraordinaires, en France la révolution de 1848, en Amérique la guerre civile et la rébellion des états du sud, pour déterminer ces mesures absolues qui font peser sur une seule génération tout le poids de l’épreuve. Une pareille révolution sociale ne peut s’accomplir sans une secousse dangereuse. Je crois que les États-Unis s’en tireront à leur honneur, parce que les nègres émancipés, s’il est vrai qu’ils refusent aujourd’hui le travail, en sentiront bientôt la nécessité impérieuse, et qu’à leur défaut l’émigration ne peut manquer d’apporter dans le pays une nombreuse population ouvrière qui leur donnera l’exemple et les stimulera par la concurrence à gagner leur vie. Il n’en est pas de même aux Antilles. La vie y est trop facile pour ne pas encourager chez les noirs une oisiveté dont ils ne comprennent pas les funestes conséquences. Quant à importer dans le pays une population nouvelle, c’est un rêve chimérique auquel personne ne s’arrête. L’abolition de l’esclavage a été la réparation nécessaire de la plus révoltante iniquité du monde, mais il ne faut pas se déguiser qu’elle a laissé de grands maux derrière elle.

Est-ce à dire qu’il faille la regretter ? A Dieu ne plaise que ce soit là ma pensée ! Il est bien légitime qu’on ait à expier la honte et à payer la rançon de cette justice tardive. S’il y a encore un espoir de salut pour les colonies, ce n’est pas dans un retour impossible vers l’esclavage, c’est dans un gouvernement plus juste et plus libre. Ce qu’elles demandent aujourd’hui, ce qu’on ne peut leur refuser sans injustice, c’est qu’on leur accorde l’achèvement de l’expérience qu’on a tentée sur elles, c’est qu’on mette fin à leur position équivoque entre les entraves du vieux système colonial et les principes libéraux des nouvelles doctrines économiques, c’est en un mot qu’on leur donne l’égalité commerciale et l’indépendance politique. Elles ne peuvent rester sous un régime composite qui n’a ni les avantages de la protection ni ceux de la liberté. Tandis que le monde entre à pleines voiles dans la voie du libre échange, nous ne pouvons faire pour nos colonies une exception qui serait un arrêt de mort. Si la liberté du commerce est bonne pour la France, elle est bonne aussi pour ses colonies. Nous pouvons douter de l’efficacité du remède, et regarder les Antilles françaises comme incapables de guérison ; mais nous n’avons pas le droit de les tenir à la chaîne lorsque nous brisons nos propres entraves.

Le temps passait pendant que nous devisions de la sorte, et la pluie avait cessé de tomber. Je vis avec frayeur que l’heure fatale approchait. Je revins à fond de train, talonnant de toutes mes forces ma monture trop paisible, évidemment plus accoutumée à labourer un champ qu’à galoper sur une route de montagnes. J’arrivai enfin hors d’haleine pour trouver le bateau fort tranquille et tout occupé à embarquer sa provision de houille. Des files de négresses allaient et venaient sans relâche, portant sur leurs têtes les corbeilles pleines d’un charbon aussi noir qu’elles. Je m’amusai quelque temps à regarder une trentaine de négrillons tout nus qui jouaient dans la mer. Leurs corps bruns ondoyaient sous la vague azurée, dont la transparence étonnante les laissait voir flottans sous l’eau comme des ombres. Nous leur jetions des oranges et des pièces de monnaie : ils plongeaient tous ensemble. et se disputaient leur proie au fond de l’eau, En les voyant monter, descendre, nager entre deux eaux, faire des culbutes et des pirouettes sous les vagues, puis reparaître et sauter à la surface comme des oiseaux de mer, on eût dit une nuée de poissons volans qui prenaient leurs ébats au soleil.

Nous ne partîmes qu’au milieu du jour : encore le bateau, trop chargé, n’avançait-il que lourdement. Nous longeâmes la côte, admirant toujours la masse imposante et hardie du Piton, dont l’aspect, et la forme changeaient à chaque minute. En traversant la baie de Saint-Pierre, nous vîmes de près ses hautes maisons à la française, que renversent périodiquement les tremblemens de terre. Derrière la ville, un ravin tortueux et profond s’engage dans la montagne : c’est là qu’est situé le célèbre jardin botanique dont la magnificence végétale dépasse encore, dit-on, celle de la vallée du. Piton. Le massif rude et sévère de la Montagne-Pelée, tout hérissé d’escarpemens et d’assises de roches superposées comme les degrés d’un escalier gigantesque, se coiffe d’un gros nuage qui semble l’écraser. Nous avançons, et sur l’autre face la Montagne-Pelée nous apparaît couverte d’une végétation luxuriante. Ce côté de l’île est incomparablement le plus beau. Les montagnes, brisées dans tous les sens et disloquées par d’anciennes convulsions volcaniques, s’inclinent brusquement vers la mer sous une toison de forêts impénétrables. Des centaines de torrens en descendent par des vallées étroites et profondes, sombres défilés regorgeant de verdure. Parfois un cirque de rochers imposans se dresse comme une muraille au fond d’un ravin dont il barre le passage, et une cascade lointaine y dessine un long filet d’argent. Au-dessus, les sommets dentelés s’entassent les uns sur les autres comme les clochetons d’un immense palais gothique. L’épaisse et fine chevelure qui s’accroche à leurs flancs rapides adoucit l’âpreté de leurs formes étranges. Sombre et veloutée dans les profondeurs, tendre et brillante sur les sommets baignés de lumière, cette fraîche parure donne une grâce charmante à cette nature sauvage et tourmentée. Tout en bas, sur la plage, à l’embouchure des vallées, nous apercevons en miniature quelques maisons de campagne et quelques villages rustiques niches dans les forêts de cocotiers qui bordent la mer.

Cependant nous approchons de l’extrémité de l’île. Les montagnes se redressent encore et plongent presque tout droit dans la mer ; elles se terminent par un escarpement perpendiculaire que couronnent des forêts épaisses. Ici la mer, plus profonde et plus sombre, vient battre avec fracas le pied des précipices. Un gros rocher taillé en cube et d’une forme presque régulière se dresse tout seul assez loin de la côte, et oppose aux tempêtes ses quatre faces toujours ruisselantes d’écume. C’est l’îlot du Diamant, — diamant noir que font étinceler les panaches argentés des vagues, qui viennent dans les mauvais temps s’y briser avec fureur. — Nous commençons à sentir la houle, et nous nous enfuyons au nord, vers la pleine mer, les yeux attachés sur l’île déjà lointaine. A gauche, un vaste plateau cultivé s’allonge vers l’orient au-dessus d’une ligne de falaises escarpées d’où tombent de place en place des cascades blanches. Les montagnes baignées de soleil, éclatantes de verdure, s’amoncellent les unes sur les autres et s’élèvent pêle-mêle en forme de cône, comme une pyramide prodigieuse, toute hérissée de flèches, de coupoles, de bastions et d’aiguilles. Rien de plus fougueux et de plus étincelant dans le détail, rien de plus noble, de plus riant et de plus harmonieux dans l’ensemble. C’est comme un monument d’une architecture fantastique, pleine de caprices désordonnés et d’ornemens bizarres, mais d’un effet saisissant et sublime.

Je restai longtemps ébloui devant cette vision merveilleuse. J’aurais voulu qu’elle ne disparut jamais de l’horizon ; mais déjà elle s’éloigne, elle pâlit, elle n’est plus qu’une ombre vaporeuse et presque invisible qui s’abaisse rapidement dans la mer. Seule, une troupe de marsouins nous accompagne encore en sautant de vague en vague avec des bonds prodigieux. — Adieu donc à la plus belle des Antilles ! Nos regards et nos pensées, sont tournés du côté de la France.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre et du 1er octobre.
  2. « La compagnie ne répond pas de la perte des bagages, ni d’aucune espèce d’avarie. »
  3. Le Français est un juif.
  4. C’est votre maison.
  5. On sait que cette dernière charge vient de disparaître cette année par l’abolition générale de la surtaxe des pavillons étrangers.