Curiosités historiques et littéraires - La Duchesse et le Duc de Newcastle/03

La bibliothèque libre.
Curiosités historiques et littéraires - La Duchesse et le Duc de Newcastle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 825-848).
◄  02
CURIOSITÉS
HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES

LA DUCHESSE ET LE DUC DE NEWCASTLE.

III.[1]
LES ECRITS DE LA DUCHESSE.

La vie de Newcastle et l’esquisse autobiographique sont les œuvres réellement sérieuses de la duchesse, celles par lesquelles elle doit être jugée, et qui lui assurent auprès de la postérité studieuse mieux que l’ombre d’un nom ; le reste est affaire de curiosité pure ou de dilettantisme capricieux. Cependant les pages que nous lui avons consacrées resteraient incomplètes si nous ne disions pas quelques mots de ses talens de poète et de moraliste tels que nous les laisse apercevoir le choix fait par M. Jenkins. Ils ne sont nullement à dédaigner, et l’examen sommaire que nous en voulons faire nous permettra de fixer avec précision certains détails du XVIIe siècle anglais, qui ne sont pas sans intérêt.

Nous avons vu que les contemporains de la restauration considéraient la duchesse vieillissante comme une caricature de l’époque précédente. Ses goûts intellectuels étaient, en effet, à l’avenant de ses costumes, et l’on peut dire, si l’on veut, que sa culture littéraire avait un caractère rétrospectif. En s’inspirant des formes littéraires chères aux générations précédentes, et en restant dans l’ignorance ou le mépris de celles que la restauration mit à la mode, était-elle cependant si loin de son époque qu’il le semble au premier abord? Par sa tournure de pensée, par sa manière d’écrire tant en prose qu’en vers, elle se rattache directement à la période dite Elizabethan era; mais cette période était-elle sérieusement close à l’époque où elle écrivit? Un des grands sujets d’étonnement de ceux qui commencent l’étude de la littérature anglaise, c’est de voir l’extension que donnent à l’Elizahethan era les critiques les plus éminens de la première partie de notre siècle : Coleridge, Southey, Hazlitt, Leigh Hunt. Non-seulement ils y englobent tous les successeurs immédiats de Shakspeare, mais ils y rattachent des écrivains, comme l’évêque Jérémie Taylor, qui mourut dans les premières années de la restauration, et comme sir Thomas Browne, dont la vie se prolongea jusqu’au dernier quart du XVIIe siècle. C’est qu’en effet, de cette période littéraire très inexactement nommée et sans grand souci des dates, le règne d’Elisabeth n’a vu que l’aurore. Elle s’ouvre vers 1588 environ, c’est-à-dire dans les quinze dernières années de la grande reine, et se prolonge, avec des fortunes diverses, jusqu’après la restauration, en sorte que cette ère prétendue d’Elisabeth est bien plutôt, en réalité, celle des deux règnes de Jacques Ier et de Charles Ier. C’est que, malgré l’éclatante exception de Thomas Morus, l’Angleterre n’a eu sa vraie renaissance que longtemps après les nations du continent, que cent ans séparent Arioste de Spenser, et que par conséquent son XVIe siècle s’est trouvé en grande partie transporté au XVIIe. A la vérité, on peut dire que dès le commencement du règne de Jacques Ier il se produisit dans la poésie anglaise une bifurcation curieuse d’où sortit un courant nouveau, très distinct du précédent. Tandis que la grande poésie épique et dramatique restait fidèle à l’esprit de l’Elizabethan era et se prolongeait, avec Milton, jusqu’après la restauration, la poésie lyrique pure s’émancipait, et sous une double forme, amoureuse et religieuse, inaugurait un style particulier, très affecté, très tourmenté, très artificiel, original cependant malgré ses nombreux défauts, qui, de 1610 environ jusque vers 1670, resta en pleine faveur et sévit sur tous les beaux esprits qui se succédèrent entre Ben Jonson et Dryden. Si l’on tient, d’une part, que Ben Jonson, Fletcher, Massinger, Milton et autres appartiennent en réalité à l’Elizabethan era, et, d’autre part, que le classicisme de la restauration s’est présenté trop tardivement pour qu’on puisse le considérer comme la représentation de l’esprit anglais au XVIIe siècle, on ne trouvera rien qui appartienne plus en propre à ce siècle, qui le caractérise plus particulièrement que cette poésie dont les noms de Donne, de Crashaw, de George Herbert, de Wither, de Lovelace, de Waller, de Cowley, disent à la fois les mérites et les faiblesses. Eh bien! c’est encore une illusion. Cette poésie lyrique se rapporte moins directement, mais aussi sûrement que la poésie dramatique, à l’Elizabethan era, car elle dérive de John Lilly et de son Euphues. C’est l’euphuisme qui, longtemps contenu par les barrières robustes que lui opposait la vogue persistante du plus vigoureux des genres littéraires, le drame, a fini par trouver sa pleine liberté avec les genres plus fluides de poésie que réclament les rêveries érotiques et les divagations religieuses. De quelque côté qu’on regarde, on ne trouvera donc, dans l’Angleterre du XVIIe siècle, qu’un prolongement de l’Elizabethan era, en sorte que cette appellation de surannée, dont les contemporains de la duchesse la gratifièrent, put bien s’appliquer justement à ses costumes et à ses manières, mais serait aussi injuste que légère appliquée à sa manière de penser et de parler, qui fut celle de tous ses contemporains, sauf ceux de la dernière heure.

Puisque par sa culture littéraire elle se rapporte au courant de l’Elizabethan era, est-il possible de surprendre chez elle quelques préférences pour tel ou tel des écrivains de cette période? Oui, cela est possible au moins pour le plus grand de tous, quoiqu’elle ne l’ait jamais nommé. La prose de la duchesse, aux bons endroits, porte la marque irrécusable de l’influence de Shakspeare et pourrait être parlée sans désavantage par les amoureuses et les philosophes de ses drames. Quelques exemples, mieux que toutes les paroles, feront ressortir ces ressemblances. Il s’agit de la mort de sa mère, qui resta belle jusqu’à la fin. « Et quand vint sa dernière heure, on aurait pu croire que le trépas s’était énamouré d’elle, car il l’embrassa dans son sommeil, et tout doucement, comme s’il eût eu peur de la blesser. » Parlant de l’éducation des pensionnats de demoiselles, pour laquelle sa libre éducation lui avait donné une aversion qu’elle explique avec beaucoup de sens, elle dira : « Toutes les demoiselles élevées dans les écoles sont comme ces plats préparés dans la boutique d’un cuisinier, lesquels ont toujours goût de la casserole et de la fumée. » Elle explique qu’elle vit dans la solitude parce que le monde lui est odieux par ses commérages, qui n’épargnent rien ni personne. « Quelqu’un est-il richement vêtu, il est envié ; porte-t-il de simples, d’humbles vêtemens, il est méprisé ; une femme est-elle d’une beauté qui passe l’ordinaire, elle peut se tenir pour sûre des dépréciations et des médisances de tout son sexe; une autre est-elle laide, on lui fait un reproche de sa laideur, quoique ce soit la faute de la nature, non la sienne. Cette autre est-elle simplement de visage passable, on la traite de personne négligeable; s’il en est de vieilles, on dira qu’elles sont mieux faites pour la tombe que pour le monde ; de jeunes, on dira qu’elles sont mieux faites pour l’école que pour la conversation. En est-il d’âge moyen, toutes les langues de ces dames vont annoncer d’avance sa prochaine décrépitude ; est-elle riche et sans titre, on dira : elle est comme la viande, tout graisse et pas de sang ; a-t-elle de grands titres et peu d’argent, on dira : c’est un pudding sans sauce... » Et cette sorte de lamentation funèbre que nous nous étions réservé de citer sur la mort de son beau-frère, sir Charles Cavendish : « Je construirai son monument de vérité, puisque je ne le puis de marbre, et je suspendrai mes larmes sur sa tombe en guise d’écussons. Il était noblement généreux, sagement vaillant, naturellement poli, sincèrement bon, loyalement aimant, vertueusement modéré; ses promesses étaient comme un décret irrévocable, sa parole comme la destinée; sa vie était sainte, son naturel doux, sa conduite courtoise, sa conversation pleine de charmes ; il avait un esprit prompt, une science vaste, un jugement net, une intelligence claire, une pénétration sensée ; quoique sa bouche ne prêchât pas la philosophie morale, sa vie l’enseignait, et il était tel enfin qu’il aurait pu servir de modèle à tout le genre humain. » L’imprévu des images, l’outrance des métaphores, les énumérations prolongées et antithétiques de Shakspeare sont assez reconnaissables dans ces extraits pour qu’il soit utile d’insister.

La même influence se fait également sentir dans les poésies de la duchesse, mais avec cette nuance que c’est moins sur le style que sur la fantaisie de l’auteur et le choix de ses sujets qu’elle a eu action cette fois. Croiriez-vous, par exemple, que c’est par ses poésies que les fées ont fait figure pour la dernière fois dans la poésie anglaise? Vous connaissez le grand rôle qu’elles ont joué, chez les poètes de l’époque d’Elisabeth et de Jacques, chez Spenser, Shakspeare, Ben Jonson, Drayton, et aussi, sous des noms plus classiques, dans les poèmes de la jeunesse de Milton. Mais à mesure que le siècle a marché, elles se sont éloignées et rapetissées toujours davantage, si bien qu’à la fin on ne les trouve plus qu’à l’état d’ombres phosphorescentes et d’atomes miroitans comme de la poussière de mica, chez Robert Herrick, qui meurt justement en 1674, la même année que la duchesse. Robert Herrick a été certainement au nombre des auteurs favoris des deux nobles époux, et il y avait de bonnes raisons pour cela. Il avait été royaliste ardent autant que clergyman anglican le fut jamais, — ainsi qu’en témoignent les pièces nombreuses adressées à Charles Ier, qu’il appelle le brave prince des cavaliers, à ses fils et à nombre de notoriétés du parti monarchique, — avait quelque peu souffert pour ses opinions après la chute de la royauté, et enfin avait exercé toute sa vie ses fonctions ecclésiastiques dans un coin de ce Devonshire où dominaient les Cavendish, cousins du duc. Nous venons de relire une bonne partie des Hespérides, le recueil de ses poésies, et il nous semble que les deux époux lui doivent beaucoup. Il y a telle pièce de Newcastle où il écrème la voie lactée pour faire des petits pots de custard à la bien-aimée et les neiges les plus blanches pour lui préparer des sorbets, qui rappelle les salades de roses, de lis et d’œillets qu’Herrick assaisonne, avec toutes les essences de la création, en l’honneur de ses amies vraies ou imaginaires. La dette de la duchesse est plus forte et de meilleur aloi. C’est à Shakspeare et à Ben Jonson qu’elle doit d’aimer les fées, mais c’est en toute évidence d’Herrick plus que d’aucun autre poète qu’elle a tiré sa manière de les peindre. Comme les meilleurs spécimens que je puisse donner des talens poétiques de la duchesse se rapportent aux fées, je placerai, malgré sa longueur, la description minutieuse des magnificences de la cour de ces capricieuses lilliputiennes sous les yeux de nos lecteurs, en engageant ceux d’entre eux qui sont familiers avec la langue anglaise à cher- cher, dans les Hespérides d’Herrick, les petites pièces intitulées la Chapelle d’Obéron, le Palais d’Obêron, la Fête d’Obéron, la Requête du mendiant à la reine Mab, — cette dernière un petit chef-d’œuvre.


LES PASSE-TEMPS DE LA COUR DES FEES.

La reine Mab et tout son petit peuple dansent sur une gentille taupinière: de beaux chalumeaux de paille elles tirent une douce musique, en observant avec justesse le temps et la mesure. Toutes, la main dans la main, en rond, en rond, elles dansent sur leur féerique domaine. Lorsqu’elle quitte sa salle de danse, la reine appelle ses suivantes pour l’accompagner à un bosquet où elle s’assied sous une fleur pour se mettre à l’ombre du clair de lune au trop vif éclat, et des moucherons chantent pour l’amuser. Pendant ce temps la chauve-souris vole d’ici et de là pour maintenir en ordre toute la bande. La reine se baigne sur une feuille trempée de rosée; et lorsqu’elle s’y assied, elle imprime à la feuille un petit balancement, et découvre la beauté de son corps blanc pareil à un flocon de neige nouvellement tombé. Les suivantes lui passent ensuite ses beaux vêtemens faits de la pure lumière du soleil devant lesquels s’effacent les couleurs de tous les objets dont elle s’approche, puis elle se dirige vers son dîner où l’attendent en bon ordre tous ses laquais nains. La table est un champignon, la nappe une belle toile d’araignée, son siège la fleur duvetée d’un chardon, son gobelet une coupe de gland que l’on remplit d’un nectar capiteux distillé des plus douces fleurs. En guise de bécasses, de cailles et de perdrix, on lui sert des mouches de toutes variétés, grasses et de choix. Viennent ensuite des omelettes d’œufs de fourmis frais, mais de ces mets de haute saveur elle mange sobrement. La mamelle du loir lui fournit son lait dont on fait ses fromages, sa crème et son beurre. Lorsqu’on l’a mêlé avec une foule d’ingrédiens et qu’on y a cassé des œufs frais de fourmis, son habile cuisinière sait bien comment on en compose pudding, crème ou gâteaux de grain. Pour adoucir ces friandises, l’abeille apporte un miel pur ramassé par son aiguillon. Mais la nourriture des gens de service est plus grossière, elle se compose de viande de loir engraissé à l’étable. Lorsqu’elle a dîné, pour prendre l’air, elle commande son carrosse, qui est une belle coquille de noix, délicatement bordée et richement doublée à l’intérieur d’une peau brillante de couleuvre. Six cri-cris la voiturent en toute vitesse, lorsqu’elle doit faire un voyage pressé, mais deux suffisent lorsqu’elle veut faire au pas un tour de promenade et flâner à travers le pays des fées. Elle prend quelquefois plaisir à la chasse : si c’est à voler, son oiseau est un frelon au vol agile dont les cornes lui servent de serres vigoureuses pour retenir la mouche-perdrix; si c’est à courre, le lézard lui tient lieu de daim, il fuit si vite, si rapide, que le trop lourd carrosse ne peut le suivre : alors elle saute en selle sur la sauterelle et galope à travers la vaste forêt. Pour viser le lézard à la hanche, elle porte un arc fait d’une branche de saule dont la flèche aiguë, presque comme une lance, est d’une feuille de romarin. Le signal du retour au logis lui est donné par le coq dont le chant lui sonne l’heure, et lorsque la lune se cache, sa journée est finie, et elle va se coucher. Des météores, lorsqu’il y en a, l’éclairent comme font les torches; pour lumières, pendant qu’elle soupe, on pose sur la table des vers luisans. Mais les femmes, race inconstante, ne savent jamais se tenir longtemps en paix à la même place; impatiente d’un trop long retard, elle appelle son char, et, en route pour la terre supérieure !

Le magnifique palais qu’habite la reine est un édifice construit de coquilles de crabe. Les portières à l’intérieur en sont d’un fin arc-en-ciel d’un effet merveilleux qui vous saisit dès l’entrée; les appartemens en sont d’un ambre transparent d’où s’exhale un doux parfum lorsque le feu est allumé : son lit est d’un noyau de cerise creusé et sculpté dans toute son étendue, les rideaux en sont d’une aile brillante de papillon, les draps en sont de paupières de tourterelles, et l’oreiller en est un bouton de violette. Les murs de la chambre sont en verre transparent afin que la reine puisse être vue lorsqu’elle passe à l’intérieur ; les portes sont hermétiquement verrouillées avec des épingles d’argent. La reine est endormie, et maintenant le jour de l’homme commence.


Il n’est aucun de nos lecteurs qui, en lisant ce joli morceau, ne se rappellera les passages du Songe d’une nuit d’été où figurent Obéron et Titania, et la description de la reine Mab par Mercutio dans Roméo et Juliette et ne se dira qu’il en sort directement. Eh bien, cette opinion ne sera qu’à demi vraie. Eh oui, la conception première en est de Shakspeare, mais la facture en est d’Herrick[2]. Des deux côtés, c’est le même prolongement minutieux, la même délicatesse entomologique, le même miroitement d’atomes. Par ce tout petit exemple on peut juger des inexactitudes de jugement auxquelles s’expose le critique, lorsqu’il s’en tient pour les indivi- dus à des ressemblances trop générales. La vérité est dans la nuance, dit quelque part M. Renan; pour les ensembles, je n’en sais trop rien, et j’y serais plus volontiers partisan des couleurs tranchées, mais pour tout ce qui est des genres, des familles et des individus, certainement.

Voici un autre tableau du pays des fées, celui-là d’une touche plus large, et rappelant plus directement les maîtres du genre, Milton, Ben Jonson, Spenser. Je n’ose dire qu’il ne serait indigne d’aucun, mais rappelez-vous que Henri Heine a fait une peinture toute semblable, celle de sa Loreley peignant ses cheveux d’or au : bords du Rhin, et voyez si celle de la duchesse ne soutiendra pas la comparaison.


Mes coffrets sont des coquilles d’huîtres où je garde mes perles d’Orient, et je porte un modeste corail qui rougit dès qu’il touche l’air.

Sur les vagues d’argent je m’assieds et je chante, et alors les poissons immobiles m’écoutent; puis, je me repose sur un rocher et j’y peigne ma chevelure avec une arête de poisson.

Pendant qu’Apollon avec ses rayons sèche ma chevelure de l’eau dont elle est trempée, sa lumière lustre la surface de l’onde et fait de la mer mon miroir.

En sorte que lorsque je nage sur les hautes vagues, je me vois à mesure que je glisse, mais lorsque le soleil commence à brûler, vite je rentre sous mes flots,

Et je plonge jusqu’au fond ; alors sur ma tête coulent les eaux en vagues bouclées, en cercles tout ronds, et je suis ainsi couronnée de marées.


Le trait peut-être le plus caractéristique de l’esprit de la duchesse, c’est sa préférence marquée pour l’allégorie. Elle a fait de cette forme littéraire un usage vraiment prodigue. Il y en a chez elle de toutes les variétés, de métaphysiques, de morales, de religieuses, de psychologiques, voire d’astronomiques; il y en a aussi de toutes les humeurs, de gaies et de tristes, de misanthropiques et de confiantes, de sceptiques et de croyantes. On peut dire que chez elle l’allégorie revêt tour à tour toutes les robes, celle du prédicateur, celle du professeur, celle du magistrat, celle du conseiller politique. Sans doute, cet engouement a quelque bizarrerie, faut-il le prendre cependant comme la preuve d’un goût suranné ? Eh non, car s’il y a une forme qui soit naturelle à l’esprit anglais, c’est bien celle-là. Geoffroy Chaucer l’importa autrefois de France avec le Roman de la rose, et l’importation se trouva si conforme aux besoins du génie national qu’elle y fit sur-le-champ une fortune prodigieuse qui ne dura pas moins de deux siècles. De Chaucer aux approches de l’Elizabethan era y a-t-il autre chose dans la littérature anglaise que des allégories? Elles sont fort ennuyeuses d’ordinaire, ces vieilles allégories, et elles sont aujourd’hui justement oubliées, mais pendant cette longue période d’acclimatation triomphante, cette forme a lentement enfoncé son empreinte dans le génie anglais, l’a façonné à son moule, si bien qu’au terme de cette longue faveur, lorsque ce génie veut se communiquer au monde, il ne trouve pas, pour le faire, d’autre moyen d’expansion, et qu’il l’emploie comme fatalement. Et ce moyen d’expansion est tellement le sien propre qu’il se généralise aussitôt, et devient l’organe de toutes les écoles, de toutes les doctrines, de toutes les sectes. L’allégorie enseigne la politesse et le bel esprit, défend les vieilles doctrines et pousse les nouvelles. Est-il besoin de rappeler les noms de John Lilly et de Spenser, de Ben Jonson et de Milton, et à quelle fortune populaire elle va s’élever tout à l’heure avec John Bunyan ? Aucune révolution du goût ne parviendra à la supplanter, et elle bénéficiera de toutes les vogues et de toutes les modes. Un instant, précisément pendant ces dernières années de la duchesse, le courant classique sembla devoir la rejeter parmi les formes surannées, mais dès que cet esprit nouveau se trouva aux prises avec les difficultés sérieuses de la controverse, elle ressuscita soudainement et reprit possession de son ancienne faveur, ainsi que cela se vit par Dryden. Cela se vit bien mieux encore pendant tout le cours du XVIIIe siècle. On sait le parti puissant que Swift sut en tirer au profit des intérêts anglicans, et qu’Addison et Johnson n’eurent pas d’autre moyen d’influer sur les esprits de leurs contemporains, ainsi qu’en témoignent ces vastes répertoires d’allégories, le Tattler et le Spectator, l’Idler et le Rambler. Victorieuse de l’esprit classique en dépit de tous les obstacles, elle arrive enfin au plus splendide épanouissement avec le génie romantique auquel elle s’associe si naturellement et si harmonieusement qu’on ne peut la distinguer de ce génie même. Que sont les poèmes de Keats, sinon des allégories esthétiques ? et ceux de Shelley peuvent-ils, du premier au dernier, porter d’autres noms que ceux d’allégories morales, métaphysiques ou prophétiques ?

La duchesse était donc excusable d’user et d’abuser de cette forme littéraire à laquelle la faveur constante du génie de sa nation a fait une éternelle jeunesse. De quels livres, en effet, pouvait bien se composer la bibliothèque de famille où elle avait puisé sa première culture, si ce n’est pour les trois quarts d’allégories ? et quelles idées, pendant tout le cours de sa vie, avait-elle rencontrées qui fussent exemptes de ce travestissement ? Aussi ses allégories ne sont-elles pas de simples artifices de rhétorique ou de pédantesques conventions. par la longue habitude qu’elle en a, ses pensées prennent naturellement cette forme, d’autant plus naturellement que, d’ordinaire, elles sont plus d’imagination que de raison et de tempérament que de réflexion. Elle en a dont la moralité est peu commune, ou du moins n’a pas encore assez servi pour être arrivée à l’état de lieu-commun, comme sa fable de la Fourmi et de l’Abeille où elle prouve cette thèse de morale altruiste qu’il ne faut pas toujours défendre notre propre prospérité. Elle en a de très poétiques et qui témoignent d’un emportement passablement audacieux dans la rêverie, comme celle que voici, si bien faite pour enchanter son admirateur Charles Lamb, qui dans son Ange enfant a écrit une fantaisie de même famille. Deux amans séparés sur la terre par la dureté de leurs parens se rencontrent sur les bords du Styx à l’état d’âmes ; comme la séparation a été le grand malheur de leur vie, elles consentent à renoncer à toute individualité psychique, et, pour rester plus sûrement unies, à rentrer l’une dans l’autre de manière à ne former qu’une seule âme, ce qui signifiera si l’on veut que notre félicité éternelle se composera de la chose que la vie nous aura cruellement refusée. On voit que la duchesse a découvert, à son insu, cette béatitude par pénétrabilité que certains mystiques n’ont pas hésité à promettre aux âmes insatiables d’aimer, béatitude à la fois redoutable et désirable, et dont la figure par anticipation nous est présentée sous forme païenne par la vieille fable d’Alphée et d’Aréthuse. Mais qu’elles soient poétiques ou quintessenciées, naturelles ou abstraites, les allégories de la duchesse ont toutes ce caractère commun qu’elles sont merveilleusement parées. Prenez ce mot dans le sens que lui donnent les arts du tailleur, de la modiste, du costumier. Elle met un soin extrême à composer à ses fantômes métaphysiques des toilettes assorties à leur signification, ce qui les fait parfois ressembler aux universaux des écoles du moyen âge qui seraient habillés comme des princes de féeries. A vrai dire, l’habitude était ancienne, les faiseurs de moralités, masques et pageans l’ayant pratiquée nécessairement pendant trois siècles; ce qui est nouveau, c’est le procédé qu’elle emploie pour ces toilettes difficiles à combiner avec harmonie, et qui lorsqu’elles ne sont pas platement banales sont aisément extravagantes. Ce sont ces dernières que préfère la duchesse. Et elle y réussit sans peine par l’emploi qu’elle fait de ces rapprochemens forcés et contre tout bon sens entre les choses les plus éloignées, que les poètes lyriques du XVIIe siècle. Donne et Cowley en tête, se rappelant, sans en trop rien dire, les vieilles leçons de l’Euphues, avaient mis à la mode. Un court exemple suffira pour donner une idée de ce parfait mauvais goût et de cette puérilité parfois amusante. Voici la toilette de la nature, on ne saurait dire qu’elle ne lui convient pas, mais ne vous semblera-t-il pas en la lisant que sa riche bizarrerie conviendrait à quelque colossale idole des temples d’Orient?


Le soleil couronne la tête de la nature de barres resplendissantes, et dans sa chevelure les étoiles pendent en guise de joyaux. Les vêtemens sont faits de cieux du plus pur et brillant azur, le zodiaque attache ses robes autour de ses flancs, les cercles polaires font des bracelets pour ses poignets; les planètes se déroulent en collier autour de son cou, les mines d’or et d’argent sont les chaussures de ses pieds, elle a pour ses jarretières de douces et suaves fleurs, ses bas sont de gazon frais et vert, ses rubans sont d’arc-en-ciel aux multiples couleurs. La poudre de sa chevelure est de neige blanche comme fait, et les vents soufflent lorsqu’elle la peigne. La lumière est le voile mince qu’elle étend sur son visage, et à travers lequel elle voit ses créatures en tous lieux.


La duchesse n’atteint presque jamais que le bizarre; mais il y a cette circonstance atténuante en sa faveur que ce n’est pas par amour du bizarre, comme cela s’est vu de son temps pour nombre de marinistes et de gongoristes, mais par le désir plus louable de ne ressembler à personne. Elle veut des formes et des images à l’instar de ses toilettes, c’est-à-dire qui ne soient qu’à elle. Elle a donc la bonne volonté d’être originale, et elle croit l’être en toute naïveté lorsqu’elle n’est que singulière et quintessenciée. Mais si elle se trompe, ce n’est que sur les moyens d’atteindre son idéal, non sur cet idéal même, car elle a de la nature de l’originalité, de ce qui la constitue essentiellement, un sentiment très fort, bien qu’inexact sur quelques points. Elle plaçait l’originalité dans la conception et non dans la forme, dans l’invention plutôt que dans la composition. Elle détestait les imitateurs, dédaignait les stylistes, et n’accordait qu’une estime assez froide à tout ce qui n’était que critique ou érudition. Elle a sur ces sujets des paroles excellentes et parfois d’assez grande portée. « Les imitations sont comme un vol d’oies sauvages qui se suivent à la queue l’une de l’autre, tandis que l’originalité est comme le phénix, qui n’a ni compagnon, ni compétiteur, et qui, pour être solitaire, n’en est que plus admiré. » — « Traduire est un bon ouvrage; cependant les traducteurs ressemblent aux gens qui montrent les tombes à Westminster, ou les lions à la Tour dont ils sont les informateurs et non les propriétaires. » — « Le fou érudit admire et tombe amoureux de tous les langages, sauf du sien propre ; car, s’il parlait de naissance le grec ou l’hébreu, qui sont tenus pour les plus significatifs, il préférerait le bas-allemand, qui est le moins étendu. Il est fier d’être familier avec nombre d’auteurs, quoique cette familiarité opprime sa mémoire, étouffe son jugement par la multitude des opinions, tue sa santé par l’étude, détruise son esprit naturel par les transplantations et les greffes de ses lectures. Enfin, il est tellement asservi aux règles, qu’il ne s’accorde aucune liberté raisonnable. » Une courte pièce, où elle célèbre la gloire des initiateurs et revendique pour eux la première place, est une de ses meilleures et mérite d’être citée. Elle est en tercets et semble avoir été écrite avec un souvenir de Dante ; se rappeler les discours d’Oderisi, d’Arnaud Daniel ou de tel autre artiste ou poète de la Divine Comédie.

Comme au printemps, les oiseaux arrivent, pour couver leurs petits. ainsi les siècles apportent leurs couvées de poètes qui chantent pour le monde la mélodie de leurs vers.

C’est la grande nature qui donne les règles de la musique, et ce n’est pas l’art qui les enseigne; car les fantaisies que la nature façonne dans le cerveau du poète sont les meilleures; celles que crée l’imitation sont néant.

Car les imitateurs ont beau chanter avec toute la perfection possible et composer leur musique avec ce qu’ils ont appris avec le plus d’amour, c’est celui qui enseigne, qui garde toujours la maîtrise, c’est celui-là qui doit avoir la couronne de louange et de renommée et qui mérite d’écrire son nom dans le long rouleau des temps ; et ceux qui le dérobent ne doivent gagner que le blâme. Dans la haute cour de la renommée, il ne doit y avoir de places que pour ceux qui, les premiers, ont enlevé la citadelle de l’invention, mais les messagers qui ne font que rapporter n’y ont pas droit.

Aux messagers est due la récompense des remercîmens pour les grandes peines qu’ils ont prises, afin d’apporter fidèlement leur message, mais non les honneurs réservés à l’invention originale.

Qu’il y en a qui se composent des costumes de pièces diverses volées ici et là, afin qu’ils puissent faire galante figure devant le monde !

Et le pauvre vulgaire, qui n’en sait jamais bien long, respecte tout ce qui porte une brillante apparence sans examiner comment cet éclat est venu à qui le montre.


Le danger ordinaire des écrits enfantés comme ceux de la duchesse par fermentation solitaire ou par l’arbitraire d’une volonté sans raisons impérieuses d’énergie, c’est de tomber dans la convention et de payer tribut à la rhétorique avec une extrême facilité. Je n’hésite pas à dire que la duchesse est entièrement exempte de ce défaut, ce qui est la meilleure preuve de la sincérité de sa nature. Elle est quintessenciée, elle n’est pas affectée ni précieuse ; elle est pompeuse, parce qu’elle croit que la pompe des mots sied aux sentimens nobles, elle n’est pas emphatique ; elle a de la grandiloquence, non de la déclamation. Ses défauts plaident en faveur de sa sincérité. Elle n’a de souplesse ni d’adresse d’aucune sorte ; son mauvais goût fréquent vient surtout de ce qu’elle est sans artifices. En outre de ce mérite de sincérité, il y a dans ses écrits quelque chose d’assez difficile à définir et que j’appellerai, faute d’un meilleur mot, une certaine touche de vie qui les sauve d’être de simples élucubrations philosophiques. Cela vient en partie de ce que, comme toutes les femmes, elle exprime des sentimens alors qu’elle croit exprimer des pensées, en partie de ce que ses jugemens sur les choses du monde sortent des impressions que lui ont laissées les événemens de sa vie et non de raisonnemens. Il est évident, par exemple, que le souvenir de la guerre civile lui est toujours présent et qu’il se glisse, souvent à son insu, dans tout ce qu’elle écrit. L’idée de faction, d’intrigue malfaisante, d’ambition effrontée, hante son esprit comme une obsession. Ce silence dont l’esprit de parti enveloppe d’ordinaire la vérité, et cette duplicité générale qui en devient la conséquence dans les temps d’anarchie, l’avaient beaucoup frappée. Elle en a décrit les effets dans une de ses allégories en vers qui s’appelle les Funérailles de la vérité. La vérité est morte, mais que de choses vont être enterrées avec elle : les sentimens naturels, car sans vérité ils ne sont plus ; l’honneur, car il n’est estimé que lorsque la vérité domine ; la morale enfin, car elle n’est pour ainsi dire que le corps de la vérité. Le monde entier va maintenant aller à Fausseté. « Faction viendra, et gouvernera de haute main, et la concussion trahira l’innocent. Des controverses s’élèveront dans l’église, et l’hérésie emportera la palme. Au lieu de prêcher la paix, les prêtres prêcheront la discorde et enseigneront dans leurs doctrines la haute rébellion. Alors tous les hommes apprendront à expliquer les statuts, science qui ne servira qu’à enrichir les gens de loi… » Et voici, décrite avec tout son luxe habituel de métaphores allégoriques, l’image du monde telle que l’ont imprimée dans son esprit les spectacles de son temps. « Le monde est une grande cité où il y a un grand commerce et que traverse une grande et navigable rivière d’ambition dont le flux et le reflux sont le doute et l’espérance. Sur cette rivière flottent des barques de présomptueux amour-propre remplies d’orgueil et de mépris, et des marchands de faction y lancent des vaisseaux de trouble pour importer pouvoir et autorité. Et ces vaisseaux font souvent naufrage par suite des tempêtes de la guerre, et alors paix et bonheur sont noyés dans les vagues de la misère et du mécontentement… dureté des cœurs, effronterie des faces, tares des consciences, témérité des actions, voilà le fer et l’airain dont sont faits les instrumens à la fois de la protection et de l’offense. » Le style est baroque à l’excès, mais quiconque est tant soit peu familier avec l’histoire reconnaîtra dans les lignes soulignées une image très expressément fidèle de la na- ture humaine en temps d’anarchie. Elle a sur l’éloquence une lettre superbe qu’elle n’aurait probablement jamais écrite, si les orages parlementaires et les harangues militaires multipliées ne lui avaient donné l’expérience la plus intime des effets merveilleux du pouvoir de la parole pour le bien et pour le mal. « Réfléchissez-y bien, et vous ne pourrez assez vous étonner du pouvoir de l’éloquence, car il y a en elle un mystère étrange et caché, et elle exerce une influence magique sur le genre humain. Elle est d’une telle puissance dominatrice, qu’elle force la volonté à régler les actions du corps, et l’âme à agir et à souffrir au-delà de sa capacité naturelle ; elle fait des âmes les esclaves de la langue. Tel est le pouvoir d’un éloquent discours, qu’il enchaîne le jugement, aveugle l’entendement et trompe la raison. Il attendrit les cœurs inexorables, force les yeux secs à pleurer et sèche les larmes dans les y eux humides... et, d’un autre côté, l’éloquence peut exaspérer les pensées jusqu’à la folie et pousser l’âme au désespoir. La vérité, c’est qu’elle peut faire les hommes semblables à des dieux ou à des diables, ayant un pouvoir supérieur à la nature, à la coutume et à la force, car souvent la langue a été trop forte pour l’épée et a remporté la victoire. Elle a été souvent trop subtile pour les lois, jusqu’à en être capable de bannir le droit et de condamner la vérité... »

Presque à l’égal des souvenirs de la guerre civile, la duchesse exécrait les mœurs nouvelles de la cour de Charles II. A cet égard, bien qu’il n’y eût en elle aucune tendresse pour le puritanisme, elle rejoignait presque les sentimens des puritains les plus hostiles. Sans doute, elle n’invectivait pas comme eux ses contemporains et contemporaines en termes bibliques, mais on voit, par ses lettres, qu’elle ne manquait guère une occasion d’en assurer bon nombre de son plus parfait mépris. Si ce mépris était de solide qualité, et si elle se gênait beaucoup pour faire remonter à qui de droit la responsabilité des scandales du temps, cet extrait d’une de ses lettres suffira pour en faire juger. « Assurément le monde n’a jamais été rempli d’autant de fous qu’il y en a dans ce siècle, et il n’y a jamais eu de plus grandes erreurs et de plus grosses folies que celles que ce siècle a connues. Ce n’est pas un siècle comme celui d’Auguste César où la sagesse régnait et où l’esprit florissait. Mais dans ce siècle la débauche est prise pour l’esprit, l’intrigue factieuse pour la sagesse, la trahison pour la politique et les querelles d’ivrognes pour la valeur. En vérité, le monde est si follement pervers et si bassement fou, que ceux-là sont les plus heureux qui peuvent s’en éloigner le plus possible. Mais, dites-vous, chacun se plaint du monde, comme je le fais dans cette lettre, cependant personne n’aide à l’amender. Laissez-moi vous dire, madame, que cela n’est au pouvoir d’aucun particulier, ni au pouvoir d’un nombre quelconque d’individus ; ce sont les plus grandes personnes qui doivent corriger le monde, c’est-à-dire celles-là même qui gouvernent le monde, sans cela le monde risque fort de tomber en piètre condition. Mais il y a des siècles où le monde est plus misérable et plus en haillons que dans d’autres ; et il y a aussi certains siècles où le monde est rapiécé et reprisé, mais rarement avec ce qui est nouveau et convenable, et il est plus souvent habillé dans un habit de bouffon que dans une grave soutane. » Les phrases soulignées ci-dessus désignent assez clairement, ce nous semble, Charles II et les principaux de sa cour, sinon comme les auteurs, au moins comme les fauteurs de tous les scandales régnans. Elle avait en aversion ce cailletage impur et médisant mis en vogue par le beau monde de la restauration, dont Wycherley nous a transmis l’expression la plus effrontée, mais la plus mâle, et Congrève l’expression la plus lascive et la plus élégante, et elle le regardait, avec raison, comme l’agent propagateur par excellence du vice et de la corruption. « En vérité, on peut dire que dans ce siècle il y a une maligne contagion de babillage, car non-seulement une femme en infecte une autre, mais les femmes en infectent les hommes, et les hommes à leur tour s’infectent mutuellement; cela s’étend si loin que les jeunes enfans en sont eux-mêmes attaqués, tant cette infection est forte et maligne. » Comme elle a sans doute entendu chuchoter à ses oreilles qu’elle n’était pas à la mode, elle se demande ce que signifie ce mot et la tyrannie de nouvelle espèce qu’il vient de porter dans le monde, et loin d’essayer de se justifier de ce reproche, elle s’en empare pour s’en faire gloire, et en flétrit en termes éloquens l’ineptie et le ridicule. Elle montre avec beaucoup de sens ce qu’il y a d’artificiel dans cette domination de la mode, par la facilité avec laquelle la plupart de ses suivans lui soumettent non-seulement ce qui est transitoire et extérieur comme les manières et les formes des vêtemens, mais ce qu’il y a de plus essentiel dans notre nature. « Ce qui est étrange, c’est qu’ils arrivent à avoir des esprits selon la mode, ils donnent leurs opinions et leurs jugemens selon la mode, ils aiment et haïssent selon la mode, ils sont courageux ou lâches selon la mode, ils approuvent ou désapprouvent selon la mode. » Elle se demande ce que cela peut signifier que telle chose soit à la mode, si elle n’est pas vraie, ou qu’elle ne soit pas à la mode si elle est vraie. « Les gens justes et sages n’aiment et ne haïssent, n’approuvent ou ne désapprouvent selon la mode; mais ils haïssent ce qui est réellement bas, mauvais et pervers, et ils aiment ce qui est réellement bon, vertueux et digne, non à cause de l’opinion générale, mais pour la vérité... Ils parlent non avec des phrases à la mode, mais avec les mots les plus clairs et qui peuvent le mieux les faire comprendre, et leurs manières sont de celles qui sont humaines et non pas simiesques, fantasques ou contrefaites. Leurs habits sont taillés de manière à être surtout utiles, aisés et convenans. Leurs appétits ne raffolent pas des mets ou des sauces en vogue. parce qu’ils ont le haut goût de la mode, mais ils préfèrent ce qui est le plus agréable ou le plus savoureux à leur goût. Ils ne suivent pas les vices ou les vanités-modes, ni ne s’adonnent aux exercices à la mode, mais à ceux qu’ils aiment le mieux. Si c’est la mode de jouer au tennis ou au paille-maille, et qu’ils aiment mieux monter à cheval ou faire des armes, ils laissent là les exercices à la mode et continuent les leurs. De même si c’est la mode de jouer aux cartes ou aux dés, et qu’ils aiment mieux écrire et lire. De même si c’est la mode de dîner et de souper en compagnie dans les tables d’hôte et les tavernes, et qu’ils aiment mieux dîner et souper seuls chez eux. » C’est un plaidoyer très direct pro domo suà que ces dernières phrases où la duchesse multiplie les allusions à ses goûts littéraires, aux goûts d’escrime et d’équitation de son mari, et à la sobriété dans les choses de la table qui leur était commune à tous deux.

M. Jenkins loue à plusieurs reprises la grande piété de la duchesse ; mais, après lecture répétée de tous les fragmens, tant en prose qu’en vers, qu’il nous présente de ses écrits, cette qualité ne nous frappe en elle que très modérément, et nous aurions plutôt envie de nous demander quelle était réellement l’étendue et la nature de sa foi, et dans quelle mesure on peut dire qu’elle était religieuse. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que cette piété, trop peu dévotieuse pour les catholiques, trop peu intérieure pour les protestans, n’était pour plaire à aucune des deux grandes communions entre lesquelles la duchesse se trouvait placée. Quand elle parle de religion, c’est noblement, mais sèchement, sans aucune tendresse de langage ni aucune humilité de raison. On ne surprend pas en elle la plus petite préférence pour une cérémonie, un rite ou une pratique pieuse quelconque, et il semble vraiment qu’elle n’ait attaché aucune importance à tout ce qui était du culte extérieur, bien qu’elle appartînt à cette église anglicane où les controverses liturgiques ont toujours tenu une si grande place. Son esprit est si peu porté au mysticisme, que le plus naturel des actes religieux de l’âme, la prière, lui est presque antipathique. Elle voulait les prières courtes et rares, estimant que les prières longues et répétées étaient irrévérencieuses et presque impies, opinion qui peut nous paraître aujourd’hui fort inoffensive, mais qui l’était peut-être beaucoup moins dans un temps où les puritains avaient poussé l’ardeur de la prière plus loin encore que les catholiques, ce qui prouve que, pour juger de l’importance du plus petit détail, il faut le voir dans son vrai milieu[3]. Elle allait beaucoup plus loin encore, estimant les bonnes œuvres supérieures à la prière, sans aucun souci de savoir si cette préférence n’était pas quelque peu téméraire, et n’était pas en contradiction avec cette croyance à la justification par la foi qui est commune à toutes les églises réformées. Elle était d’un tel latitudinarisme sur cette question de la supériorité des bonnes œuvres, qu’elle considérait comme acte de dévotion de travailler à s’enrichir pour avoir moyen de faire la charité avec plus d’abondance. Ses paroles à cet égard sont curieuses à recueillir et à citer. « Une vie chaste, honnête, juste, charitable, tempérante, est une vie dévote, et dévot aussi est le travail temporel, comme d’être honnêtement industrieux pour acquérir et prudent pour conserver, afin qu’on puisse avoir davantage à donner. Il n’y a pas de pauvre mendiant qui ne préfère un penny à une bénédiction, car il vous dira qu’il mourra de faim avec un Dieu vous assiste, mais qu’un denier lui donnera de quoi manger... Soutenir un ami dans la détresse vaut mieux et est plus recommandable que de prier pour lui, secourir un mendiant dans la détresse vaut mieux que de prier pour lui, soigner les malades est meilleur que de prier pour les malades. » Plusieurs fois, dans le cours de cette étude, nous avons eu l’occasion de faire remarquer l’esprit calculateur et pratique de la duchesse, mais cette manière de considérer les bonnes œuvres en est assurément le témoignage le plus original et le plus piquant.

Ces petites hardiesses n’étaient point de simples boutades d’un esprit fantasque en quête d’indépendance, car la duchesse ne se piquait d’incrédulité à aucun degré, et le titre d’esprit fort ne lui eût certainement pas apparu comme une distinction enviable et flatteuse. Mais elle avait trop vécu et conversé avec les philosophes et les hommes politiques du parti des Cavaliers pour ne pas se ressentir beaucoup de leur influence et ne pas avoir appris à leur école à simplifier la théologie. Elle l’avait tellement réduite que, si l’on n’était averti, on ne verrait pas ce qui sépare la sienne des purs déistes et théistes. Dieu, l’immortalité, la providence, en restant les seuls fondemens essentiels. Quant au diable, elle avait sur lui une opinion assez originale. Elle lui niait tout pouvoir temporel et lui reconnaissait une puissance spirituelle de bas aloi. Impuissant à infliger le mal physique, il était cependant tout-puissant pour conseiller le mal moral, et elle s’étonnait en conséquence que ce personnage, qui ne pouvait blesser les corps, eût autant d’empire sur les âmes, qu’il n’avait pour séduire que ses imbécillités et ses mensonges. Comme son mari, elle avait en horreur les controverses religieuses, leur attribuant beaucoup plus d’empire pour l’erreur que pour la vérité, et les considérant en général comme le fait de gens qui tenaient avant tout à faire étalage de leur esprit et de leur savoir, ce qui implique qu’elle était médiocrement disposée à accorder sa confiance à une autorité ecclésiastique quelconque. Elle dut en effet sentir assez rarement le besoin d’avoir recours aux lumières sacerdotales, ayant de longue date appuyé sa croyance sur un argument qui rend vaine d’avance toute discussion. On ne doit pas raisonner sur les objets de la religion, dit-elle, parce que, si ces objets pouvaient être atteints par l’exercice de la raison, la religion serait absolument inutile, et nous voyons qu’elle est nécessaire. Elle s’est exprimée très nettement sur ce sujet dans une courte lettre où elle ne manque ni de logique ni de vigueur.


Vous me dites, madame, dans votre dernière lettre, qu’il y a eu une grande et chaude dispute entre O... G... et C... O... touchant diverses choses qu’il est plus aisé de croire que de prouver, car si la preuve fait la science, la croyance ne fait pas la preuve. Quand bien même des milliers d’hommes auraient cru telle chose ou telle autre pendant des milliers d’années, ni le nombre des hommes, ni celui des années ne prouve que cette chose soit vraie. Cela prouve simplement que tel nombre d’hommes a cru cela pendant tel nombre d’années. La divinité est au-dessus de tout sens, de toute raison, et aussi de toute démonstration. Par conséquent, la foi est requise dans toutes les religions, car ce qui ne peut être conçu ou saisi doit être cru. Maintenant, si le pilier principal de la religion est la foi, il s’ensuit que les hommes devraient croire davantage et disputer moins, car les disputes prouvent la faiblesse de la foi, bien plus elles rendent faible une foi qui est forte. Les hommes dépensent plus de temps à disputer qu’à prier, et s’efforcent de montrer leur esprit plutôt que d’accroître leurs connaissances... Les professeurs aiment mieux enseigner les contradictions que la vérité, et les ecclésiastiques la division que l’union.


L’argument n’est pas précisément de l’invention de la duchesse, mais elle a trouvé moyen de l’accentuer d’une manière assez originale. Il est de sérieuse valeur, toutefois il faut dire qu’il est de ceux que les théologiens prudens ont toujours hésité à accepter, ou qu’ils n’ont jamais accepté qu’avec réserve. Cette façon d’avaler la religion en bloc (pour employer un mot à la mode depuis quelques mois) a le grand désavantage, en effet, de rejoindre trop facilement les principes sur lesquels s’est appuyé le scepticisme avisé des XVIe et XVIIe siècles. Cette manière de raisonner est-elle si différente de celle de Montaigne, et, parmi les contemporains de la duchesse, Saint-Evremond et La Motte Le Vayer, ce dernier surtout, auraient-ils beaucoup rechigné à l’admettre, et n’y auraient-ils pas reconnu le voile le plus commode à cacher discrètement les hardiesses du doute?

La duchesse avait beaucoup trop vécu solitaire pour que ses écrits renferment de bien nombreuses peintures des mœurs de son temps, toutefois il convient de faire une exception pour le monde religieux dont elle a tracé à diverses reprises des croquis amusans, gais, avec une pointe d’amertume. Seriez-vous curieux, par exemple, de savoir ce qu’était une dame du haut monde puritain entre les années 1665 et 1670, aux alentours de l’acte du Test, vous jugerez peut-être que le portrait suivant n’est pas indigne de vous être présenté. Plus d’un trait qui, par atavisme, s’est transmis de l’aïeule aux descendantes vous assurera de la ressemblance du modèle et de la véracité du peintre.


Hier, Mme P... I... est venue me faire visite, et m’a prié de vous présenter ses humbles services, mais depuis que vous ne l’avez vue, elle a bien changé, car c’est maintenant une âme sanctifiée, une sœur spirituelle. Elle a renoncé à boucler ses cheveux, les mouches lui sont en abomination, souliers à dentelles et galoches sont autant de pas vers l’orgueil, se décolleter est pour elle pire que l’adultère; éventails, rubans, boucles d’oreilles, colliers et le reste sont les tentations de Satan et les signes de la damnation. Ce n’est pas à la seule toilette que s’est arrêté le changement; manières, conversations, sujets de discours, tout en elle est transformé, si bien qu’à moins d’être avertie d’avance vous ne la reconnaîtriez pas, si vous la rencontriez. Elle ne parle plus que de ciel et de mortifications : au bout de deux ou trois paroles, elle m’a demandé de quelle posture je jugeais qu’il était plus convenable de se servir pour la prière; je lui ai répondu que je n’en connaissais aucune de plus convenable et qui s’accordât mieux avec la dévotion que l’agenouillement, puisque cette posture disait en quelque sorte d’où nous sommes venus et où nous irons, car l’Écriture ne dit-elle pas que de la terre nous venons et qu’à la terre nous retournerons? Alors elle se mit à parler prières; elle est pour les prières spontanées, et je lui dis que plus nous y employons de mots, et moins elles avaient chance d’être acceptées, car je pensais qu’une adoration silencieuse était mieux faite pour plaire à Dieu qu’un vaniteux babillage. Ensuite elle me demanda si on ne pourrait pas se spiritualiser en modérant ses passions et ses appétits, et en en chassant les pires de son corps et de son âme, de manière à devenir une façon de divinité, ou à s’approcher tellement du divin qu’on s’élèverait au-dessus de la nature humaine. Je lui répondis non, car à supposer que les hommes pussent changer le cuivre, le fer ou les autres vils métaux en or, et raffiner ensuite cet or jusqu’à son plus extrême degré de pureté, ce ne serait encore qu’un métal; de même l’homme le plus purifié ne serait encore qu’un homme. Prenez d’ailleurs les plus parfaits des hommes, ceux qui par la grâce, la prière, le jeûne, se sont élevés jusqu’au degré de saints, ils n’ont été encore que des hommes tant que fut conservée l’union de leur âme et de leur corps; mais lorsque la séparation se fait, ce que devient l’âme, et si elle est un Dieu, un diable, un esprit, ou rien du tout, je n’en ai aucune connaissance. Là-dessus elle leva les yeux au ciel et me quitta, convaincue que j’étais du nombre des mauvais et des réprouvés, incapable de grâce efficace, en sorte que je crois qu’elle ne m’approchera plus, de crainte de souiller sa pureté en ma compagnie. La première fois que nous entendrons parler d’elle, vous verrez qu’elle sera devenue sœur prêcheuse.


La dame devint, en effet, sœur prêcheuse, mais paraît n’avoir obtenu dans ce rôle qu’un médiocre succès. Une seconde lettre de la duchesse nous fait assister au spectacle amusant d’un conventicule, et, malgré la longueur relative de cette scène, nous voulons la rapporter, parce qu’elle nous permet de surprendre sur le fait les deux opinions qui rendirent si longtemps les puritains antipathiques au gros de la nation et haïssables au parti des Cavaliers. La première, c’est qu’ils ne craignaient pas de se séparer ouvertement de la masse de leurs concitoyens, considérant qu’ils étaient, au milieu d’eux, comme un nouveau peuple d’Israël au milieu des idolâtres, et s’attribuant par suite sur eux tous les droits qu’une telle sélection divine pouvait justifier. La seconde, c’est que le salut de l’âme individuelle devait passer avant tout autre souci, qu’il n’y avait pas de devoir politique ou social qui ne dût céder à celui-là, fallût-il pour cela entrer en lutte contre l’État ou faire abandon des intérêts nationaux. C’est cette séparation entre le chrétien et le citoyen que combattit toujours l’église anglicane, dont l’effort principal, soutenu, traditionnel, consista, dès l’origine, à maintenir l’alliance entre ces deux hommes et à démontrer que les devoirs du sujet étaient identiques aux devoirs du chrétien. Si vous cherchez la différence entre l’église anglicane et les autres églises protestantes, vous n’en trouverez pas de plus essentielle que celle-là. Elle est tellement caractéristique, cette différence, qu’elle s’est fait sentir encore de nos jours, et qu’un des plus nobles et des plus libéraux défenseurs que l’église anglicane ait eus dans notre siècle, Charles Kingsley, n’a pas hésité à en faire l’objet de ses anathèmes rétrospectifs dans son beau roman historique intitulé : Westward ho !


Depuis ma dernière lettre, je suis allée entendre prêcher mistress P... I.., car elle est maintenant ce que j’étais bien convaincue qu’elle deviendrait, une sœur prêcheuse. Nous nous trouvâmes dans une grande réunion de saintes sœurs et de saints frères, dont bon nombre prêchaient à tour de rôle, car comme ils sont pour la liberté de conscience, ils sont aussi pour la liberté de prêcher. Mais il y eut en tout cela plus de sermons que de science et plus de mots que de raisons. Mistress P... I... commença, mais je ne me rappelle pas bien son sermon ; seulement, lorsqu’elle eut bien soupiré et gémi sa dévotion, un saint frère se leva et fit un sermon dont voici le bref résumé :

« Frères et sœurs bien-aimés, nous sommes ici réunis en Dieu pour prêcher sa parole parmi nous en toute pureté d’esprit. Nous sommes les enfans chéris et élus du Seigneur, qui nous fait des esprits glorifiés et des âmes sanctifiées. Nous avons en nous l’esprit de Dieu qui nous inspire de prier, de prêcher, d’invoquer son nom, et aussi de lui rappeler la promesse qu’il nous a faite de nous rassembler et de nous unir dans sa nouvelle Jérusalem, afin de nous séparer des réprouvés et pour que nous ne soyons pas souillés par leur présence; car vous savez par l’esprit, chers frères, qu’ils ne sont pas les enfans du Seigneur, mais les enfans de Satan. Ils sont les enfans des ténèbres et nous les enfans de la lumière. Nous sommes glorifiés et sanctifiés par la grâce surnaturelle; nous sommes un peuple particulier, nous sommes les prophètes du Seigneur, institués pour prévoir, prédire et déclarer sa volonté et son plaisir ; nous sommes institués pour encourager les saints dans l’affliction, nous réjouir avec eux dans la consolation et les aider à présenter au Seigneur leurs soupirs, larmes et gémissemens; mais voilà que l’esprit m’inspire à cette minute de prier et de cesser de prêcher; prions donc. »

Après que le saint frère eut achevé sa prière, M. M. .. R.., qui était avec nous, enleva sa perruque et se coiffa d’un bonnet de nuit qui lui donna tellement l’apparence d’un saint frère, qu’ils le prirent pour un des leurs, et, ainsi transformé, il prêcha le discours suivant :

« Chers frères bien-aimés, nous sommes ici réunis en congrégation, quelques-uns pour enseigner, d’autres pour apprendre; mais ni l’enseignement ni l’instruction ne peuvent être donnés et reçus autrement que par des voies naturelles et conformes à l’humaine capacité, car nous ne pouvons être célestes tant que nous sommes terrestres, ni glorifiés tant que nous sommes mortels, et nous ne pouvons pas arriver à la pureté des saints et des anges tant que nous sommes soumis aux imperfections naturelles du corps et de l’esprit. Cependant, il y a certains hommes qui croient être, ou au moins pouvoir être si purs d’esprit par le secours de la grâce qu’ils en sont sanctifiés; qui croient être tellement pleins du Saint-Esprit qu’ils en ont des visions spirituelles et des conversations familières avec Dieu, dont leurs folles imaginations font un camarade de fréquentation commune. Mais croire qu’ils sont des compagnons convenables pour Dieu lui-même ; croire que, eux exceptés, aucune des créatures de Dieu n’est ou ne fut digne de la faveur divine; croire, comme ils se l’imaginent, qu’ils font partie du conseil privé de Dieu, de manière à connaître son plaisir et sa volonté, ses décrets et ses arrêts, toutes choses qui ne peuvent être connues, — car le Créateur est trop puissant pour qu’aucune créature puisse le comprendre, — c’est là une opinion qui dérive simplement d’un amour de soi, d’un orgueil de soi et d’une ambition personnelle extraordinaires. Par conséquent, prions humblement l’être que nous sommes impuissans à concevoir. »

Mais avant qu’il eût achevé son sermon, le saint troupeau avait commencé à s’agiter, et à la fin vida si bien la salle que notre ami aurait prié tout seul si moi et deux ou trois dames qui étaient en ma compagnie n’étions restées. Lorsqu’il eut achevé une courte prière, il nous dit qu’il venait de faire ce que le grand conseil d’État ne pourrait pas accomplir, c’est-à-dire disperser au moyen d’un tout petit discours, sans bruit ni trouble, une compagnie de sectaires.


Une dernière et courte citation pour épuiser complètement ce que les écrits de la duchesse peuvent contenir de renseignemens sur les mœurs du temps. Nous avons passé naguère en revue avec Aubrey les grands courans de la superstition au XVIIe siècle ; le petit portrait que voici peut nous apprendre de son côté ce qu’était la superstition commune et familière et pour ainsi dire le pain quotidien du superstitieux Anglais sous la Restauration.


Le sot superstitieux est observateur attentif des temps, des situations, des figures, des bruits, des accidens et des rêves. Ainsi, pour le temps, il ne commencera un voyage, ne se mariera, n’achètera de la terre, ne bâtira, ne commencera un travail quelconque que les jours heureux. Chapitre des rêves : s’il rêve que ses dents tombent, ou de fleurs, ou de jardins, ou de quelque chose de vert, ou qu’il voit sa figure dans un miroir, ou qu’il tombe dans un précipice, ou qu’il assiste à un mariage, il estime que cela est fatal. Chapitre des bruits : l’aboiement des chiens, le croassement des corbeaux, le chant des cri-cris, le hululement des hiboux. Chapitre des accidens : le saignement de nez, la démangeaison à l’œil droit, la salière renversée. Chapitre des hasards et figures : un lièvre qui traverse le chemin devant lui, trébucher au seuil d’une porte. En sorte qu’il ne jouit jamais d’aucun plaisir présent de crainte d’un fâcheux accident.


Nous voici arrivé au terme de cette longue étude, et maintenant il faut conclure. Eh bien! la duchesse de Newcastle a-t-elle droit à une attention moins frivole que celle du curieux et du dilettante, et mérite-t-elle de rester dans l’histoire littéraire à un meilleur titre que celui d’intéressante excentricité? Oui, à notre avis, elle le mérite, et cela pour trois qualités par lesquelles elle a été comme tirée, en dépit d’elle et à son insu, hors de sa situation solitaire, et qui la rattachent au mouvement général de son pays et de son temps. Elle est Anglaise, rien qu’Anglaise, et n’a jamais songé qu’elle pût être autre chose. Elle a cependant longuement vécu à l’étranger, tant en France que dans les Pays-Bas espagnols, et c’est l’époque où les influences de l’Espagne d’abord, et de la France ensuite, modifient si profondément la littérature anglaise que les caractères les plus constans de cette littérature semblent en être effacés pour jamais ; mais de tout cela la duchesse n’a pas subi la moindre atteinte. Elle reste fidèle à la culture anglaise de sa jeunesse et la prolonge. Les romans de La Calprenède et de Mlle de Scudéry, non plus que les tragédies de Corneille, n’ont pas eu empire sur son esprit, et, si on veut à toute force qu’elle ait été précieuse, c’est à une école anglaise qu’elle a appris à l’être ; mais l’hôtel de Rambouillet n’y est entré pour rien. En second lieu, quelle que soit la valeur de ses écrits, son nom est assuré de ne pas être effacé de la littérature anglaise, car il est le premier qu’il faudra écrire toutes les lois qu’il s’agira de dresser la liste de ces bas-bleus qui ont servi si diversement et si puissamment la cause des sentimens anglais et des idées anglaises. C’est elle qui inaugure réellement la tribu des femmes de lettres anglaises, et elle l’inaugure avec une décence supérieure, une innocence pédantesque, mais naïve, un effort vers tout ce qui est élevé et noble qui, pour être souvent impuissant, n’en reste pas moins toujours respectable. Quelle distance il y a, sous ce rapport, entre elle et telle des contemporaines qui vont suivre, cette Aphra Ben, par exemple, qui ne craignit pas de lutter de licence avec les Etheredge, les Wycherley et les Congreve? Laissons enfin Antoine Hamilton nous révéler le troisième mérite de la duchesse par une anecdote de ses piquans Mémoires de Grammont. Vous rappelez-vous l’entrée du chevalier au bal masqué de la cour, et comment, au milieu des rires, il raconte à Charles II qu’il a été arrêté et retardé par un grand diable de fantôme vêtu de voiles orientaux? « Ah! s’écrie Charles II, ce doit être la duchesse de Newcastle. » Eh! non, ce n’était que la peu morale Muskerry déguisée en Babylonienne. Par cette moquerie, qui résume bien ce que les contemporains reprochaient à la duchesse, Charles II exprimait en même temps ce qui manquait trop à sa cour et faisait involontairement la satire de son règne. Au milieu du monde corrompu de la restauration, la duchesse fut à peu près seule à représenter la vertu. Oh! une vertu qui n’était ni bien stoïque, ni bien mystique, une vertu très laïque, très accessible, mais qui, par cela même, eût été digne de plus d’imitation qu’elle n’en rencontra, et s’il en eût été ainsi, qui sait jusqu’où cette imitation facile n’aurait pas poussé ses bienfaits? Il faut souvent aussi peu de chose pour sauver sociétés et états que pour les perdre, et on peut sérieusement se demander si, pour sauver le trône des Stuarts, il n’aurait pas suffi de tenir plus de compte qu’il n’en fut fait des qualités que nous observons chez cette duchesse si ridiculisée, si raillée, si délaissée des contemporains. Deux choses ont perdu la monarchie des Stuarts : le spectacle des mœurs de la cour, qui finit par amener la nation à l’opinion des puritains, et l’intransigeance religieuse, qui finit par arracher à la royauté ses meilleurs et ses plus constans défenseurs, double danger qui aurait pu être évité, ce semble, sans trop d’austérité ni trop de concessions douloureuses à la conscience. Supposez chez Charles II un peu de cette décence de mœurs si chère à la duchesse, et dites si l’opposition des puritains ne fût pas restée sans écho, restant en partie sans objet? Et, d’autre part, qu’aurait-il fallu à Jacques II pour qu’il évitât sa perte? tout simplement qu’il portât dans les choses de la religion le même esprit respectueux, mais circonspect, qu’elle y portait. Pour maintenir les Stuarts, la nation anglaise ne leur demandait que des à-peu-près, et c’étaient précisément ces mêmes à-peu-près salutaires que nous rencontrons dans les écrits de la duchesse de Newcastle.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 15 avril et du 15 juillet 1890.
  2. Tellement d’Herrick que la duchesse a transporté dans sa pièce, sans y prendre garde, un vers de la fête d’Obéron presque textuellement, celui qui fait mention de la table-champignon de la reine. De son côté, M. Jenkins a noté une ressemblance moins étroite qui se rapporte à l’office des moucherons à la cour des fées. Il est vrai d’ajouter qu’Herrick, à son tour, était redevable de nombre de traits de sa description à Drayton, qui dans sa Nymphidia a raconté la querelle d’Obéron et de Titania, et comme ce dernier avait emprunté ce sujet à Shakspeare, c’est toujours au grand poète qu’il faut en revenir.
  3. Pendant le siège de La Rochelle par Richelieu, un des ministres presbytériens qui furent envoyés d’Angleterre pour soutenir le zèle des réformés priait quinze heures par jour. Ce ministre était un des ancêtres directs de mistress Carlisle, et c’est de Carlyle lui-même que je tiens ce détail.