Curiosités littéraire et historique - John Aubrey

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Curiosités littéraire et historique - John Aubrey
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 45-80).
CURIOSITES
LITTÉRAIRES ET HISTORIQUES

JOHN AUBREY.


I.

Il y a dans toute génération littéraire un type qui ne manque jamais, celui de l’homme qui passe sa vie entière à prendre des notes en nourrissant le projet de quelque chose d’important, et meurt sans avoir écrit le premier mot du livre qui devait faire sa célébrité. Notre siècle en a compté bon nombre. Tel était, par exemple, ce journaliste distingué de la restauration, qui, après avoir promis pendant quarante ans une histoire des origines du christianisme, est mort en laissant la tâche à M. Renan, qui l’a remplie de la façon que l’on sait. Tel fut encore M. Clogenson, de son vivant magistrat à la cour d’Alençon. Il avait employé les loisirs de sa longue existence à rassembler les matériaux d’une histoire de Voltaire, et il a quitté le monde sans avoir imprimé autre chose que des notes reconnaissables au C majuscule qui les signe, plus un petit écrit épisodique sur les relations de son auteur favori avec les académies. Il était d’ailleurs si plein de son sujet qu’il était arrivé à le croire réalisé ; il fallait entendre M. Cousin raconter, avec ce feu dans la mimique et cet accent dans le débit qui faisaient de lui un si grand acteur, ses rencontres avec M. Clogenson. « Vous le trouvez dans la rue et vous lui dites : Eh bien ! que faites-vous maintenant ? — Dans huit jours, je publie ma vie de Voltaire. — Dix ans après, je le retrouve. Et de quoi vous occupez-vous à cette heure ? — Dans trois jours, je publie ma vie de Voltaire. » Il n’y avait rien d’exagéré dans le récit de M. Cousin, car, ayant eu moi-même l’honneur de recevoir, dans ses dernières années, une visite de M. Clogenson, je lui fis assez facilement déclarer quelque chose d’à peu près semblable. Mais l’homme qui, dans la génération à laquelle j’appartiens, a représenté ce type dans toute sa perfection, et j’oserai dire dans son idéal même, c’est cet infortuné Philoxène Boyer, que tout le Paris lettré a connu. Je l’ai fréquenté pendant de longues années, et je dois rendre ce témoignage à sa pauvre mémoire que je n’ai pas connu d’homme d’une érudition aussi singulière ; seulement, comme cette érudition avait été acquise non par travail patient et méthodiquement ordonné, mais par volupté fiévreuse et nervosité maladive, elle avait pris la forme d’une sorte de dilettantisme intempérant et frénétique qui empêchait de la reconnaître, ou enlevait l’envie de la reconnaître, ou permettait aux malveillans de la tourner en risée. Tout allait bien tant qu’il ne s’agissait que de causer ; il y avait en lui une surabondance de lectures véritablement diluvienne qui, sous le plus léger prétexte, et même sans prétexte, s’épanchait en torrens, en cascades, en cataractes. C’était un Niagara de citations, un fleuve des Amazones plein de rapides imprévus, entraînant tout au hasard du souvenir: poèmes, commentaires, anecdotes. Mais s’agissait-il d’écrire, c’était tout autre chose : alors les noms illustres, s’appelant les uns les autres, promenaient la pensée de l’écrivain à travers toutes les littératures, les notes s’engendraient dans le texte comme les insectes dans la matière en fermentation et le sujet annoncé était abandonné dès la dixième ligne. Il me souvient encore d’une certaine féerie qu’il devait écrire en collaboration avec Théodore de Banville pour la porte Saint-Martin. Le sujet choisi par les deux auteurs était la légende du roi Arthur. Pour se préparer à cette œuvre destinée à être représentée devant un public si érudit, Boyer se dit qu’il était préalablement nécessaire de Ure tout ce qui se rapportait à la Table-Ronde. Tout y passa, et Tressan, et cette si amusante compilation du dernier siècle, la Bibliothèque des romans, et M. de La Villemarqué, et M. Paulin Paris et ce qui était alors publié de Chrestien de Troyes et autres poètes du moyen âge. Mais les sources françaises, au bout de peu de temps, lui parurent insuffisantes, et il pensa qu’il serait honnête d’y joindre les sources anglaises et les galloises même, s’il se pouvait. N’était-il pas indispensable de lire le Mabinogion de lady Charlotte Guest, et la vieille compilation de sir Thomas Malory, la Mort d’Arthur? Boyer ne savait pas l’anglais, mais cet obstacle n’était pas pour l’arrêter. Il apprit donc cette langue, et lut tout ce qui se rapportait à son sujet jusqu’aux Idylles du roi de Tennyson inclusivement. Seulement, comme vous pouvez aisément le croire, au bout de toutes ces lectures, le pauvre Boyer se trouva plus enchanté que Merlin sous son aubépine fleurie, et personne plus, ni auteur, ni collaborateur, ni directeur, ne pensait encore à la féerie.

Le rôle de ce personnage littéraire fut tenu en Angleterre, pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, par un hobereau du Wiltshire, du nom de John Aubrey. Comme il était un adepte très convaincu de l’astrologie judiciaire, — William Lilly, le roi des astrologues anglais de l’époque, le comptait au nombre de ses amis ou dupes les plus intimes, — il a dressé sa Nativité selon tous les canons orthodoxes de cette plus ancienne des sciences conjecturales, ainsi que l’ont fait, du reste, nombre de ses compatriotes illustres, Robert Burton et sir Thomas Browne, par exemple. Nous ne sommes pas assez versé en astrologie pour dire à simple inspection de la figure de cette Nativité ce qu’elle présageait au pauvre Aubrey ; mais il est probable qu’il y eut là quelque conjonction. malencontreuse ou quelque station prolongée de son étoile auprès de quelque astre malveillant. Ce fut un mortel inoffensif au possible et baroque à l’excès. Il a pris soin de consigner dans une sorte de registre sommaire, pour l’instruction de la postérité, ce qu’il considérait comme les principaux événemens de sa vie ; cela est d’une naïveté tout enfantine et quasi ridicule, qui justifie assez bien le portrait méchant avec préméditation qu’a tracé de lui Anthony Wood, le célèbre historien des antiquités d’Oxford. Né si faible, qu’il fallut le baptiser par précaution aussitôt après son entrée dans le monde, il fut affligé toute sa vie de maladies bizarres, déplaisantes, et même malpropres, qu’il nous énumère complaisamment, avec indication du temps qu’elles ont duré. De quatre à douze ans, vomissemens périodiques ; de huit à vingt et un ans, écoulement ou fontaine purulente à la tête. En 1634, fièvre violente qui faillit l’emporter; en 1639, rougeole ou éruption cutanée; en 1643, à Oxford, petite vérole; en 1664, pendant un voyage en France, spleen et hémorrhoïdes à Orléans. Cette abondante gourme maladive semble avoir cessé de s’épancher vers les années de l’âge mûr; cependant, en 1677, nous relevons encore un abcès à la tête. Après les accidens de la maladie, les accidens du hasard, et le chapitre en est long. Il est tombé trois fois de cheval, la première fois avec contusions graves, la seconde avec fracture d’une côte, la troisième avec lésion à un certain endroit d’une sensibilité fort exceptionnelle. Il a failli se casser le cou en visitant la cathédrale d’Ely. Il a failli se noyer deux fois, et, en revenant d’Irlande, il a presque fait naufrage. Les accidens qui lui arrivent par le fait des hommes ne sont ni moins nombreux, m moins variés. Au Temple, il a été un jour sur le point d’être transpercé par l’épée d’un jeune étudiant. Un autre jour, dans une affaire d’élections, il s’en est peu fallu qu’il ne fût tué par lord Herbert, futur comte de Pembroke. Un autre jour encore, un gentilhomme ivre qu’il n’avait jamais vu s’est précipité sur lui pour le faire passer de vie à trépas. Et le chapitre des femmes! Aubrey vécut célibataire, mais cette précaution bien entendue ne put préserver ni contre les déceptions de l’amour, ni contre les maléfices du sexe enchanteur, un être que le guignon poursuivait sous des formes si multiples. A plusieurs reprises, il fut saisi d’admirations attendries pour diverses gentlewomen, mais elles lui échappèrent par la malignité de la mort ou d’autres manières non spécifiées. Une certaine Jeanne Sumner, à laquelle il paraît avoir fait quelque imprudente promesse matrimoniale non suivie d’effet, l’attaqua en cour de justice, et il en résulta un procès dont il sortit vainqueur, mais non sans dommage pour sa bourse. Ses affaires de fortune enfin furent à l’unisson de ces malchances variées. Son père lui avait laissé des propriétés considérables répandues dans six comtés. Malheureusement, ce superbe héritage était quelque peu embarrassé, et prêtait à des affaires litigieuses dont sa nature baguenaudière, distraite et crédule à l’excès, et par là probablement sans défense contre les parasites que nourrit la chicane, le rendait parfaitement incapable de se débrouiller. Aussi voit-on cette fortune fondre comme neige sous une gestion malhabile par l’effet de la pompe aspirante des gens de loi, peut-être aussi par suite de sa camaraderie avec les astrologues, alchimistes, possesseurs de secrets merveilleux, probablement encore par ses manies de collectionneur qui durent plus d’une fois le faire prendre pour dupe et l’induire en dépenses stériles[1]. Il en résulta que ses dernières années se passèrent dans une gêne très étroite; et que même, s’il faut en croire Anthony Wood, il en fut réduit à vivre, comme on dit vulgairement, aux crochets de diverses personnes de sa famille et de son intimité. « C’était un esprit sans ressources, une tête à lubies, toujours dans la lune, et s’il n’était pas fou, il ne s’en fallait guère, » dit ce même Anthony Wood; et il faut convenir que, si ce signalement est assez peu amical, il est en assez parfait accord avec le caractère que fait supposer le résumé biographique qu’Aubrey a tracé lui-même.

Le même guignon le poursuivit dans la vie intellectuelle. L’étude des antiquités anglaises avait été mise en faveur au XVIIe siècle par plusieurs hommes éminens, notamment par Camden et sir William Dugdale, qui, au moment même où la vieille Angleterre allait disparaître sans retour, s’étaient consacrés avec zèle, avec piété, avec tendresse, à en conserver une image d’une familiarité vivante et d’une minutieuse ressemblance. Aubrey s’éprit dès sa jeunesse de ces études, et il les poursuivit toute sa vie, mais avec un enthousiasme intermittent et une activité à bâtons rompus qui ne lui permirent d’atteindre à aucun résultat sérieux. En 1659, il y eut dans son comté natal du Wiltshire une réunion de gentlemen férus, comme lui, d’amour pour le passé de leur province. Ils convinrent de s’en partager la description, et Aubrey accepta de se charger de la région du nord. Tout ce qui nous reste de ce projet est un compte-rendu écrit en 1671, douze ans après la réunion dont nous venons de parler. Ce petit morceau, où se rencontrent quelques phrases éloquentes, n’est pas cependant pour faire regretter outre mesure qu’Aubrey n’ait pas achevé sa tâche. C’est une sorte de portrait du bon vieux temps, écrit avec une candeur qui porte la marque certaine de la crédulité, et dans un sentiment de vénération donquichottique d’où l’esprit critique est entièrement absent, quelque chose comme une élucubration de l’Oldbuck ou du Dominie Sampson de Walter Scott avec plus de sérieuse information. Aubrey semble avoir écrit toutefois une partie de sa description, mais la vieillesse le surprit avant qu’il eût achevé sa lâche, et son travail incomplet est allé dormir à Oxford, probablement dans le museum de son ami Elias Ashmole, en compagnie de tous ses autres papiers, pour le plus grand profit des chercheurs de l’avenir, car ces papiers d’Aubrey sont au nombre des documens les plus souvent cités par les érudits modernes. Pour le plus grand profit de ses rivaux en érudition aussi, car il paraît bien qu’Anthony Wood, entre autres, a largement bénéficié des travaux de ce pauvre homme sans défense qu’il prétendit ne pas connaître après l’avoir mis à contribution pour ses Fasti oxonienses. On voit qu’Aubrey appartenait à la famille de ces laborieux pour lesquels ont été faits les fameux vers :


Sic voe, non vobis, veilera fertis oves...


Ridicule ou non, ce naïf John Aubrey n’en a donc pas moins rendu aux lettres des services réels, et il les a servies vraiment de plus d’une façon, car il a été un des membres fondateurs de la Société royale de Londres, et son nom reste attaché à l’origine de ce corps célèbre comme celui d’un Conrart ou d’un Chapelain à l’origine de notre Académie française.

C’est un an seulement avant sa mort, arrivée en 1697, qu’Aubrey paraît avoir renoncé à sa description du Wiltshire, mais cette résolution semble l’avoir quelque peu embarrassé. Il se trouvait parent par alliance à un degré plus ou moins éloigné du lord Abingdon de cette époque, et il en avait reçu l’hospitalité à son château de Lavington. Aubrey avait d’abord décidé de lui dédier sa description en manière de remercîmens, mais l’abandon qu’il faisait de son œuvre le laissait maintenant sans moyen de prouver sa reconnaissance, et il tenait à la prouver. Alors il vint à penser que, dans sa longue vie de paperassier curieux, il avait assemblé sur le monde invisible et sur les communications de ses habitans avec notre monde visible, — songes, apparitions, présages, — quantité d’extraits de lecture, de notes, de notules, de souvenirs personnels, de souvenirs de conversations, de lettres à lui écrites par nombre de ses frères en superstition. Il réunit tout cela avec un semblant d’ardre sous le nom de Miscellanées, et l’offrit à sa seigneurie par une petite préface dont les termes résignés et respectueux sont vraiment faits pour toucher. Littérairement, ce petit livre est détestable. Il n’y a là ni méthode, ni style, ni mérite de pensée. La part de l’auteur y est d’ailleurs des plus maigres et s’y réduit, çà et là, à quelques lignes de commentaire aussi mince que puéril, par lesquelles il relie, tant bien que mal, pensées et anecdotes.il n’en est pas moins fort curieux tant au point de vue psychologique qu’au point de vue historique. C’est un document d’une valeur réelle en ce qu’il nous présente rapprochées et liées en gerbe les superstitions très nombreuses et très variées qui sévirent sur l’Angleterre de son temps, et qui sont éparses isolément chez ses contemporains. Le Manuel, le Catéchisme du parfait superstitieux anglais au XVIIe siècle, tel est le titre que ce livre devrait porter, et ce titre serait amplement justifié. Le libre penseur Toland, qui n’était pas suspect dans ces matières, connaissait John Aubrey, et, au rapport du critique Malone, le tenait en réelle estime. « Quoiqu’il fût très superstitieux, disait-il, ou qu’il parût l’être, il était parfaitement exact dans ses exposés de faits. Or, ce n’était pas de ce qu’il pensait que j’avais souci, mais de ce qu’il savait. » A la bonne heure ! voilà qui est judicieusement parler. Nous pensons comme Toland, nous n’avons cure qu’Aubrey soit ou non crédule, ou plutôt nous sommes enchanté qu’il l’ait été, car ce qui nous importe, ce ne sont pas ses opinions, mais les faits qu’elles lui ont fait accepter, et qui nous permettent de reconnaître les superstitions de l’Angleterre du XVIIe siècle et d’en nommer les sources véritables.


II.

A quelques exceptions près, les superstitions l’assemblées par John Aubrey sont marquées de ces deux caractères : elles n’ont à peu près rien de populaire, et sont en très grande partie des superstitions de gentlemen et surtout de lettrés ; — Elles sont de date très récente, même lorsqu’elles sont anciennes, et pour la plupart contemporaines de l’auteur[2]. En présence de cette singularité, la pensée du lecteur se recueille, et, ses souvenirs Aidant, elle est amenée à cette conclusion curieuse qu’aucun des grands courans moraux du XVIe et du XVIIe siècle n’a été aussi hostile à la superstition qu’on le croit communément, et que presque tous, loin de l’a combattre, s’en sont fait servir, ou l’ont servie, et l’ont rajeunie, pour un temps, par l’usage qu’ils en ont fait.

Un bon tiers du livre d’Aubrey se compose d’extraits copieux de Cicéron, de Pline, d’Elien, de Plutarque, de Properce, d’Appien, de Jamblique, de Gallien, de saint Augustin. Cela veut dire qu’il paie largement tribut à cet ordre de superstitions que la renaissance rajeunit et propagea sur la foi de l’antiquité. Ah ! que Luther avait bien raison de comparer l’esprit humain à un paysan ivre à cheval qui, lorsqu’on le redresse d’un côté, retombe aussitôt de l’autre. Au moment même où la puissance toute nouvelle de l’érudition se flattait de souffler sur les erreurs séculaires, l’enthousiasme de l’antiquité ouvrait à la crédulité des voies tout à fait inattendues. Tout ce qui venait de l’antiquité fut accepté comme chose sacrée. Il fallait bien croire à la divination, puisque Cicéron paraissait y avoir cru ; il fallait bien croire aux révélations et avertissemens des songes, puisque les historiens de l’antiquité en sont remplis ; il fallait bien croire aux génies familiers, puisque Socrate en avait eu un ; il fallait bien croire aux communications avec le monde invisible, puisque Platon et Plotin en avaient donné les lois ; il fallait bien croire à la nécromancie, puisque Porphyre et Jamblique l’avaient pratiquée. C’était le magister dixit du moyen âge qui continuait sous l’invocation d’autres patrons. Les récentes doctrines de géologie nous ont appris que les changemens de notre planète se sont opérés par voies insensibles plutôt que par cataclysmes ; les récens historiens de nos origines modernes nous ont appris que l’invasion barbare se fit par infiltrations lentes et continues plutôt que par déluge soudain, et il serait vraiment temps que la critique renonçât à présenter la renaissance comme cette parfaite antithèse du moyen âge que beaucoup s’obstinent à y découvrir. Loin de détruire les superstitions du moyen âge, la renaissance, au contraire, leur prêta main-forte et les justifia par les témoignages de l’antiquité et l’autorité de ses grands écrivains. Le merveilleux chrétien vieillissant mis en pièces et plongé dans la cuve en fermentation de la renaissance en sortit rajeuni comme Eson du chaudron de Médée, et réciproquement par ce contact avec le moyen âge le merveilleux de l’antiquité se trouva christianisé, a Les bons et les mauvais anges nous viennent de plus loin que notre religion, disait sir Thomas Browne, car ils nous viennent de Platon ; » à quoi il ajoutait implicitement: « et il n’y a aucune raison de douter des allégations de Platon, puisqu’elles nous sont confirmées par le christianisme. » Comme exemple de merveilleux antique christianisé, voyez la fortune singulière que l’érudition fit aux oracles de compte à demi avec la théologie. Qui donc, en lisant les historiens de l’antiquité, n’a été frappé du nombre prodigieux d’oracles dont les événemens se chargent de justifier les avertissemens amicaux ou les équivoques perfides? C’est, disait la renaissance (après le moyen âge, qui a émis exactement la même opinion, mais sans le même luxe d’érudition), que ces oracles étaient les voix des démons qui dominaient l’ancien monde et y avaient pris le titre de dieux sous lequel ils se faisaient adorer. Cette opinion se prolongea si tard et fut si généralement acceptée qu’un des premiers en date des livres de notre XVIIIe siècle, l’Histoire des oracles de Fontenelle, fut écrit tout spécialement pour la réfuter, et pour rendre à l’imposture et à la politique ce qui n’appartenait pas aux démons.

Et la sorcellerie ! A coup sûr, il serait mensonger de dire que c’est la renaissance qui l’a mise au monde ; cependant, il est remarquable qu’elle n’a eu toute sa puissance que lorsque le pédantisme classique s’est rencontré avec le pédantisme théologique. L’ère véritable des procès de sorcellerie ne commence qu’au XIVe siècle, avec la première renaissance, en sorte que cette lugubre épidémie se trouve contemporaine de Pétrarque et de Boccace, de Chaucer et de Froissard; je ne cite ces noms illustres que pour mieux faire remarquer le contraste étonnant qui existe entre les lumières qu’ils représentent et la chose ténébreuse par excellence. Le temps marche, et, bien loin de s’effacer, ce contraste va grandissant au profit de la chose de ténèbres, qui voit son influence s’accroître de toutes les impostures renouvelées de l’antiquité. Ce n’est pas au moyen âge, c’est au XVIe siècle et dans la première moitié du XVIIe siècle que la sorcellerie a trouvé ses historiographes, ses théoriciens, ses croyans fanatiques, et l’enfer ses géographes et ses statisticiens. Or ceux-là ne sont pas d’obscurs exorcistes ou des moines ignorans; ce sont des savans sérieux, dont quelques-uns presque illustres: Corneille Agrippa, Cardan, Delrio, Bodin, Jacques Ier, etc. Et cette imposture monacale, si vaillamment raillée par Rabelais, Ulrich de Hutten, Calvin et autres, n’est-il pas vrai qu’elle ne disparaît que pour faire place à un autre genre d’imposture mise expressément au monde par la renaissance, l’imposture savante et lettrée ? Que ne vit-on pas en ce genre dans ce siècle où Calvin écrivit son redoutable pamphlet sur les faux miracles et les fausses reliques ! Corneille Agrippa n’avait-il pas un diable attaché au collier de son chien ? Paracelse n’en avait-il pas un autre emprisonné dans la poignée de son épée? Cardan ne fut-il pas servi pendant de longues années par un démon que son père avait mis en esclavage à son profit? Le pauvre Torquato Tasso n’avait-il pas (bien sincèrement celui-là!) son démon familier avec lequel on l’entendait disputer de longues heures ? Et la magie ! Savans et grands de la terre à la fois ne se plaisaient-ils pas à croire, et surtout à laisser croire, qu’ils en connaissaient les secrets? Le XVIIe siècle avait déjà vingt ans lorsque Robert Burton écrivait dans son Anatomie de la mélancolie cette phrase curieuse : « Néron et Héliogabale, Maxence et Julien l’Apostat ne furent jamais aussi adonnés à la magie que le sont aujourd’hui quelques-uns des princes et des papes mêmes. » A princes ajoutez savans, et à papes théologiens, et cette phrase sera bien mieux encore l’expression de la vérité. Le moyen âge n’a pas ignoré l’astrologie judiciaire; cependant il nous semble que la pratique de cette science y a été fort intermittente et en somme assez faible ; mais tous les livres de la renaissance en sont remplis, et toute l’histoire politique des XVIe et XVIIe siècles porte la marque de son influence.

Voilà bien des superstition s au compte de la renaissance, et nous pourrions continuer longtemps. Un dernier exemple pour finir, le plus intéressant peut-être. Quel curieux et amusant essai on pourrait écrire sur l’interprétation philosophique des textes par les hommes de la renaissance ! Combien de fois il leur arrive d’ajouter un sens occulte au sens apparent, et de mettre une superstition là où il y a un fait de nature, en sorte que les plus explicables mouvemens de l’âme se trouvent transformés en opérations de magie, et les plus simples phénomènes en influences mystérieuses. C’est ce qui leur arrive notamment pour toutes les choses de l’amour: regards, sourires, inflexions de la voix, rougeurs, pâleurs, chauds rayonnemens du désir, froids rayonnemens du mépris ou d’e la haine. Tout poète érotique se trouve ainsi quelque peu transformé en professeur de magie, et il ne faut pas prendre ce mot de magie dans le sens à demi métaphorique que nous lui donnons aujourd’hui lorsque nous parlons de l’amour, mais dans le sens le plus littéral possible. Cette puissance des regards amoureux ou haineux équivaut pour eux à quelque chose de très analogue à ce qui s’appelle aujourd’hui magnétisme, hypnotisme, suggestionisme, c’est-à-dire qu’une âme a par le regard la puissance de s’enchaîner une autre âme, mieux que cela, d’en modifier la substance. « Les regards de l’envie et de la malice blessent subtilement aussi, dit notre Aubrey, qui vient de parler des regards de l’amour ; l’œil de la personne malicieuse infecte réellement et rend malade l’esprit de l’autre. » Notez cette expression d’infecter par le regard; elle se rencontre fréquemment chez lies écrivains de la renaissance, et dit comment il faut entendre leur pensée sur cette fascination de l’œil. Il y a tel passage de Marsile Ficin où, avec une audace qui n’appartient qu’à la seule renaissance, et dans la renaissance qu’à la seule Italie, cette prise de possession d’une âme par une autre âme au moyen de cette infection du regard est décrite et expliquée de manière à lever tous les doutes. Si la crédulité populaire des divers pays n’avait pas inventé le mauvais œil, les hommes de la renaissance auraient aisément comblé cette lacune.

Ce que nous venons de dire pour la renaissance peut se dire également pour la réforme, avec cette aggravation que les superstitions qui lui furent propres ou qui reçurent d’elle une vie nouvelle ne s’attaquèrent pas seulement aux lettrés, mais descendirent dans les plus humbles classes du peuple. La réforme put bien attaquer un certain nombre de superstitions extérieures, mais pour toutes celles qui étaient d’essence morale et étroitement attachées au fond de l’âme, elle les rendit plus formidables qu’elles n’avaient jamais été. Il est une croyance à laquelle la superstition s’accroche avec une facilité exceptionnelle, qui sortit de ce grand mouvement avec une consécration terrible, la croyance au pouvoir du diable sur l’humanité. La vision que Luther avait eue du monde, le Christ et Satan se disputant la terre et se poursuivant pour s’arracher les âmes, fut réalisée véritablement par les puritains d’Angleterre. Jusqu’à la réforme, on peut dire que Satan n’avait rendu à l’humanité que des visites intermittentes ; car de même que les citoyens se reposent du soin d’arrêter les criminels sur les magistrats, il y avait une autorité sur laquelle les fidèles se reposaient du soin d’expulser ou de punir le grand ennemi lorsque sa présence était soupçonnée ou constatée quelque part, l’église. Mais lorsque l’église fut tombée et que le fidèle resta seul avec lui-même, sans autres armes que celles qu’il trouvait en lui-même, cette terreur du diable s’accrut de toutes les incertitudes du jugement privé chez des intelligences étroitement fanatiques, et de toutes les inquiétudes de la responsabilité morale chez des consciences sauvagement scrupuleuses. Et non-seulement la présence de son infernale majesté devint permanente d’intermittente qu’elle avait toujours été, mais sa personne, d’invisible qu’elle était restée jusqu’alors, — sauf pour ses fidèles ou ceux qui l’appelaient de toute l’ardeur des mauvais désirs, — devint visible sous les formes les plus variées, les plus familières, les plus intimes. Satan dépouilla ces formes extérieures, grotesques et repoussantes par lesquelles, pendant de si longs siècles, il avait compromis sa haute mission, en fournissant des moyens faciles de le reconnaître, et en se livrant ainsi à la risée et à la merci des gens avec qui il entrait en affaires, le front cornu, le pied fourchu, le profil caprin. Il prit des allures de gentleman plein de respectabilité et s’affubla des plus beaux titres : milord Carnality, prince Belzébuth, général Apollyon, duchesse Astarté. Vous reconnaissez là, n’est-il pas vrai? l’origine des robustes symboles de John Bunyan. Malheureusement, il y avait là pour le puritain plus que des symboles, il y avait de réelles incarnations de Satan. Evil spirits personating men, hommes personnifiant de méchans esprits et méchans esprits personnifiés sous formes d’hommes, ces mots étranges se lisent au titre même du livre où Cotton Mather a raconté tant de prouesses du grand ennemi. Sous ces apparences respectables ou imposantes, Satan pouvait bien tromper la vue des fidèles légers de foi, mais il ne pouvait échapper à la surveillance attentive de cet infatigable espion de Dieu qui s’appelait un puritain. Rien n’égalait son habileté à découvrir le diable chez les hommes à intelligence modérée, ennemis des excès de la logique, chez les politiques amis des compromis, chez les jolies femmes amies des plaisirs mondains et des spectacles profanes, chez les disputeurs retors aptes à trouver des matières de doutes dans des questions où il n’en trouvait aucune. Où ne rencontrait-on pas les multiples incarnations de ce tout-puissant auxiliaire de la Searlet woman : à la cour, au conseil, dans le camp, dans l’église même. Oui, dans l’église, car si, au moyen âge, on l’avait vu maintes fois sous le capuchon du moine, on le surprenait maintenant sous la robe de quelque ministre presbytérien trop faible pour sa progéniture, à l’instar du grand-prêtre Héli, ou de quelque prêcheur anabaptiste frauduleusement infidèle à sa mission divine, à l’instar de Balaam, pour ne rien dire des ministres de l’église anglicane, car il va de soi que la plupart, depuis l’archevêque de Cantorbéry jusqu’au plus humble ministre de paroisse, s’ils n’étaient pas le diable lui-même, étaient au moins ses suppôts, ses affidés et ses amis. Comme nos terroristes, les puritains allaient agrandissant sans cesse leurs listes de suspects, et comme leur domination fut autrement longue que celle de nos terroristes et que leur influence fut autrement puissante sur la société générale, il n’est pas douteux qu’ils ne leur aient été aussi supérieurs par l’étendue de la sévérité que par la solidité des principes. La preuve en est dans l’héroïsme à faire frémir qu’ils déployèrent contre Satan sous la forme de procès de sorcellerie, de bûchers d’hérétiques, de cruelles fustigations de quakers, d’exils iniques, d’infâmes piloris, partout où ils furent les maîtres, en Écosse, par exemple, et surtout en Amérique, dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre, ainsi qu’en témoignent les livres des deux Mather, Increase et Cotton. La preuve en est encore dans le chiffre effroyable de victimes que l’accusation de sorcellerie fit pour la seule Angleterre durant le cours du XVIIe siècle, chiffre dont une bonne part leur revient incontestablement, quarante mille selon des écrivains qu’on a tout lieu de croire exactement informés[3]. Dans un livre écrit soixante et dix ans après la grande ferveur, l’Histoire du diable, de Daniel de Foë, on peut voir ce qui restait encore à cette époque de cet effrayant esprit de visionnaire dangereux et d’inquisiteur laïque. Nous recommandons tout particulièrement aux curieux un certain chapitre ou un pieux dénicheur de diables démontre à une dame de la condition la plus élevée qu’elle peut bien se donner pour une femme à d’autres que lui, mais qu’il sait bien, et qu’elle sait comme lui, qu’elle est une apparition (c’est-à-dire Satan sous une forme qu’il emprunte), et pousse la démonstration avec une insolence et un entêtement extraordinaires qui rappellent Apollonius de Tyane dénonçant la lamie qu’il a découverte chez un de ses jeunes disciples et la forçant à avouer sa nature.

Ces superstitions puritaines ne sont pas représentées dans le livre d’Aubrey aussi copieusement que les superstitions de la renaissance, ce qui est peut-être à son honneur. Il en est tout autrement d’un troisième genre de merveilleux, plus momentané et transitoire que les deux précédens, mais plus touchant, celui qui naquit des tragiques circonstances historiques de l’Angleterre au XVIIe siècle. John Aubrey était né à la veille de la révolution, et sa jeunesse s’écoula au milieu des troubles civils. Il va sans dire qu’il appartenait au parti royaliste, tant par sa naissance, — étant de cette gentry qui composa la force la plus considérable de Charles Ier, — que par sa tournure d’esprit, qui était absolument rétrospective. Il appelle Cromwell l’Attila anglais, et nous le voyons aligner d’assez médiocres vers latins en l’honneur du duc d’York (futur Jacques II). Grâce à ces sentimens, Aubrey, sans trop y penser, s’est trouvé porté à se faire le greffier de toutes les circonstances merveilleuses qu’un si grand événement se passant chez un peuple aussi traditionnel que le peuple anglais, et à une date encore si rapprochée du moyen âge, ne pouvait manquer d’engendrer. Sous ce rapport, son petit livre est un document historique, sinon d’une importance considérable, au moins d’une extrême commodité. Quiconque veut connaître le merveilleux de la révolution d’Angleterre, présages, prophéties, visions, apparitions, coïncidences singulières, songes révélateurs, au lieu de le glaner péniblement dans vingt auteurs différens, peut le chercher dans John Aubrey, où il le trouvera fort épars encore, mais sur un si petit espace qu’il lui sera facile de lier la gerbe.

Ce merveilleux commença de bonne heure. Lorsque le roi Jacques Ier quitta l’Ecosse pour aller prendre possession du trône d’Angleterre, une sorte de vieil ermite, qui avait le don de seconde vue, vint faire ses adieux à la famille royale. Il ne porta qu’une médiocre attention à l’héritier présomptif, le prince Henri, mais s’approchant du futur Charles Ier il se mit à pleurer sur lui comme sur un des princes les plus malheureux qui eussent jamais été condamnés à vivre[4]. Il fallait, en effet, que les menaces suspendues sur la tête du royal enfant fussent bien terribles pour que l’homme à la seconde vue eût ainsi négligé son frère, car il ne se pouvait pas qu’il n’eût pas vu le linceul funèbre enveloppant ce dernier. Henri mourut prématurément, et, dans l’opinion d’Aubrey, le roi Jacques fut quelque peu responsable de sa mort, par suite d’une imprudence. de très lugubre nature. Comment, en effet, ce roi si savant en démonologie, si versé dans la connaissance de toutes les influences mystérieuses, avait-il eu l’idée malencontreuse de faire retirer le corps de sa mère du Northamptonshire, où elle avait été décapitée et enterrée? Retirer les corps de leurs tombes pour les transporter plus loin est chose qui porte toujours malheur aux familles, dit Aubrey, car quelques-uns de leurs membres ne manquent jamais de mourir, ce qui arriva pour le prince Henri, el aussi pour la reine Anne. Une morne époque que ce règne de Jacques Ier, en dépit, de ses fêtes royales, de ses exploits de gentilshommes, de ses splendides pugeans et de ce magnifique prolongement de la renaissance qui continue jusque sous le règne des puritains les splendeurs de l’Elisabethan era, en dépit de son Shakspeare finissant, de son Ben Jonson, de son Philippe Massinger,. de son Robert Burton. Des signes sans nombre disaient hautement que ce qui avait été permis aux Tudors ne le serait pas aux Stuarts. On sentait venir de formidables événemens, et sous les menaces de cet avenir redouté par les uns avec un abattement mélancolique, espéré par les autres avec une ardeur violente, les esprits et les cœurs, comme baignés dans l’atmosphère d’un orage indéfiniment suspendu, s’affolaient d’inquiétudes ou s’enfiévraient d’impatiences. Admirable terrain moral pour la superstition qu’une telle attente anxieuse. Un homme d’un génie morose, d’un pédantisme vigoureusement, satirique, d’une loquacité vigoureusement éloquente, fait entièrement à l’image de cette société érudite et chagrine, se rencontre juste à point pour en exprimer l’esprit et en nommer le mal aux formes innombrables. Cet homme s’appelle Robert Burton, et il écrit avec longue préméditation un quasi in-folio intitulé : l’Anatomie de la mélancolie, pour prouver que tous ses contemporains, lui compris, auraient eu besoin d’être purgés. Le roi trop calomnié qui préside aux destinées de cette époque en partage lui-même la sombre humeur et aurait pu ajouter à son titre royal celui de premier superstitieux de son royaume. S’il faut en croire Aubrey, sa mort fut en accord assez exact avec l’esprit de son règne. Comme il était assis devant sa cheminée, un diamant qu’il portait au doigt se détacha de son chaton, et immédiatement il expira. Or cette circonstance avait été prédite en deux vers latins avec une précision qui ne laissait rien à désirer :


Sexte[5], verere deos ; vitæ tibi terminus instat
Cum tuus in medio ardebir carbunculus igne.


Aubrey attribue ces vers à ce George Buchanan qui, par patriotisme, paya si résolument d’ingratitude l’admiration que Marie Stuart avait pour son savoir. Or George Buchanan avait cessé de vivre plus de vingt ans avant l’accession de Jacques au trône d’Angleterre, plus de quarante-trois ans avant la mort de ce roi; voilà qui s’appelle voir les choses de loin. Comme il est évident que ces vers ne peuvent pas être de lui, à moins d’admettre que sa haine pour les Stuarts avait ajouté à ses autres talens le don de prophétie, ou qu’en sa qualité d’Écossais il avait la seconde vue, Aubrey émet l’opinion que dans ces vers il n’y a de Buchanan que la forme, et que la substance lui en a été fournie par quelque voyant calédonien.

Après l’avènement de Charles Ier, les pronostics continuèrent, mais avec cette différence qu’ils ne sont plus vaguement menaçans ou lointainement prophétiques, comme sous le règne de son père, mais pressans, instans, à brève échéance, montrant pour ainsi dire la main qui va frapper et la tête qui va tomber. Trois mois avant la mort du duc de Buckingham, un certain M. Towes reçut en plein jour et en plein état de veille la visite du spectre de son défunt maître, sir George Villiers, père du duc. « Je ne puis reposer dans ma tombe, dit ce moral spectre, à cause de la conduite de mon fils, et je vous prie d’aller de ma part l’exhorter à sortir du mauvais sentier où il est engagé, sans quoi il finira mal[6]. » Lorsque ce message d’outre-tombe lui fut transmis, le duc de Buckingham rit à chaudes larmes ; mais trois mois après il expirait sous le poignard de Felton, sans avoir même le temps de se repentir de son incrédulité. L’avertissement sinistre que le vieux voyant d’Ecosse avait donné si longtemps auparavant au futur Charles Ier se renouvela aussi sous des formes variées, dont une est faite plus particulièrement pour nous toucher, car ce sont de grands artistes et d’inoubliables œuvres d’art qui sont cette fois les prophètes de malheur. « Comme le buste de Charles Ier, œuvre de Bernin, était transporté à Londres par la Tamise, un oiseau étrange, dont les bateliers n’avaient jamais vu le pareil, laissa tomber une goutte de sang ou de quelque chose semblable à du sang qui fit sur le marbre une tache qu’on ne put effacer. Ce buste avait été sculpté d’après un dessin d’Antoine Van Dyck, et le sculpteur avait trouvé le front défectueux, comme portant des signes d’extrême malheur. Le front était en effet partagé par une ligne allant de haut en bas, ce qui est un très mauvais signe en métoposcopie.» Rapprochons de ce pronostic mélancolique le très curieux fait suivant que Charles Ier racontait lui-même, paraît-il. « Lorsque j’étais tout nouvel étudiant à Oxford, dit Aubrey, j’avais coutume d’aller à Christ Church pour voir souper le roi Charles Ier et une fois je lui ai entendu dire qu’un jour qu’il chassait au faucon en Écosse, ayant chevauché jusqu’à l’endroit où était la proie, il avait trouvé que la compagnie de perdreaux s’était tournée contre le faucon, et je me rappelle cette expression qu’il ajoutait : « Et je jurerais sur le saint livre que c’est vrai ! » Lorsque je revins à ma chambre, je racontai cette histoire à mon précepteur; il me dit que la compagnie de perdreaux était Londres. » A la bonne heure! voilà un pronostic non plus vague et puéril, mais précis et pour ainsi dire plastique. Et qu’il est bien en rapport exact avec son objet, qu’il symbolise autant qu’il l’annonce! Cela donne à l’esprit le même genre de plaisir qu’une image bien venue ou une allégorie bien trouvée. Je ne connaîtrais rien d’aussi directement prophétique que cette compagnie de vaillans perdreaux insurgés contre l’oiseau royal, si la baleine, qui, quelques années plus tard, sous Cromwell, vint se promener dans la Tamise et se faire prendre à Greenwich, n’était pas également une image anticipée, aussi fidèle que possible, de la carrière où l’Angleterre commençait à s’engager et où elle allait mériter le nom de Léviathan des mers.

Lorsque éclatèrent enfin ces troubles civils que William Tyndal avait prédits, selon Aubrey, dès le commencement du règne d’Elisabeth, les signes funestes se mirent à pulluler avec une abondance extraordinaire. La plupart sont des accidens fort naturels, et tels qu’il s’en rencontre dans la vie de tout homme heureux ou malheureux, menacé ou en sécurité : portraits qui se détachent de la muraille, têtes de sceptre qui tombent à terre, tourmentes malicieuses qui retardent ou empêchent un départ, étendards royaux qui refusent de rester collés le long de leurs hampes et veulent vaillamment se tenir déployés comme par opiniâtre fidélité au roi dont ils portent les couleurs, signes dans le soleil sous la forme de quelque jeu de lumière inaccoutumé (arc-en-ciel merveilleux, aurore boréale, météore quelconque) ; mais les événemens se chargeaient de donner à ces accidens la valeur prophétique qu’ils n’avaient pas par eux-mêmes. Par exemple, lorsque le procès de Laud commença, on se rappela que le portrait de l’archevêque était tombé dans son cabinet quelque temps auparavant, et on comprit la signification de cette chute. De même, lorsque le roi Charles fut condamné, tous ceux qui, pendant le procès, avaient vu la tête du sceptre se détacher, pouvaient dire qu’ils connaissaient d’avance la condamnation. L’extrême agitation des âmes, pendant cette terrible période, nous est encore visible à ces pauvres signes qu’elles cherchaient partout avec l’avidité de la passion et qu’elles tiraient dans les sens les plus contraires pour légitimer leurs colères ou les mettre d’accord avec leurs haines. Plus d’un cavalier pris de tristesses rétrospectives remarqua sans doute, comme Aubrey, que la querelle du roi avec son parlement avait commencé le 3 novembre 1640, et que c’était un jour de bien mauvais augure, car c’était le jour où, un siècle auparavant, le roi Henri VIII avait pris le titre de chef de l’église; d’autre part, plus d’un puritain zélé y vit la preuve que cette adultère usurpation des pouvoirs de Dieu allait disparaître, condamnée qu’elle était dans les secrets de l’éternité comme elle l’était dans les âmes des vrais fidèles. Sous l’obsession des anxiétés du temps, les vieilles superstitions connues engendrèrent des variétés nouvelles d’elles-mêmes. On connaît l’habitude qu’avaient les gens de la renaissance de consulter, dans les circonstances graves, quelque livre vénéré; Panurge a rendu célèbre parmi nous les sorts virgiliens[7]. Il arriva non-seulement que le prayer book fut consulté pour connaître la volonté divine, mais que la liturgie anglicane fit d’elle-même spontanément office de prophétie. Ainsi, le 11 d’un certain mois d’été (ni le mois ni l’année ne sont donnés par Aubrey) fut remarquable par des attroupemens tumultueux en faveur du long parlement ; or il se trouva que les psaumes de ce jour, pour les offices du matin et du soir, ne parlant que de troubles et de révoltes, étaient en parfait accord avec les événemens. Une autre fois, il arriva que la leçon du service lue devant le roi Charles roula sur le procès du Christ, de quoi le roi eut grand déplaisir, croyant que l’évêque qui officiait l’avait fait exprès; mais l’évêque se justifia aisément en présentant le service du jour et montrant que, s’il y avait un auteur à ce cruel hasard, c’était Dieu même.

On aura pu remarquer le rôle important que joue, comme agent prophétique, le don de seconde vue[8] dans toutes ces anecdotes. Ce don appartenant, ainsi qu’on le sait, très particulièrement aux Écossais, la répétition de ces oracles lugubres acquiert une importance historique, car ils éclairent les sentimens de l’Écosse presbytérienne pour cette race royale issue de son sein et suffisent à expliquer l’ardeur avec laquelle elle s’unit à l’Angleterre pour la combattre. Ce sont ces voyans écossais qui ont commencé, ce sont eux qui vont achever le court tableau que nous avons voulu présenter. Voici encore une de ces prophéties qui, pour l’exactitude, ne laisse rien à désirer, puisqu’elle s’est accomplie de point en point, « Sir William Dugdale m’apprit aussi ce qui suit sur le major (depuis lord) Middleton, qui se rendit dans les Highlands en vue d’y former un parti pour le roi Charles Ier. Un vieux gentilhomme, qui avait le don de seconde vue, vint et lui dit que la tentative était bonne, mais qu’elle serait sans succès, et qu’en outre ils mettraient le roi à mort. Il ajouta que diverses autres tentatives seraient faites, mais toutes en vain ; que son fils reviendrait et ne régnerait pas d’abord, mais qu’à la fin, cependant, il serait restauré. » Il est permis de croire que cette seconde vue écossaise consentit à s’assoupir quelque peu sous le prince voluptueux et finement politique dont nous venons de voir annoncer la restauration, car nous ne trouvons dans Aubrey aucun pronostic de ce genre concernant son règne ; mais, sous le court règne de Jacques II, elle se réveilla plus intrépidement visionnaire que jamais, seulement cette fois ce ne fut pas seulement à la personne royale que ses prophéties s’appliquèrent, ainsi qu’en témoigne le mélancolique fait suivant : « j’étais présent, écrit un des correspondans d’Aubrey, lorsque Archibald Macdonald prédit devant lord Grant, sa femme et quelques autres personnes, que le duc d’Argyle, dont on ne connaissait pas alors le lieu de résidence et dont on n’avait aucune nouvelle, arriverait dans les Highlands de l’ouest deux ans plus tard, qu’il y soulèverait une révolte, mais que les révoltés se diviseraient et se disperseraient, et que le duc serait par malheur pris et décapité à Édimbourg, où sa tête serait placée sur le Talbooth, comme y avait été celle de son père, toutes choses qui arrivèrent en 1685, date marquée par la prophétie. »

III.

Daniel de Foë, qui est un témoin si important et si peu suspect pour tout ce qui concerne les opinions populaires, nous dit, dans son histoire de la Peste de Londres, que le peuple anglais du commencement de la restauration fut un des plus superstitieux qui aient jamais existé. Nous n’avons aucune peine à le croire en voyant quelles erreurs et quelles illusions hantaient encore les classes les plus cultivées de la société; savans, érudits, médecins, ministres de l’église. Aubrey est ici une véritable autorité, car, de même que pour le passé il ne reproduit guère que les superstitions lettrées, pour le présent il ne s’adresse qu’aux superstitions de la haute société et ne prend jamais ses anecdotes dans les rangs populaires. Comme les semblables s’attirent aussi bien dans l’ordre moral que dans l’ordre physique, les amitiés et relations mondaines d’Aubrey étaient faites absolument à son image ; les noms de ses deux intimes, William Lilly, le roi des astrologues anglais de l’époque, et Elias Ashmole, le disent suffisamment. En sa qualité de parfait superstitieux, il se trouvait donc comme un centre pour tout ce qu’il y avait de superstitieux en Angleterre. Partout où il y a un médecin qui guérit par le moyen des charmes, un ministre de l’église qui exorcise des esprits, une dame qui a eu des visions, un gentilhomme qui a eu des songes, Aubrey est sûr de l’avoir pour correspondant ou collaborateur. Eh bien ! regardons un peu l’image de cette société dans le miroir fêlé qu’il nous présente, en complétant le tableau par les souvenirs de nos propres lectures sur cette époque. Le nombre des hommes célèbres par leurs talens, illustres par leur naissance, respectés par leurs vertus que nous allons surprendre en flagrant délit de superstition est à n’y pas croire. Quoi ! ce sont là les contemporains, quelquefois les auteurs ou les fauteurs de cette révolution d’Angleterre, qui s’est attaquée au droit divin de la royauté comme étant une superstition politique ! Quoi ! ce sont là les contemporains de Hobbes, les prochains lecteurs de Bolingbroke, de Shaftesbury, de Toland et de Pope ! Jamais cette force de la tradition, qui a fait en partie la grandeur de l’Angleterre, en réglant sa marche et en la retenant contre toute précipitation de mouvement, n’est apparue avec plus de puissance que dans ce fait, petit d’apparence, mais si important par le rayon, à la fois aigu et blafard, comme le jet de lumière d’une lanterne sourde, dont il éclaire la nature du génie anglais.

Cette maladie de la superstition sévit à peu près également sur tous les partis, sauf chez les ex-cavaliers et le très haut torysme; encore y aurait-il des réserves à faire sur ce point. Ils y passent tous, violens et modérés, mais plus particulièrement les modérés, centre droit et centre gauche, comme nous disons en France, bons anglicans sans ferveur exagérée, dévoués royalistes sans zèle indiscret, honnêtes presbytériens sans trop de fanatisme, hommes de compromis de tout plumage et latitudinaires de tout ramage, chrétiens philosophans et philosophes évangélisans. En écrivant ces derniers mots, je pense surtout à sir Thomas Browne, que je rencontre au nombre des correspondans d’Aubrey; ils sont la définition exacte de cet homme éloquent et original. Si, dans cette seconde partie du XVIIe siècle anglais, l’indépendance de la pensée a été représentée avec une dignité sans raideur, c’est bien par sir Thomas Browne. Le latitudinairisme de son esprit lui permet de tout comprendre, la tolérance de son cœur lui permet de tout sentir. Si quelqu’un, à cette heure avancée du siècle, conserve encore un rayon de ce platonicisme qui fut une des âmes de la renaissance anglaise, c’est sir Thomas Browne. Si quelqu’un, dans cette société insurgée du bas en haut contre les erreurs papistes, conserve l’intelligence des doctrines et le respect attendri des pratiques du culte catholique, c’est sir Thomas Browne. Chrétien sincère, il l’est à toutes ses pages, quoi qu’on en ait dit; libre penseur, il l’est au point d’avoir été soupçonné d’athéisme. Personne depuis Bacon n’a été un plus vaillant pourfendeur d’idoles; idoles du forum, idoles du théâtre, idoles de l’académie, s’il n’en est aucune qu’il démolisse bien sérieusement, il n’en est aucune à laquelle il ne jette au moins sa pierre en passant. Eh bien ! cet homme, si tolérant et d’esprit si ouvert, n’hésite pas à admettre que Satan a parmi nous des sujets avec lesquels il est en communication directe et régulière, faux prophètes, devins, magiciens, sorciers et sorcières. En conséquence de cette opinion, il viendra affirmer en justice qu’il y a réellement des sorcières et que les lois édictées contre elles peuvent être appliquées par le magistrat en toute tranquillité de conscience. Il a ainsi imprimé à sa renommée une tache de sang, mais avec une telle bonne foi qu’il est mort sans se douter de son méfait et qu’il a pu échapper au châtiment du remords.

Du commencement des troubles civils à la chute de Jacques II, c’est-à-dire pendant le cours entier de la révolution d’Angleterre, Richard Baxter fut l’oracle des presbytériens, et son nom est encore aujourd’hui cité avec honneur par les théologiens et les historiens. Nombre de nos lecteurs le connaissent certainement par Macaulay. C’est ce Richard Baxter qu’ils peuvent se rappeler aux Assises sanglantes si violemment invectivé par le grand-juge Jefferies : « Richard, Richard, tu es aussi plein de perversité qu’un œuf est plein de nourriture ! » Après avoir été pendant toutes ses vertes années un très ardent pourchasseur de sorcières, cette lumière des dissidens composa, peu avant sa mort, un livre portant ce titre significatif : l’Existence certaine du monde des esprits. Il cherche à y établir qu’il y a communication incessante et comme commerce quotidien entre le monde naturel et le monde surnaturel, et, pour ce faire, il ne craint pas de prendre ses autorités dans les superstitions foncièrement populaires. Ce n’est pas sans surprise qu’on le voit, par exemple, citer comme preuves de ces relations entre esprits et humains, les chandelles de mort (corpse candles, ou en cambrien canhwyllan cyrph) du pays de Galles. Ceux qui ont lu la charmante excursion de George Borrow dans le pays de Galles savent en quoi consiste cette superstition. Ce sont les feux follets faisant office de prophètes pour les morts prochaines, principalement pour les morts par submersion. Lorsqu’on aperçoit une de ces lumières dansantes, on peut se tenir pour sûr que l’arrivée d’un cadavre n’est pas loin. Il faut aussi faire très attention à la marche de la lumière et aux circuits qu’elle parcourt, cela indique la manière dont la mort s’accomplira et quel chemin suivra le trépassé pour aller à sa demeure dernière. Ainsi on vit un jour une de ces lumières courir, comme prise de vertige, tout le long d’une certaine rivière, sans fin ni trêve, pendant un fort long temps ; on eut l’explication du fait lorsque, quelques jours plus tard, une jeune amazone se fut noyée après avoir longtemps monté et descendu la rive pour trouver un gué sans pouvoir y réussir. Les adeptes du spiritisme seront aussi heureux d’apprendre qu’ils comptent Richard Baxter parmi leurs précurseurs. Comme les corpse candles, les rapping spirits sont essentiellement d’origine galloise[9]; mais nul n’est prophète dans son pays, pas plus les superstitions que les superstitieux, et c’est en Amérique que les rapping spirits devaient arriver à la haute fortune et aux brillantes destinées que vous savez. En Angleterre, et à cette fin du XVIIe siècle, on voit par le livre de Baxter qu’ils n’étaient encore que des agens d’édification qui venaient avertir le fidèle de se détourner du mal, de fuir l’ivrognerie et autres vices qui menaçaient d’une mauvaise mort. Ils ont progressé avec le temps, et ils ont porté de nos jours des messages plus variés, plus équivoques et plus amusans.

Isaac Walton est l’auteur d’un de ces livres, comme il s’en rencontre un ou deux dans chaque pays, qui ont eu l’heureuse fortune de se faire accepter même des ignorans les plus épais. Le Pêcheur accompli, ou la récréation de l’homme contemplatif, il n’est pas de si humble ménage rustique où ce livre ne se rencontre sur la même planche que la Bible de famille, entre le Common frayer book et le Livre de cuisine. C’est un traité sur la pêche, agréablement dramatisé sous forme de dialogue, qui se propose un but d’édification autant que d’amusement, un livre fait à l’image de son auteur et comme lui tout innocence. Je ne connais, dans aucune littérature, d’homme qui inspire plus invinciblement le respect que ce candide Isaac Walton. Une âme toute blanche, sans artifice aucun d’écrivain, qui croit à la vertu, à la morale, à la religion et en parle naïvement, comme si c’était arrivé, pour employer le langage de nos jours. Il était si naturellement bien né que, laissé orphelin tout jeune et élevé dans la profession fort bourgeoise de mercier, on le voit aller de lui-même, comme par un mouvement instinctif et inconscient, vers la société des plus honnêtes gens, des plus lettrés, et même des plus nobles, dignitaires ecclésiastiques, diplomates, poètes, lui inconnu et sans titre aucun; et ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’il conquiert leur amitié d’emblée, sans effort, et qu’il est reçu parmi eux sans le plus petit étonnement. Il a été l’ami de Ben Jonson, de Michel Drayton, de Donne, de George Herbert, de sir Henri Wotton. En reconnaissance de leur amitié, il a écrit les biographies de plusieurs d’entre eux, œuvres d’un art tout naïf, exquises par la sincérité et l’amour de tout ce qui est honnête. Lisez dans ces biographies les récits de songes et d’apparitions qui sont racontés avec un te! caractère de bonne foi, que non-seulement on voit que l’auteur ne doute pas de leur vérité, mais que l’idée ne lui vient même pas de chercher s’il y aurait à ces étrangetés des explications autres que merveilleuses.

Après Camden, il n’y a pas, au XVIIe siècle anglais, d’érudit supérieur à sir William Dugdale, l’auteur du Monasticon anglicanum, le généalogiste de l’aristocratie anglaise, l’historien de la cathédrale de Saint-Paul. Or, nous trouvons ce grave érudit, dans le livre de John Aubrey, aussi croyant aux apparitions que l’éloquent sir Thomas Browne l’était aux sorcières, et tout disposé à en attester l’authenticité sous serment, si cela était nécessaire. Il est un des cinq ou six témoins qui ont certifié l’apparition de sir George Villiers, le père du duc de Buckingham, Nous l’avons vu raconter à Aubrey comment lord Middleton avait été informé, par un voyant écossais, de la manière dont tourneraient les événemens révolutionnaires. Il racontait encore que ce même lord Middleton avait fait, avec un de ses amis d’Ecosse, lord Bocconi, la convention que celui qui mourrait le premier viendrait donner à l’autre des nouvelles du par-delà, et lui porter aide s’il en avait besoin. Middleton, ayant été fait prisonnier au combat de Worcester, fut enfermé soigneusement sous trois serrures à la tour de Londres. Comme il était un soir dans son lit, plongé dans de mélancoliques réflexions sur le peu de chances que ce luxe de précautions lui laissait de s’échapper, son ami Bocconi lui apparut tout à coup, lui dit qu’il était mort et qu’il venait l’avertir que sous trois jours il pourrait s’évader, ce qui arriva en effet. Puis, quand le spectre eut délivré son message, il fit une gambade et s’évanouit en prononçant deux très mauvais vers, qui faisaient allusion aux événemens d’alors, et peuvent se traduire à peu près ainsi :


Givenni, givanni, il est bien surprenant
Dans le monde de voir si soudain changement.


En érudit consciencieux, sir William Dugdale citait ses autorités. Il tenait l’apparition de sir George Villiers du beau-père de sir Edmond Wyndam, et l’histoire de lord Middleton de l’évêque d’Edimbourg, et devant d’aussi honorables témoignages, il ne songe pas à douter. C’est exactement le même genre de confiance au témoignage d’autrui que l’on rencontre perpétuellement dans les historiens du moyen âge, dans Guillaume de Malmesbury, par exemple, pour ne citer que celui-là. « Je tiens d’un homme digne de toute foi, » dit-il toutes les dix pages, et là-dessus il se met à raconter quelque superbe conte à dormir debout, qu’il a eu raison de rapporter, puisque huit cents ans après lui un Mérimée, un Heine, un Tieck en ont tiré des partis merveilleux.

Cependant, les habitudes de l’érudit le disposent, s’il n’y prend garde, à bien des superstitions, et l’on peut rejeter, si l’on veut, sur ces habitudes, la crédulité de sir William Dugdale. Voici quelque chose de beaucoup plus singulier. Thomas Hobbes, le libre penseur par excellence, l’homme qui, par haine et terreur du fanatisme religieux, avait philosophiquement établi la légitimité du despotisme, ne savait trop ce qu’il devait croire relativement aux sorcières, et se montrait tout disposé à être reconnaissant envers celui qui pourrait lui donner de ce fait une explication tant soit peu rationnelle. C’est ce qui ressort très positivement d’une conversation entre le philosophe et le duc de Newcastle, que rapporte, dans son intéressante biographie de son mari, l’excentrique duchesse Marguerite. Selon elle, le duc aurait tiré de peine le philosophe en lui développant une opinion qui est, en effet, des plus remarquables, et que l’on peut lire dans le Leviathan, où Hobbes l’a transportée sous forme succincte et sans lui donner les développemens qu’elle mérite. Fait bien curieux aussi, et qui montre à quel point la superstition était tyrannique et souffrait peu qu’on la discutât, à peine la duchesse a-t-elle rapporté cette opinion, qu’elle est saisie de peur d’en avoir trop dit. Elle se hâte d’ajouter que le duc ne tient pas son opinion pour si absolue qu’il n’admette bien qu’il peut y avoir d’autres sorcières que des sorcières par imagination. C’est exactement la réserve qu’à peu près à la même époque faisait Malebranche dans la partie de sa Recherche de la vérité où il traite des erreurs d’imagination ; mais sa qualité de religieux oratorien suffit pour expliquer le scrupule de Malebranche à rejeter l’existence de toute sorcellerie, tandis que le duc et la duchesse de Newcastle n’avaient à ressentir aucun scrupule de ce genre. Qu’avaient-ils donc à craindre ? rien, si ce n’est la tyrannie de l’opinion établie et l’accusation d’irrévérence envers les pouvoirs publics ; et c’est ce que la duchesse fait immédiatement sentir en disant que son mari considère comme inoffensif de penser comme il lui plaît sur les matières indifférentes, mais que, pour tout ce qui regarde les institutions fondamentales de l’église et de l’état, il en est un si ferme adhérent, que jamais il ne maintiendra ou défendra des opinions qui pourront leur être préjudiciables. Comprenez-vous combien devait être forte et générale une superstition qui obligeait un duc de Newcastle, libre esprit véritable et chef des cavaliers, dont un grand nombre pensaient comme lui, ex-gouverneur du prince de Galles, devenu Charles II, à mettre une telle sourdine à ses opinions ? Voilà aussi, ce me semble, qui peut aider à expliquer le crime innocent de sir Thomas Browne et les innombrables victimes de l’accusation de sorcellerie.

Parmi les amis d’Aubrey, il y en avait un qui lui était plus particulièrement cher, et cela à juste titre, car il semblait avoir été fait à sa propre image. Cet ami du cœur s’appelait Elias Ashmole. Pas plus qu’Aubrey, ce n’était le premier venu, quoiqu’il fût crédule à l’excès, et, comme son ami, il a rendu aux lettres de son pays de signalés services. D’abord solicitor à la cour de la chancellerie, ses goûts d’antiquaire le détournèrent de la pratique des lois et l’aidèrent à se faire nommer héraut de Windsor. Il écrivit, en cette qualité, une histoire de l’ordre de la Jarretière ; mais ce n’étaient pas seulement les antiquités qui l’attiraient, il était ardent collectionneur des choses les plus diverses, et une assez grosse fortune lui permettait de satisfaire ses goûts à cet égard. Il acheta la collection de curiosités naturelles assemblées par les Tradescants, une sorte de famille de La Quintinie anglaise, qui, depuis trois générations, étaient jardiniers de la couronne. C’est cette collection, léguée par lui à l’université d’Oxford, qui a été le fondement de l’Ashmolean Museum. Cependant cet homme, qui a si bien mérité de la science, croyait à l’alchimie, à l’astrologie judiciaire, qu’il pratiquait avec son ami Lilly, à la médecine magique, surtout aux charmes écrits ou récités comme moyens de guérison. En voici un, comme specimen, que son ami Aubrey a copié dans un de ses manuscrits : « Mars, hur, abursa, aburse— Jésus-Christ, pour l’amour de Marie, délivrez-moi de ce mal de dents. » Écrivez ces mots trois fois sur trois papiers séparés, et à mesure qu’il lira les mots, le malade devra brûler un des papiers, puis le second, puis le troisième. M. Ashmole dit qu’il en a vu faire l’expérience, et que le malade a été immédiatement guéri. »

Anthony Wood, l’historien des antiquités d’Oxford, le biographe de ses dignitaires et des hommes illustres sortis de ses collèges, était l’ennemi de John Aubrey, et nous l’avons vu s’exprimer avec le plus profond mépris sur sa crédulité ; cependant son érudition à lui-même n’était pas si bien armée de critique qu’elle le préservât de choir dans les mêmes trous que son inoffensive victime, et d’admettre comme authentiques des histoires passablement saugrenues. En voici une, entre autres, qui prouve que les spectres ont parfois des idées amusantes et touchant même au grotesque. Un certain Henri Jacob, fellow d’Oxford, apparut, huit jours après sa mort, à un sien cousin, médecin à Cantorbéry, qui portait le même nom que lui. Le revenant était en chemise, un bonnet blanc sur la tête, et les moustaches retroussées en croc. Un accoutrement véritablement ludicrous, non moins qu’indecorous, pour un spectre qui aurait dû avoir quelque souci de son ancienne dignité de fellow universitaire et de la nouvelle dignité que lui avait fait la mort. Le médecin n’eut cependant pas la moindre envie de rire, mais il se pinça pour être bien sûr qu’il était éveillé, puis il se tourna sur le flanc pour éviter la vue du spectre. Ayant repris courage après quelques minutes, il se retourna : l’apparition était toujours là et ne s’évanouit qu’une demi-heure plus tard. Elle ne quitta pas la maison pour cela. Une servante ayant besoin de bois pour sa cuisine la trouva, toujours en chemise et en bonnet blanc, perchée sur une pile de bûches. Aubrey prétend qu’Anthony Wood lui est redevable de cette belle histoire, mais le grincheux antiquaire affirme qu’il la tenait du docteur Jacob même ; toujours est-il qu’il l’a acceptée sans le moindre sourire, et gravement insérée dans les Athenœ oxonienses.

Nous ne pouvons accorder un paragraphe à chacun des illustres superstitieux dont nous trouvons les noms dans le livre d’Aubrey, ou que notre propre mémoire nous rappelle, et force nous est de nous borner à une sorte de dénombrement homérique, qui, peut-être, ne sera ni sans intérêt ni sans instruction. C’est un plaisir comparable à celui qu’on éprouverait à voir passer d’une lucarne toute l’élite d’une société. Sir Christophe Wren, l’admirable architecte de Saint-Paul, véritable homme de génie, rêva, en 1651, qu’il voyait un combat, et, parmi les fuyards, il reconnut un de ses parens, qui faisait partie de l’armée du roi Charles II en Écosse. Le lendemain, ce parent arriva chez le père de sir Christophe et apporta la nouvelle du combat de Worcester. Sir Roger l’Estrange, le pamphlétaire royaliste bien connu, rêva qu’à une certaine place qu’il affectionnait dans son parc il voyait un de ses domestiques venir à lui pour lui annoncer que son père s’était subitement trouvé très mal. Le lendemain, à cette même place, qu’en souvenir de son rêve il avait voulu éviter, mais où l’entraînement d’une certaine chasse le conduisit malgré lui, il vit arriver ce même domestique pour lui porter la lugubre nouvelle. Edmond Halley, l’astronome, avant de faire le voyage de Saint-Hélène, rêva qu’il était en mer et qu’il découvrait l’île de son vaisseau ; quand il la vit en réalité, il se trouva que l’aspect en était le même que dans son rêve. William Penn, propriétaire en Amérique, a raconté à Aubrey que la femme de l’amiral Dean avait vu en rêve son mari commander un combat naval où un boulet de canon lui enfonçait le bras droit dans le côté ; quarante-huit heures après, elle reçut la nouvelle d’un combat où son mari avait été tué de la manière prédite. James Harrington, le républicain utopiste, l’auteur d’Oceana, a dit à Aubrey que le comte de Denbigh lui avait affirmé que pendant qu’il était ambassadeur à Venise, un magicien lui avait fait voir dans une glace les choses passées et futures. John Evelyn, l’auteur du si curieux journal du règne de Charles II, a montré à ses collègues de la société royale l’attestation écrite et signée par un certain vicaire de Deptford de la merveilleuse guérison que voici : comme ce vicaire était au lit, malade d’un rhumatisme, il avait eu la vision d’un maître ès-arts, sa verge blanche à la main, qui lui avait promis guérison s’il restait couché sur le dos trois heures de suite ; il obéit et redevint ingambe. Lilly n’était pas seulement très fort en astrologie judiciaire, il était encore assez versé dans la connaissance du monde occulte pour en reconnaître les habitans à première hallucination. En 1670, étant à Cirencester, il eut la chance d’être témoin d’une apparition à laquelle il fut demandé si elle appartenait aux bons ou aux mauvais esprits : « Elle ne rendit pas de réponse, dit Aubrey, mais disparut avec un singulier parfum et un bruit très harmonieux. M. Lilly croit que c’était une fée. » Nous ne citons que des noms de lettrés, mais si nous abordions le monde de l’église et celui de l’aristocratie, nous trouverions bien d’autres histoires, plus merveilleuses, plus terribles, moins significatives cependant, en ce sens qu’elles indiquent moins bien que ces crédulités de lettrés l’étiage de la superstition générale. Les plus curieuses à tous les points de vue sont celles des personnes qui se voient en double ou qui voient en double les personnes présentes. Une des plus grandes dames de l’époque, lady Diana Rich, fille de lord Holland, se promenant dans le parc de son père avant le dîner, se trouva, au tournant d’une allée, face à face avec elle-même ; elle mourut un mois après. Un certain ecclésiastique, du nom de Trehern, était fils d’un cordonnier ; une nuit, il avait vu le fantôme d’un des apprentis de son père assis au milieu de la chambre, et, pour comble de merveilleux, cet apprenti couchait précisément dans cette chambre, et se vit lui-même aussi. Mais toutes ces histoires de doubles doivent céder la palme à celle d’un certain médecin, du nom de sir Richard Nepier, la plus effrayante en ce genre que nous connaissions. Étant en voyage, il s’arrêta pour passer la nuit dans une certaine auberge du Bedfordshire. En entrant dans la chambre qui lui avait été réservée, il aperçut un mort étendu sur le lit, il s’approcha pour mieux regarder, et il reconnut que cet homme mort c’était lui-même.

Ce sir Richard Nepier nous est une transition naturelle pour dire de quelle étrange façon se pratiquait la médecine en Angleterre pendant le cours du XVIIe siècle. Il avait un oncle de mêmes nom et prénom que lui, qui portait le titre de docteur en sa double qualité de ministre de l’église et de médecin. « C’était, dit Aubrey, un homme d’une grande abstinence et de beaucoup d’innocence et de piété. Lorsqu’on venait le consulter, il se rendait aussitôt dans son cabinet pour y prier, puis il annonçait la mort ou la guérison du malade avec une certitude admirable. Il paraît par ses papiers qu’il conversait avec l’ange Raphaël, qui lui dictait ses réponses. Elias Ashmole avait eu tous les papiers qui concernaient sa pratique médicale pendant cinquante ans ; ils sont maintenant déposés dans la bibliothèque du musée, à Oxford. Devant les réponses à ses questions se trouve cette marque : R. Ris, qui, selon M. Ashmole, signifiait: Réponses de Raphaël. L’ange lui disait si le patient était curable ou incurable. Il y a aussi diverses questions à l’ange sur la transsubstantiation, la religion, etc., que j’ai oubliées. En voici une dont je me souviens : « Quels sont les plus nombreux des bons ou des mauvais anges? » Réponse de Raphaël : « Les bons. » Que ce docteur Nepier n’était pas une exception, mais avait, au contraire, de nombreux émules, ce petit alinéa d’Aubrey, qui suit immédiatement la citation précédente, suffirait pour le faire soupçonner : « Le docteur Richard Nepier, recteur de Lyndford, était un bon astrologue, ce qu’était aussi M. Marsh de Dunstable; mais M. Marsh confessa sérieusement à un de mes amis que l’astrologie n’était chez lui que pour l’apparence, et qu’il faisait toutes ses affaires par l’aide des esprits bienheureux avec lesquels les hommes sérieusement pieux, humbles et charitables, peuvent seuls entrer en relations, et il était un de ces hommes. Il avait cent ans à l’époque où mon ami le connut. » Quelquefois l’intervention angélique était sollicitée par des moyens qui se rapprochaient un peu plus de la magie, par exemple par un béryl consacré, c’est-à-dire une sorte de cristal bombé enchâssé dans un disque de cuivre sur lequel étaient gravés les noms des principaux anges. On faisait ce qu’on nommait un appel ( a call) par le moyen de certaines prières, et si l’appel était entendu, les esprits apparaissaient dans le cristal, ou, à leur défaut, l’ordonnance du médecin céleste s’y laissait lire. Voilà une bien innocente magie, mais aussi une bien étrange façon de pratiquer la médecine, n’est-il pas vrai? Si étrange qu’elle soit, cette médecine miraculeuse n’en a pas moins des explications fort naturelles. Comme la science, même la plus profane, était encore, qu’elle le voulût ou non, soumise à la domination des doctrines chrétiennes, on était enclin à regarder la vie du corps comme une dépendance de la vie de l’âme, en sorte qu’il y avait entre la théologie et la médecine une alliance assez étroite pour qu’il ne fût pas de médecin qui ne tînt à passer pour bon théologien. Par suite de cette alliance ou de cette confusion, les deux ministères se trouvaient fréquemment réunis chez les ecclésiastiques, et les circonstances historiques se chargèrent de multiplier ce cumul dans des proportions exceptionnelles. On lit, en effet, dans les lettres que Gilbert White a consacrées aux antiquités de sa paroisse de Selborne, qu’un très grand nombre des ministres anglicans qui furent dépossédés de leurs bénéfices pour n’avoir pas voulu adhérer au Covenant se rejetèrent pour gagner leur vie sur l’exercice de la médecine. Ce fait, peu connu, peut servir à expliquer la faveur dont jouissait cette médecine merveilleuse. Dans leur nouvelle profession, ces ecclésiastiques portaient tout naturellement les pratiques de la première, et de même qu’ils employaient naguère la prière pour obtenir la cure des âmes, ils l’employaient maintenant pour obtenir la cure des corps.

Ce n’était là cependant qu’une des formes de cette médecine superstitieuse. Il y en avait d’autres beaucoup plus répandues qui se sentaient encore des vieux paganismes celtique et scandinave dont elles étaient issues. La plus connue était celle des charmes, ou vieilles formules de médecine magique transmises par tradition immémoriale et à demi christianisées dans le cours de cette longue transmission. Il y en a dans Aubrey une superbe collection, qui ne laisse rien à désirer pour la variété et l’ineptie. Il y en a pour les hommes, il y en a pour les animaux, il y en a pour les maisons hantées des mauvais esprits, il y en a pour empêcher la bière de tourner, pour prévenir le cauchemar, pour repousser les sorcières. On faisait aussi de la médecine par le moyen des enfans. « Diverses personnes ont été guéries du mal du roi (écrouelles) par l’attouchement d’un septième enfant. Ce doit être un septième fils, sans filles intermédiaires, et issu d’un lit conjugal très pur. » Enfin, on faisait de la médecine par le moyen des rêves, qui indiquaient le remède que les médecins étaient impuissans à trouver, et qui guérissait toujours infailliblement le malade. C’est ainsi que sir Christophe Wren se guérit à Paris de la gravelle, en méprisant les conseils de son médecin, qui voulait le saigner à l’instar de Sangrado, et en mangeant force dattes qu’un rêve lui avait recommandées en le promenant en Égypte, où il lui montra une Égyptienne qui lui offrait ces fruits bienfaisans.

Après la peinture que nous venons de présenter, on ne sera pas surpris que la superstition ait été le fléau social le plus généralement dénoncé, et le caractère du superstitieux un des plus fréquemment tracés dans la littérature anglaise du XVIIe siècle. Robert Burton tonne contre les superstitieux; sir Thomas Browne les poursuit de ses railleries; son ami Joseph Hall, évêque de Norwich, un des hommes les plus respectables et des plus beaux esprits du siècle, en fait un portrait plein de juste dédain et d’éloquente réprobation ; la duchesse de Newcastle en trace un caractère à la façon de La Bruyère, qui n’est ni sans finesse ni sans esprit; seulement, il se trouve que le livre de Burton est un admirable répertoire de superstitions ; que sir Thomas Browne croit aux sorcières ; que son ami, l’évêque Hall, y croit comme lui, et que la duchesse de Newcastle use de ménagemens extrêmes pour empêcher qu’on la soupçonne de n’y pas croire ; et cette particularité est le complément du tableau.


IV.

La superstition est un champ immense, tellement immense que la moitié de l’histoire de l’humanité y est enfermée, et que la moitié au moins des œuvres de l’esprit humain (dans l’ordre imaginatif et de sentiment) ne sont que la végétation naturelle de cette terre à la surprenante fertilité. Aussi, des réflexions qui se pressent dans notre esprit, nous ne prendrons que quelques-unes, celles qui se rapportent plus particulièrement à ce tout petit coin du temps et de l’espace que nous venons d’explorer.

Il suffirait de cette persistance opiniâtre de la superstition pour révéler, si on ne le savait pas, que le premier, le principal, et l’on pourrait presque dire l’unique agent de la transformation politique de l’Angleterre au XVIIe siècle, a été la religion. Si cette persistance était un si grand mal, il semble que le remède était tout trouvé. La plupart des doctrines qui devaient faire fortune au XVIIIe siècle étaient déjà nées, et nées en Angleterre; mais ce qu’il y a de remarquable, c’est que cette société regarda ce remède sans vouloir y toucher, et que, si quelques-uns y portèrent leurs lèvres, ils le rejetèrent aussitôt comme poison, préférant garder leur mal plutôt que de s’en délivrer par une guérison qu’ils estimaient mortelle à leurs âmes et ennemie de leurs plus chers intérêts temporels.

D’ordinaire, les superstitions s’attachent plus volontiers aux vieilles causes; mais, par un effet presque paradoxal de cette logique occulte qui fait se dérouler les événemens et qui est la plupart du temps si contraire à la superficielle logique de la raison, il en fut tout autrement en Angleterre. Si la révolution put s’y accomplir, le progrès des lumières n’y fut pour rien, ou il y fut pour si peu, que ce peu doit être tenu pour une quantité absolument négligeable, pour employer une expression en singulière faveur depuis quelques années. Il n’y avait pas de libres penseurs dans le camp de Cromwell, et si les pires erreurs politiques et sociales purent cependant y trouver des représentans, c’était ailleurs que dans la philosophie que ces erreurs prenaient leurs racines. Aucun grand mouvement intellectuel à la façon de notre XVIIIe siècle ne précéda et ne prépara le renversement du trône des Stuarts. Pour si glorieux qu’il soit, le courant de la littérature anglaise, depuis Elisabeth jusqu’à la mort de Charles Ier, n’a eu part que très indirectement aux événemens de l’époque; et, loin d’avoir exercé une influence sur les idées destinées à triompher, on peut dire qu’il leur fut plutôt hostile. Un seul nom littéraire très illustre se rattache à la grande rébellion, celui de Milton, mais a posteriori, lorsque la cause était déjà engagée et même gagnée. Voilà une révolution dont les ennemis n’auraient pu dire rien d’analogue au fameux « c’est la faute à Rousseau, c’est la faute à Voltaire, » que les ennemis de la révolution française ont répété si souvent. Ils n’auraient pu le dire pour une autre raison encore, c’est que, s’il y avait alors en Angleterre quelque chose de ce qui a fait l’esprit de Voltaire, et même de Rousseau, c’est-à-dire absence de préjugés et liberté d’esprit, c’était dans leur camp à eux, cavaliers, royalistes, fauteurs de despotisme, que ce quelque chose se trouvait et non dans le camp des révolutionnaires. Dans les rangs commandés par Newcastle et Rupert, on aurait certainement trouvé assez peu de soldats cherchant avec tremblement la voie du salut ; mais on en aurait encore moins trouvé de disposés à faire brûler des sorcières, ou à découvrir Satan sous la figure de quelqu’un de leurs frères d’armes. Rome est une terre de liberté, disait à M. Victor Cherbuliez le moine hiéronymite qui lui montra le masque du Tasse à Saint-Onuphre; sur quoi M. Cherbuliez fait cette réflexion, que cela est bien possible, car, après tout, la liberté est un grand mystère. Non-seulement la liberté, mon cher confrère, mais le libéralisme aussi, car il vous est arrivé quelquefois, n’est-ce pas, de le rencontrer là où vous ne le cherchiez pas, et de ne pouvoir le dénicher là où l’on vous disait qu’il avait élu domicile?

Ces cavaliers qui ne pouvaient dire : « C’est la faute à Rousseau, c’est la faute à Voltaire, » murmurèrent cependant quelque chose de tout autrement grave : « C’est la faute à la Bible, » et les plus fermes d’esprit, poussant jusqu’à la racine première qui produit bibles et évangiles, dirent nettement : « c’est la faute à la religion. » Qu’est-ce qui avait fourni des recrues en nombre aussi extraordinaire aux armées de Fairfax et de Cromwell? Le fanatisme religieux. Sur quels principes tous ces gens de rien, guidés par des gens de peu, tailleurs presbytériens, merciers anabaptistes, cordonniers niveleurs, s’étaient-ils appuyés pour se révolter contre l’autorité suprême de l’état? Sur celui que leur fournissait leur religion : qu’ils ne relevaient que de leur conscience, et qu’ils n’étaient réellement sujets que de Dieu. Et la révolte une fois commencée, où avaient-ils trouvé l’énergie nécessaire pour la soutenir, sinon dans l’ardeur malfaisante nommée fanatisme que leur avait prêtée la religion ? Et sur quel droit s’étaient-ils appuyés pour juger l’autorité qu’ils avaient vaincue et commettre le crime de régicide ? Encore sur le droit qu’ils avaient tiré des mille exemples détestables que leur présentaient les livres saints. La religion, voilà la racine du mal, l’ennemie de tout bon ordre civil, car elle fait pis que ce que nous venons de dire : elle donne à l’homme des prétextes sacrés de satisfaire cet instinct sanguinaire qui le porte à se précipiter sur l’homme, instinct que toutes les lois civiles ont été inventées pour réprimer; elle prête aux plus méchans de beaux noms pour couvrir les pires convoitises et les pires ambitions. Et le mal est sans remède, puisque la religion crée un pouvoir en dehors du pouvoir politique, un pouvoir dont l’action indépendante peut toujours se retourner contre l’état. La révolution d’Angleterre a montré que la religion peut être un principe inéluctable de désordre, et si l’on y regarde de plus près encore, on verra qu’elle peut être une cause permanente d’anarchie, à moins qu’on ne cesse de la regarder comme la source d’un pouvoir particulier, que, lui niant toute indépendance, on ne l’absorbe dans le pouvoir civil, et que le sujet ne soit pas plus juge des doctrines de la religion qu’il pratique qu’il n’est juge des lois civiles qu’il subit.

Ces idées furent celles d’une bonne partie des cavaliers pendant les guerres civiles et au sortir des guerres civiles, et le vigoureux esprit de Thomas Hobbes se chargea de leur donner forme et logique. Elles furent en assez grande faveur sous la restauration, car elles répondaient aux pensées secrètes de catégories sociales puissantes, mais la masse de la nation ne s’y trompa pas. Au fond, athéisme à part, ces doctrines ressemblaient fort à celles que l’église anglicane avait toujours soutenues sur le pouvoir royal; mais maintenant les esprits pieux et sages de cette église voyaient avec terreur leurs doctrines se retourner contre eux-mêmes et protestaient que, s’ils avaient soutenu les droits de la royauté, ce n’était pas pour amener l’église à l’esclavage ou à la destruction. D’autre part, la défiance protestante découvrait assez facilement dans ces doctrines un catholicisme masqué d’athéisme, mais qui, sous ce masque, restait parfaitement fidèle à son principe favori d’autorité. Le catholicisme, en effet, pensaient-ils, ne refusera pas d’admettre ces droits du prince sur les consciences de ses sujets; toute la question pour lui est d’avoir un prince à son gré, et c’est à quoi nous voyons qu’il s’efforce d’arriver avec le roi Jacques II. Cette défiance protestante n’abdiqua pas pendant un long siècle, et lorsque les sectateurs de Hobbes eurent fait place à ceux que l’on nomme les libres penseurs, elle sut découvrir aisément des insolences aristocratiques et des aversions antipopulaires dans le déisme d’un Bolingbroke, et chez un Toland et un Tindal des fermens premiers de catholicisme qui se transformaient en levain d’incrédulité. L’esprit du XVIIIe siècle est bien réellement né en Angleterre, mais s’il n’eût passé en France avec Voltaire et n’eût été propagé par nos écrivains, il ferait aujourd’hui piètre figure dans l’histoire littéraire et philosophique. On ne voit pas que ces libres penseurs, si acclamés chez nous, aient jamais eu la moindre faveur populaire dans leur pays natal, ni même qu’ils y aient exercé une influence sensible sur les classes cultivées de la nation. Il y a mieux, c’est qu’on peut se passer parfaitement d’eux pour comprendre le XVIIIe siècle anglais, car le vrai génie anglais de cette époque est absolument contraire aux tendances qu’ils représentaient, et les noms les plus illustres (sauf un seul, celui de Pope; Swift ne pouvant être pris pour un libre penseur qu’en donnant à ce titre une extension exceptionnelle), de Foë, Richardson, Samuel Johnson, Goldsmith, Fielding même, le démontrent aisément. Y a-t-il aujourd’hui noms plus effacés dans la littérature anglaise que ceux de Toland, de Tindal, de Bolingbroke même ? Ils soulevèrent quelques controverses et produisirent un bruit de scandale, et c’eût été tout, s’ils n’avaient trouvé toujours dans le haut torysme des sectateurs avoués ou secrets. Jusqu’au dernier moment, la libre pensée combattit pour la cause des Stuarts, et cela ne leur porta bonheur en aucune façon.

Voilà la raison pour laquelle l’Angleterre du XVIIIe siècle se montra si tiède pour l’esprit qu’elle avait elle-même enfanté; mais n’admirez-vous pas le va-et-vient des doctrines, et n’est-il pas curieux de constater que cette doctrine de la prédominance du pouvoir civil sur le pouvoir religieux, ou même de l’annihilation du pouvoir religieux par le pouvoir civil, qui se présente à nous aujourd’hui comme le comble du radicalisme, soit née précisément de l’horreur qu’avait inspirée le radicalisme religieux des puritains, et soit essentiellement d’origine monarchique et aristocratique?

Cette opiniâtreté superstitieuse s’explique mieux encore peut-être par les raisons morales et psychologiques que l’on peut tirer de la nature du génie anglais. Il y a en effet, dans ce génie, une aptitude d’une originalité singulière, qui s’est rencontrée en rapport surprenant avec une certaine disposition éternelle et universelle de l’esprit humain, laquelle explique et justifie tellement la nécessité de la superstition, qu’on peut douter qu’elle soit jamais détruite, ou, si elle l’était, que sa destruction fut pour la masse des hommes un aussi grand bienfait qu’on le croit.

Les conditions que notre vie terrestre fait à notre intelligence sont telles que toute chose de nature morale ou spirituelle qui n’arrive pas à se manifester extérieurement, à donner aux yeux et aux sens une apparence, un fantôme d’elle-même, est destinée à n’avoir qu’une faible action sur l’immense majorité des hommes, et à n’obtenir d’eux aucun amour, et par suite aucune obéissance, ce qui explique pourquoi les différentes philosophies ont toujours eu si peu de prise sur l’humanité et si peu d’action sur la vie générale. Or séparez les différens dogmes de la religion de toute manifestation sensible, et il ne restera rien de plus qu’un ensemble d’idées purement métaphysiques, plus ou moins logiquement liées, dont on ne pourra se rendre compte que par la seule intelligence, et dont il faudra se résigner à ne jamais connaître la figure et à ne jamais contempler l’action. Ce fonds métaphysique sera suffisant sans doute pour le philosophe, c’est-à-dire pour l’homme qui, par l’exercice assidu de l’intelligence, est arrivé à pouvoir se passer de toute représentation des choses, mais il sera de nulle valeur pour la grande masse des hommes. Et l’on comprendra aisément qu’il en doit être ainsi, si l’on veut bien tenir pour vrai que la seule faculté, que l’on trouve toujours éveillée en tout homme quel qu’il soit, est celle de l’imagination, parce que celle-là n’a besoin ni d’éducation ni de culture. Au contraire, comme ces doctrines métaphysiques vont prendre dans la vie de ce premier venu un intérêt tout-puissant, si un témoignage sensible vient lui attester leur réalité! Or, ce témoignage sensible, c’est ce que nous appelons superstition, qui d’ordinaire peut seule le donner. Voici, par exemple, le dogme de l’immortalité de l’âme. Eh bien ! que sais-je de cette immortalité, et que sais-je de l’existence de mon âme que je suis impuissant à voir jamais séparée de mon corps? La croyance aux fantômes est d’autre part une superstition. Cependant, si j’étais bien sûr qu’il y a des fantômes, ou si j’étais assez heureux pour en voir quelqu’un, cela m’aiderait singulièrement à comprendre ce dogme, mieux qu’à le comprendre, à en aimer ou à en redouter les conséquences. Le gouvernement du monde par la Providence divine est encore un dogme, mais si je puis m’en rendre compte assez facilement par l’intelligence, je serai bien plus enclin à donner mon obéissance à ce gouvernement si je puis surprendre de visu quelques-uns de ses effets sous forme d’événemens miraculeux ou exceptionnels, et apercevoir à l’action quelques-uns de ses ministres. La religion nous révèle l’existence d’un monde surnaturel dont je dois désespérer de rien savoir, à moins que ce monde ne communique avec le nôtre par l’intermédiaire d’esprits angéliques et infernaux, et alors pourquoi la croyance aux esprits serait-elle une superstition ? C’est si peu une superstition que l’église nous l’impose sous toutes les formes, sous la forme des âmes des morts, pour lesquels elle nous apprend à prier ; sous celle des anges, dont elle nous recommande de chercher l’assistance ; sous celle des démons, dont elle nous ordonne d’éviter les pièges. Et comment s’établissent ces communications ? Les rêves ne sont-ils pas le moyen le plus direct, le plus discret, le plus conforme à la nature des esprits lorsqu’ils se rapprocheront de nous, comme l’extase et la vision sont les moyens les plus conformes à notre nature lorsque c’est nous qui nous rapprochons d’eux? La religion nous enseigne que le principe du mal a sa personnification sous la forme d’un esprit de ténèbres auquel nous devons toutes nos mauvaises pensées et tous nos actes pervers. Je ne serai pas superstitieux si j’accepte de confiance l’existence de ce redoutable personnage, mais je serai superstitieux si j’accepte l’existence de sorcières et de sorciers. Cependant, s’il m’était prouvé bien sérieusement qu’il y a parmi nous des personnes qui entretiennent avec Satan les mêmes relations que des sujets avec un prince, il me semble que j’aurais là une manifestation très suffisamment sensible du pouvoir occulte de sa noire majesté pour me tirer à jamais hors de doute. De toutes les pratiques religieuses, la prière est certainement la plus naturelle ; cependant elle n’a sa pleine efficacité qu’à la condition que nous serons sûrs d’être entendus et que nous recevrons une réponse de l’être auquel nous l’adressons sous une forme quelconque. — Eh bien! il y a dans le génie anglais une aptitude qui, dis-je, est en rapport singulièrement étroit avec cette exigence de l’esprit humain à vouloir à toute idée une manifestation extérieure, si toutefois cette aptitude et cette exigence ne sont pas une seule et même chose. Le génie anglais veut un visage aux idées pour qu’elles apparaissent ce qu’elles sont, adorables ou haïssables, des pieds et des mains aux vérités pour qu’elles accomplissent leur mission pratique en un monde où tout est concret. Il supporte difficilement l’obsession de l’invisible, et rien n’égale l’admirable furie avec laquelle ses grands poètes et ses grands écrivains bondissent vers l’idée qui se présente devant leur esprit pour la tirer de l’inaccessible, et la faire entrer de gré ou de force dans un corps où ils pourront la toucher, la manier, la caresser longuement, la flageller et parfois même la violer. Nous avons en d’autres temps assez souvent insisté sur cette aptitude pour n’avoir pas envie d’y revenir aujourd’hui plus longuement. C’est l’aptitude qui fait à la fois les grands poètes et les grands superstitieux, et c’est pourquoi l’Angleterre a eu les uns et les autres en plus grande quantité peut-être qu’aucun autre pays de l’Europe.

C’est bien le XVIIIe siècle qui a eu l’honneur, si honneur il y a, de porter le coup de mort à la superstition, mais il est remarquable qu’il n’a pu le faire qu’en emportant la religion avec elle, d’où il faut conclure que certaines des croyances et opinions que nous appelons superstitions sont peut-être attachées de plus près qu’on ne le croit à l’essentiel de la religion, et n’en diffèrent souvent que pour l’incrédule ou l’indifférent, impuissant à reconnaître en elles les effets naturels d’une foi qui n’est pas en lui. Mais le croyant, même éclairé, songera rarement à les mettre en doute, et l’idée qu’on puisse s’interroger à leur égard lui paraîtrait souvent à juste raison une curiosité naïve ou la preuve d’un esprit peu logique. Ce que nous appelons aujourd’hui superstitions, les hommes d’autrefois l’appelaient de tout autre nom, et je me demande de quel droit nous venons aujourd’hui établir des différences que ces hommes qui vivaient avec la religion en rapports autrement intimes que nous n’ont jamais soupçonnées et n’auraient jamais voulu admettre. Non, ils croyaient aux fantômes parce qu’ils croyaient à l’âme immortelle, ils croyaient aux événemens miraculeux parce qu’ils croyaient au gouvernement de Dieu sur le monde, ils croyaient aux esprits parce qu’ils croyaient au monde surnaturel, ils croyaient aux sorciers parce qu’ils croyaient à Satan. Les deux termes ainsi rapprochés, pouvez-vous me dire où commence la superstition et où finit la croyance?

Il y a dans le Coran une sorte de légende qui nous a toujours beaucoup frappé, et qui est certainement parmi les plus remarquables des choses que l’ange Gabriel ait dites au prophète. Selon cette légende, les démons errent autour du ciel et essaient de s’y faufiler par ruse; mais ils en trouvent les portes strictement fermées, et ils restent ainsi, moins la larme de repentir, dans la situation de la péri de Moore. Repoussés comme de vils touraniens qui n’ont plus le droit d’entrer dans un royaume dont ils refusèrent autrefois de faire partie, les malins ne se tiennent pas pour battus. S’ils tournent autour du paradis, ce n’est pas qu’ils voudraient y séjourner, c’est qu’ils voudraient surprendre les secrets du tout-puissant Allah et voler la science des anges. Ils guettent donc, ils s’insinuent, ils espionnent. Celui-ci regarde par un trou de serrure, celui-là colle son oreille à une fente de porte, cet autre appuie sa tête contre un volet clos derrière lequel il entend la musique des voix angéliques conversant entre elles. Mais les fentes et les trous de serrure ne leur laissent apercevoir que peu de chose des splendeurs célestes, et les portes et les volets les séparent trop de la cour divine pour qu’ils puissent entendre des conversations suivies. Ils attrapent donc des mots isolés, des phrases sans commencement ni fin, et, malgré tous leurs efforts, ils ne peuvent attraper rien de plus. Ils s’en retournent cependant avec cette provision de fragmens, et, en esprits subtils qu’ils sont, sèment ces bouts de phrases parmi les hommes, certains de l’action funeste qu’ils ne pourront manquer d’avoir, séparés, comme ils le sont, de toute liaison avec les autres parties des discours auxquels ils se rapportent. La prévision des démons se réalise : ces mots sont acceptés avec empressement par les hommes, qui leur reconnaissent quelque chose de surnaturel; mais comme ils sont toujours forcément mal interprétés, ils ont des conséquences véritablement démoniaques, quoiqu’ils soient d’origine angélique. Cette légende est mieux qu’un symbole, c’est l’histoire vraie, authentique, littérale, de l’origine et des destinées des superstitions dans l’histoire de l’humanité. Ce sont des mots de la science divine surpris par l’espionnage des démons et semés dans le monde comme autant de pièges pour engendrer l’erreur, les ténèbres, le mal et la haine. Mais celui qui les examine avec une attention pieusement patiente reconnaît la langue à laquelle ils appartiennent, et, parvenant à induire de leur signification les discours auxquels ils se rapportaient, découvre que là où ils parlent de haine, ils ne parlaient que d’amour ; que ceux qui sont tout ténèbres, mis en leur vraie place, étaient tout lumière, et que ceux qui ont engendré l’erreur n’étaient que vérité dans les bouches qui les avaient d’abord prononcés.


EMILE MONTEGUT.

  1. Une circonstance curieuse, quasi historique, se rapporte à l’une de ces propriétés d’Aubrey. Le 10 novembre 1099, la mer ensabla sur la côte du Kent une étendue considérable de terres qui avaient fait partie des immenses domaines de ce comte Godwin, si puissant sous Edouard le Confesseur, le père de Tosti et d’Harold, terres qui, par suite de cet accident, sont appelées depuis cette époque sables de Godwin. Or Aubrey possédait dans ce même comté de Kent des terres que la mer mit aussi à mal et qui finirent par ne lui plus rien rapporter, de quoi il s’afflige fort. Mais s’il s’afflige, il ne s’étonne nullement, car il était né un 3 novembre, jour qu’il considérait comme fatidique, et comme le 3 novembre était justement le jour où les propriétés du comte Godwin avaient été submergées, il est évident pour lui que ses propriétés ont subi l’influence de cette date, comme l’avaient subie, 580 ans auparavant, celles du comte saxon.
  2. Il n’y a rien là, ou presque rien, pour l’amateur de ce que l’on appelle aujourd’hui folk love. Les plus importantes des superstitions populaires qui y sont mentionnées ou décrites sont les corpse candles (chandelles des morts) du pays de Galles et la seconde vue écossaise. Nous aurons occasion d’y revenir dans le cours de cet essai. Aubrey a recueilli encore deux cantilènes d’origine fort ancienne, chantées par les jeunes filles d’Angleterre, le soir de la Sainte-Agnès, pour découvrir leur futur mari, l’une en faisant un nœud à leur jarretière, l’autre adressée à la lune afin d’obtenir ses bons offices. Voilà pour les superstitions populaires. Quant aux histoires merveilleuses, elles se réduisent à deux ou trois histoires de transportations par pouvoirs invisibles, dont la plus remarquable est l’enlèvement d’un certain membre de la maison des Duff d’Ecosse dans des circonstances qui rappellent un épisode de l’admirable histoire d’Hassan de Bassorah dans les Mille et une nuits.
  3. Ce chiffre résulte des calculs auxquels s’est livré un écrivain anglais contemporain, M. Macksy, dans un curieux livre intitulé : Extraordinary popular delutions ;
  4. Anecdote empruntée par Aubrey à l’histoire de Thomas May.
  5. Jacques Ier du nom en Anglelerre, VIe en Écosse.
  6. Cette anecdote est rapportée par Clarendon. Aubrey la tenait directement des personnes, qui prétendaient avoir été les témoins on les premiers informés de l’apparition.
  7. Pendant son séjour à Oxford, le roi Charles Ier fut invité par lord Falkland, qui cherchait à le distraire, à consulter les sorts virgiliens, et il tomba sur la partie la plus menaçante des malédictions de Didon au départ d’Énée.
  8. La meilleure partie du livre d’Aubrey est celle qui est consacrée à la seconde vue. L’enquête qu’il ouvrit pour se renseigner à ce sujet auprès de ses correspondans est conçue dans un esprit très suffisamment philosophique et conduite avec une logique qu’il n’apporte guère dans d’autres matières. Les questions sont bien et nettement posées. Ce don est-il héréditaire ou purement individuel? Si on l’acquiert individuellement, peut-on le transmettre, et commencer ainsi une race de voyans? Comment ce don vient-il à se manifester d’abord? S’étend-il au passé aussi bien qu’à l’avenir? Comment voit-on le fait futur, en esprit ou par le moyen d’apparitions? Les voyans sont-ils hommes pieux et d’habitudes vertueuses? Enfin, ce don entraîne-t-il pour celui qui le possède fatigue ou altération de santé? Sur ce dernier point, les correspondans d’Aubrey lui révèlent un fait fort curieux, c’est que les voyans arrivent à voir des apparitions même lorsqu’il n’y en a pas, c’est-à-dire qu’il passe devant leurs yeux en processions interminables, en foules compactes pour ainsi dire, des ombres dont ils ne distinguent pas plus l’individualité que nous ne distinguons les passans dans une rue très fréquentée ; et cela, paraît-il, sans une minute de relâche, ce qui fait souhaiter souvent au voyant d’être débarrassé de ce don fatal.. Aubrey est, je crois, le seul à mentionner ce fait.
  9. Un des hommes les plus remarquables de l’Angleterre du moyen âge, Gérard le Cambrien, le précepteur de Jean Sans-Terre, dans son Itinéraire du pays de Galles, écrit à la fin du XIIe siècle, a raconté longuement les prouesses de ces esprits tapageurs qui se riaient même des exorcismes.