Curumilla/06

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Amyot (p. 73-89).
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VI

Représailles.

Les deux ennemis semblèrent, une seconde, se recueillir : puis soudain le sachem bondit en avant.

Le comte demeura immobile ; mais au moment où l’Indien arrivait sur lui, par un mouvement rapide comme la pensée, de la main gauche il saisit aux naseaux le cheval du chef qui se cabra en hennissant de douleur, et pointant avec une dextérité extrême, il enfonça sa longue épée dans la gorge de l’Indien ; le bras levé de celui-ci retomba sans force, ses yeux s’ouvrirent démesurément, un flot de sang s’échappa de sa plaie béante, et il roula sur la terre en poussant un cri de suprême agonie et en se tordant comme un serpent.

Le comte lui posa le pied sur la poitrine et le cloua sur la terre.

Se tournant alors vers ses compagnons :

— En avant ! en avant ! cria-t-il d’une voix puissante.

Les aventuriers répondirent par un hourrah de triomphe et se ruèrent de nouveau sur les Peaux-Rouges.

Mais ceux-ci ne les attendirent pas, cette fois.

Atterrés par la mort de Mixcoatzin, un de leurs sachems les plus révérés et de leurs plus célèbres guerriers, une panique s’empara d’eux et ils s’enfuirent dans toutes les directions.

Alors commença une véritable chasse à l’homme, avec toutes ses hideuses et atroces péripéties.

Nous l’avons dit, les Indiens étaient cernés ; toute fuite leur devenait impossible.

Les aventuriers, exaspérés par la longue lutte qu’ils avaient eu à soutenir, massacraient sans pitié les ennemis vaincus qui les imploraient en vain.

Les Indiens éperdus couraient çà et là, sabrés au passage, percés par les baïonnettes et foulés sous les pieds des chevaux, qui, aussi cruels que leurs maîtres, et enivrés par l’odeur âcre du sang, piétinaient sur eux avec frénésie.

Les cadavres s’amoncelaient au centre du cercle fatal qui se rétrécissait incessamment autour d’eux.

À bout de force et de courage, les misérables Peaux-Rouges avaient jeté leurs armes, les bras croisés sur la poitrine, serrés les uns contre les autres, ils avaient renoncé à disputer plus longtemps leur vie et attendaient la mort avec le calme sombre du désespoir et l’impassibilité qui caractérise leur race.

Le comte aurait voulu, depuis longtemps déjà, arrêter cet horrible carnage ; mais, dans l’enivrement de la victoire, sa voix avait été, non pas méconnue, mais étouffée par le tumulte.

Cependant les Français s’arrêtèrent, saisis, malgré eux, d’admiration à la vue de la résignation stoïque de ces braves ennemis, qui dédaignaient de demander grâce et se préparaient à mourir dignement, sans faiblesse comme sans forfanterie.

Toute noble action, tout noble sentiment, trouvent de l’écho dans le cœur des Français, la nation chevaleresque par excellence.

Ils hésitèrent, en se regardant les uns les autres, et relevèrent leurs baïonnettes.

Le comte profita de cette trêve, suprême rayon de clémence déposé par Dieu dans l’âme de ces hommes implacables, et il se jeta vivement au-devant d’eux en levant en l’air son épée rouge jusqu’à la poignée.

— Assez, compagnons ! s’écria-t-il, assez ; nous sommes des soldats, nous autres, non pas des bourreaux ou des bouchers ! laissons aux Mexicains toutes les lâchetés, demeurons ce que nous avons toujours été, des hommes braves et cléments : grâce pour ces malheureux !

— Grâce ! grâce ! s’écrièrent les Français, en brandissant leurs armes au-dessus de leurs têtes.

En ce moment, le soleil se levait splendide dans un flot de vapeurs. C’était un spectacle à la fois imposant et plein d’une sublime horreur que celui que présentait ce champ de bataille fumant encore des dernières explosions des armes à feu, couvert de cadavres, et au centre duquel une trentaine d’hommes sans armes semblaient défier du regard un cercle d’ennemis souillés de sang et de poudre, à l’œil étincelant et aux traits contractés par la passion.

Le comte remit alors son épée au fourreau et s’approcha à pas lents des Indiens, qui le regardaient venir d’un air inquiet, car ils ne comprenaient rien à ce qui venait de se passer.

Les Indiens sont implacables, la clémence leur est inconnue ; dans les prairies, le væ victis est la seule loi. Les Peaux-Rouges étant sans pitié n’implorent jamais celle de leurs ennemis, et subissent sans se plaindre la dure loi qu’il plaît au vainqueur quel qu’il soit, qui les dompte, de leur infliger.

Les aventuriers avaient mis l’arme au pied et oubliaient déjà toute rancune avec cette versatilité et cette insouciance innée en eux ; ils riaient et causaient gaiement entre eux.

Valentin et Curumilla avaient rejoint le comte.

— Quelle est ton intention ? demanda le chasseur.

— Ne l’as-tu pas devinée ? répondit Louis, je leur fais grâce.

— À tous ?

— Pardieu ! s’écria-t-il avec étonnement.

— Ainsi, tu leur pardonnes ?

— Oui, et je leur rends la liberté.

— Hum ! fit le chasseur.

— Verrais-tu quelque empêchement à cela ?

— Peut-être.

— Explique-toi.

— Que tu pardonnes aux Indiens, rien de mieux, cela peut produire bon effet parmi les tribus, d’autant plus que les Peaux-Rouges ont une excellente mémoire et qu’ils se souviendront longtemps de la leçon sévère qu’ils ont reçue cette nuit.

— Eh bien ?

— Mais, continua le chasseur, tous ces hommes ne sont pas des Indiens ?

— Que veux-tu dire ?

— Qu’il se trouve parmi eux des Mexicains déguisés.

— Tu es certain de cela ?

— Oui. D’autant plus que j’ai été averti par l’homme qui commande les cavaliers avec le secours desquels je t’ai donné un si bon coup de main.

— Mais ces cavaliers ne sont-ils pas des Apaches ?

— Erreur, cher ami ; ce sont des blancs, et qui plus est des civicos, c’est-à-dire des hommes payés et enrégimentés par les hacienderos pour faire la chasse aux Indiens. Tu vois comment ils s’acquittent honorablement die leur emploi ; mais cela ne doit pas t’étonner, tu connais assez bien les mœurs de ce pays pour trouver cela tout naturel, je n’en doute pas.

Louis s’était arrêté tout pensif.

— Ce que tu me dis là me confond, murmura-t-il.

— Pourquoi donc ? reprit insoucieusement le chasseur, cela est simple, au contraire ; mais il ne s’agit pas des cavaliers, ceux-là sont hors de cause, quant à présent.

— Certes, je leur dois, au contraire, des remerciments.

— Ils t’en dispensent, et moi aussi ; occupons-nous seulement des hommes qui sont là.

— Ainsi, tu es sûr que parmi eux se trouvent des blancs ?

— Très-sûr.

— Mais comment les reconnaître ?

— Curumilla s’en chargera.

— Ce que tu me dis est étrange ; dans quel but ces gens se sont-ils ligués avec nos ennemis ?

— C’est ce que nous saurons bientôt.

Ils reprirent leur marche et arrivèrent auprès du groupe.

Valentin fit un signe à Curumilla. Le chef s’approcha alors des Indiens, et commença à les examiner attentivement l’un après l’autre, tandis que le comte et le chasseur le suivaient du regard avec intérêt.

Le chef araucan était froid et sombre comme toujours ; pas un muscle de son visage ne bougeait.

En le voyant les examiner ainsi, les Indiens ne purent s’empêcher de tressaillir ; ils tremblèrent à la vue de cet homme muet et sans armes, dont le regard perçant semblait vouloir lire au fond de leurs cœurs.

Curumilla posa le doigt sur la poitrine d’un Indien.

Un ! dit-il, et il passa.

— Sortez ! dit Valentin au Peau-Rouge.

Celui-ci se mit à l’écart.

Curumilla en désigna ainsi successivement neuf, puis il rejoignit ses amis.

— Est-ce tout ? lui demanda Valentin.

— Oui, répondit-il.

— Désarmez ces hommes et attachez-les solidement, commanda le comte.

On lui obéit.

Don Luis s’approcha alors des Apaches.

— Que mes frères reprennent leurs armes et remontent sur leurs coursiers, dit-il ; ce sent de vaillants guerriers ; les visages pâles ont apprécié leur courage, ils les estiment ; mes frères retourneront dans leurs villages, ils diront aux anciens et aux sages de leur nation que les blancs qui les ont vaincus ne sont pas des hommes cruels comme les féroces Yoris — Mexicains, — qu’ils désirent enterrer la hache si profondément entre eux et les Apaches, que jamais on ne la puisse retrouver avant dix mille lunes.

Un Indien se détacha du groupe, fit deux pas en avant, et saluant avec majesté :

— Le Cœur-Fort est un guerrier terrible ; c’est un jaguar pendant le combat ; mais il se fait antilope après la victoire ; les paroles que soufflent sa poitrine lui sont inspirées par le Grand-Esprit, le Wacondah l’aime ; ma nation avait été trompée par les Yoris, le Cœur-Fort est généreux, il a pardonné, il y aura désormais amitié entre les Apaches et les guerriers du Cœur-Fort.

Les Peaux-Rouges, suivant leur habitude, avaient avec cette poésie qui les distingue, donné à don Luis le nom de Cœur-Fort.

Il y eut après ce discours de l’Indien, qui était un chef célèbre, et se nommait le Bison-Blanc, un échange de bons procédés entre les aventuriers et les Apaches.

Leurs chevaux et leurs armes leur furent rendus et les rangs s’ouvrirent pour leur livrer passage.

Lorsqu’ils eurent disparu dans la forêt, el Buitre fit faire volte-face à ses cavaliers, et s’éloigna à son tour.

Don Luis eut un instant la pensée de rappeler cet auxiliaire qui, pendant le combat, lui avait été si utile, mais Valentin s’y opposa.

— Laisse partir ces hommes, frère, lui dit-il, tu ne dois ostensiblement avoir aucun rapport avec eux.

Don Luis n’insista pas.

— Maintenant, reprit Valentin, terminons ce que nous avons si bien commencé.

— C’est juste, répondit le comte.

L’ordre fut aussitôt donné d’enterrer les cadavres et de panser les blessés.

Les Français avaient éprouvé des pertes sérieuses ; ils avaient eu dix hommes tués et vingt et quelques blessés ; il est vrai que la plupart de ces blessures n’étaient pas mortelles ; cependant la victoire coûtait cher : c’était un avertissement pour l’avenir.

Deux heures plus tard, la compagnie, rassemblée parle clairon, se rangeait silencieusement sur la place de la Mission, au centre de laquelle don Luis, Valentin et trois officiers, se tenaient assis gravement devant une table sur laquelle se trouvaient divers papiers.

À une table plus petite don Cornelio écrivait.

Le comte avait convoqué ses compagnons et avait formé une commission militaire présidée par lui afin de juger les prisonniers faits pendant le combat.

Don Luis se leva au milieu d’un religieux silence.

— Qu’on amène les prisonniers, dit-il.

Les hommes désignés précédemment par Curumilla parurent, conduits par un détachement d’aventuriers. Ils étaient délivrés des liens avec lesquels on les avait d’abord attachés. Bien qu’ils portassent toujours le costume des guerriers apaches, on les avait obligés à se laver et à faire disparaître les peintures qui les déguisaient.

Ces hommes paraissaient, non pas repentant de leur fourberie découverte, mats seulement honteux d’être ainsi donnés en spectacle.

— Amenez le dernier prisonnier, commanda don Luis.

À cet ordre, les aventuriers se regardèrent avec étonnement, ne comprenant pas ce que le comte voulait dire, puisque les neuf Mexicains étaient là.

Mais au bout d’un instant leur surprise se changea en colère, et une sourde rumeur parcourut leurs rangs comme un courant électrique.

Le colonel Florès venait de paraître ; il était sans armes, la tête nue, mais sa physionomie, empreinte d’audace et de défi, avait une expression railleusement sinistre, qui imprimait à son caractère un cachet de méchanceté impossible à rendre.

Curumilla l’accompagnait.

Le comte fit un geste ; le calme se rétablit.

— Que signifie cela ? s’écria le colonel d’un ton hautain.

Don Luis ne le laissa pas continuer.

— Silence ! dit-il d’une voix ferme en fixant sur lui un clair regard.

Dominé malgré lui par l’accent du comte, le colonel se tut en rougissant.

Don Luis reprit :

— Mes frères et mes compagnons, dit-il, malheureusement pour nous, les circonstances nous ont placés dans une situation exceptionnelle ; de tous les côtés la trahison nous entoure ; de mensonge en mensonge, de fourberie en fourberie, on nous a amenés dans ce désert où nous sommes abandonnés à nous-mêmes, loin de tous secours, et ne pouvant, pour nous sauver, compter que sur notre courage. Hier, le général don Sébastian Guerrero, se croyant enfin sûr de la réussite des plans infâmes que depuis si longtemps il trame contre nous, se décide à lever le masque ; il nous déclare hors la loi et nous flétrit de l’épithète honteuse de pirates ; deux heures à peine après son départ, nous sommes attaqués par les Indiens ; les mesures de nos ennemis étaient bien prises ; peu s’en est fallu qu’ils ne réussissent. Mais Dieu veillait, il nous a sauvés cette fois encore ! Maintenant, savez-vous quel est l’homme qui s’était fait le bras droit du général et avait machiné l’odieuse trahison dont nous avons failli être victimes ? Cet homme, fit-il en le désignant du doigt avec une expression d’écrasant mépris, c’est le misérable qui, depuis notre arrivée à Guaymas, s’est attaché à nous, ne nous a plus quittés, a feint de nous aimer et de nous défendre pour nous voler nos secrets et les vendre à nos ennemis ; c’est le misérable que nous avons traité en frère, pour lequel nous avons eu les attentions les plus délicates et les plus soutenues ; c’est cet homme, enfin, qui prend le titre de colonel et le nom de Francisco Florès, et qui en a menti, car c’est un métis sans nom, surnommé el Garrucholo, ex-lieutenant del Buitre, ce féroce brigand qui commande une cuadrilla de salteadores qui, depuis plusieurs années déjà, désole le haut Mexique. Regardez-le, maintenant qu’il se voit reconnu, il tremble, le misérable, car il sait que, pour lui, vient enfin de sonner l’heure suprême de la justice.

En effet, à cette terrible révélation, faite ainsi devant tous, l’audace du bandit était subitement tombée, et une expression de hideuse frayeur contractait ses traits.

— Voilà, continua le comte, les hommes que nos ennemis n’ont pas honte d’employer contre nous, et ils nous traitent de pirates. Eh bien, cette flétrissure, nous l’acceptons, frères, et ces bandits tombés entre nos mains seront jugés selon la loi sommaire des pirates.

Les aventuriers applaudirent chaleureusement ce discours de leur chef. D’ailleurs, tous reconnaissaient la vérité et la logique de ses paroles ; dans la situation critique où ils se trouvaient, ils n’avaient rien à ménager ; la clémence aurait été une coupable faiblesse ; ils ne pouvaient se relever qu’à force d’audace et d’énergie, en terrifiant leurs ennemis et les contraignant à traiter avec eux.

Le comte se rassit.

— Don Cornelio, dit-il, donnez lecture à l’accusé des charges qui s’élèvent contre lui.

L’Espagnol se leva alors et commença un long réquisitoire contre le colonel, réquisitoire appuyé de nombreuses lettres écrites par don Francisco ou reçues par lui de plusieurs personnes, notamment du général Guerrero, d’où la trahison du colonel ressortait claire et sans excuse possible. Don Cornelio termina en rapportant l’entrevue de la veille entre don Francisco, el Buitre et le chef apache.

Les aventuriers avaient écouté cette longue énumération de crimes et de félonies dans le plus profond silence et le calme le plus parfait.

Lorsque don Cornelio eut terminé, le comte s’adressa au colonel.

— Reconnaissez-vous la vérité des faits avancés contre vous ?

Le bandit releva la tête, son parti était pris, il haussa les épaules avec dédain.

— À quoi bon nier ? dit-il, tout cela est vrai.

— Ainsi, vous avouez nous avoir trahis depuis le premier moment que vous nous avez rencontrés ?

— Canarios ! fit-il avec un sourire railleur, vous vous trompez, señor conde, je vous trahissais même avant de vous connaître.

À cette cynique déclaration, les assistants ne purent réprimer un mouvement d’horreur.

— Ce que je vous dis vous étonne ? reprit audacieusement le bandit ; pourquoi donc cela ? Je trouve, moi, ma conduite toute naturelle. Qu’êtes-vous, pour nous autres Mexicains, vous, étrangers ? Vous êtes des sangsues qui venez dans notre pays sucer le plus clair de notre sang, c’est-à-dire vous gorger de nos richesses, vous moquer de notre ignorance, tourner en ridicule nos mœurs et nos habitudes, nous imposer vos goûts et ce que vous appelez votre civilisation occidentale. Qu’avons-nous besoin de tout cela ? De quel droit vous emparez-vous de tout ce qui nous est cher ? Vous n’êtes que des bêtes féroces contre lesquelles tous moyens sont bons pour les détruire. Nous ne sommes pas les plus forts au grand soleil, eh bien, nous avons la nuit ; la loyauté, la franchise, nous perdraient, nous employons le mensonge et la trahison. Après ? Qui a tort ? Qui a raison ? Qui osera être juge entre nous ? Personne ! Je suis tombé entre vos mains, vous allez me tuer, fort bien ; je serai assassiné, mais pas condamné par vous ; car vous n’aurez nullement qualité pour vous ériger en tribunal. Que voulez-vous de plus maintenant ? Agissez à votre guise, peu m’importe. Celui qui sème le vent récolte la tempête ; j’ai semé la fourberie, j’ai récolté la trahison : c’est justice. Je vais mourir. Eh bien, cette mort que j’ai méritée, vous n’avez pas le droit de me l’infliger ; votre verdict sera un assassinat, je vous le répète.

Après avoir prononcé ces mots, il croisa fièrement les bras sur sa poitrine et promena un regard assuré sur l’assistance.

Malgré eux, les aventuriers se sentirent pris d’une espèce d’admiration pour la fauve résolution de cet homme aux manières félines et cauteleuses qui venait tout à coup de se révéler sous un jour si différent de celui sous lequel ils l’avaient connu jusqu’à ce moment. En parlant avec une aussi brutale franchise, le bandit s’était pour ainsi dire relevé aux yeux de tous ; sa fourberie parut moins vile, il inspira une espèce de sympathie à ces hommes si braves, pour lesquels le courage et l’audace sont les deux premières vertus.

— Ainsi, vous ne cherchez même pas à vous défendre ? lui dit Louis d’une voix triste.

— Me défendre, répondit-il avec étonnement, d’avoir agi comme je croyais devoir le faire, et comme j’agirais encore si vous étiez assez niais pour me faire grâce ! Allons donc, caballeros, cela n’aurait pas le sens commun ! D’ailleurs, si je me défendais, je reconnaîtrais en quelque sorte la compétence de votre tribunal, et je la nie au contraire. Ainsi, croyez-moi, finissons-en, le plus tôt sera le mieux, et pour vous et pour moi.

Le comte se leva, ôta son chapeau, et s’adressant aux aventuriers :

— Frères et compagnons, dit-il d’une voix solennelle, en votre âme et conscience, cet homme est-il coupable ?

— Oui ! répondirent les aventuriers d’une voix sourde.

— Quelle peine a mérité cet homme ? reprit le comte.

— La mort ! répondirent encore les aventuriers.

Alors le comte se tourna vers le colonel :

— Don Francisco Florès, autrement dit el Garrucholo, fit-il, vous êtes condamné à la peine de mort.

— Merci, répondit-il en s’inclinant avec grâce.

— Mais, continua le comte, connue vous êtes convaincu de trahison et que vous devez souffrir la mort des traîtres, c’est-à-dire être fusillé par derrière, prenant en considération l’uniforme que vous portez et qui est celui de l’armée mexicaine que nous ne voulons pas flétrir en votre personne, vous serez d’abord dégradé. Le jugement sera exécuté immédiatement après.

Le bandit haussa les épaules.

— Que m’importe ? fit-il.

Sur un signe du comte, un sous-officier sortit des rangs et la dégradation commença.

El Garrucholo supporta sans pâlir cette effroyable humiliation. Le bandit avait pris complétement le dessus en lui sur le caballero, et, comme il l’avait dit, peu lui importait d’être dégradé, c’est-à-dire déshonoré, puisque l’honneur pour lui n’était rien.

Lorsque le sous-officier eut repris son rang, le comte se tourna vers le condamné.

— Vous avez cinq minutes pour recommander votre âme à Dieu, lui dit-il ; puisse-t-il vous faire miséricorde. Vous n’avez plus ici-bas rien à attendre des hommes.

Le bandit éclata d’un rire nerveux et strident.

— Vous êtes fous ! s’écria-t-il ; qu’ai-je de commun avec Dieu, moi, si réellement il existe ? Canarios ! je n’ai que faire de le prier ; mieux vaut que je me recommande au démon, au pouvoir duquel je vais être, si ce que disent les moines est vrai.

À cet effroyable blasphème, les aventuriers firent un geste d’épouvante.

El Garrucholo ne sembla pas s’en apercevoir.

— Je n’ai, continua-t-il, qu’une seule grâce à vous demander.

— Parlez, répondit le comte en réprimant un geste de dégoût.

— Je porte suspendu au cou par une chaînette d’acier un petit sachet de velours contenant une relique bénie que ma mère m’a donnée en me disant qu’elle me porterait bonheur ; depuis ma naissance ce scapulaire ne m’a pas quitté. Je désire être enterré avec ; peut-être me servira-t-il là-bas où je vais.

— Il sera fait ainsi que vous le désirez, répondit le comte.

— Merci ! fit-il avec une évidente satisfaction.

Étrange anomalie du caractère mexicain : ce peuple est crédule et superstitieux, sans foi et sans croyance. Peuple enfant, trop longtemps esclave et trop vite libéré, qui n’a eu ni le temps d’oublier ni celui d’apprendre.

— Le piquet ! ordonna le comte.

Huit hommes commandés par un sous-officier sortirent des rangs ; le bandit s’agenouilla, le dos tourné aux exécuteurs.

— En joue, feu !

El Garrucholo tomba fusillé par derrière, sans pousser un soupir ; il avait été tué roide.

Son cadavre fût recouvert d’un zarapé.

— Maintenant, dit froidement le comte, aux autres !

Les neuf prisonniers furent rapprochés de la table ; ils tremblaient ; la justice sommaire des aventuriers les avait remplis de terreur.

Tout à coup un grand bruit se fit entendre à peu de distance, mêlé de cris et d’imprécations ; soudain deux femmes apparurent montées sur de magnifiques chevaux et s’élancèrent en galopant jusqu’au milieu de la place, où elles s’arrêtèrent.

Ces deux femmes étaient doña Angela et sa camérista Violenta.

Doña Angela avait les cheveux épars, ses traits étaient animés probablement par la course qu’elle venait de faire, ses yeux lançaient des flammes.

Elle demeura un instant immobile au milieu de la foule étonnée de son apparition subite ; mais semblant tout à coup prendre une résolution suprême, elle releva fièrement la tête, et s’adressant aux aventuriers attentifs et saisis d’admiration pour tant d’audace réunie à tant de beauté :

— Écoutez, cria-t-elle d’une voix stridente, moi, doña Angela Guerrero, fille du gouverneur de l’État de Sonora, je viens hautement protester devant tous contre la trahison dont mon père vous rend victimes. Don Luis, chef des pirates français, je t’aime ! Veux-tu de moi pour femme ?

Un tonnerre d’applaudissements accueillit ces paroles étranges, prononcées avec une animation extraordinaire.

Don Luis s’approcha lentement de la jeune fille comme entraîné et fasciné par son regard.

— Viens, lui dit-il, viens, toi qui ne crains pas de t’allier au malheur !

La jeune fille poussa un cri de joie semblable à un rugissement, et abandonnant les rênes, elle bondit comme une panthère et tomba dans les bras du comte, qui la serra avec frénésie sur sa puissante poitrine.

Puis, au bout d’un instant, la tenant toujours embrassée, il releva fièrement la tête, et promenant un regard dominateur autour de lui :

— Celle-ci est la femme du chef des pirates, frères, aimez-la comme une sœur, elle sera notre palladium, notre ange gardien !

L’ivresse des aventuriers ne se peut décrire : c’était du délire, de la folie. Cette scène étrange leur semblait un rêve.

Le comte se tourna alors vers les prisonniers, qui attendaient en tremblant leur sentence :

— Partez ! leur dit-il ; allez rapporter ce que vous avez vu. Doña Angela vous fait grâce.

Les prisonniers s’échappèrent en se confondant en bénédictions ; les pauvres diables, d’après ce qui s’était passé devant eux, se considéraient comme morts.

Valentin s’approcha de la jeune fille :

— Vous êtes un ange, lui dit-il à voix basse ; persévérerez-vous ?

— Je suis à lui jusqu’à la tombe, répondit-elle avec une énergie fébrile.