Curumilla/09

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Amyot (p. 115-125).
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IX

Doña Angela.

Avant de rapporter ce qui se passa à Guetzalli, entre de Laville et le colonel, il nous faut revenir au camp des aventuriers.

Louis, tenant toujours la jeune fille pressée contre sa poitrine, l’avait transportée dans l’intérieur de la hutte en feuillage que ses compagnons lui avaient élevée à l’entrée de l’église.

Arrivé là, il la déposa sur une butacca — fauteuil, — et lui-même se laissa tomber sur un equipal — tabouret. Il y eut un long silence.

Tous deux réfléchissaient profondément.

Un étrange phénomène se passait dans le cœur de Louis.

Malgré lui il sentait l’espérance rentrer dans son âme, il respirait la vie par tous les pores, l’envie de vivre lui revenait ; il songeait à l’avenir, l’avenir qu’il avait voulu anéantir en lui, en choisissant pour suicide la folle et téméraire expédition à la tête de laquelle il s’était placé.

Le cœur de l’homme est un composé de contrastes extraordinaires : le comte s’était drapé dans sa douleur, il l’avait pour ainsi dire arrangée dans son esprit, vivant avec elle et par elle, s’en faisant à ses propres yeux une excuse pour justifier la ligne de conduite qu’il s’était tracée, ou plutôt que son frère de lait lui avait fait adopter, ne voulant et n’acceptant de la vie que l’amertume, et rejetant dédaigneusement tout ce qui est joie et bonheur.

Maintenant, sans qu’il pût se rendre compte de la révolution extraordinaire qui s’était opérée en lui, il sentait instinctivement cette douleur, si caressée, si choyée même, s’amoindrir, s’effacer, prête à disparaître enfin, pour se changer en une mélancolie douce et rêveuse, et céder la place à un autre sentiment fort et vivace, qui, avant qu’il eût songé à lutter avec lui et à l’arracher de son cœur, y avait poussé de si fortes racines qu’il sentait qu’il s’était emparé de tout son être.

Ce nouveau sentiment était l’amour. Toutes les passions sont extrêmes, et surtout illogiques ; sans cela elles ne seraient pas des passions.

Don Luis aimait doña Angola ; il l’aimait de cet amour de l’homme arrivé sur la dernière limite qui sépare la jeunesse de la vieillesse, c’est-à-dire avec fureur, avec frénésie.

Il l’aimait et il la haïssait à la fois, car il lui en voulait de cet amour nouveau qui lui avait fait oublier l’ancien, et lui avait révélé que le cœur de l’homme peut parfois sommeiller, mais jamais mourir.

L’empire que la jeune fille avait pris sur lui était d’autant plus fort et d’autant plus puissant qu’elle formait au physique et au moral le contraste le plus complétement tranché avec doña Rosario, la douce créature aux ailes d’ange, premier amour du comte.

La beauté majestueuse et sévère de doña Angela, son caractère fougueux et ardent, tout en elle avait séduit et subjugué le comte ; aussi lui en voulait-il de l’empire qu’à son insu, il lui avait laissé prendre sur sa volonté et se reprochait-il comme une faiblesse indigne de son caractère la réaction que cet amour avait opérée dans son cœur, en l’obligeant à reconnaître qu’il lui était possible encore d’être heureux.

Louis était loin de former exception dans la grande famille humaine. Tous les hommes sont de même : lorsqu’ils ont intérieurement arrangé leur vie sous l’influence d’un sentiment quelconque soit de joie, soit de douleur, ils se complaisent dans le développement continuel de ce sentiment, en forment une partie de leur être, se retranchent derrière lui comme au fond d’une citadelle inexpugnable ; et lorsque, par un choc inattendu, l’édifice qu’ils ont mis tant de soin à construire vient tout à coup à crouler, ils s’en veulent à eux-mêmes de ne pas avoir su se défendre, et par contre-coup ils s’en prennent à la cause innocente de ce grand cataclysme intérieur.

Tout en réfléchissant, le comte avait laissé tomber sa tête sur la poitrine, s’isolant dans ses pensées et se plongeant de plus en plus dans sa sombre rêverie, suivant instinctivement la pente sur laquelle glissait en ce moment son esprit ; il leva les yeux et fixa sur doña Angela un regard où tous les sentiments qui l’agitaient se reflétaient à la fois.

La jeune fille était renversée en arrière, le visage caché dans ses mains ; entre ses doigts effilés des larmes coulaient lentement, semblant une rosée de perles.

Elle pleurait doucement et sans bruit ; sa poitrine se soulevait convulsivement ; elle paraissait en proie à une douleur intense.

Le comte pâlit ; il se leva vivement et fit un pas vers elle.

À ce mouvement brusque, doña Angela abaissa ses mains et regarda don Luis avec une si douce expression de douleur résignée et d’amour vrai, que le comte sentit un frémissement de bonheur parcourir tout son corps ; épuisé, vaincu, il tomba à ses genoux en murmurant d’une voix haletante et entrecoupée :

— Oh ! je t’aime ! je t’aime !

La jeune fille se releva à demi sur le fauteuil, pencha vers lui la tête, et le considéra assez longtemps d’un air rêveur.

Soudain elle se laissa, éperdue, aller dans ses bras, cacha sa tête sur son épaule, et éclata en sanglots.

Le comte, inquiet de cette douleur dont il lui était impossible de découvrir la cause, replaça doucement la jeune fille sur le fauteuil, s’assit auprès d’elle, et s’emparant de sa main qu’il conserva entre les siennes :

— Pourquoi ces larmes ? lui demanda-t-il avec tendresse, d’où provient cette douleur qui vous accable ?

— Non, je ne pleure plus, voyez, répondit-elle en essayant de sourire à travers ses larmes.

— Enfant, vous me cachez quelque chose, vous avez un secret ?

— Un secret ! celui de mon amour ; ne vous ai-je pas dit que je vous aime, Louis ?

— Hélas ! moi aussi je vous aime, reprit-il avec tristesse, et pourtant je ne puis songer sans crainte à cet amour.

— Pourquoi, si vous m’aimez ?

— Si je vous aime ! enfant ; pour vous, pour votre amour, je sacrifierais tout.

— Eh bien ? fit-elle.

— Hélas ! enfant, je suis un homme maudit ; mon amour est mortel, et je tremble.

— Quelle plus grande joie que celle de mourir pour ce qu’on aime !

— Je suis un proscrit, un pirate, mis hors la loi.

Elle se releva fière et hautaine, les sourcils froncés, la narine dilatée, l’œil étincelant.

— Vous êtes un noble cœur, don Luis, dit-elle d’une voix stridente. Vous avez rêvé la régénération d’un peuple esclave. Que m’importent les noms qu’on vous donne, ami ? un jour viendra où justice éclatante vous sera rendue. Puis, se radoucissant peu à peu, elle sourit avec tendresse. Vous êtes proscrit, pauvre cher, dit-elle doucement, la mission de la femme n’est-elle pas sur cette terre de soutenir et de consoler ? La lutte que vous entreprenez sera terrible/, votre projet est insensé d’audace et de grandeur ; peut-être succomberez-vous dans cette lutte. Vous avez besoin, non pas d’un conseiller, d’un frère, mais d’une amie dont l’âme comprenne la vôtre, pour le cœur de laquelle votre cœur n’ait pas de secret, qui vous console et vous crie : Courage ! lorsque vous vous laisserez gagner par le désespoir et que, comme, un Titan vaincu, vous serez prêt à reculer. Cette amie fidèle, dévouée, toujours veillant sur vous et pour vous, ce sera moi, don Luis, moi, qui ne vous quitterai jamais et qui, si vous tombez, tomberai à vos côtés, frappée du même coup qui vous aura renversé.

— Merci, enfant, mais je ne suis pas digne d’un aussi sublime dévoûment. Songez à l’existence douloureuse que vous vous créez ; songez à la vie douce, calme, paisible que vous laissez derrière vous pour vous fiancer à la douleur, à la mort peut-être.

— Qu’importe tout cela ? la mort sera la bienvenue si elle vient auprès de vous ! Je vous aime !

Don Luis hésita.

— Songez, dit-il au bout d’un instant, à la douleur immense de votre père, que vous abandonnez ; votre père qui vous aime lui aussi et qui n’a que vous.

Elle lui posa vivement la main sur la bouche.

— Taisez-vous ! taisez-vous ! s’écria-t-elle d’une voix déchirante, ne me parlez pas de mon père ; pourquoi me dites-vous cela ? À quoi bon augmenter encore mon désespoir ? Je vous aime, don Luis, je vous aime ! Désormais fortune, parents, amis, vous êtes tout pour moi ! tout, vous dis-je ! Depuis le jour où pour la première fois je vous entrevis puissant et terrible comme l’ange exterminateur, mon cœur vola vers le vôtre, quelque chose, un pressentiment peut-être me révéla que nos deux destinées étaient pour toujours enchaînées l’une à l’autre. Lorsque je vous revis, mon cœur vous avait deviné et pressenti, cependant je demeurai dans l’ombre, vous n’aviez pas besoin de moi, mais maintenant les temps sont changés ; vous êtes trahi, traqué, abandonné par ceux dont l’intérêt aurait été de vous soutenir. Cette terre que vous venez délivrer vous renie ; mon père, auquel vous avez sauvé la vie, est devenu votre ennemi le plus implacable, parce que vous avez méprisé ses offres et n’avez pas voulu servir sa mesquine et honteuse ambition. Eh bien, moi, me retranchant dans mon amour comme dans un fort, j’ai renié à mon tour ma patrie, abandonné mon père, et, en véritable fille des volcans mexicains, sentant de la lave au lieu de sang couler dans mes veines, bondissant d’indignation aux trahisons sans nombre dont on vous enveloppait de toute part, j’ai oublié tout, jusqu’à cette pudeur innée chez les jeunes filles ; et rompant en visière à ce monde que j’abhorre et méprise parce qu’il vous rejette, je suis venue vous voir pour vous aimer, vous rendre plus doux les quelques jours qui peut-être vous restent encore à vivre ; car, pas plus que vous, je ne me fais illusion sur l’avenir, don Luis. Et lorsque l’heure fatale sera venue, lorsque l’ouragan se déchaînera sur votre tête, je serai là pour vous soutenir par ma présence, vous encourager par mon amour sans bornes, et mourir dans vos bras !

Il y a chez la femme qui aime réellement et que la passion domine une fascination magnétique si grande, une poésie si puissante, que l’homme le plus fortement trempé éprouve malgré lui une espèce de voluptueux vertige et sent tout à coup sa raison l’abandonner pour ne plus voir que l’amour qu’il inspire et dont il est fier.

— Mais vous avez pleuré, Angela, dit le comte, vos larmes coulent encore en ce moment !

— Oui, reprit-elle avec énergie, j’ai pleuré, je pleure encore. Eh ! ne devinez-vous pas pourquoi, don Luis ? C’est parce que je suis femme, après tout, que je suis faible et que, malgré toute ma volonté et tout mon amour, chez moi la nature rebelle est en lutte avec le cœur, et que, pour vous suivre, pour me donner à vous enfin, je méprise tout ce dont une femme doit, en toutes circonstances, se souvenir, astreinte qu’elle est aux misérables exigences d’une civilisation atrophiée, esclave de convenances stupides, et contrainte à cacher constamment ses sentiments pour jouer une comédie infâme. Voilà pourquoi j’ai pleuré, pourquoi je pleure encore. Que t’importent ces larmes, mon bien-aimé, elles sont autant de joie que de honte, et te prouvent le triomphe que tu as remporté sur moi.

— Angela, répondit le comte avec noblesse, je ne tromperai ni votre amour ni votre confiance ; il ne tiendra pas à moi que vous ne soyez heureuse.

Elle lui jeta un regard d’abnégation sublime.

— Rien que votre amour, dit-elle doucement, je ne veux que lui. Que m’importe le reste ?

— Il m’importe, à moi, que celle qui m’a tout donné ne tombe pas dans l’opinion publique et ne soit pas avillie.

— Que voulez-vous faire ?

— Vous donner mon nom, enfant, le seul bien qui me reste ; au moins, si vous êtes la compagne d’un pirate, ajouta-t-il avec amertume, nul ne pourra vous reprocher d’être sa maîtresse. Aux yeux de tous, je vous le jure, vous serez sa femme légitime.

— Oh ! fit-elle enjoignant les mains avec ivresse.

— Bien, frère ! dit Valentin en entrant dans la hutte ; je me charge, moi, de faire bénir votre union par un prêtre au cœur simple, pour lequel l’Évangile n’est pas lettre morte, et qui comprend le christianisme dans toute sa naïve et touchante grandeur.

— Merci, don Valentin !

— Appelez-moi frère, madame, car je suis le vôtre puisque je suis le sien. Vous êtes une noble créature, et c’est moi qui vous remercie de l’amour que vous avez pour don Luis. Eh bien, maintenant, ajouta-t-il en souriant, ce sera une lutte entre nous ; nous serons deux à l’aimer.

Le comte, les yeux pleins de larmes, mais ne trouvant pas de mots pour exprimer ce qu’il éprouvait, tendit ses mains à ces deux êtres si bons et si dévoués, avec un mouvement qui venait du cœur :

— Maintenant, dit gaîment Valentin pour changer la conversation, parlons d’affaires.

— D’affaires ?

— Pardieu ! fit en riant le chasseur, il me semble que pour le moment celles que nous avons sur les bras sont assez importantes pour que nous nous en occupions un peu.

— C’est juste, répondit Louis ; mais est-il bien convenable devant madame…

— C’est vrai ! je n’y songeais ma foi pas. J’ai si peu l’habitude du monde ; madame me pardonnera.

— Permettez, messieurs, fit-elle avec un fin sourire ; une femme est souvent une bonne conseillère, et dans les circonstances actuelles, je crois pouvoir vous être d’une certaine utilité.

— Je n’en doute pas, fit poliment le chasseur, mais…

— Mais vous n’en croyez pas un mot, interrompit-elle en riant, son caractère mutin reprenant le dessus, du reste, vous allez en juger.

— Nous écoutons, dit le comte.

— Mon père fait en ce moment de grands préparatifs ; son but est de vous écraser avant que vous ne soyez en mesure d’entrer en campagne. Tous les Indios mansos — Indiens soumis — en état de porter les armes sont convoqués ; une levée extraordinaire de troupes est ordonnée sur toute la Sonora.

— Eh en effet, observa Louis, voilà de redoutables préparatifs !

— Ce n’est pas tout ; n’existe-t-il pas quelque part, aux environs du lieu où nous sommes, une colonie française ?

— En effet, observa le comte devenu sérieux ; la colonie de Guetzalli.

— Mon père compte envoyer à cette colonie, s’il ne l’a pas fait déjà, un de ses aides de camp, le colonel Suarez.

— Dans quel but ?

— Dame ! probablement dans le but de neutraliser, à l’aide de brillantes promesses faites aux colons, les secours que vous pourriez en attendre.

Louis devint pensif.

— Il faut prendre un parti, s’écria vivement Valentin ; pendant que la compagnie se préparera à commencer promptement la campagne, il faut expédier quelqu’un de sûr à Guetzalli. Les colons sont Français il est impossible qu’ils ne fassent pas cause commune avec nous dans une querelle comme celle qui nous met les armes à la main et qui les regarde autant que nous.

— Tu as raison, frère, plus de tergiversations, agissons vigoureusement ; tu m’accompagneras à Guetzalli.

— Comment tu viens ?

— Ce n’est qu’à deux journées de marche d’ici tout au plus ; il vaut mieux faire ses affaires soi-même, et puis nul, j’en suis convaincu, n’obtiendra des colons ce que moi j’obtiendrai.

— Pourquoi donc ?

— Cela serait trop long à te rapporter. Qu’il te suffise de savoir que dans une circonstance récente j’ai rendu un assez grand service à la colonie, service que, je me plais à le croire, ils n’ont pas encore eu le temps d’oublier[1].

— Oh ! oh ! s’il en est ainsi, je n’insiste pas. En effet, nul mieux que toi n’a l’espoir de réussir dans cette négociation. Partons donc et que Dieu nous soit en aide.

— Partons ! répondit Louis.

— Eh bien, fit en souriant doña Angela, ne vous avais-je pas dit que je vous serais de bon conseil ?

— Je n’en ai jamais douté, madame, répondit galamment le chasseur. D’ailleurs, il ne saurait en être autrement puisque mon frère nous a assuré que vous seriez notre ange gardien.

Don Louis, après avoir remis le commandement à son premier lieutenant et recommandé la plus grande vigilance et la plus grande activité, annonça à ses compagnons l’absence momentanée qu’il allait faire, sans cependant leur révéler le but de son voyage, afin de ne pas les décourager s’il ne réussissait pas dans sa négociation, et au coucher du soleil, suivi du seul Valentin, après avoir une dernière fois dit adieu à doña Angela, il sortit de la Mission et prit au galop la route de Guetzalli.

  1. Voir la Grande Flibuste, 1 vol. Amyot, éditeur, 8, rue de la Paix.