Curumilla/15

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Amyot (p. 185-195).
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XV

Le Conciliabule.

Grâce à leur déguisement et surtout grâce à l’intérêt que chacun apportait au combat de coqs, les Français parvinrent à sortir de l’amphithéâtre comme ils y étaient entrés, c’est-à-dire sans attirer aucunement l’attention.

Lorsqu’ils furent parvenus à une espèce de corridor obscur qui conduisait à l’intérieur de la maison, Valentin s’arrêta.

— Écoute-moi bien, Louis, dit-il à son ami en collant pour ainsi dire sa bouche contre son oreille, le moment est venu de t’apprendre pourquoi je t’ai conduit ici.

— J’écoute, répondit le comte.

— Depuis que je t’ai quitté à la Mission, comme bien tu penses, je ne suis pas demeuré inactif, j’ai parcouru les campagnes, je me suis abouché avec tous les habitants les plus riches et les plus considérés, et je suis parvenu à leur faire comprendre combien il leur importait de se rallier à toi et de te soutenir. La fête de la Magdalena nous a offert une occasion favorable de nous réunir, sans donner l’éveil au gouvernement mexicain et exciter ses inquiétudes. La seule maison dans laquelle un grand nombre de personnes puissent se réunir sans éveiller de soupçons, est, sans contredit, celle dans laquelle se trouve une arène pour les combats de coqs ; j’ai donc pris rendez-vous pour ce matin, ici même, avec les mécontents, ils sont nombreux ; ce sont tous les hommes qui soit, par leur fortune, soit par leur position, jouissent d’une haute considération dans l’État que nous voulons révolutionner et ont une grande influence. Je vais t’introduire auprès d’eux ; ils attendant ton arrivée ; tu leur expliqueras tes intentions, ils te diront à quelles conditions ils consentiront à s’allier avec toi. Seulement, frère, souviens-toi que tu traites avec des Mexicains, n’accorde pas à leurs paroles ou à leurs promesses plus de confiance qu’elles n’en méritent ; sois sûr que le succès seul te donnera raison avec eux, que si tu échoues ils t’abandonneront sans remords et au besoin te livreront s’ils supposent pouvoir tirer de cette infamie un bénéfice quelconque. Maintenant, si ce que je te dis là ne te convient pas, tu peux te retirer ; mol je me charge de les congédier sans te compromettre en aucune façon.

— Non, répondit résolûment le comte ; il est trop tard à présent ; hésiter ou reculer serait une lâcheté ; je dois, coûte que coûte, marcher en avant. Annonce-moi à nos nouveaux amis,

— Viens donc alors.

Ils se remirent à marcher jusqu’au bout du corridor, où une porte fermée les arrêta.

Valentin frappa trois coups à intervalles égaux avec la poignée de son machete.

— Qui va là ? dit une voix de l’intérieur.

— Celui que l’on attend depuis longtemps sans oser espérer qu’il viendra, répondit Valentin.

— Qu’il soit le bienvenu, reprit une voix.

Au même instant la porte s’ouvrit, les deux hommes entrèrent, et la porte se referma immédiatement sur eux.

Ils se trouvèrent alors dans une grande salle où les murs étaient blanchis à la chaux et le parquet simplement de terre battue. Pour tous meubles, il n’y avait que des bancs, sur lesquels étaient assis une cinquantaine d’hommes, dont quelques-uns portaient le costume ecclésiastique. Des rideaux de percale rouge placés devant les fenêtres décomposaient la lumière et empêchaient en même temps que du dehors on pût rien apercevoir de ce qui se passait à l’intérieur.

À l’entrée de Valentin et du comte, tous les assistants se levèrent et se découvrirent avec respect.

— Caballeros, dit le chasseur, selon ma promesse, j’ai l’honneur de vous présenter le comte de Prébois-Crancé, qui a bien voulu consentir à m’accompagner afin d’écouter les propositions que vous avez à lui faire.

Tous s’inclinèrent cérémonieusement devant le comte ; celui-ci leur rendit leur salut avec cette grâce et cette aménité qui lui étaient particulières.

Un homme d’un certain âge, à la figure fine et intelligente, revêtu du magnifique costume des riches hacienderos, s’avança alors, et, s’adressant au chasseur :

— Pardon, monsieur, lui dit-il avec un accent légèrement railleur, je crois que vous venez de commettre une légère erreur.

— Veuillez vous expliquer, señor don Anastasio, répondit le chasseur. Je ne comprends pas les paroles que vous me faites l’honneur de m’adresser.

— Vous avez dit, monsieur, que monsieur le comte voulait bien nous faire l’honneur de venir écouter les propositions que nous avions à lui faire.

— Eh bien, monsieur ?

— Voilà justement où est l’erreur, don Valentin.

— Comment cela, señor Anastasio ?

— Mais il me semble que nous n’avons pas de propositions à faire au seigneur comte, que c’est nous au contraire qui devons écouter les siennes.

Un murmure d’assentiment parcourut les rangs des assistants.

Don Luis comprit qu’il était temps d’intervenir.

— Messieurs, dit-il en saluant gracieusement les hacienderos, voulez-vous me permettre de m’expliquer franchement avec vous ? Je suis convaincu que dès que je l’aurai fait, tout malentendu cessera, et que nous nous entendrons parfaitement.

— Parlez ! parlez ! seigneur comte, dirent-ils.

— Messieurs, reprit-il, je n’entrerai ici dans aucun détail qui me soit personnel ; je ne vous dirai pas comment et pourquoi je suis arrivé à Guaymas, de quelle façon le gouvernement de Mexico, après avoir méconnu toutes les promesses qu’il m’avait faites, a fini par me déclarer ennemi de la patrie, me mettre au ban de la société, a poussé l’impudeur jusqu’à me traiter de pirate et mettre ma tête à prix, comme si j’étais un bandit ou un misérable assassin, ce serait perdre des instants précieux et abuser gratuitement de votre patience, puisque vous savez tous pertinemment ce qui s’est passé.

— Oui, monsieur le comte, interrompit l’haciendero qui déjà avait parlé, nous connaissons les faits auxquels vous faites allusion ; nous les déplorons et nous en rougissons pour l’honneur de notre pays.

— Je vous remercie, messieurs, de ces marques de sympathie ; elles me sont bien douces, puisqu’elles me prouvent que vous ne vous êtes pas mépris sur mon caractère. Je viens au fait sans plus de circonlocutions.

— Écoutez ! écoutez ! murmurèrent les assistants.

Le comte attendit quelques minutes, puis, lorsque le silence fut complétement rétabli, il continua :

— Messieurs, la Sonora est la contrée la plus fertile et la plus riche, non-seulement du Mexique, mais encore du monde entier. Par sa position à l’extrémité du centre de la Confédération dont elle est séparée par de hautes montagnes et de vastes despoplados, la Sonora est un pays à part, appelée, dans un avenir prochain, à se séparer de la Confédération mexicaine. La Sonora se suffit à elle-même ; les autres provinces ne lui fournissent rien ; c’est elle, au contraire, qui les nourrit et les enrichit du surplus de ses productions. Mais la Sonora, grâce au système de pression sous lequel elle gémit, n’est, à proprement parler, qu’un vaste désert ; la plus grande partie de son territoire est inculte, car le gouvernement de Mexico, qui sait si bien la pressurer et s’emparer des productions de son sol et de l’or et de l’argent de ses mines, est impuissant à la protéger contre les ennemis qui l’entourent et qui sont les Indios bravos dont les incursions, chaque année plus insolentes, menacent de le devenir encore davantage, si un prompt remède n’est pas apporté à la situation et le mal coupé dans sa racine. J’ai dit en commençant que, dans un avenir prochain, la Sonora serait séparée de la Confédération mexicaine. Je m’explique : cela arrivera inévitablement, mais de deux façons différentes, quant au profit qu’en retireront les habitants. La Sonora est menacée par des ennemis puissants autres que les Indiens. Ces ennemis sont les Américains du Nord, ces juifs errants de la civilisation dont déjà il vous est possible, messieurs, d’entendre les haches abattre les dernières forêts qui vous séparent d’eux et qui bientôt vous envahiront et s’empareront, si vous n’y prenez garde, de votre pays, sans qu’il vous soit possible d’opposer la moindre résistance à cette inique conquête ; car vous n’avez aucun appui à attendre de votre gouvernement, qui consume toute son énergie dans les luttes sans portée et sans moralité des ambitieux cabecillas qui s’arrachent tour à tour le pouvoir.

— Oui, oui, s’écrièrent plusieurs personnes, c’est vrai, le comte a raison.

— Cette conquête, dont vous êtes menacés, est imminente, elle est inévitable, et alors qu’arrivera-t-il, messieurs ? Ce qui est arrivé partout où les Américains du Nord sont parvenus à s’implanter : vous serez absorbés par eux, votre langue, vos coutumes, votre religion même, tout sera submergé dans ce grand cataclysme. Voyez ce qui se passe au Texas, et frémissez en songeant à ce qui vous attend bientôt vous-mêmes !

Un frémissement de colère parcourut les rangs de l’assemblée à ces paroles, dont chacun reconnaissait intérieurement la justesse.

Le comte reprit :

— Vous avez un moyen d’éviter ce malheur effroyable : ce moyen est entre vos mains, il dépend de vous seuls.

— Parlez ! parlez ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Déclarez hautement, franchement, énergiquement votre indépendance ; séparez-vous résolûment du Mexique, formez la confédération sonorienne et appelez à vous l’émigration française de Californie ; elle ne restera pas sourde à votre appel, elle viendra vous aider non-seulement à conquérir, mais encore à maintenir votre indépendance contre vos ennemis du dehors et ceux du dedans. Les Français que vous adopterez deviendront vos frères ; ils ont la même religion, presque les mêmes coutumes que vous, en un mot, vous appartenez à la même race ; vous vous entendrez facilement ; ils sauront poser une digue infranchissable à l’invasion nord américaine, faire respecter vos frontières par les Indiens et obliger les Mexicains à reconnaître le droit que vous aurez proclamé, d’être libres.

— Mais, objecta un des assistants, si nous appelons à nous les Français, que nous demanderont-ils ?

— Le droit de cultiver vos terres qui sont en friche, répondit énergiquement le comte, d’apporter chez vous le progrès, les arts et l’industrie, en un mot, de peupler vos déserts, d’enrichir vos villes et de civiliser vos campagnes ; voilà ce que vous demanderont les Français ; est-ce trop ?

— Non, certes, ce n’est pas trop, dit don Anastasio au milieu d’un murmure d’assentiment.

— Mais, objecta un autre, qui nous assure que, lorsque le moment sera venu de régler nos comptes avec les colons que nous aurons appelés à notre aide, ils rempliront fidèlement les promesses qu’ils nous auront faites et ne prétendront pas à leur tour, abusant de leur nombre et de leur force, nous dicter des lois ?

— Moi ! caballeros, moi qui, en leur nom, traiterai avec vous et assumerai la responsabilité de tout.

— Oui, la perspective que vous nous faites entrevoir est séduisante, caballero, répondit, au nom de tous, don Anastasio. Nous reconnaissons la vérité des faits que vous annoncez ; nous ne savons que trop bien combien notre position est précaire, et quels grands dangers nous menacent ; mais un scrupule nous retient en ce moment. Avons-nous le droit de plonger notre malheureux pays, à moitié ruiné déjà, dans les horreurs d’une guerre civile, lorsque dans cette contrée infortunée rien n’est préparé pour une résistance énergique ? Le gouvernement de Mexico, si faible pour le bien, est fort pour le mal. Il saura trouver des troupes pour nous réduire, si nous osons nous soulever. Le général Guerrero est un officier expérimenté, un homme froid et cruel qui ne reculera devant aucune extrémité, si terrible qu’elle soit, pour étouffer dans le sang toute tentative de révolte. En quelques jours à peine, il est parvenu à réunir une formidable armée pour vous vaincre ; chacun de vos soldats, dans la lutte qui se prépare, aura à combattre individuellement contre dix adversaires. Si braves que soient les Français, il est impossible qu’ils puissent résister à des forces aussi imposantes : une bataille perdue, et tout est dit pour vous ; toute opposition armée vous devient impossible, nous qui vous aurons aidés, vous nous entraînerez dans votre chute, et cela d’une façon d’autant plus à redouter pour nous que notre position n’est pas la vôtre : nous sommes les enfants de ce pays, nous y avons nos familles et nos fortunes ; nous avons donc tout à perdre ; au lieu que vous, en supposant que vous soyez battus, que votre entreprise échoue complétement, il vous reste un moyen de salut que nous ne pouvons employer, la fuite. Ces considérations sont sérieuses, elles nous obligent à agir avec la plus grande prudence, à beaucoup réfléchir avant de nous déterminer à secouer le joug détesté de Mexico. Ne croyez pas, caballero, que ce soit par pusillanimité ou faiblesse que nous parlons ainsi ; non, c’est seulement par crainte d’échouer et de voir s’abîmer à jamais dans le naufrage les quelques libertés que jusqu’à présent on n’a pas osé, par politique, nous ravir, et qu’on cherche peut-être un prétexte pour nous enlever.

— Messieurs, répondit le comte, j’apprécie comme je le dois les motifs que vous voulez bien me déduire ; seulement, permettez-moi de vous faire observer que si sérieuses que soient les objections que vous me faites l’honneur de me soumettre, nous ne sommes pas ici pour les discuter. Le but de cette réunion est une alliance offensive et défensive entre vous et moi, n’est-ce pas ?

— Certes ! s’écrièrent la plupart des assistants, surpris par le brusque changement de front du comte et emportés, malgré eux peut-être, à parler plus vite qu’ils n’auraient voulu le faire.

— Eh bien, reprit le comte, ne faisons pas comme ces marchands, qui perdent leur temps à vanter réciproquement les qualités de leurs marchandises. Allons droit au but, franchement, nettement, en gens de cœur ; dites-moi, sans tergiverser, à quelles conditions vous consentez à vous allier avec moi, à me donner votre concours, et quel sera le nombre d’hommes sur lesquels, le moment venu, je pourrai compter.

— Voilà qui est parler, señor comte, reprit don Anastasio. Eh bien, à une question si clairement posée, nous répondrons non moins clairement : nous ne doutons nullement, Dieu nous en garde ! du courage ni de la science stratégique de vos soldats ; nous savons que les Français sont braves ; seulement votre troupe est peu nombreuse ; jusqu’à présent, elle ne s’appuie sur rien et ne possède que l’emplacement du camp qu’elle occupe. Établissez une base d’opérations solide, emparez-vous, par exemple, de l’une des trois capitales de la Sonora ; alors vous ne serez plus des aventuriers, vous serez réellement des soldats, nous ne craindrons plus de traiter avec vous, parce que votre expédition aura pris de la consistance, en un mot, sera devenue sérieuse.

— Bien, messieurs, je vous comprends, répondit froidement le comte, et, au cas où je réussirais à m’empare d’une des villes dont vous parlez, je puis compter sur vous ?

— Corps et âme !

— Et combien d’hommes mettrez-vous à ma disposition ?

— Six mille en quatre jours, toute la Sonora en une semaine !

— Vous me le promettez ?

— Nous vous le jurons ! s’écrièrent-ils avec enthousiasme.

Mais cet enthousiasme ne put faire passer sur les traits du comte ni flamme ni sourire.

— Messieurs, dit-il, dans quinze jours je vous donne rendez-vous, à tous, dans une des trois capitales de la Sonora, et alors, comme j’aurai accompli mes obligations, je vous sommerai de tenir les vôtres.

Les Mexicains ne purent retenir un geste d’étonnement et d’admiration à ces nobles paroles.

Le comte, bien qu’il ne fût plus jeune, était beau encore et doué de cette fascination qui improvise les royautés.

Chacune de ses phrases laissait un souvenir.

Les assistants vinrent l’un après l’autre lui serrer la main et lui faire individuellement des protestations de dévoûment, puis ils sortirent.

Le comte et Valentin demeurèrent seuls.

— Es-tu content, frère ? lui demanda le chasseur.

— Qui donc sera assez fort pour galvaniser ce peuple ? murmura le comte en hochant tristement la tête et répondant plutôt à ses propres pensées qu’à la question que son ami lui avait adressée.

Les deux hommes allèrent reprendre leurs zarapés ; ils retrouvèrent leur escorte où ils l’avaient laissée, et ils s’éloignèrent à petits pas au milieu de la foule, qui les saluait sur leur passage du cri de : Vivan los Franceses !

— Si quelque jour on me fusille, répondit amèrement le comte, ils n’auront qu’un mot à changer.

Valentin soupira, mais il ne répondit pas.