Curumilla/17

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Amyot (p. 207-218).
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XVII

La Quebrada del Coyote.

C’est surtout le soir, deux heures environ après le coucher du soleil que la nature américaine prend des aspects grandioses.

Sous l’influence des premières ombres de la nuit, les arbres semblent affecter des formes majestueuses, le silence animé de la solitude devient plus mystérieux, et l’homme éprouve, malgré lui, un sentiment de respect indéfinissable qui lui serre le cœur et le remplit d’une crainte superstitieuse.

Alors les eaux des fleuves coulent avec de sourds murmures, le vol lourd et sinistre des oiseaux de nuit agite l’air avec des sifflements de mauvais augure, et les bêtes fauves, réveillées au fond de leurs repaires ignorés, saluent les ténèbres avec de longs hurlements de joie ; car, la nuit ils sont, sans conteste, les rois du désert, puisque la plus grande force de l’homme, la puissance du regard lui est enlevée.

Le père Séraphin cheminait côte à côte avec les jeunes filles sur le versant d’une haute montagne dont les pentes boisées se noyaient dans les noires profondeurs des Barancas. Depuis leur départ du camp, les voyageurs ne s’étaient pas arrêtés.

Ils suivaient en ce moment un étroit sentier tracé par les mules, qui serpentait avec des méandres sans nombre sur les flancs de la montagne. Ce sentier était tellement étroit que deux chevaux pouvaient à grand’peine y marcher de front ; mais les chevaux avaient une telle sûreté d’allure que les montures des voyageurs s’avançaient sans hésiter et sans trébucher sur cette route où tout autre animal que ces nobles animaux n’aurait osé s’aventurer.

La lune n’était pas levée encore, le ciel chargé de nuages ne laissait scintiller aucune étoile ; les ténèbres étaient épaisses, et dans cette circonstance c’était presqu’un bonheur, car si les voyageurs avaient pu se rendre compte de l’endroit où ils se trouvaient et de la façon dont ils étaient pour ainsi dire suspendus dans l’espace à une hauteur prodigieuse, peut-être le courage leur aurait-il manqué et se seraient-ils sentis envahis malgré eux par le vertige.

Nous avons dit que le père Séraphin et doña Angela marchaient côte à côte ; Violanta venait à quelques pas en arrière.

— Mon père, dit la jeune fille, voilà près de six heures que nous cheminons ainsi, la fatigue commence à s’emparer de moi. Ne nous arrêterons-nous donc pas bientôt ?

— Si, mon enfant, dans une heure à peu près ; dans quelques instants nous allons quitter ce sentier et traverser un défilé nommé la Quebrada del Coyote ; c’est au sortir de ce défilé que nous devons passer la nuit dans une pauvre maison qui n’en est éloignée que de deux milles à peine.

— Nous allons, dites-vous, mon père, traverser le défilé del Coyote ; nous sommes donc sur la route d’Hermosillo ?

— En effet, mon enfant.

— N’est-ce pas imprudent à nous de nous aventurer sur cette route, dont les troupes de mon père sont maîtresses ?

— Mon enfant, répondit doucement le missionnaire, en bonne politique il faut souvent oser beaucoup, afin de conquérir une tranquillité plus grande ; non-seulement nous sommes sur la route d’Hermosillo, mais encore c’est dans cette ville même que nous nous rendons.

— Comment ! à Hermosillo ?

— Oui, mon enfant. À mon avis, c’est le seul endroit où vous serez complétement à l’abri des recherches de votre père, qui certes ne s’avisera pas de venir vous y chercher, et qui ne supposera pas que vous vous trouviez aussi près de lui.

— C’est vrai, fit-elle au bout d’un instant de réflexion, ce projet est hardi ; par cela même il doit réussir : je crois en effet que Hermosillo est le seul lieu où je puisse être à l’abri des poursuites de ceux qui ont intérêt à s’emparer de moi.

— J’aurai soin du reste de vous recommander aux personnes auxquelles je vous confierai, et pour plus de sécurité je ne vous quitterai que le moins possible.

— Je vous en aurai la plus grande obligation, mon père, car je me trouverai bien triste et bien seule.

— Courage, mon enfant ; j’ai foi en don Luis, le ciel doit protéger son expédition, car l’œuvre qu’il entreprend est grande et noble puisqu’elle a pour but l’émancipation d’un pays tout entier.

— Je suis heureuse de vous entendre parler ainsi, croyez-le, mon père ; le comte Prébois-Crancé peut échouer, mais alors il tombera comme un héros et sa mort sera celle d’un martyr.

— Oui, le comte est une intelligence d’élite ; je crois comme vous, mon enfant, que si les contemporains ne lui rendent pas la justice qui lui est due, la postérité du moins ne le confondra pas avec ces flibustiers et ces aventuriers sans aveu pour lesquels l’or seul est tout ; et qui, quel que soit le titre dont ils s’affublent, ne sont en réalité rien moins que des voleurs de grands chemins ; mais voici la route qui s’élargit, nous allons entrer dans le défilé ; cet endroit ne jouit pas, dans le pays, d’une fort bonne réputation, tenez-vous auprès de moi ; bien que je croie n’avoir rien à redouter, cependant il est toujours bon d’être prudent.

En effet, ainsi que l’avait annoncé le missionnaire, le sentier s’était tout à coup élargi ; les deux parois de la montagne, qui, depuis quelque temps, se rapprochaient insensiblement, formaient maintenant deux murailles parallèles éloignées tout au plus d’une quarantaine de mètres ; c’était cette gorge assez étroite qui portait le nom de Quebrada del Coyote ; elle avait à peu près un demi-mille de long, puis elle s’élargissait tout à coup et débouchait sur un vaste chaparral couvert de bois taillis et de champs de dahlias, tandis que les montagnes fuyaient à droite et à gauche, pour ne se rejoindre une seconde fois que quatre-vingts lieues plus loin à peu près.

Au moment où les voyageurs enraient dans le défilé, la lune se dégagea des nuages au milieu desquels elle nageait et vint éclairer ce redoutable passage de sa lumière triste et blafarde.

Cette clarté, toute faible qu’elle fût, ne laissa pas d’être agréable aux voyageurs en leur permettant de jeter un regard autour d’eux et de s’orienter.

Ils pressèrent le pas de leurs montures fatiguées, afin de parvenir plus tôt au bout du sombre passage dans lequel ils se trouvaient.

Ils marchaient ainsi depuis environ dix minutes, et étaient parvenus presqu’à la moitié du défilé, lorsqu’un hennissement traversa l’espace.

— Nous avons des voyageurs derrière nous, dit le missionnaire en fronçant les sourcils.

— Et des voyageurs pressés, à ce qu’il paraît, répondit doña Angela. Écoutez…

Ils s’arrêtèrent pour prêter l’oreille. Le bruit de la course précipitée de plusieurs chevaux arriva jusqu’à eux.

— Quels peuvent être ces hommes ? murmura le missionnaire en se parlant à lui-même.

— Des voyageurs comme nous, probablement.

— Non, dit le père Séraphin, des voyageurs n’auraient pas cette allure pressée : ce sont des individus qui en poursuivent d’autres, nous sans doute.

— Cela n’est pas probable, mon père ; nul ne connaît notre voyage.

— La trahison a l’œil du lynx et l’oreille de l’opossum, ma chère enfant ; elle veille sans cesse ; tout se sait, un secret n’en est plus un lorsque deux personnes le connaissent ; mais le temps presse, il nous faut prendre un parti.

— Nous sommes perdus si ce sont des ennemis ! s’écria doña Angela avec effroi ; nous n’avons de secours à attendre de personne.

— La Providence veille, mon enfant ; ayez confiance en elle, elle ne vous abandonnera pas.

Le bruit de la course précipitée des gens qui arrivaient se rapprochait rapidement et ressemblait au roulement du tonnerre.

Le missionnaire se redressa, son visage prit soudain une expression d’indomptable énergie qu’on aurait crue impossible à des traits aussi doux ; sa voix, au timbre sympathique et sonore, devint brève et presque dure.

— Placez-vous derrière moi et priez, dit-il ; car je me trompe fort, ou la rencontre sera périlleuse.

Les deux femmes obéirent machinalement. Doña Angela se croyait perdue. Seule avec ce pauvre prêtre, toute résistance devait être impossible.

Le missionnaire rassembla les rênes dans sa main gauche, les attacha au pommeau de la selle et attendit le choc, le visage tourné vers les arrivants.

Son attente ne fut pas longue : au bout de cinq minutes à peine, une dizaine de cavaliers apparurent courant à toute bride.

À vingt pas des voyageurs, ils s’arrêtèrent fermes comme si les pieds de leurs chevaux se fussent subitement incrustés dans le sol.

Ces hommes, autant qu’il était possible de le voir, à la clarté douteuse et tremblante de la lune, étaient revêtus du costume mexicain ; ils avaient le visage couvert d’un voile noir.

Le doute n’était plus possible ; c’était bien aux voyageurs qu’en voulaient les sinistres cavaliers.

Il y eut un instant de silence suprême, silence que le missionnaire se résolut enfin à rompre.

— Que voulez-vous, messieurs ? dit-il d’une voix haute et ferme, pourquoi nous poursuivez-vous ?

— Oh ! oh ! fit une voix railleuse, la colombe prend l’accent du coq ; señor padre, nous n’avons aucunement l’intention de vous nuire, nous voulons seulement vous rendre service en vous débarassant de la garde des deux gentilles fillettes que vous emmenez si sournoisement.

— Passez votre chemin, messieurs, reprit le prêtre, et ne vous occupez pas davantage de ce qui ne vous regarde pas.

— Voyons, voyons, señor padre, reprit le premier interlocuteur, rendez-vous de bonne grâce, nous ne voudrions pas manquer au respect qui vous est dû, toute résistance est impossible, nous sommes dix contre vous seul ; d’ailleurs, vous êtes un homme de paix.

— — Vous êtes des lâches ! répondit le missionnaire, retirez-vous ; trêve de railleries, et laissez-moi continuer paisiblement mon chemin.

— Non pas, señor padre, à moins que vous ne consentiez à nous laisser vos deux compagnes.

— Ah ! ah ! c’est ainsi ! eh bien, bataille donc, mes maîtres ; vous vous êtes singulièrement trompés à mon égard, il me semble ; oui, je suis missionnaire, je suis homme de paix, mais je suis Français aussi, et vous paraissez l’avoir oublié ; je ne souffrirai pas, entendez-vous, je ne souffrirai pas, fussiez-vous vingt au lieu de dix, que la moindre insulte soit faite aux personnes quelles qu’elles soient, que Dieu a placées sous ma protection.

— Et avec quoi les défendrez-vous, monsieur le Français ? reprit en ricanant l’étranger.

— Avec ceci, répondit froidement le missionnaire en sortant deux pistolets de ses fontes et les armant d’un air résolu.

Malgré eux les bandits hésitèrent ; l’action du missionnaire était si nette, sa voix si ferme, sa prestance si intrépide qu’ils se sentirent trembler, car ils comprirent qu’ils avaient devant eux un homme au cœur fort qui se ferait tuer sans reculer d’un pouce.

Les Mexicains ne respectent pas grand’chose ; mais, nous devons leur rendre cette justice, ils ont pour la robe du prêtre une vénération sans bornes.

Le père Séraphin n’était pas un missionnaire comme il s’en trouve malheureusement quelques-uns, surtout dans le clergé sud et nord-américain. Sa réputation de vertu et de bonté était immense sur toute la frontière mexicaine. ; c’était une affaire sérieuse que de l’insulter, à plus forte raison de lui adresser des menaces de mort.

Cependant les inconnus s’étaient trop avancés pour reculer.

— Voyons, padre, reprit celui qui jusque-là avait parlé, n’essayez pas une défense inutile ; coûte que coûte, nous voulons enlever ces femmes.

Et il fit un mouvement comme pour s’avancer.

— Arrêtez ! un pas de plus et vous êtes morts ! Je tiens entre mes mains la vie de deux hommes.

— Et moi celle de deux autres ! s’écria une voix rude, et un homme, surgissant tout à coup du milieu des fourrés, bondit comme un jaguar et vint intrépidement se placer aux côtés du missionnaire.

— Curumilla ! s’écria celui-ci.

— Oui, répondit le chef, c’est moi, courage ! nos amis arrivent

En effet, on entendait un bruit sourd et continu qui augmentait rapidement. Les inconnus n’y avaient pas encore fait attention, occupés par leur discussion avec le missionnaire.

Cependant la situation se compliquait ; le père Séraphin comprenait que tant qu’un coup de pistolet ne serait pas tiré, il resterait presque maître de la situation, certain, d’après les paroles de Curumilla, de voir arriver un prompt secours. Sa résolution fut prise aussitôt ; il ne s’agissait que de gagner du temps, il l’essaya.

— Voyons, messieurs, dit-il, vous le voyez maintenant, je ne suis plus seul ; Dieu m’a envoyé un brave auxiliaire, ma situation n’est donc plus aussi désespérée. Voulez-vous parlementer ?

— Parlementer !

— Oui.

— Soyez bref.

— Je tâcherai. D’après ce que je suppose, à la façon dont vous m’avez interpelé, vous êtes sans doute des salteadores. Eh bien, voyons : Vous me tenez à peu près dans vos mains, vous le pensez du moins ; ne soyez pas trop exigeants ; songez que je ne suis qu’un pauvre missionnaire, et que ce que je possède est le bien des malheureux. Combien voulez-vous pour ma rançon, répondez ; je suis prêt à faire tous les sacrifices compatibles avec ma position ?

Le père Séraphin aurait pu parler ainsi longtemps, les inconnus ne l’écoutaient plus ; ils avaient pris l’éveil et prêtaient avec anxiété l’oreille au bruit maintenant plus rapproché.

— Malédiction ! s’écria celui qui toujours avait tenu la parole, ce démon s’est joué de nous !

Il enfonça les éperons dans le ventre de son cheval.

Mais le noble animal, au lieu de se lancer en avant, se dressa presque droit avec un hennissement de douleur et s’abattit comme une masse.

Curumilla, d’un revers de son machete, lui avait tranché les jarrets.

Après cet exploit, l’Indien poussa un long cri d’appel, auquel répondit aussitôt un formidable hurra.

Cependant l’élan était donné, les bandits se précipitèrent en avant avec un hurlement féroce.

Le missionnaire déchargea ses pistolets, plutôt afin d’accélérer l’arrivée de ses ami « inconnus que dans le but de blesser ses ennemis ; ce qui fut facile à reconnaître, car personne ne tomba, et, aussi rapprochées que se trouvaient les deux troupes, il était presque impossible de manquer son coup.

Au même instant, cinq ou six cavaliers arrivèrent comme un ouragan sur les inconnus. Une mêlée effroyable commença et les balles sifflèrent dans toutes les directions.

Le missionnaire avait mis pied à terre, et, obligeant les deux femmes à en faire autant, il les avait entraînées à quelques pas en arrière afin de les mettre à l’abri des balles.

Mais la lutte ne fut pas longue ; au bout de cinq minutes, les bandits s’enfuirent à toute bride, poursuivis de près par les nouveaux venus et laissant étendus sur le terrain quatre des leurs.

Pourtant, après une course de quelques minutes, les cavaliers, renonçant à une poursuite qu’ils reconnurent inutile, revinrent sur leurs pas et rejoignirent le missionnaire.

Celui-ci, oubliant l’agression injuste à laquelle il venait d’échapper, cherchait déjà à secourir les malheureux tombés victimes du guet-apens qu’eux-mêmes lui avaient tendu ; il s’en allait pieusement de l’un à l’autre, afin de leur venir en aide, s’il en était temps encore.

Trois étaient morts, le quatrième râlait et se tordait encore dans les convulsions de l’agonie avec de sourds gémissements.

Le missionnaire enleva le voile qui le masquait ; il poussa un cri de surprise en le reconnaissant.

À ce cri le moribond ouvrit les yeux, et fixant un regard hagard sur le père Séraphin :

— Oui, c’est moi, lui dit-il d’une voix saccadée, je n’ai que ce que je mérite.

— Malheureux ! lui dit le missionnaire, est-ce donc là ce que vous m’aviez juré ?

— J’ai essayé, reprit-il ; il y a quelques jours, j’ai sauvé l’homme que vous m’aviez recommandé, mon père.

— Et moi, fit tristement le missionnaire, moi à qui vous deviez la vie, vous avez voulu me tuer ?

Le blessé fit un geste de dénégation énergique.

— Non, s’écria-t-il, jamais ! Voyez-vous, père, il y a des natures maudites dans ce monde. El Buitre était un misérable bandit, eh bien, il meurt comme il a vécu ; c’est juste. Adieu, père !… Ah ! mais je l’ai sauvé, votre ami le chasseur… Ah ! ah !

En disant cela, le misérable s’était dressé sur son séant ; tout à coup il fut pris d’une convulsion et roula sur le sol.

Il était mort.

Le missionnaire s’agenouilla auprès de lui et pria.

Les assistants, émus malgré eux, se découvrirent pieusement et demeurèrent silencieux à ses côtés.

Tout à coup des cris et des coups de feu se firent entendre, et une troupe nombreuse de cavaliers s’engagea à fond de train dans le défilé.

— Aux armes ! s’écrièrent les assistants en se mettant en selle en toute hâte.

— Arrêtez ! dit Curumilla, ce sont des amis.