Cyprien, évêque de Carthage/01

La bibliothèque libre.
Cyprien, évêque de Carthage
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 27-69).
II  ►
CYPRIEN
EVÊQUE DE CARTHAGE

I.
LA PERSÉCUTION. — CYPRIEN ET LES SCHISMATIQUES. — CYPRIEN ET ROME.

Ce qui paraît varier le moins dans le monde, c’est une religion. On parle, en ce moment même, de nommer un évêque de Carthage ; cet évêque, quand il prendra le gouvernement de son église, pourra croire qu’il est ce qu’a été Cyprien. Comme lui, il sera entouré de ses prexbyteri, de ses diacres, de ses sous-diacres, d’un clergé sur lequel il exercera une autorité suprême ; il portera à peu près les mêmes habits, il aura aussi un siège d’honneur ; il fera comme lui les offices du culte en langue latine ; il aura des prières pour les mêmes heures, de prime, de tierce, de sexte, de none ; en célébrant le sacrifice, le même que célébrait Cyprien, il dira, comme celui-ci faisait au me siècle : Sursum corda ! et on répondra comme alors : Habemus ad Dominum[1] ; il prêchera le même Dieu, le même Christ, le même Évangile ; rien, ce semble, n’aura changé en seize cents ans. Et cependant, en réalité, tout change ; la discipline, le culte, les croyances même, l’état intérieur de l’église, ses rapports avec le monde du dehors, tout s’est transformé pour qui y regarde de plus près. L’histoire de cette transformation est à la fois curieuse et instructive. On ne peut l’aborder par un personnage plus intéressant que Cyprien, évêque et martyr. Et comme ce seul mot de martyr nous porte loin du temps où nous sommes, en nous rappelant qu’il est mort pour avoir refusé d’adorer des dieux et des déesses dont les noms aujourd’hui sont tout ce qui reste, des noms qui n’ont plus de sens !

J’ai enseigné dans une chaire, pendant tout près de quarante ans, l’histoire de l’éloquence latine. La plus grande partie de cet enseignement a été consacrée, comme il était naturel, à Cicéron et aux autres écrivains classiques. J’avais fini cependant par aborder les pères de l’église, et mon cours de 1878 a eu pour sujet saint Cyprien[2]. Quand j’ai quitté l’enseignement, j’ai été tenté, comme il arrive d’ordinaire, de reprendre comme écrivain un des sujets que j’avais traités comme professeur. Il m’a paru que c’en était un très attachant, et, pour le grand public, encore assez neuf, que l’histoire de l’illustre évêque de Carthage[3].


I. — LA PERSÉCUTION.

Thascius était un gentil ; on ignore la date de sa naissance, il enseignait l’éloquence avec éclat et il était déjà célèbre dans Carthage, quand il fut amené au christianisme par un chrétien son ami, et de beaucoup son aîné, qui était un ancien de l’église de Carthage. Il le regarda toujours comme un père et celui-ci en mourant confia à son amitié les intérêts de sa femme et de ses enfans. Thascius ajouta à son nom celui de Cœcilius, qui était le nom de son ami. Quant à son surnom ou cognomen de Cyprianus, on ne sait s’il l’avait déjà avant sa conversion ou s’il le prit seulement alors, mais ce qui est certain, c’est que, comme chrétien et pour les chrétiens, il ne fut plus dorénavant que Cyprianus ; le nom de Thascius n’était que pour le monde. Ce n’est pas là un fait isolé. Parmi les lettres de Cyprien devenu évêque, il y en a une adressée à un autre évêque, Pupianus. Elle répond à une lettre que ce Pupianus lui-même avait écrite (nous ne l’avons pas). Il y condamnait Cyprien (j’entrerai plus tard dans ces débats), et pour mieux marquer qu’il ne le regardait plus comme chrétien, il affectait de l’appeler Thascius. Cyprien, à son tour, s’exprime ainsi en tête de sa réponse : « Cyprien, autrement Thascius, à Florentius, autrement Pupianus. » Pupianus avait donc aussi un nom pour l’église et un pour le monde.

La conversion de Cyprien fut une transformation complète de l’homme. D’abord et avant tout, il s’obligea à la continence ; et les réflexions que fait à ce sujet le diacre Pontius, qui nous a raconté sa vie, témoignent que cela excita un étonnement universel[4]. Lui-même le dit dans un de ses écrits (Ad Donatum, 4). Il avait eu évidemment des passions aussi vives que celles de saint Augustin, mais il ne nous les a pas comme lui racontées. Ses ennemis ne l’oublièrent pas et ne le laissèrent pas oublier. On admira sa conversion au moment même ; plus tard on lui reprocha ses péchés.

Il n’étonna pas moins sans doute en vendant tous ses biens, à ce que nous dit Pontius, pour en distribuer le prix aux pauvres. On verra cependant plus loin qu’on ne sait trop ce qu’il faut penser de ce renoncement.

À peine baptisé, il fut un personnage dans son église ; il fut admis tout de suite parmi les anciens, et presque tout de suite encore, le siège de Cartnage ayant vaqué, il devint évêque[5]. Il fut évêque tandis qu’il n’était encore que néophyte, ce qui était cependant défendu par un texte saint[6]. La même chose arriva un siècle plus tard à saint Ambroise. Il est permis de croire qu’en se faisant chrétien Cyprien savait où il allait. Comme un passage de ses lettres nous avertit qu’on ne donnait pas ce titre d’ancien à un jeune homme, on supposera volontiers qu’à l’époque de sa conversion, il pouvait avoir déjà quarante ans.

Ce fut un courant d’opinion irrésistible et l’entraînement de tout un peuple qui le fit évêque : on verra plus tard comment se faisaient ces ordinations. Il y eut pourtant des mécontens et comment n’y en aurait-il pas eu en face d’une fortune aussi extraordinaire ? Ils ne purent empêcher sa victoire, mais ils ne la lui pardonnèrent jamais.

À cette époque, l’église était déjà une association très étendue et très considérable, et ceux qui la gouvernaient étaient des personnages importans. Cyprien lui-même nous dit que plusieurs voulaient être évêques pour avoir de l’argent et pour faire de bons soupers. Plus tard, quand l’église régna sous des empereurs chrétiens, Ammien nous montre qu’on se disputait l’épiscopat dans Rome avec de telles fureurs que, dans les luttes au bout desquelles Damase devint évêque, il y eut une journée où il resta 137 morts sur le pavé de la basilique chrétienne. Et il ne s’en étonne pas ; car ces évêques s’enrichissent des dons des femmes, ils ont des voitures somptueuses, des habits magnifiques, des repas dont le luxe surpasse celui des rois. (Amm. 27, 3.)

Il y avait déjà quelque chose de cela cent ans avant Damase. Cyprien encore nous dit ailleurs que beaucoup d’évêques, insoucians de l’administration des choses divines, ne s’appliquaient plus qu’à celles des intérêts d’ici-bas : qu’ils laissaient là leur chaire et leur peuple pour courir de province en province, guettant les marchés où s’offrait quelque affaire et quelque gain. Tandis que leurs frères mouraient de faim dans leur église, ils tâchaient de faire beaucoup d’argent, d’attraper des fonds de terre par de mauvaises manœuvres, de grossir leurs revenus à force de placemens. Au-dessous des évêques, il y avait encore des honneurs enviés ; chaque évêque était entouré d’un conseil d’anciens, associés en quelque sorte à sa dignité ; ils avaient un traitement régulier, une sportule qui leur était payée tous les mois. Il en était de même des diacres et sous-diacres et des lecteurs. Les premiers étaient des jeunes gens, chargés de fonctions actives ; ils distribuaient le pain et le vin de la communion et les aumônes ; ils visitaient les malades ; ils faisaient les messages de l’évêque et portaient ses lettres ; car en ces temps-là il n’y avait pas de poste au service des particuliers. Les autres faisaient dans l’assemblée la lecture des textes saints, qui avait besoin alors d’être faite d’une manière intéressante, puisque la langue dans laquelle se lisaient ces textes était le latin, c’est-à-dire la langue de tous. Ces places étaient, comme toutes les places, recherchées et disputées ; on les accordait en récompense de services rendus, et principalement du premier de tous les services, qui était de souffrir pour la cause. On voit par une lettre de Cyprien que tel qui avait mérité le traitement des anciens, et à qui son âge ne permettait pus encore de conférer ce titre, pouvait recevoir, en attendant, le traitement qui y était attaché, tout en remplissant de moins hautes fonctions. Tout cela montre assez que l’association chrétienne était riche, et organisée de manière à constituer déjà un état, sinon dans l’état, du moins à côté de l’état. Cette association, tout le monde la connaissait, sans la reconnaître au sens que nous donnons à ce mot. Tout le monde savait ce que c’était qu’un évêque, un ancien, un diacre, et se servait de ces dénominations.

Mais Cyprien était à peine évêque que la persécution éclata. Ce mot, qui est simplement le mot latin répondant à poursuite, exprime particulièrement les poursuites contre les chrétiens. Celles-ci n’étaient pas chose nouvelle. Dès que l’association chrétienne commença de paraître, on la jugea malfaisante, animée de sentimens contraires à l’esprit du peuple romain et des Césars. Elle fut dès lors en butte à la haine du peuple et au mauvais vouloir des puissans. Cependant il semble que jusqu’au milieu du IIe siècle, on la croyait plutôt malintentionnée que dangereuse et qu’on ne s’appliquait pas sérieusement à l’empêcher de se développer. Alors seulement on se mit à frapper, non pas encore les chrétiens en général, mais ceux qui faisaient trop de bruit et attiraient sur eux par des actes indiscrets l’attention de l’autorité. Cinquante ans plus tard, celle-ci perdit patience, et en certains pays, comme en Égypte et en Afrique, sévit avec éclat contre les chrétiens. On essaya de les intimider par toutes les espèces de violences que la justice criminelle comportait alors. On en jetait beaucoup dans les cachots ou dans les mines (les travaux forcés d’alors) ; on en tua quelques-uns ; mais surtout on imagina de venir à bout des plus indociles par les tortures, employées non plus, comme dans la procédure ordinaire, pour forcer un coupable d’avouer son crime, mais au contraire pour forcer un croyant de renier sa foi.

« Etrange renversement des rôles, contre lequel Tertullien proteste avec éloquence (Apol., 2). Mais il ne faut pas le prendre pour l’acharnement d’une puissance ennemie ; c’était au contraire la marque que l’autorité se sentait vaincue et reculait devant l’application de ses lois. On avait cru d’abord qu’il suffirait, pour forcer le christianisme à s’effacer, de frapper de mort ceux qui s’affichaient ; on vit qu’il faudrait trop tuer si on continuait de la sorte. Les chrétiens s’ameutaient et mettaient le juge au défi en disant : Frappe-nous tous ! On recourut aux verges, aux chevalets, aux griffes de fer, aux lames ardentes. Tel qui bravait la mort ne pouvait supporter la douleur et cédait sous ses étreintes. Dès lors il était sauvé et libre, et le magistrat se trouvait affranchi de la nécessité pénible et odieuse de faire mourir des innocens. Ceux dont l’énergie résistait même aux tortures n’étaient plus qu’un petit nombre, qu’on pouvait se résoudre à sacrifier, ou, si on les épargnait, ils avaient encore servi à en sauver d’autres en les effrayant. Cette explication, ce n’est pas moi qui l’invente ; ce sont les chrétiens du temps qui nous la donnent ; on peut la lire dans le livre de Minucius Félix (Octavius, 28). On comprend d’ailleurs qu’ils aient été peu reconnaissans d’une telle espèce d’humanité et qu’ils s’en montrent exaspérés, au contraire[7]. »

Mais il était déjà trop tard alors pour arrêter la propagation du christianisme, qui avait tout envahi. Et c’est à cette date qu’Origène écrit en termes exprès que le nombre de ceux qui sont morts pour leur foi se réduit à très peu de chose, tandis que Dieu a empêché qu’on ne fit à la communauté chrétienne une guerre d’extermination qui l’aurait détruite (Contre Celse, 3, 8.)

Cette crise de persécution, au début du IIIe siècle, avait été courte, et depuis qu’elle avait fini jusqu’à Decius, il s’était passé quarante ans. Depuis quarante ans donc l’église d’Afrique était comme toutes les autres en pleine paix, et, ne se sentant pas menacée, elle ne pensait même plus au danger. Cyprien nous dit que la foi était relâchée au point qu’il se faisait des mariages entre chrétiens et gentils. La persécution de Décius alarma d’autant plus qu’elle parut avoir un caractère nouveau. Jusque-là les Césars semblaient avoir laissé aux gouverneurs des provinces le soin d’appliquer à leur convenance et suivant les circonstances locales les lois contre les chrétiens[8]. Décius parait être le premier empereur qui ait eu le parti-pris d’étouffer la religion nouvelle, et qui par un acte souverain ait ordonné de procéder contre les chrétiens par tout l’empire à la fois[9]. Nous n’avons pas ses édits, mais nous voyons dans Cyprien que l’effet en fut terrible.

« Aux premières menaces de l’Ennemi[10], une foule de nos frères trahit sa foi ; moins abattue par l’effort de la persécution qu’elle ne s’abattit elle-même par une chute volontaire. Ils n’attendirent même pas qu’on les saisit, qu’on les fît monter là-haut[11], qu’on les interrogeât, pour dire non. Beaucoup furent vaincus avant l’action, terrassés sans combat, et ne se sont pas même laissé le mérite d’avoir l’air de ne sacrifier aux idoles que malgré eux. D’eux-mêmes ils couraient au forum, ils se précipitaient à leur perte, comme s’ils n’avaient pas depuis longtemps d’autre désir, comme s’ils embrassaient une occasion qu’ils avaient toujours appelée. Combien sur les lieux mêmes ont été remis au lendemain par les magistrats ! combien encore, pour qu’on ne leur fît pas attendre leur ruine, sont allés jusqu’aux prières ! Et beaucoup n’ont pas eu assez de se perdre eux-mêmes ; les uns entraînant les autres, tout un peuple s’est précipité à sa ruine ; ils se sont passé à la ronde le breuvage de mort. »

Cependant il y en eut qui confessèrent courageusement leur loi et bravèrent toutes les menaces. Il y en eut aussi qui prirent le parti de fuir, et l’évêque lui-même fut de ce nombre.

Je comprends que la fuite fût pour la foule des chrétiens un moyen de se préserver ; je ne comprends guère qu’un personnage aussi considérable que Cyprien put échapper à l’autorité romaine, si celle-ci avait bien voulu l’atteindre. Je pense qu’elle fermait les yeux, étant bien aise d’être débarrassée de la nécessité de sévir et heureuse de ce que le chef des sectaires se soumettait lui-même ainsi dans une certaine mesure, puisqu’il renonçait à la résistance ouverte[12].

Mais une telle démarche de la part du nouvel évêque n’était pas brillante et ne semblait guère d’accord avec le prestige de ses débuts. On voit par le récit de Pontius, qui écrit pourtant quand Cyprien a couronné une vie illustre par l’éclat suprême du martyre, qu’il demeure encore embarrassé de ce souvenir. Il fait sentir combien l’église de Carthage aurait perdu si son évêque était mort à cette époque, sans avoir eu le temps de faire rien de tout ce qu’il a fait depuis pour elle. Il nous dit que ce n’est pas évidemment qu’il ait eu peur, puisqu’il n’a pas eu peur plus tard ; il n’a fui que pour obéir à un conseil divin, parce qu’on avait besoin de lui. Cyprien lui-même, lorsqu’après la persécution il reprend la parole au milieu des siens, s’applique soigneusement à excuser cette retraite : « Celui qui n’a pas fait acte de gentil a par cela même confessé la foi chrétienne. L’honneur suprême dans la victoire est de confesser le Seigneur entre les mains des gentils ; mais c’est approcher de cette gloire que de se dérober par une retraite prudente pour se réserver au Seigneur. » Et il se vante de n’avoir pas été atteint par la maladie qui a fait tant de ravages ; il est vivant, il est sain au milieu de tant de morts. Et plus loin : « La couronne, c’est de Dieu qu’il faut la tenir, et on ne peut la prendre s’il n’est pas l’heure de la recevoir. »

Sa retraite paraît, en effet, avoir été un acte de bonne politique. Elle apaisait l’irritation des puissans et devait rendre la persécution moins âpre. Et en même temps elle conservait à l’église un chef qui lui était précieux. Dès que la première violence de la crise est passée, il recommence à agir ; il ne reparaît pas encore à Carthage, car sa présence serait une bravade qui irriterait les gentils et réveillerait les poursuites ; mais il écrit et gouverne par lettres son troupeau ; il célèbre les martyrs qui ont succombé, il encourage les confesseurs qui souffrent encore : il recueille de l’argent et le distribue ; il n’épargne pas le sien ; il rallie les esprits qui pourraient se laisser entraîner dans diverses voies ; il maintient dans son troupeau l’unité qui fait sa force. Son clergé l’approuve, et ce clergé, en écrivant à celui de Rome (il n’y avait pas alors d’évêque à Rome, l’évêque ayant été mis à mort), lui annonce que Cyprien s’est retiré, et qu’il a bien fait, parce que c’était un personnage trop en vue. toute l’histoire de Cyprien témoigne d’ailleurs de l’autorité et de prestige qu’il n toujours conservés. Et cependant, au milieu même des hommages qui lui sont rendus, on sent qu’il y a là un regret. Un an avant l’époque de son martyre, l’an 257 de notre ère, Cyprien fut cité devant le proconsul. Il ne s’enfuit pus cette fois ; il comparut et il confessa, suivant l’expression consacrée. Il fut condamné à l’exil et transporté dans la ville de Curube. C’est de là qu’il écrivit à toute une troupe de confesseurs, évêques, anciens, diacres et autres, condamnés aux mines pour la foi, une lettre de félicitation et d’exhortation tout ensemble, qui nous a été conservée. Nous avons aussi la réponse des confesseurs, et dans cette réponse, après tous les éloges qu’ils devaient aux talens et aux vertus de l’évêque, ils ajoutent : « Tu sais bien toi-même, frère bien-aimé[13], que c’est pour nous l’accomplissement de tous nos vœux de voir que notre maître et notre ami est arrivé à la couronne de la confession solennelle (dans cette comparution devant le proconsul). » évidemment, il lui manquait jusque-là quelque chose. Il ne faut pas oublier qu’au commencement même du siècle, le fougueux Tertullien, le grand docteur de l’Afrique, et que Cyprien tout le premier reconnaissait pour son maître, avait écrit un livre éloquent contre la Fuite dans la persécution. Il la reproche à tous, dans son zèle emporté, mais par-dessus tous aux diacres, aux anciens et aux évêques. On comprend donc que les confesseurs aient été heureux de voir cette espèce de tache effacée. Mais ils ne prévoyaient pas, en lui écrivant ainsi, que si peu de temps après il devait recevoir une autre couronne, celle du martyre sanglant.

Revenons à cette retraite, par laquelle, sept ou huit ans auparavant, au début de la persécution de Décius, et au début aussi de son épiscopat, il se déroba aux fureurs publiques. D’abord il dut absolument disparaître et il ne subsiste aucune trace de la manière dont il laissa passer les premières violences ; mais la crise fut courte et ne tarda pas à se relâcher. Il ne se montra pas tout de suite ; c’aurait été tout compromettre et risquer, dit-il, de troubler la paix ; la persécution était refroidie, mais non pas éteinte ; le cirque et l’amphithéâtre se remplissaient peut-être encore du cri : « Cyprien au lion ! » Pontius nous parle de ce cri plusieurs fois répété, et un passage d’une lettre de Cyprien, écrite bien plus tard, le fait encore retentir à nos oreilles ; mais bien avant de revenir, il put se remettre en communication avec son église par des lettres qu’il faisait circuler parmi les fidèles. Son premier soin est de faire distribuer de l’argent, par son clergé, aux confesseurs qui sont encore dans les cachots et aux pauvres qui n’avaient pas fait défection, mais à ceux-là seulement. C’est une réserve naturelle, mais en même temps bien remarquable ; car elle fait voir que cette puissante association de l’église chrétienne avait à sa disposition, et on peut dire à sa solde, une multitude affamée, qui avait absolument besoin d’elle ; c’étaient des enrôlés, pour qui être confesseurs était véritablement faire leur métier. A l’argent qu’il ramassait l’évêque ajoute ses propres offrandes. Il envoie aussi des anciens et des diacres visiter les cachots et y donner aux prisonniers, avec les secours dont ils ont besoin, la communion et la parole sainte. Il ne faut pas, dit-il, s’y porter en foule ; les anciens et les diacres surtout devront être discrets et ne se présenter que doux à deux, pour ne pas risquer d’irriter les gentils et de se faire interdire l’entrée. Elle n’était donc pas interdite, et l’église avait là-dessus toute liberté, avec la seule précaution d’être discrète.

Il adresse aussi des lettres à ceux qui ont souffert, où il exalte leur dévoûment et leur courage. Dans la première de ces lettres, il n’est question que du cachot ; les rigueurs n’étaient pas encore allées plus loin. Mais ce cachot était déjà quelque chose d’horrible. On y était plongé dans des caveaux sans lumière, où on gelait de froid ou bien on étouffait de chaleur ; on n’y avait quelquefois ni à manger, ni à boire ; plusieurs n’y résistaient pas, étaient malades ou mouraient. Leur évêque ne les loue pas seulement ; avec l’enthousiasme de la foi, il les félicite de leur bonheur, et il leur souhaite d’atteindre définitivement à la couronne, comme deux d’entre eux qui sont morts. Nous, qui sommes plus calmes, nous nous étonnons de cet élan, en pensant qu’il écrit ainsi de sa retraite ; mais tous étaient menacés, et surtout nous ne pouvons oublier que, si peu d’années après, celui qui glorifie aujourd’hui ceux qui souffrent sera frappé à son tour.

Une pareille lettre récompensait déjà les victimes et les préparait à de nouvelles épreuves en exaltant leur orgueil. Comme il souffre de ne pas les revoir ! de ne pouvoir baiser ces bouches qui viennent de confesser si glorieusement le Seigneur, et de ne pas rencontrer ces regards, dignes maintenant de contempler Dieu même ! Il a des hommages particuliers pour les femmes qui se sont associées à la gloire des confesseurs, pour les enfans, qui à leur tour n’ont pas été moins braves que les hommes. C’est l’ordre du jour après la bataille, et quand une autre bataille est prochaine.

En effet, après un court relâche, il y eut une recrudescence de la persécution, et elle ne s’arrêta pas à l’épreuve du cachot. Cette fois il y eut des tortures (lettre 10). Cela ne fut pas long, mais cela fut terrible. Aussi son éloquence redouble d’éclat et d’allégresse triomphante. « Quelles paroles trouverais-je pour vous célébrer ! quelle éloquence sera assez retentissante pour relever votre courage et votre inébranlable fidélité ? Vous avez supporté la question la plus cruelle jusqu’au terme qui achevait votre gloire ; vous n’avez pas été vaincus par les supplices ; ce sont les supplices qui ont été vaincus… Les bourrelés[14] sont restés plus forts que les bourreaux ; les ongles de fer frappaient et déchiraient, mais les membres frappés et déchirés ont eu le dessus… Le sang a coulé pour éteindre le feu de la persécution, pour étouffer et noyer glorieusement les flammes de l’enfer. Oh ! quel spectacle pour le Seigneur, combien grand, combien magnifique, combien agréable aux yeux de Dieu par le dévoûment et la fidélité de son soldat ! » Il parle comme parlait Sénèque : « Voilà un spectacle qui mérite de fixer les regards de Dieu, s’intéressant à son œuvre ; voilà un couple digne de lui, l’homme de cœur aux prises avec sa mauvaise fortune (De Provid., 2). » Cyprien continue : « Quelle a été la joie de Christ ! avec quelle complaisance il a combattu et vaincu dans de pareils serviteurs ! .. C’était son combat ! il y a été présent ; les champions de son nom, il les a poussés, fortifiés, enflammés. Celui qui une fois a dompté la mort pour nous la dompte tous les jours en nous. » Puis s’adressant à ceux qui n’ont pas été jusqu’à présent engagés dans la lutte : « Si le combat vous réclame, si le jour de bataille vient aussi pour vous, résistez énergiquement, tenez jusqu’au bout, sachant que le Seigneur est là et que vous luttez sous ses yeux ; qu’en confessant son nom, vous obtiendrez d’être associés à sa gloire ; qu’il n’est pas de ces maîtres qui se contentent de regarder faire leurs serviteurs ; mais que lui-même il combat en nous, que lui-même il soutient le choc ; que c’est lui-même qui, dans l’épreuve que nous subissons, nous couronne et est couronné tout ensemble. » Et ceux encore qui, si la paix survient, n’auront pas eu l’honneur de vaincre, il leur fait aussi leur part du triomphe. Ils étaient prêts à vaincre ; Dieu, qui voit les cœurs, enregistrera leur bonne volonté comme une victoire. « Frères bien-aimés, les deux lots sont également beaux et glorieux. Il est plus sûr de se hâter d’aller au Seigneur en achevant la victoire ; il est plus doux d’avoir son congé après la gloire et de briller entouré des hommages de l’église. Heureuse notre église, que décore le témoignage de la grâce divine, à qui il a été donné dans notre temps de se parer du sang glorieux des martyrs ! Elle portait jusqu’ici la robe blanche pour les bonnes œuvres des siens ; voici que le sang des martyrs lui a donné la robe de pourpre. Les roses fleurissent chez elle comme les lis. Que chacun maintenant fasse effort pour atteindre à l’une ou à l’autre de ces gloires ; pour recevoir les couronnes blanches des œuvres, ou la couronne de pourpre des souffrances. Dans l’armée du ciel, la paix comme la bataille a ses fleurs, prix magnifique du soldat du Christ. »

Voilà comment, l’évêque, du fond de sa retraite, payait sa dette à son église ; comment il récompensait les épreuves de la veille, et donnait envie, pour ainsi dire, de celles du lendemain ; comment cependant il mêlait à ces ardeurs la pensée rafraîchissante de la paix, promettant tout à la fois le repos et la gloire, de manière que la gloire acquise en devînt plus douce à ses frères, et que la paix même ne laissât pas s’amollir leur fierté. De tels discours, quand ils étaient lus par une voix choisie dans l’assemblée des fidèles, enthousiasmaient la foule et la passionnaient à la fois pour sa cause et pour son chef absent. On voit, dans la correspondance de Cyprien, quel honneur lui faisaient et combien lui valaient de sympathie, surtout parmi les confesseurs mêmes, non-seulement ses soins attentifs et ses sacrifices personnels, mais plus encore, peut-être, la magnifique éloquence qu’il répandait comme un baume sur les souffrances des martyrs.

On reconnaît cependant, par la lettre 11, qu’on ne pouvait pas tous les jours être aussi fier. Quand ceux qui avaient en main la force le voulaient absolument, ils venaient à bout de toute résistance. Il y avait telle torture que nul ne pouvait supporter ; ou, du moins, ceux-là seuls ne cédaient pas qui étaient assez heureux pour mourir de la douleur même avant que d’avoir cédé. Il y eut de ces journées. Mais il semble que l’autorité satisfaite cessa de s’obstiner à son tour et que ce fut alors que la persécution s’arrêta. Cette lettre même promet de nouveau la paix et rien ne la contredit dans les suivantes.

Nul ne savait précisément si la persécution allait cesser, mais sans le savoir on le pressentait ; cela était dans l’air. Ce pressentiment, dans l’état d’exaltation où étaient les âmes, tout enveloppées du surnaturel, se manifestait par des visions où Dieu était censé s’expliquer lui-même. Il y en a plusieurs dans la lettre 11, une notamment où c’est à lui, Cyprien, que Dieu a annoncé la paix. Il s’est autorisé de ces visions à toutes les époques de sa vie. Il suivait l’exemple de Paul, qui avait aussi prétendu recevoir du Seigneur des révélations directes. Celles de Cyprien ne sont jamais que des songes, qu’il est toujours aisé de croire venus de Dieu ; d’autres prétendaient avoir des visions dans l’état de veille ; c’étaient surtout des enfans, à un âge où l’imagination est très vive, et où on passe d’ailleurs avec une étrange facilité de l’illusion au mensonge.

Dans la lettre 12, l’évêque recommande à son clergé les funérailles des martyrs morts dans les tourmens, et aussi des confesseurs que la mort a atteints dans le cachot avant les dernières épreuves. Il a soin de faire célébrer aussi les anniversaires, et il a un représentant chargé particulièrement d’y pourvoir.

Mais il fut distrait de ces soins pieux d’une manière pénible par les bruits fâcheux qui lui vinrent sur la conduite des confesseurs encore vivans, qu’il glorifiait avec tant d’effusion tout à l’heure. Des hommes d’un tempérament énergique avaient moins de peine à supporter les griffes de fer, les lames ardentes et le reste, qu’à contenir les appétits de la chair. L’église, qu’ils avaient si bien servie, ils la scandalisaient maintenant et la compromettaient par leur conduite. C’est à la troupe même des confesseurs que l’évêque adresse ses plaintes (lettre 13). Il s’en trouve parmi eux qui s’enivrent, qui manquent de tenue, qui s’abandonnent même au péché avec des femmes[15]. Quel opprobre pour le nom de confesseur ! D’autres sont orgueilleux, intraitables, toujours prêts à soulever des contestations et des querelles. Il semble que Cyprien prévoit déjà le mal qu’ils allaient lui donner. En même temps qu’il essaie d’obtenir des confesseurs plus sages qu’ils contiennent ceux-là pour l’honneur du corps, il recommande aussi à son clergé de surveiller ces sujets dangereux (lettre 14). La persécution alors était apaisée ; les confesseurs n’étaient plus dans les cachots ; mais ce clergé lui-même n’était plus entier ; une portion de ses membres avait abandonné la foi ; l’évêque presse d’autant plus ceux qui restent de redoubler de dévoûment et de zèle pour suppléer à ce qu’il ne peut pas faire lui-même, puisqu’il ne lui est pas encore possible de reparaître au milieu des siens. La lettre se termine par un trait remarquable. Ses anciens lui avaient écrit pour lui demander une décision sur un sujet que nous ignorons d’ailleurs ; il refuse de se prononcer : « Dès le commencement de mon épiscopat, j’ai résolu de ne rien faire de mon chef sans votre conseil et sans l’assentiment du peuple (c’est-à-dire des laïques ; le laos grec équivaut au plebs latin). » Au fond, il était le maître, puisqu’il n’était arrêté que par ses propres scrupules ; mais ces ménagemens témoignent qu’il restait encore dans l’église quelque chose de la liberté des premiers temps. Il était le maître, pourvu qu’il eût l’opinion pour lui.

Tout à coup éclatèrent des difficultés qu’il pressentait sans doute, et en face desquelles il se sentait affaibli par sa retraite même. Les chutes nombreuses qu’avait produites la persécution faisaient à l’église une situation très difficile. Ceux qui l’avaient reniée et qu’on appelait les Tombés, étaient naturellement à leur tour reniés par elle et rejetés de son sein et ne pouvaient y rentrer qu’après avoir expié leur faute et obtenu leur pardon.

Il y avait deux espèces de Tombés, ceux qui avaient sacrifié aux dieux et à qui s’appliquait surtout ce nom, et d’autres qui, sans avoir sacrifié, avaient obtenu de l’autorité romaine qu’elle se contentât d’un écrit (libellus), par lequel ils déclaraient l’avoir fait. Quelquefois encore on les dispensait de faire eux-mêmes cette déclaration, et on la faisait pour eux d’office. Mais se taire, en pareil cas, c’est bien encore une manière de renier, et ceux qui recouraient à ces libelli, et qu’on appelait libellatiques, étaient tenus aussi pour coupables, quoique moins coupables pourtant que ceux qui avaient sacrifié.

Cependant les Tombés désiraient, pour la plupart, rentrer dans l’église, étant depuis longtemps engagés à elle par leurs affections et leurs intérêts, et l’église à son tour avait besoin d’eux, puisqu’elle ne se recrutait que de volontaires. Elle ne pouvait donc être trop exigeante sur les conditions de la réconciliation ; mais il ne fallait pas non plus qu’elle fût trop facile ; car pourquoi aurait-on souffert pour elle, si on n’avait rien perdu à l’abandonner ? Elle ne refusait donc pas le pardon ; elle se bornait à le faire attendre ; mais cela même devenait de plus en plus malaisé ; à mesure que l’église devenait elle-même plus considérable, on était plus impatient d’y rentrer. D’ailleurs le besoin même qu’on avait d’encourager les confesseurs leur avait fait accorder un privilège qui se trouva tourner au profit de ceux qui n’avaient pas le courage de confesser. On admit, et comment ne pas l’admettre ? que le martyr qui avait versé son sang pouvait obtenir, pour prix de son sacrifice, la grâce de sa femme, par exemple, ou de son père, qui avait faibli. Mais cela s’étendit insensiblement ; on en vint à accorder au martyr ou confesseur la grâce de celui qu’il recommandait, quel qu’il fût, et enfin la grâce de plusieurs, de sorte qu’il n’y eut plus de limites. Les confesseurs distribuaient des billets, libelli, parmi lesquels celui-ci, qui s’adresse à Cyprien même et qui nous a été conservé, est bien étrange (lettre 23) : « Tu sauras que nous avons donné la paix à tous, sauf justification devant toi de leur conduite après leur faute, et nous te demandons de faire part de cette communication aux autres évêques. La paix soit entre toi et les saints martyrs ! Ecrit par Lucianus. Etaient présens, du clergé, un exorciste et un lecteur. » Donner la paix, cela signifie qu’ils se déclarent prêts à communier avec eux, et qu’ainsi, autant qu’il est en eux, ils les reçoivent dans l’église. Les confesseurs n’avaient pas toujours un tel sans-gêne, mais souvent on donnait des billets qui réclamaient la paix pour un tel avec les siens, et Cyprien demandait si on prétendait étendre une telle formule à vingt ou à trente. Il priait qu’on désignât nominativement ceux dont on sollicitait la grâce. Il y avait des milliers de ces billets ; cela était devenu une affaire de complaisance, et des intermédiaires en faisaient commerce. On en donnait au nom d’un mort, en se contentant de déclarer qu’on en avait été chargé par lui, ou encore au nom d’un confesseur qui ne savait pas écrire. Telle était l’autorité de Cyprien, que, sans doute, s’il eût été présent, on n’aurait pas tant osé ; mais à la faveur de son absence, il s trouve parmi ces anciens sur qui il croyait pouvoir se reposer et qu’il prend toujours soin d’associer à lui par le nom même dont il les désigne[16], des hommes qui se laissent entraîner aux clameurs des confesseurs et encouragent leurs exigences. Ainsi l’évêque n’était plus maître de ses indulgences et du gouvernement de son église. Il se hâta de prévenir ce désordre. C’est aux confesseurs eux-mêmes qu’il s’adresse tout d’abord ; il les flatte en paraissant compter sur leur sagesse, et leur dit en parlant de ces anciens trop complaisans : « Qu’ils apprennent de vous ce qu’ils auraient dû vous apprendre. » Il leur rappelle que leurs glorieux prédécesseurs ont toujours rendu à l’évêque ce qu’ils lui devaient, sans rien usurper sur lui : « Vous aussi, conduisez-vous en amis du Seigneur, en hommes qui jugeront un jour avec lui[17] » » (lettre 15). Il adresse d’autres lettres à ses anciens et à ses diacres, puis, à son peuple, aux laïques ; il les ramène à lui et les intéresse à sa cause par un mélange très heureux de fierté et de complaisance. L’indulgence viendra, mais quand il sera de retour, quand tout pourra se faire dans les règles et que lui-même imposera les mains aux pénitens, avec le concours de son clergé, et l’église tout entière étant présente, car rien ne doit se faire sans l’aveu de tous.

Il se fait obéir, mais comme on obtient l’obéissance là où l’obéissance est libre, en ménageant avec soin l’opinion. Il sait faire fléchir à propos les règles mêmes qu’il a établies. Il avait dit que la réconciliation ne se ferait que quand l’église serait en pleine paix et l’évêque rentré dans sa chaire, toute crainte de persécution ayant cessé. Mais l’été vient, l’été malsain et dangereux des pays chauds. Des Tombés pouvaient être malades et être surpris par la mort. Cyprien permet alors que, sans l’attendre, ils puissent être reçus à la communion par des anciens, ou même par des diacres, si toutefois ils ont des billets des confesseurs (lettre 18). Pour les autres, il maintient sa décision, et il les renvoie à Dieu même : qu’ils obtiennent de lui cette paix de l’église qui leur permettra d’y rentrer. Et pour les faire taire, il ajoute qu’il ne tient qu’à eux, d’ailleurs, d’avoir mieux encore que ce qu’ils demandent. La persécution n’est pas finie, et il y a encore des poursuites. S’ils sont si impatiens, qu’ils cherchent le martyre, et au lieu de solliciter le pardon, qu’ils conquièrent la couronne : qui differri non potest, potest coronari (lettre 19). Il ne faut pas croire, d’ailleurs, que la règle fût impitoyable : si un Tombé était réellement en danger de mort, il ne pouvait guère alors ne pas trouver un confesseur pour lui donner le billet auquel la réconciliation était attachée. Et de plus le danger de mort n’est pas une situation tellement déterminée, que de ce côté encore il n’y eût place pour certaines condescendances. Tel avait obtenu la communion, sous prétexte qu’il allait mourir, qui le lendemain se retrouvait bien vivant, et Cyprien disait alors : « Faut-il l’étouffer ou le tuer de notre main parce qu’il vit encore ? » Il ne péchait donc pas par l’excès de sévérité ; il tenait seulement à ce que les formes fussent gardées et à ce que sa dignité fût respectée ; il s’indignait, par exemple, que des Tombés, qui lui écrivaient pour être réconciliés, osassent écrire au nom de l’église, disant que l’église demandait cette réconciliation ; et un ancien qui n’était pas de son clergé, un certain Gaius de Didda, ayant admis des Tombés à la communion contrairement à ses instructions, il ordonne à son tour à ses anciens et à ses diacres de refuser la communion à Gaius, ou plutôt il les approuve et les félicite de l’avoir fait, car ils avaient prévenu sa décision, tant il savait, même absent, tenir dans sa main son clergé.

Cependant il n’était pas universellement obéi, et cela ne peut étonner, puisque l’évêque ne siégeait toujours pas sur son siège épiscopal, et n’osait encore reparaître dans Carthage. Cinq de ses anciens, qui avaient été de tout temps ses adversaires, et, qui au plus fort de la persécution, quand l’évêque était à peu près réduit à l’impuissance, avaient affecté de donner de leur autorité la communion aux Tombés, venant en aide par cela même aux magistrats persécuteurs, se laissèrent entraîner à la révolte par le diacre Félicissime. Il y avait parmi ces anciens des hommes respectables, soit par leur âge, soit à d’autres titres encore, et l’évêque en est évidemment embarrassé[18]. Félicissime en vint jusqu’à menacer lui-même de rejeter de sa communion ceux qui obéiraient à l’évêque et à faire rayer de la liste de ceux à qui on devait distribuer des secours des pauvres qui étaient dans ce cas. Cyprien, par une lettre à ses fidèles, mit à son tour en dehors de sa communion ses plus violens adversaires. Trois évêques attachés à Cyprien se chargèrent de transmettre à leurs collègues la liste de ces excommuniés.

Cyprien accusait ces dissidens de prolonger son exil, qui durait depuis plus d’un an, car son retour serait devenu, dans l’église ainsi partagée, une occasion de troubles qui pouvaient la compromettre auprès des gentils. Il tenait d’autant plus à ne pas se montrer trop facile tant que son église demeurait en danger et que lui-même n’était pas remonté sur son siège. Il affectait cependant de faire bon marché de ce qui ne touchait que lui-même : « J’ai patienté longtemps… ; l’affront fait à mon épiscopat, je pourrais le dissimuler et le souffrir encore comme je l’ai toujours dissimulé et souffert. » Mais il mettait tout le monde de son côté en demandant s’il était convenable que des Tombés reparussent dans l’assemblée des fidèles quand les confesseurs exilés pour la foi ne pouvaient encore y rentrer, puisque la persécution n’était pas finie.

J’ai relevé déjà, à la fin de la lettre 14, la déclaration que fait Cyprien, qu’il n’entend pas agir seul et décider en maître, mais seulement avec le concours de son église. Néanmoins il ne voulut pas attendre son retour pour conférera quelques-uns des siens des distinctions qui sont comme les grades ou les croix donnés chez nous après les batailles. Les lettres 38 à 40 annoncent trois ordinations qu’il prend sur lui de faire tout de suite, en s’en excusant ; il a eu soin d’ailleurs de s’associer pour ces actes d’autres évêques. Il fait ainsi un lecteur et deux anciens ; le premier sans doute était trop jeune pour porter encore l’autre titre. Le troisième au contraire a déjà assez d’autorité pour que Cyprien parle de le faire bientôt évêque dans son pays, car il n’est pas de Carthage. Le second est un chrétien de Rome, Célérinus, qui revient plusieurs fois dans les lettres de Cyprien, et qui avait bien mérité, non-seulement pour avoir confessé, et cela devant l’empereur même, mais pour avoir été un confesseur respectueux et soumis, et avoir aidé l’évêque de Carthage dans ses luttes. La lettre qui le concerne ajoute à ses titres ceux de sa famille. Il avait un aïeul martyr, deux oncles martyrs, lesquels auparavant avaient porté les armes avec honneur. C’est là une noblesse (l’expression est de Cyprien), dont il aime à parer, en le présentant, celui qu’il fait entrer dans son église.

Enfin cependant la persécution a cessé, et au moment où elle achève de s’éteindre, c’est Cyprien lui-même qui témoigne qu’elle n’avait pas été bien terrible : « Nos péchés, à nous, avaient mérité davantage, mais Dieu tout clément a tellement mesuré ses coups, que tout ce qui vient de se passer a eu le caractère d’une épreuve plutôt que d’une persécution. » Il faut avouer que de pareilles expressions ne répondent guère à l’idée effrayante que nous nous faisons de la persécution de Décius :


Tigre altéré de sang, Décie impitoyable,
Ce Dieu t’a trop longtemps abandonné les siens[19].


Cyprien avait semblé promettre une large indulgence pour le jour où l’église aurait retrouvé la paix. Cependant le discours sur les Tombés, prononcé à son retour, montre qu’il persista dans ses sévérités. Il n’en pouvait guère être autrement, puisqu’il se trouvait en face d’une révolte ouverte, celle de Félicissime et des anciens de son parti ; car nous voyons dans le discours même de Lapsis qu’ils persistaient dans leur révolte. Mais lui se sent plus fort maintenant et est résolu à les dompter. Pour cela il se mit d’abord en règle, si on peut s’exprimer ainsi, en faisant adopter par une nombreuse assemblée d’évêques de l’Afrique une ordonnance sur les réconciliations, où étaient spécifiées les conditions diverses auxquelles elles devraient se faire suivant les diverses situations de ceux qui les sollicitaient, de sorte qu’il ne faisait plus qu’exécuter une décision qui était celle de tout un concile de la province, et non la sienne. Nous n’avons pas le texte de ces prescriptions, mais c’est cette décision qu’il soutint avec toutes les ressources de sa dialectique et de son éloquence dans le traité de Lapsis. Ses argumens ne sont malheureusement pas tous de même force. Il nous touche aujourd’hui encore, quand il déplore la faiblesse de ceux qui ont trahi leur foi, et quand ensuite il sait gré à ceux mêmes qui ont été faibles, s’ils sont humbles après avoir failli, et qu’il accueille avec une véritable tendresse les consciences délicates, qui souffrent, non plus d’avoir péché, mais d’en avoir seulement laissé entrer en eux la pensée. Il nous intéresse encore lorsqu’il s’indigne contre ceux qui, ayant trahi leur drapeau (car c’est ainsi qu’il faut nous représenter les choses), continuent de vivre indifférens, sans honte ni remords, sans rien retrancher de leurs festins scandaleux ou du luxe de leurs parures, et nous trouvons bon qu’il leur demande de racheter leur faute par une vie plus modeste et surtout par leurs aumônes. Mais il nous fait peine lorsque, pour justifier ses sévérités, en montrant que Dieu ne pardonne pas si vite, il s’applique à faire peur à son auditoire en étalant les prétendues vengeances que Dieu lui-même a prises de tel et tel qui l’avaient renié. Non-seulement il met sur le compte de Dieu les maladies, et surtout les troubles d’esprit dont plusieurs étaient saisis, et qui ne s’expliquent que trop par les terreurs de ces temps mauvais, par les angoisses des consciences, et la peur de la damnation ; mais il croit et il raconte sérieusement des contes absolument puérils, triste témoignage que ces derniers temps de l’empire romain, qui sont l’âge héroïque de l’église, étaient déjà, au vrai sens du mot, des temps barbares.

Le discours sur les Tombés se termine naturellement par la promesse du pardon, quand il aura été mérité ; mais dans les dernières paroles, la promesse va plus loin que le pardon. Ceux qui dans le repentir auront fait assez pour que Dieu leur soit tout à fait propice, il les récompensera en leur donnant le courage, pour le jour d’un nouveau combat où ils auront l’honneur de la victoire. L’idée de présenter à ses fidèles une telle espérance fait sentir l’état d’exaltation où il vivait lui-même et où il entretenait les âmes. Et en même temps on voit par là que l’église se sentait toujours menacée. Elle ne cessa de l’être en effet jusqu’à la mort de Cyprien, et ce n’est qu’après ce grand coup qu’elle retrouve la paix pour un tiers de siècle, en attendant Dioclétien.


II. — CYPRIEN ET LES SCHISMATIQUES, CYPRIEN ET ROME.

On a vu dans ce qui précède que la lutte contre les gentils et leurs persécutions n’était pas la seule qu’un évêque eût à soutenir ; il lui fallait lutter, dans son église même, contre ceux qui méconnaissaient son autorité, et c’était là une épreuve moins éclatante, mais non pas moins difficile. L’évêque n’ayant de pouvoir que sur les esprits, la désobéissance était facile, et elle pouvait aller jusqu’à la séparation (c’est ce que veut dire le mot grec schisme), c’est-à-dire jusqu’à la révolte. Elle éclatait quand les dissidens refusaient de communier avec l’évêque et ses fidèles, qui les rejetaient à leur tour de leur communion, comme il arriva pour ces cinq anciens de Carthage soulevés par le diacre Félicissime. Ce pouvait être aussi l’évêque qui le premier refusait la communion à des insoumis, lesquels, au lieu de céder, acceptaient cette exclusion et excluaient à leur tour l’évêque. Il se formait ainsi, à côté de l’église principale, une petite église, mais qui pouvait grandir, si l’opinion publique venait à prendre parti pour elle. Ce ne fut pas sans peine que Cyprien put conjurer ce péril, qui le menaça longtemps encore.

On comprend cependant que l’église attaquée par le schisme pouvait avoir de grands avantages sur la faction qui l’attaquait. D’abord elle était, tandis que l’autre tâchait d’être : puis elle disposait de ressources d’argent considérables, qui tenaient toute une population pauvre dans sa dépendance ; elle comptait un clergé honoré et honorable, considéré même des gentils, tandis que parmi les mécontens se trouvaient souvent des hommes suspects de n’être mécontens que par orgueil, ou envie, ou convoitise. Enfin Cyprien avait par-dessus tout cela son illustration, son esprit et son éloquence.

Le schisme, à cette époque, ne pouvait être que local. Dans chaque cité romaine, les chrétiens avaient un chef, qui était l’évêque ; il n’y avait pas encore de chef reconnu du monde chrétien tout entier. On n’avait donc lieu ni d’attaquer ni de défendre une autorité qui n’existait pas. L’unité de l’église, prise dans son ensemble, n’était alors qu’une unité morale et idéale, mais sur laquelle se fondait l’autorité réelle et visible de chaque évêque en particulier. Maintenant il est clair que chaque évêque, pour tenir tête aux adversaires qu’il avait chez lui, ne pouvait mieux faire que de s’appuyer sur l’opinion, laquelle s’étendait beaucoup plus loin que son église. Il devait donc rechercher le concours moral des autres églises, c’est-à-dire des autres évêques ; mais il est clair aussi qu’en général il pouvait compter sur ce concours, puisque l’intérêt de tous était également de faire respecter l’épiscopat. Cyprien recourut constamment à cet appel, qui se faisait de deux manières. Tantôt il réunissait autour de lui les évêques voisins, qui trouvaient tout naturel de se rassembler à Carthage, dans la capitale de la province, et qui y formaient un concile ; tantôt il s’adressait par lettres à des évêques même très éloignés, par exemple à Firmilianus, qui, malgré son nom latin, était un évêque de Cappadoce.

Mais c’est avant tout l’église de Rome qu’il tenait à avoir pour lui, parce qu’elle avait sur les esprits une très grande autorité. En principe cependant, l’évêque de Rome n’était pour lui qu’un égal. Il n’avait, en effet, aucun titre qui le mit à part[20] ; Cyprien, en lui écrivant, me l’appelle jamais que « mon frère, » /rater. Je ne dis pas que l’évêque de Home n’eût pas lui-même de plus hautes prétentions. La grandeur de cette ville, qui s’appelait simplement la Ville, Urbs, comme capitale de l’univers, suffisait pour les lui inspirer, et il s’y ajoutait la tradition ecclésiastique qui faisait de Rome le siège de Pierre, sans aucune vraisemblance, mais la tradition était autorisée par la prétendue épître de Pierre, datée de Babylone (I, V, 13), qui, là sans doute, comme dans l’Apocalypse, signifie Rome. Cela donnait à l’évêque de Rome un orgueil que Tertullien, qui avait vécu dans cette église, connaissait bien ; il raille dans un de ses livres sa prétention d’être le souverain pontife, l’évêque des évêques[21]. Mais Cyprien ne reconnaissait pas cette supériorité ; il ne voit dans le chef de cette église si fière qu’un collègue. Quand il est en bons termes avec les évêques de Rome, il leur rend volontiers l’hommage d’appeler leur église l’église souche, la racine des églises, matricem ac radicem, l’église première, principalem. Mais lorsqu’à la fin de sa vie il fut en dissentiment avec l’évêque Stéphanus ou Etienne, il professait hautement et il ne craignait pas de lui écrire à lui-même que chaque chef d’église administre son église comme il l’entend, en pleine liberté et ne doit de compte qu’à Dieu seul. On verra plus loin quelles libertés il se permet alors avec lui.

La lutte contre Stéphanus est une exception à la fois unique et tardive dans la vie de Cyprien. Jusque-là il n’avait eu de relations avec Rome que pour s’appuyer sur elle. Cette autorité de l’église romaine s’exerçait même quand le siège épiscopal y était vacant. Au début de la persécution, l’évêque de Rome, Fabianus, avait été mis à mort et n’avait pu être remplacé ; Carthage, de son côté, était sans évêque, puisque Cyprien avait disparu et que, dans ces premiers temps, il était sans doute hors d’état de communiquer avec les siens. Le clergé de Carthage écrivit alors au clergé de Rome pour lui notifier la retraite de Cyprien et pour l’excuser ; et le clergé de Rome répondit à celui de Carthage par des conseils et des encouragemens sur la conduite à tenir pendant la persécution (lettre 8). Dans la lettre 9, Cyprien lui-même demande compte d’une lettre qui lui est venue de Home, et qui semble avoir contenu des leçons qu’il n’est pas disposé à accepter sans éclaircissement. Mais une fois que l’affaire des Tombés est engagée, il n’a rien de plus à cœur que de se fortifier par l’approbation de l’église de Rome, et il écrit plusieurs lettres dans ce sens. Il rend compte au clergé romain de tous ses actes ; il met sous leurs yeux les lettres qu’il a écrites ou qu’il a reçues. C’est, leur dit-il, un devoir de charité et de sagesse, de ne rien leur dérober de ce qui se passe dans son église. Il leur donne les raisons de son absence pendant la persécution, et leur explique comment il a agi sans cesse, quoique absent, et rempli tous ses devoirs. Il se règle sur leurs avis et sur leurs exemples. Nous avons aussi les réponses du clergé de Rome, parmi lesquelles la lettre 30 est particulièrement remarquable. Ils rendent à la dignité et au personnage de Cyprien tout ce qu’ils lui doivent[22] ; ils le remercient comme d’une faveur de ces explications qu’il leur donne, les associant par là à l’honneur qu’il se fait par sa conduite. Ils le flattent particulièrement sur ses lettres aux confesseurs, sur la magnifique éloquence par laquelle il répandait dans les âmes le goût du sacrifice. Et là ils caressent bien adroitement cet évêque qui n’avait pas confessé, en disant que c’est à lui que les confesseurs doivent en partie l’honneur de leur martyre. Mais en même temps ils conseillent du ton presque dont on ordonne ; ils disent : L’église de Rome ne permettra pas cela ; ils établissent une règle, eux qui ne sont que des anciens et des diacres, de concert avec des évêques qui se réunissent à eux. Et en le remerciant de leur avoir aussi fait son rapport sur une affaire qui ne touchait pas directement à Carthage, ils lui disent qu’il a bien fait : « car, tous, tant que nous sommes, nous devons veiller pour le corps entier de l’église, dont les membres sont répartis dans toutes les provinces. » Rome est le centre où tout aboutit. Dès que s’élève la faction de Félicissime, Cyprien lui oppose l’autorité du clergé romain. Mais bientôt les églises de Rome et de Carthage se trouvèrent plus étroitement associées par le schisme qui éclata dans celle de Rome. Après la mort de Fabianus le martyr, l’église de Rome était restée quinze mois sans évêque. Quand la persécution venait de l’empereur lui-même, et que c’était lui qui avait fait mettre à mort l’évêque dans la capitale de l’empire, il était bien hardi de nommer un autre évêque. Si on en croit Cyprien, Décius supportait mieux la nouvelle qu’il s’élevait un prétendant à l’empire, que celle de l’élection d’un évêque à Rome. Cette élection se fit pourtant à la fin, et Cornélius fut proclamé. C’était un homme qui avait passé par tous les degrés de la hiérarchie ecclésiastique, et qui arriva tout naturellement à ce grand poste sans l’avoir brigué.

Cependant à peine était-il nommé, qu’une portion de l’église romaine refusa de le reconnaître et se donna un autre évêque, qui fut Novatianus. C’était un événement très grave. Je ne sais si de pareilles compétitions s’étaient produites jusque-là dans quelques petites cités ; mais il s’agissait ici du premier siège du monde. Lorsque Cyprien fut élu évêque de Carthage, il y eut des mécontens qui protestèrent, mais qui n’essayèrent pas d’opposer un évêque de leur choix à l’évêque élu. Ici voilà deux évêques en face l’un de l’autre. On a assez vu quelle était l’influence de Rome sur le monde chrétien pour comprendre combien l’église entière a dû être alors troublée. Plus tard, quand cette prépondérance est devenue une suprématie avouée de tous et que l’évêque de Rome a été le pape, seul appelé de ce nom, on a nommé antipapes ceux qui lui disputaient sa place, et ces noms s’employant rétrospectivement pour les personnages des temps anciens, Novatianus figure encore dans l’histoire ecclésiastique comme le premier des antipapes.

Mais ce qu’il faut expliquer d’abord (car c’est là ce qui rendait les schismes possibles), c’est qu’il n’y avait pas, pour l’ordination d’un évêque, de règles précises. Elle ne se faisait ni par l’institution d’une autorité supérieure, comme est aujourd’hui celle du pape, ni par une élection au sens où nous l’entendons ; je veux dire par la décision, prise à la majorité des voix, d’un collège déterminé d’électeurs. Voici comment il semble que se passaient les choses : lorsqu’il s’était formé, dans le clergé d’une église, c’est-à-dire parmi les anciens et les diacres[23], un groupe considérable qui voulait tel personnage pour évêque, ceux-là appelaient du dehors d’autres évêques, n’importe lesquels ni en quel nombre, pour venir le présenter à son peuple ou l’ordonner, car des évêques seuls avaient autorité pour cela. Ils étaient ses véritables électeurs, mais appelés et choisis par les anciens et les diacres, qui rendaient témoignage (de clericorum testimonio), par une lettre collective sans doute, en faveur de celui qu’on avait en vue ; puis il fallait encore que le peuple ou les laïques, réunis en assemblée générale par les évêques, rendissent l’ordination définitive en s’y associant par acclamation[24]. On comprend dès lors qu’un évêque étant ainsi nommé, s’il se trouvait des dissidens assez appuyés par l’opinion, ils pouvaient avoir, de leur côté, un certain nombre d’anciens et de diacres qui appelaient à leur tour d’autres évêques, lesquels faisaient acclamer un autre élu par une autre assemblée populaire. Ainsi fut nommé Novatianus. Et il est à remarquer que Cyprien, dans les lettres où il ramasse tout ce qui peut se dire contre une ordination qu’il combat, n’indique nulle part ni que la quantité, ni que la qualité des adhésions ait manqué au rival de Cornélius. Il est à croire cependant que celui-ci, puisqu’il a prévalu et qu’il a été reconnu partout, avait à Rome même l’avantage du nombre, et Cyprien appuie sur ce qu’il avait celui de la possession, ayant été nommé seul tout d’abord, avant qu’il se formât un parti pour élire Novatianus. Mais avant cette élection, qui suivit d’ailleurs l’autre de très près, le schisme existait déjà, une partie de l’église de Rome ayant refusé de reconnaître l’ordination de Cornélius.

On pense bien que Novatianus n’était pas le premier venu. Personne n’était entouré de plus de considération parmi les anciens de son église. C’était un lettré et un philosophe, disciple de l’école stoïque, dont il avait la sévérité. Pendant la vacance du siège, il avait été choisi pour écrire, au nom du clergé de Rome, la lettre par laquelle celui-ci adressait à l’évêque de Carthage ce qu’on peut bien appeler ses instructions au sujet de l’affaire des Tombés : nous le tenons de Cyprien même. On l’avait cru sans doute le plus capable de jouter avec l’illustre évêque d’éloquence et de belle latinité, et la lettre, en effet, conservée dans la Correspondance de Cyprien, est digne de lui être adressée[25].

Ce qui montre combien, en ces temps-là, il était difficile de reconnaître où était le droit dans l’église, c’est que d’abord Cyprien ne sut pas lui-même s’il devait reconnaître l’ordination de Cornélius. Il accueillit avec une égale réserve les lettres par lesquelles les deux rivaux, qui lui paraissaient également honorables, lui notifièrent leur élection et lit observer aux évêques d’Afrique les mêmes réserves ; puis, sur les rapports qui lui vinrent de Home, il se prononça pour Cornélius. Cornélius fut mécontent de cette hésitation, et Cyprien dut s’en excuser ; mais dès qu’il eut pris son parti, il servit nettement et énergiquement la cause qu’il avait adoptée et il se hâta de se servir de l’autorité de Cornélius pour combattre les dissidens qui, à Carthage, avaient méconnu la sienne.

Dans toute espèce de schisme, la lutte des personnes se rattache toujours à celles des idées. Celui de Rome était né, comme celui de Carthage, des disputes au sujet des Tombés. Mais tandis qu’on en voulait à l’évêque de Carthage d’être trop sévère, on accusait l’évêque de Rome de ne l’être pas assez. Les partisans de Novatianus étaient des rigoristes, héritiers de l’esprit intransigeant de Tertullien et qui ne voulaient pas que l’église se rouvrit jamais à qui l’avait une fois trahie. Les confesseurs de Rome, moins sensibles apparemment au plaisir de distribuer des indulgences qu’à celui de mépriser les faibles et de les tenir loin au-dessous d’eux, avaient pris parti pour le schisme. C’est auprès d’eux que Cyprien fut d’un grand secours à Cornélius. Il se les était attachés depuis longtemps, d’abord par sa sévérité même, et ils l’avaient aidé à ramener à l’obéissance les confesseurs de Carthage, puis surtout en relevant leur confession par les plus magnifiques éloges, quoiqu’elle n’eût pas eu l’occasion d’aller jusqu’au martyre ; ils lui avaient adressé, pour cet hommage de son éloquence, les plus chaleureux remercîmens (lettre 31). Il leur écrivit pour les détacher du schisme romain, dont ils faisaient la principale force, et il y réussit (lettres 46 et 47). Leur réconciliation fut un événement considérable ; on le sent à la joie que témoigne Cornélius dans une lettre qui nous reste et à la manière dont ils furent reçus solennellement dans l’assemblée des frères dont ils s’étaient séparés. Ils demandèrent et on leur accorda que le passé serait entièrement effacé, et leur chef Maximus, qui était un ancien, fut rétabli immédiatement sur son siège (lettre 49.) L’évêque les représente exposant devant lui d’humbles prières (deprecati sunt), mais cela n’est guère d’accord avec le ton dont ils s’expliquent eux-mêmes dans un billet à Cyprien que je traduis textuellement : « Nous sommes assurés, frère bien-aimé, que tu te réjouiras avec nous en t’associant à nos sentimens, sur ce que, ayant pris conseil des intérêts de l’église et désirant avant tout la paix, laissant de côté tout le passé et le réservant au jugement de Dieu, nous nous sommes réconciliés avec Cornélius, notre évêque, et le clergé tout entier. Cela s’est fait à la joie de toute l’église et avec un mouvement général de charité : c’était notre devoir de t’en informer exactement par cette lettre. » En répondant à la lettre de Cornélius par ses félicitations, Cyprian n’oublie pas de célébrer de nouveau les confesseurs et dit que l’église, en les recevant dans son sein, est heureuse de se retrouver ainsi associée à leur gloire.

Ce n’était pas seulement dans Rome que Cornélius avait à combattre le schisme. On s’intéressait partout à ce qui se passait à Rome, et Novatianus envoyait de divers côtés ses partisans pour remuer les esprits. Un billet de Cornélius avertit Cyprien que plusieurs sont partis pour l’Afrique, et lui demande de l’aider contre eux. Ce billet et la réponse de Cyprien nous montrent comment on traitait la personne des adversaires dans ces luttes des partis. La passion n’a jamais été scrupuleuse là-dessus dans aucun temps, mais elle avait bien beau jeu dans l’antiquité, où la diffamation ne rencontrait ni l’obstacle des tribunaux, ni cet autre obstacle du duel, dont il faut certainement tenir grand compte, de quelque manière que l’on le juge. Je ne dis pas pourtant qu’on pût toujours faire accepter que l’homme que l’on combattait fût un misérable ; mais il était bien rare qu’on ne pût pas l’essayer. Il suffisait de la moindre rumeur pour mettre les inimitiés à l’aise. Quiconque avait eu à manier, l’argent d’autrui l’avait volé. Toute affection pour une femme s’appelait libertinage. Cyprien, au moment même où Félicissime s’était séparé de lui, n’avait pas manqué de l’accuser de vol et d’adultère[26]. Cornélius, de son côté, affirme à Cyprien, que Nicostratus, un des hommes de Novatianus, après avoir volé sa patronne selon la chair, c’est-à-dire la maîtresse dont il était l’affranchi, a détourné de grosses sommes que lui confiait son église[27]. Cyprien accepte ces imputations et, à son tour, s’étendant sur Novatus, qui était de l’église d’Afrique et qui parait avoir eu un premier rôle dans le parti de Novatianus, il accumule contre lui des griefs qui satisfaisaient sa rancune propre ; car c’était Novatus qui avait donné à Félicissime, dans l’église de Carthage, la situation qui avait permis à celui-ci d’y faire un schisme. Il en avait fait un diacre « sans mon congé, dit Cyprien, et à mon insu. » Et associant ses ressentimens à ceux de Cornélius : « Il n’est pas étonnant, dit-il, qu’après cela il soit allé à Rome pour y troubler aussi ton église. Et comme la grandeur de Rome veut qu’elle l’emporte sur Carthage, il a osé là davantage, et ayant fait un diacre aussi, il a fait là-bas un évêque. » Mais cet homme de troubles est un homme affreux : il a dépouillé les veuves, les orphelins, l’église même. Il a laissé son père mourir de faim dans la rue et il ne l’a pas même fait enterrer ; il a donné à sa femme des coups de pied dans le ventre et a tué l’enfant dont elle était grosse[28]. Remarquons que l’homme dont Cyprien parle ainsi était un ancien, c’est-à-dire un des premiers personnages de son église.

Maintenant, comment les hommes de Novatianus, de leur côté, parlaient-ils des adhérens de Cornélius ? Très probablement de la même manière ; seulement nous n’avons pas leurs écrits. Mais nous lisons dans Cyprien lui-même, en termes généraux, que ses adversaires d’Afrique répandaient contre lui « des imputations infâmes, abominables, à faire horreur même à des gentils[29]. » Et l’on sait que, dans ce livre des Philosophies, découvert par M. Miller, l’évêque de Rome Calliste ou Calixte, celui que l’église appelle aujourd’hui le pape saint Calixte, est représenté aussi comme un intrigant.

Il est certain que Novatianus avait des partisans respectables, et c’est ce dont témoigne une lettre de Cyprien à un de ses collègues d’Afrique, l’évêque Antonianus, qui d’abord avait reconnu comme lui Cornélius, mais il avait reçu depuis une lettre de Novatianus qui le faisait hésiter. L’étendue seule de la lettre de Cyprien, qui a plus de quinze pages, montre à la fois qu’Antonianus avait de l’autorité et qu’il justifiait ses hésitations par des raisons sérieuses. On voit tout d’abord qu’Antonianus était séduit par la sévérité de Novatianus, et disposé à se scandaliser de l’indulgence de Cyprien et de celle de Cornélius ; Cyprien s’attache donc à justifier à la fois et lui-même et l’évêque de Rome, et sans entrer dans le détail de ces justifications, elles se réduisent à ce sentiment, qu’un gouvernement spirituel, tout comme un autre, est bien obligé de rabattre, dans la pratique, des principes qu’il a d’abord mis en avant. Un détail curieux est qu’on accusait Cornélius d’être lui-même un libellatique. Cyprien déclare que cela est faux, et je m’en rapporte volontiers à ce qu’il déclare ; mais pour qu’on ait pu l’en accuser, il faut admettre qu’on ne savait pas bien au juste quels étaient ceux qui se sauvaient dans la persécution au moyen de ces certificats ; c’est-à-dire que l’autorité romaine poussait la complaisance, à l’égard de certains personnages, jusqu’à ne pas publier ce qu’elle avait obtenu d’eux ; de sorte que, si un chrétien notable traversait des temps mauvais sans être inquiété, ce pouvait être parce qu’il s’était mis à l’abri par quelque démarche, comme ce pouvait être aussi qu’on ne s’était pas occupé de lui. Cyprien est évidemment plus embarrassé, pour Cornélius, de l’histoire de l’évêque Trophime. Cet évêque avait sacrifié, et la plupart de ses fidèles avec lui ; mais sur sa demande de rentrer dans l’église, Cornélius avait assemblé des évêques et obtenu qu’ils le reçussent dans leur communion, lui et les siens. Il le fallait bien : derrière Trophime il y avait tout un peuple qu’il ramenait avec lui, et qui pouvait passer au schisme avec lui si on le rejetait ; c’est-à-dire qu’on l’a reçu pour ne pas l’abandonner à Novatianus. Et qui sait si ceux qu’on repousse ne seraient pas tentés même de retourner aux gentils ? Voilà à quels ménagemens l’église était réduite, tant qu’elle n’avait pas la force pour appuyer ses décisions. Cyprien assure, d’ailleurs, que Trophime n’est plus qu’un simple membre de son église, un laïque ; il demeure déchu de l’épiscopat, sauf, j’imagine, à y rentrer plus tard, quand le scandale serait oublié. Cyprien ramasse d’ailleurs avec beaucoup d’art tout ce qui peut incliner l’esprit vers l’indulgence. Il renvoie aux stoïques (c’est un trait contre Novatianus) ceux qui se refusent à la pitié. Rejeter les Tombés, c’est diminuer, pour le combat prochain, le nombre des soldats ; de ceux mêmes qu’on repousse, il peut sortir une autre fois des confesseurs et des martyrs. Et, d’un autre côté, c’est calomnier les chrétiens de croire qu’il n’y aura plus de braves si on a été clément aux faibles. Le pardon accordé aux libertins n’a jamais ôté leur vertu aux chastes et n’empêche pas que l’église ne soit pleine de vierges. Il y a eu pourtant des esprits sévères qui se refusaient à pardonner aux pécheurs ; mais pour cela ils n’ont pas fait schisme, ni rompu avec les indulgens. Cyprien ne pouvait détourner plus adroitement un évêque de se laisser entraîner au parti qui a déchiré l’église. L’orateur, — car l’évêque de Carthage est orateur même quand il écrit, — ne pouvait échapper à la comparaison des personnes, et on sait que cette comparaison était redoutable pour Cornélius, évidemment moins imposant que son rival. 11 loue dans Cornélius ses services, ses vertus modestes ; il ne s’est pas imposé à son église ; il n’est pas devenu évêque tout d’un coup[30] ; mais il s’est élevé lentement et régulièrement par tous les degrés. Antonianus, à la lecture de ce passage, a pu sourire en se rappelant l’éclat du brusque avènement de Cyprien. Mais, outre le mérite de n’avoir pas brigué l’épiscopat, il faut compter à Cornélius celui de l’avoir accepté, c’est-à-dire accepté le poste le plus dangereux du monde chrétien, vacant par la mort d’un martyr. Un évêque de Rome, au moment où il l’est devenu, était exposé à tous les supplices ; il était lui-même un confesseur et un martyr. Et par un de ces tours ingénieux que Cyprien rencontre sans cesse : « Tout ce qu’il a pu souffrir, en réalité il l’a souffert. »

Pour Novatianus, véritablement il n’en dit rien, et cela montre assez qu’il n’a rien à en dire qui le condamne. Il fallait répondre pourtant à la question que son collègue lui avait posée : « Mais Novatianus est-il hérétique ? » Et sa réponse est : « Je n’en sais rien, et je ne me soucie pas de le savoir. Peu nous importe ce qu’il enseigne, dès qu’il n’enseigne pas chez nous. Nul n’est chrétien s’il n’est dans l’église du Christ, qui, et quel qu’il soit. Sa philosophie, son éloquence (recueillons ce témoignage en passant), ne sont rien s’il ne demeure dans la règle. Or, non-seulement il est lui-même dans le désordre, mais il le porte partout ; de tous côtés il prétend faire des évêques. » En d’autres termes, il agit partout en évêque de Rome. Il ne sait pas que le schisme n’a jamais que des commencemens et aboutit bientôt à l’impuissance. Le jour où l’autorité ecclésiastique aura la force pour se faire obéir, elle ne sera pas plus entière ni plus orgueilleuse ; et sans doute il y avait quelque honneur à l’être tant qu’elle ne régnait qu’en commandant aux esprits.

Dans cette lettre même, Cyprien n’a pas renoncé aux invectives, mais il ne peut les adresser à Novatianus lui-même, et il est forcé de se rejeter sur quelques-uns de ceux qui le servaient. Puisqu’il a accepté les services d’hommes suspects (dans toutes les communions il y avait des suspects), Novatianus n’a plus le droit d’être sévère là où l’église est indulgente. Et il retombe ainsi, en finissant, sur la même question par laquelle il avait commencé, question brûlante qui était au fond de tous ces troubles : celle de la conduite à suivre à l’égard des Tombés. Aussi vif, aussi impérieux maintenant pour imposer l’indulgence, qu’il l’avait été à l’origine pour recommander la sévérité, il est certainement éloquent quand il s’écrie : « O insulte à des frères trompés ! ô déception misérable à des malheureux désolés et égarés ! ô vaine et stérile application des règles de l’hérésie ! Exhorter les gens aux satisfactions de la pénitence et leur refuser le remède que la satisfaction porte avec elle ! Dire à nos frères : Mène le deuil, verse des larmes, passe les jours et les nuits à gémir pour effacer et expier ton péché ; va, multiplie tes œuvres ; mais, tout cela fait, c’est hors de l’église que tu mourras. Tout ce qui peut t’obtenir la paix, tu le feras ; mais cette paix, que tu demandes, ne viendra jamais ! » Sans doute nous avons quelque peine à nous échauffer aujourd’hui à ces discours, car nous sommes bien loin de tout cela. Il en est ainsi de la plupart des choses pour lesquelles les hommes s’agitent ; il est probable que moins d’un siècle après, quand l’église régnait à côté de l’empereur, on ne comprenait déjà plus les passions que cette question des Tombés avait soulevées. Mais lorsqu’elle était brûlante, on voit comment Cyprien faisait face à tous les adversaires, à toutes les difficultés et à tous les troubles, et quelle action un tel esprit pouvait exercer sur tous.

En combattant le schisme avec cette vigueur, Cyprien combattait pour lui-même. Cependant il n’y avait jusque-là dans Carthage que l’ébauche d’un schisme, puisque ceux qui s’étaient séparés de lui restaient à côté de l’église sans constituer eux-mêmes une église. Ils allèrent plus loin, et le chef du parti, Félicissime, trouva moyen de lui donner un évêque, Fortunatus, un des cinq anciens qui l’avaient suivi dès l’abord dans sa révolte ; il trouva en Afrique des évêques pour le consacrer à Carthage. Cornélius put alors prendre sur Cyprien sa revanche ; il avait eu besoin de lui contre Novatianus ; c’est Cyprien maintenant qui a besoin de Cornélius, et qui croit devoir lui écrire une lettre de vingt-cinq pages pour s’assurer son concours. Non pas que Cornélius n’eût résolument rejeté de sa communion le diacre rebelle Félicissime et ses associés ; mais depuis, ceux-ci lui avaient présenté une lettre par laquelle ils lui notifiaient l’ordination de l’évêque qu’ils s’étaient donné, et il n’avait pas refusé de la recevoir. C’est-à-dire que, comme Cyprien s’était fait prier autrefois pour satisfaire Cornélius, et s’était permis de le faire attendre, Cornélius à son tour se fait prier par Cyprien.

Il faut dire que celui-ci n’avait pas pris la peine, à ce qu’il paraît, de l’informer tout d’abord de cette ordination schismatique et d’en appeler à lui. Cornélius, après avoir reçu la lettre suspecte, s’était borné à s’excuser de l’avoir reçue, en disant que les rebelles avaient menacé, s’il ne la recevait, d’en faire une lecture publique, et de se licencier sur le compte de Cyprien, au sujet de qui ils avaient, disaient-ils, bien des choses fâcheuses à dire. Cyprien répond fièrement qu’il n’aurait pas fallu avoir peur de ces menaces, et qu’il n’a pas peur lui-même. Il ne s’effraie ni des injures et des calomnies, ni des voies de fait et des violences ; il est prêt à braver même l’émeute, et les bâtons et les pierres et les couteaux. Il est accoutumé à ces épreuves : n’est-ce pas hier encore qu’on criait de nouveau dans le cirque : « Cyprien au lion ? » Et repassant avec orgueil, à partir du premier jour, l’histoire de cet épiscopat si bien rempli et si troublé : « Je le dis parce que j’y suis provoqué, je le dis avec douleur, je le dis quand on m’y force, c’est de mon côté qu’est le Christ, et c’est l’ennemi du Christ (on sait ce que veut dire cette expression), qui veut désorienter le pilote pour aboutir au naufrage. »

Mais, enfin, pourquoi n’a-t-il pas fait part à l’évêque de Rome de l’usurpation de Fortunatus ? Ici vient l’excuse, mais l’excuse n’est pas moins fière que le reste. Est-ce que cela en valait la peine ? Et les faits et gestes de ces gens-là sont-ils d’une telle importance qu’il faille tout quitter pour s’en occuper ? Puis tout à coup il lance ce trait piquant à son collègue : « Je ne t’ai pas dit non plus que les partisans de Novatianus ont fait aussi chez nous leur évêque, l’ancien Maximus, qu’ils nous avaient député (pour détacher Carthage de Cornélius) ; est-ce que c’était si pressé ? » On voit d’ici la grimace que l’évêque de Rome dut faire à ce passage. Du reste, Cyprien avait écrit au sujet de Fortunatus, mais le messager s’est trouvé retardé et n’est pas arrivé à temps. Ce dernier mot semble bien prouver que Cyprien sent, après tout, le besoin de ménager Cornélius. Il donne donc cette fois toutes les explications qu’on se plaignait qu’il n’eût pas données. Fortunatus a trouvé cinq évêques pour l’ordonner, mais quels évêques ? Des hommes qui avaient été condamnés eux-mêmes, soit pour hérésie, soit pour d’autres méfaits, soit pour avoir apostasie pendant la persécution. Ils s’étaient vantés d’avoir pour eux vingt-cinq évêques de la Numidie, qui devaient venir ordonner l’évêque nouveau ; ils sont restés bien loin de compte. Le nombre des évêques consécrateurs était, comme on voit, une grande affaire dans cet état de choses, où il n’y avait pas de règle précise pour les élections. Cornélius avait eu seize évêques pour l’ordonner ; j’ai déjà dit que nous ne savons pas le nombre des évêques qui avaient ordonné Novatianus. Il est vrai qu’on lit dans Eusèbe (VI, 42) une lettre de Cornélius à un évêque d’Antioche, sur une élection qui paraît bien être celle de Novatianus, quoiqu’il y soit nommé Novatus, soit qu’Eusèbe lui-même, ou les copistes, aient confondu ces deux noms. Cornélius se plaint que deux des partisans les pi us chauds de son adversaire soient allés ramasser, dans un misérable petit coin de l’Italie, trois évêques bien simples, qu’on réussit à attirer à Rome, sous prétexte d’un concile. Là, des gens qui ne valaient pas mieux que lui les enferment, les mettent à table, et quand ils sont bien gorgés de viande et de vin, cela à la dixième heure (quatre heures après-midi, c’est-à-dire avant l’heure ordinaire du souper), on les force à lui imposer les mains et à le faire évêque. On a très mal conclu de ce récit que trois évêques seulement avaient ordonné Novatianus. Ces trois évêques de campagne sont seulement un appoint mie les partisans de Novatianus qui étaient dans Rome, et qui avaient préparé l’élection, crurent bien faire d’aller chercher au dehors, pour donner à cette désignation quelque chose de plus spontané et qui sentît moins le parti. Si Novatianus n’avait eu que trois évêques pour l’ordonner, Cyprien n’aurait pas manqué, dans la lettre que j’ai citée plus haut, d’opposer ce misérable chiffre aux seize évêques qui avaient ordonné Cornélius. Mais le récit d’Eusèbe demeure comme un témoignage curieux du ton dont les chrétiens d’un paru parlaient de l’autre.

Cyprien n’oublie pas de dire que tous ces gens-là sont des misérables ; c’est comme une obligation qu’il remplit, et un lieu-commun qu’il ne peut pas oublier, mais il ne s’y arrête pas, et s’en acquitte par la figure de prétention : « Je ne parle pas des vols qu’ils ont faits à l’église, de leurs machinations, de leurs libertinages, de leurs méfaits de toute espèce. » Le grief sérieux, c’est leur scandaleuse indulgence à l’égard des lapsi, et cela quand la persécution durait encore ; c’est le reproche qu’il développe avec d’autant plus de force que l’évêque de Rome, inquiété par les purs comme n’étant pas lui-même assez sévère, ne pouvait manquer de se scandaliser plus que personne de ceux qui outraient le relâchement.

Ce qui indigne le plus Cyprien est que ses adversaires se soient adressés à Rome pour être relevés de la condamnation qu’il a portée contre eux, comme s’ils faisaient appel à un juge supérieur. Il ne tolère pas un tel recours, mais il ne peut s’en défendre qu’avec bien des ménagemens. Il parle de Rome dans les termes qui peuvent le plus flatter Cornélius. Ces schismatiques, ces profanes ont osé aller « à la chaire de Pierre, à l’église première, d’où est sortie l’unité du sacerdoce : ils n’ont pas songé que l’église de Rome est celle dont la prédication de l’Apôtre a célébré la foi, et près de qui la trahison ne saurait trouver d’accès. »

Mais aussitôt après ces hommages, il se hâte d’ajouter que c’est à Carthage qu’ils doivent se défendre ; que le procès doit être instruit là où la faute a été commise ; que chaque évêque a son troupeau, qu’il doit gouverner seul, sans avoir de compte à rendre qu’à Dieu ; en un mot, c’est lui qui est le seul juge. Mais ils sont déjà jugés ; les évêques d’Afrique ont prononcé leur condamnation, et il n’y a pas à y revenir. Et si on compte ceux qui les ont condamnés, en y comprenant les anciens et les diacres, on trouvera qu’ils sont plus nombreux à eux seuls que les dissidens qui suivent Fortunatus, mis tous ensemble. Depuis qu’ils se sont fait un évêque, leur troupeau, dit Cyprien, ne fait que diminuer, loin de grossir, et tout le monde revient à moi. S’ils veulent revenir eux-mêmes, à la bonne heure ! qu’ils viennent ; ils ne trouveront pas de portes fermées ; il y a ici un évêque dont l’indulgence est toujours prête à recevoir celui qui confesse son péché.

Mais, pour faire honte à Cornélius de toute faiblesse envers les relâchés impénitens, il demande ironiquement s’il faut que l’église cède la place au Capitole, c’est-à-dire au temple des gentils, et si les prêtres du Seigneur, écartant son autel, vont introduire dans l’assemblée d’un clergé chrétien les idoles elles-mêmes (avec ceux qui leur ont sacrifié). Et ici il ramène un nom qui suffit à faire reculer l’évêque de Rome, celui de Novatianus, intraitable en sens contraire : on ouvre un beau champ à ses déclamations si on accueille ceux qui dispensent de la pénitence les idolâtres, et cela parce qu’on a peur de leurs menaces. Pour lui, il n’a pas peur, et c’est sur ce nouvel élan de fierté qu’il termine. Si on lui annonce la guerre, il est prêt à la soutenir ; cette persécution nouvelle qui s’élève en temps de paix ne l’intimidera pas. « Nous prions ce Dieu, qu’ils ne cessent de provoquer et d’irriter, que leur emportement se calme, que leur folie tombe et fasse place à des pensées saines, que leur âme, enveloppée de ténèbres, s’ouvre à la lumière du repentir, et qu’ils demandent au pontife de répandre pour eux des prières plutôt que dépenser eux-mêmes à répandre le sang du prêtre. Mais s’ils persistent dans leur folie, s’ils s’obstinent dans leurs odieux complots et dans leurs menaces parricides, il n’y a pas un Prêtre de Dieu assez faible, assez lâche et misérable, assez abattu par l’infirmité de la pauvre nature humaine, pour ne pas tenir tête aux ennemis et aux agresseurs de Dieu même, pour ne pas se sentir rempli, tout humble qu’il est et sans force, de la vigueur et de l’énergie du Seigneur qui le protège. » Son dernier mot est pour presser Cornélius de faire lire sa lettre dans l’assemblée des fidèles, et de rompre avec ces révoltés sans hésitation et sans retour.

Il suffit du ton de cette lettre pour nous convaincre qu’elle a dû avoir un plein succès, et que la prétendue église de Félicissime et de Fortunatus est demeurée dans l’isolement et dans l’impuissance.

Une autre lettre à Cornélius (lettre 60) témoigne assez que l’union était entière entre les deux premiers évêques du monde latin. Les pressentimens de Cyprien ne l’avaient pas trompé ; la persécution contre l’église s’était ranimée sous Gallus. Cornélius fut poursuivi et confessa sa foi ; il fut interné à Centumcellæ, comme Cyprien devait l’être plus tard à Curube. Cyprien lui écrit pour le féliciter sur l’honneur de cette confession, qui a donné l’exemple à tout un peuple. Le nom de Novatianus revient encore à sa pensée et sous sa plume, mais cette fois de la manière la plus flatteuse pour Cornélius. Novatianus, dit-il, doit reconnaître où est réellement l’église et le véritable Prêtre de Dieu, lis sont où est la persécution. Le grand Ennemi n’a que faire d’employer ces épreuves pour se soumettre ceux qui sont déjà à lui. Ainsi Novatianus n’avait pas été inquiété par l’autorité romaine, et on le comprend, puisqu’il n’était que le chef d’une minorité qu’il importait moins de réduire. Cependant cette marque pour reconnaître la vraie église n’était pas si sûre, et il pouvait arriver qu’un schismatique attirât sur lui les rigueurs du pouvoir. C’est pourquoi Cyprien a soin d’ajouter (et dans son livre de l’Unité, il a développé cette thèse avec force) que celui-là ne serait pas un confesseur ni un martyr, et que même le sang versé, s’il l’est hors de l’église, ne mérite pas de couronne, et n’est plus honneur, mais châtiment. Voilà jusqu’où s’emportait déjà l’intolérance[31].

Les luttes religieuses n’aboutissaient pas toujours à un schisme ; elles se réduiraient quelquefois à ce que nous appellerions une opposition, et cela arrivait surtout quand le dissentiment était entre deux évêques naturellement indépendans l’un de l’autre. La lettre 66 nous fait assister à un combat de ce genre, combat semblable à ceux que les partis se livrent dans la presse aux temps modernes, et que Cyprien soutient avec la vigueur qu’il porte partout. Nous ne savons pas comment le débat s’engagea, ni à quelle occasion l’évêque Florentins lui avait écrit une lettre que nous n’avons pas, mais où il lui disait, à ce qu’il semble, qu’il ne savait trop s’il devait rester en communion avec lui, d’après tout ce qu’il entendait dire ; il lui demandait des explications, pour lever, disait-il, des scrupules que lui inspirait sa conduite. Il semble même que, remontant aux oppositions que l’ordination de Cyprien avait soulevées autrefois, il ne se tenait pas pour bien assuré qu’il fût légitimement évêque de Carthage. J’ai déjà dit qu’il affectait de l’appeler Thascius, de son nom de gentil, à quoi Cyprien riposte en l’appelant à son tour, de son nom de gentil, Pupianus. C’est que, dans la persécution, Florentius avait eu l’honneur d’être martyr ; de là sans doute son dédain pour celui qui avait disparu pendant la tempête. Mais Cyprien, à son tour, le prend de très haut avec lui, de si haut qu’il ne daigne pas se justifier ni s’excuser, de façon que nous ne savons même pas ce qu’on lui reproche. Il ne se défend qu’en remettant Florentius à sa place, c’est-à-dire en marquant de toute manière combien il se sent supérieur à lui, et en se raillant de l’embarras que l’autre éprouvait naturellement et qu’il laissait voir, quand il s’attaquait à un personnage aussi illustre.

Cyprien dit qu’il est évêque après tout ; il l’est depuis six ans ; au temps même de sa retraite, les affiches des gentils annonçaient la confiscation des biens de Cyprien, évêque des chrétiens, « forçant ceux qui ne croyaient pas à l’évêque établi de Dieu à croire à l’évêque proscrit par le diable. » C’est Dieu qui l’a maintenu et qui, en le maintenant, l’a jugé, et il ne subira pas d’autre sentence. Florentins lui recommandait sournoisement l’humilité ; les apôtres eux-mêmes n’étaient-ils pas humbles ? Et il répond : « Mais qui manque donc à l’humilité, de toi ou de moi : de moi, qui me mets tous les jours au service de tous, ou de toi, qui te fais l’évêque de l’évêque et le juge du juge ? » Il se moque de ces scrupules, que tant d’autres n’ont pas eus, parce qu’ils étaient meilleurs. L’évêque qu’on ne veut pas reconnaître a été reconnu par les peuples, par les confesseurs, par les évêques, par tout le monde chrétien. « Est-ce donc que tous ceux qui sont en communion avec moi sont souillés, comme tu l’as écrit, par le baiser de ma bouche souillée[32], et qu’ils ont perdu par la contagion de ce commerce l’espoir du salut éternel, tandis que Pupianus l’intègre, le pur, le saint, le chaste, qui n’a pas voulu se mêler à nous, entrera au paradis et au royaume des cieux et y logera tout seul ? »

Cyprien repousse bien loin le reproche d’avoir mis la division dans l’église de Carthage : il n’y a d’église qu’où il y a l’évêque. Si Florentius, mieux inspiré, ou honteux de son insolence, lui rend enfin ce qu’il lui doit, il pourra se soucier de sa communion, quand toutefois il se sera assuré, en consultant le Seigneur, s’il peut le recevoir dans la sienne.

Car il affiche cette fois encore la prétention d’avoir des révélations d’en haut. Le Seigneur s’est montré à lui et lui a dit ces propres paroles : « Celui qui n’a pas cru quand le Christ instituait son Prêtre, croira plus tard, quand il vengera son Prêtre. » Mais il prévoit que de telles déclarations, bonnes pour la foule, ne sont pas si faciles à faire accepter par un évêque. Il y a des gens, il le sait bien, qui trouvent ces visions ridicules : « Ce sont ceux qui aiment mieux croire contre le Prêtre que de croire au Prêtre. » Et il se compare sans façon à Joseph, dont ses frères raillaient les songes.

Quelque amer que soit ce ton, on voit bien pourtant que la rupture entre les deux évêques n’est pas accomplie. On s’observe et on se tâte, et il est probable que cette escarmouche n’eut pas d’autre suite. On remarquera que, dans toute la lettre, Cyprien appelle Florentius « mon frère, » comme celui-ci avait fait sans doute de son côté. Mais voici comment il termine : « Telle est la réponse que m’a dictée ma conscience, et ma confiance dans mon Seigneur et mon Dieu. Tu as ma lettre et j’ai la tienne. Au jour du jugement, on les lira l’une et l’autre devant le tribunal du Christ. »

En attendant le jour du jugement, les deux lettres allaient être lues à côté l’une de l’autre par toute l’église, car toute l’église parlait alors la même langue ; il y a longtemps qu’une polémique de ce genre ne trouve plus une si vaste publicité. On sent que Cyprien est sûr de l’effet que son écrit va produire. Et moi-même, en l’analysant, il me semble entendre les applaudissemens et quelquefois les rires qu’il soulevait dans les groupes de chrétiens qui en faisaient la lecture et qui retentissaient sans doute jusqu’aux oreilles de Florentius.

Jusqu’ici, nous ne voyons Cyprien que triomphant, mais ses triomphes mêmes lui donnèrent trop de confiance et il en vint à trop entreprendre dans sa querelle avec l’évêque Stéphanus. Il n’avait pas trouvé de résistance dans Cornélius, soit qu’il le dût à un ascendant naturel, ou au besoin que Cornélius avait eu de lui pour se défendre contre le schisme de Novatianus ; mais Cornélius était mort, et Lucius, son successeur, n’ayant pas vécu une année, Stéphanus devint évêque après eux. Nous avons deux lettres de Cyprien à Stéphanus : la première ne pouvait être que bien reçue ; elle lui dénonce un évêque d’Arles qui s’était déclaré pour Novatianus, dont le schisme persistait, et l’invite à écrire aux évêques de la Gaule pour le faire déposer et remplacer. Stéphanus dut faire avec empressement ce qui lui était demandé ; peut-être seulement fut-il étonné du ton que Cyprien prend dans cette lettre, donnant ses instructions et presque ses ordres avec une sorte d’autorité protectrice (lettre 68). La seconde lettre de Cyprien à Stéphanus est celle qui les sépara.

Un de ses prédécesseurs sur le siège de Carthage, l’évêque Agrippinus, environ quarante ans auparavant, avait fait décider, dans un concile des évêques d’Afrique, que le baptême des hérétiques n’était pas valable, et que ceux qui n’avaient reçu que ce baptême ne pouvaient être admis dans l’église sans recevoir un baptême nouveau. Cette règle n’avait cessé d’être suivie en Afrique[33], mais elle n’était pas adoptée ailleurs. Dans son animosité contre le schisme, Cyprien prétendait appliquer cette décision aux schismatiques aussi bien qu’à l’hérésie et, de plus, il voulut en faire la loi de l’église universelle. Il fit d’abord renouveler par une trentaine d’évêques, assemblés avec les anciens de Carthage, la décision d’Agrippinus, puis il la notifia à l’évêque de Rome (lettre 72), en lui demandant de l’approuver. Cependant on voit bien, par sa lettre même, qu’il n’attendait pas cette approbation et ne comptait pas que cette doctrine pût être reçue à Rome : « Je sais qu’on ne renonce pas volontiers aux idées dont on est une fois imbu, et qu’on se refuse à changer de principes ; on aime mieux, sans pour cela rompre la communion et la concorde avec ses collègues, rester fidèle à ses habitudes. Aussi ne prétendons-nous pas taire violence ni dicter la loi à personne, chaque chef d’église devant conserver chez lui sa pleine liberté et ne rendre compte de sa conduite qu’au Seigneur. » Il sent donc bien qu’il ne saurait imposer son sentiment à l’évêque de Rome ; il espère seulement, et c’est évidemment l’objet de sa lettre, que Stéphanus, sans adopter l’opinion qui a prévalu en Afrique, voudra bien s’abstenir de la combattre et rester neutre dans la question, ou que tout au moins, dans son langage, il rendra à l’évêque de Carthage ménagemens pour ménagemens. Il fut tout à fait trompé dans cette attente.

Nous n’avons pas la réponse de Stéphanus, mais les lettres 74 et 75, dans la Correspondance de Cyprien, nous permettent de nous en faire une idée. Il repoussait absolument la doctrine africaine, il la condamnait, et enjoignait à Cyprien et aux siens de l’abandonner. Il s’emportait, il menaçait, il parlait de faux Christs, de faux apôtres, d’ouvriers de mensonges, n’appliquant pas directement à Cyprien ces paroles, — du moins, je le crois, — mais s’y prenant de manière à ce qu’on les lui appliquât ; il se montrait prêt à excommunier, non pas sans doute ceux qui tenaient cette doctrine, car il ne l’a pas fait, mais apparemment ceux qui auraient essayé de l’introduire dans Home malgré lui. Il refusait de conférer avec des évêques d’Afrique qui lui étaient députés ; il allait jusqu’à interdire à ses fidèles de leur donner l’hospitalité. Outre que l’église de Rome, l’église de Pierre, ne supportait pas aisément qu’on prétendit lui faire la leçon, une autre raison devait faire juger cette nouveauté insupportable à Stéphanus ; c’est qu’il parait que Novatianus et les siens la pratiquaient, et qu’ils s’étaient mis à rebaptiser ceux qui venaient à eux.

Cyprien persista ; il convoqua un nouveau concile, où il assembla cette fois jusqu’à soixante-dix évêques. Nous avons dans ses œuvres le procès-verbal de ce concile, où l’opinion de chaque évêque (ils sont unanimes) est résumée eu quelques mots. Il y a un préambule, où Cyprien prend encore la précaution de déclarer que le concile ne prétend pas imposer un dogme ni excommunier personne : « Car aucun de nous ne se constitue évêque des évêques, » trait adressé évidemment à Stéphanus.

Avant de recueillir les voix, Cyprien avait fait lire une lettre que l’évêque Jubaianus lui écrivait pour lui demander une consultation sur cette question, et la réponse qu’il avait faite à cette lettre. Nous n’avons que cette réponse, qu’il publia ensuite (lettre 73). C’est un écrit très étendu, mais auquel je ne m’arrêterai pas, ce débat purement théologique ayant perdu aujourd’hui tout intérêt. Mais il y a toujours un intérêt historique à considérer l’attitude de Cyprien à l’égard de Stéphanus. Non-seulement il n’obéit pas et ne se croit nullement tenu d’obéir ; mais il ne se tient pas obligé à plus de respect à l’égard de Stéphanus que Stéphanus n’en a eu pour lui ; (lettre 74, à l’évêque Pompeius.) Il dira : « Parmi tant de propos hautains, ou peu pertinens, ou contradictoires, qu’il laisse échapper maladroitement et sans réflexion, etc. » Il l’accuse d’obstination intraitable, d’entêtement, d’aveuglement ; il lui dit qu’il n’a pas seulement à enseigner, mais à apprendre. Il lui applique telles paroles des écritures, flétrissantes ou menaçantes, et lui demande quelle figure il fera au jugement dernier. Rien ne parait aujourd’hui plus étrange.

Et cependant Cyprien est réservé, si on le compare à cet évêque Firmilianus, dont j’ai parlé, qui, établi dans l’Asie grecque, avait moins encore à se gêner avec Rome. Cyprien lui avait écrit pour lui exposer le débat ; nous n’avons pas cette lettre, mais nous avons la réponse (lettre 75) ; le nom latin de l’évêque permet de croire que cette lettre latine est bien l’original. Il y parle de Stéphanus, d’un bout à l’autre, avec une grande irrévérence. « Il y a une chose dont nous pouvons remercier Stéphanus, c’est que sa grossièreté nous a valu de reconnaître votre loyauté et votre sagesse[34]. » Et il ajoute que ce n’est pas là d’ailleurs un mérite pour Stephanus, comme ce n’en est pas un pour Judas de nous avoir valu la passion du Christ. Il se récrie sur sa hardiesse, son insolence, ses mauvais procédés ; il parle même de sa sottise, stultitiam. Il lui reproche de s’abandonner à des colères, faute de raisons. Il lui dit enfin : « Quand tu as la prétention que tu peux excommunier tout le monde, c’est toi-même que tu excommunies. » Il n’y a guère de phrase dans cette lettre qui ne scandalisât l’église d’aujourd’hui. C’est ainsi que Cyprien et ses amis, à force d’indignation contre le schisme, se sont eux-mêmes approchés du schisme, mais ils ne sont pas allés jusqu’au bout.

Nous avons encore un témoignage de l’indépendance des évêques à l’égard de l’église de Rome dans une lettre de Cyprien à des églises d’Espagne, écrite par lui et portant les noms d’une quarantaine d’évêques africains qu’il avait assemblés en concile (lettre 67). Il y est question de deux évêques espagnols qui avaient été déposés comme Tombés. L’un d’eux, quand déjà il avait été remplacé, avait eu l’idée d’aller à Rome, où il avait sollicité et obtenu de Stephanus que celui-ci invitât ses collègues à lui rendre ses fonctions. Sans oser dire, remarquons-le, que cette invitation n’ait pas sa valeur, les Africains disent que Stephanus a été trompé, qu’il est trop loin, qu’il n’a pas su comment les choses s’étaient passées, et enfin ils concluent à ne pas tenir compte de sa demande, et à ce que celui pour qui il intercédait demeure déposé.

Il est donc certain qu’au IIIe siècle l’évêque de Rome n’était pas un chef de l’église, et n’avait aucune autorité reconnue. Mais il est certain également qu’il exerçait néanmoins une très grande autorité morale ; que chacun recourait à lui et cherchait à le mettre de son côté ; que ceux mêmes qui lui résistaient craignaient de rompre avec lui, et croyaient faire assez s’ils pouvaient se maintenir libres chez eux, sans essayer d’agir au dehors. On sent bien ici, par exemple, que Rome n’a qu’à attendre, et que le jour où elle ne trouvera plus devant elle, sur le siège de Carthage, un personnage aussi considérable que Cyprien, elle ramènera cette église à son obéissance avec l’Occident tout entier. Cyprien le sent lui-même sans doute, et c’est ce qui fait son irritation et celle de ses amis. Et, en effet, la doctrine soutenue par Stephanus, qu’il n’y a pas lieu de rebaptiser ceux qui ont reçu le baptême des hérétiques, était déjà au temps d’Augustin et est restée depuis lors celle de toute l’église.

On trouve encore dans les lettres de Cyprien la trace de quelques autres contestations. On disputait, par exemple, sur la question de savoir si le baptême était valable quand il était donné seulement par aspersion à un malade couché dans son lit, et qui ne pouvait le recevoir par immersion, suivant la coutume d’alors (lettre 69). Plusieurs refusaient de baptiser les enfans aussitôt après leur naissance, et voulaient attendre huit jours, comme pour la circoncision de l’ancienne loi (lettre 64). Enfin, dans plusieurs églises, on communiait à l’office du matin avec de l’eau pure, et non avec du vin mêlé d’eau (lettre 63). Cyprien est consulté sur toutes ces difficultés et les discute, mais elles ne paraissent pas avoir agité sa vie ni causé de troubles sérieux ; je ne m’y arrêterai pas.

En même temps qu’il écrivait ses lettres, qui sont des actes, Cyprien a écrit aussi des livres, à l’occasion des grandes divisions de l’église. C’est ainsi qu’à la fin d’une lettre aux confesseurs de l’église de Rome (lettre 54), il les renvoie à un écrit où il a développé, « autant que le lui a permis la médiocrité de son talent, » l’unité de l’Église catholique. Cet écrit a une vingtaine de pages, comme le livre des Tombés, et c’est à peu près aussi l’étendue des autres écrits de Cyprien[35] : ce ne sont guère que des discours. Ils sont d’ailleurs tous composés de la même manière, et celui-là pourrait nous suffire pour étudier l’écrivain.

Cyprien est un homme de gouvernement plutôt qu’un homme de doctrine, et il ne discute guère les questions de doctrine qu’à la suite de Tertullien, dont il consultait sans cesse les livres, en disant : « Donne-moi le maître[36]. » Il n’a traité qu’après lui de l’Habillement des vierges, de l’Oraison, de la Patience ; et s’il n’y a pas de livre de Tertullien intitulé : de l’Unité, Cyprien, cependant, s’est inspiré du livre des Prescriptions, écrit pour établir cette unité, en combattant les hérésies et les schismes, maladies qui s’étaient développées dans l’église vers le temps d’Antonin. C’est là qu’il nous : montre Jésus-Christ établissant son église par les apôtres, et cette église multipliant de tous côtés ses rejetons, sans cesser d’être la même ; « de sorte que tant d’églises n’en sont qu’une seule, qui vient d’abord des apôtres, et d’où toutes les autres viennent. » C’est aussi le thème de Cyprien.

Mais qu’on le remarque bien, cette unité est toute morale ; elle consiste dans une même origine et dans une même foi ; les églises n’en sont pas moins distinctes et indépendantes et ne font pas extérieurement un même corps. Les évêques, qui sont plusieurs, exercent solidairement l’autorité de l’épiscopat, qui est un et indivisible (Unité, 5). C’est ainsi qu’un même soleil épand de tous côtés ses rayons, qu’un même tronc divise à l’infini ses branches et son feuillage, qu’un même fleuve arrose tant de terres de ses eaux. Voilà ce que l’orateur, — car on peut l’appeler ainsi, — va s’attacher à prouver. Mais l’invention, comme les rhéteurs appellent cette première partie de l’art du discours qui consiste à trouver des argumens, est extrêmement simplifiée dans l’éloquence chrétienne. Elle consiste seulement à recueillir des textes dans les écritures ; car toute proposition qui se trouve dans les écritures est par cela seul prouvée pour un chrétien. Et comme tout le Nouveau-Testament et une grande partie de l’ancien ne sont qu’une prédication, les textes abondent en effet, et il n’y a qu’à les ramasser. L’art de l’orateur se réduit à une mémoire qui s’en est approvisionnée largement et à une souplesse d’esprit qui lui fait toujours retrouver à propos ce qui lui convient. C’est là, en effet, le secret de Cyprien. Dans cet écrit de dix-huit pages, il y a jusqu’à cinquante-cinq citations des livres saints, qui forment à peu près toute la trame du ; discours. Quelques-unes sont capitales : « Un seul cœur, un soûl esprit, une seule espérance en laquelle vous êtes appelés ; un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu. » (Eph., IV, 4.) — « Qui n’est pas avec moi est contre moi. » (Matth, XII, 30.) — « Et il n’y aura qu’un troupeau et qu’un berger. » (Jean, X, 16). — « Qu’il n’y ait pas de divisions parmi vous. » (I Cor., I, 10), etc. Mais cette méthode veut que, si on ne trouve pas assez de textes, on y supplée. Les allégories sont pour cela d’une grande ressource. Quelques-unes ont si bien réussi qu’on peut dire qu’elles font autorité, comme celles de l’arche de Noé, ou de la tunique sans couture. D’autres sont plus difficiles à accepter. Dans le Cantique des cantiques, quand l’amant dit en parlant de l’amante : « Ma colombe est unique, » il n’est pas clair que cela signifie l’unité de l’église. De ce qu’il est dit dans l’Exode que l’agneau pascal doit être mangé dans la maison, et qu’aucune portion de cette chair ne sera emportée au dehors, on peut douter que Cyprien ait droit de conclure qu’il ne faut pas porter au dehors la chair du Christ, c’est-à-dire qu’il ne faut pas communier avec ceux qui « se sont séparés de l’église. » Ces procédés d’argumentation gâtent trop souvent les œuvres des Pères.

D’ailleurs les textes, s’ils sont un secours, peuvent être aussi un embarras. Ainsi, les dissidens de Carthage opposaient à Cyprien un verset célèbre : « Quelque part que deux ou trois se rassemblent en mon nom, je suis là au milieu d’eux. » (Matth., XVIII, 20.) Ils prétendaient démontrer par là qu’ils n’avaient pas besoin d’avoir avec eux un clergé ni un évêque. Il se tire ingénieusement de l’objection ; elle ne laissait pas pourtant d’être gênante.

Mais parmi ces textes, il y en a un qu’il cite tout d’abord, au début de son argumentation, et auquel je dois m’arrêter, à cause de l’importance qu’il a prise plus tard dans l’église. Il le développe dans un morceau que je traduirai tout entier :

« Le Seigneur, parlant à Pierre : Je te le déclare, dit-il, tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église, et les portes des enfers n’en viendront pas à bout, et je te donnerai les clés du royaume des cieux, et ce que tu fermeras sur la terre sera fermé aussi dans les cieux, et ce que tu ouvriras sur la terre sera ouvert aussi dans les cieux. (Matth., XVI, 18.) Une autre fois, après sa résurrection, il lui dit : Fais paître mes brebis. (Jean, XXI, 15.) C’est sur lui, sur un seul, qu’il bâtit son église ; c’est lui qu’il charge de faire paître ses brebis. Et quoique, après sa résurrection, il donne à tous ses apôtres une puissance égale et qu’il leur dise : Ainsi que mon Père m’a envoyé, moi à mon tour je vous envoie. Recevez l’Esprit saint ; si vous remettez à un homme ses péchés, ils seront remis, et si vous les retenez, ils seront retenus (Jean, XX, 21) ; cependant, pour manifester l’unité, il a voulu, en vertu de son autorité, que l’origine de cette unité partit d’un seul. Cependant, tous les apôtres étaient ce qu’a été Pierre ; ils partageaient également avec lui l’honneur et la puissance ; mais le commencement part de l’unité, et la primauté est donnée à Pierre, pour qu’il soit montré que le Christ n’a qu’une église et qu’une chaire. Tous sont bergers, et on ne voit qu’un troupeau, que font paître à la fois tous les bergers par un accord unanime… Celui qui n’est pas attaché à l’unité de l’église, croit-il être attaché à la foi ? Celui qui résiste à l’église et lui tient tête, celui qui laisse là la chaire de Pierre, sur laquelle l’église est fondée et qui l’abandonne, peut-il compter qu’il est dans l’église ? »

A prendre ce morceau dans son ensemble, il est évidemment d’accord avec les sentimens que nous connaissons à Cyprien. Pierre n’a point de supériorité ; tous les apôtres sont autant que lui, et par conséquent tout évêque vaut l’évêque de Rome. La parole dite à Pierre n’a que le caractère d’un symbole, par lequel le Christ a voulu seulement marquer mieux l’unité de son église en s’adressant à un seul. Cependant il y a là quelques expressions qui semblent tellement flatteuses pour Pierre et ses successeurs qu’elles en ont paru suspectes. Elles manquent dans plusieurs manuscrits, et des éditions les écartent comme apocryphes. M. Paul Viollet estime qu’elles sont authentiques[37], et je me range à son avis. Je n’y vois rien qui contredise formellement les idées de Cyprien, et au lieu de supposer qu’on a fait des additions au texte dans l’intérêt de l’église romaine, on peut supposer tout aussi bien que ce sont au contraire ceux qui se débattaient contre les prétentions de cette église, à une époque postérieure, qui y ont fait des suppressions ; ou peut-être encore Cyprien lui-même, lors de sa querelle avec Stéphanus[38].

Il est certain, dans tous les cas, que l’évêque de Carthage, quand il proclamait l’unité de l’église, ne l’entendait pas du tout comme on l’entendait à l’époque où Bossuet prononça son fameux sermon de 1682. L’église, je le répète, n’avait pas au mc siècle d’unité extérieure ; car il ne s’y trouvait pas un chef reconnu, et on ne connaissait pas non plus les conciles œcuméniques, qui ne purent se réunir que quand la puissance publique lut chrétienne. C’est dans chaque église seulement que cette unité extérieure pouvait être obtenue par le gouvernement de l’évêque, et c’est l’objet que Cyprien a poursuivi avec tant de passion et de succès.

C’est la passion qui le rend éloquent, en se faisant jour à travers les textes. C’est ainsi qu’il nous montre l’Ennemi, c’est-à-dire l’esprit du mal, abattu d’abord par la ruine de l’erreur quand il a vu les idoles abandonnées et leurs temples déserts, mais se retournant tout à coup et reprenant ses espérances, lorsqu’il a inventé le schisme pour désunir l’église par une voie cachée et plus dangereuse. C’est ainsi qu’il défend aux séparés de prétendre à l’honneur du martyre ; car ils ont troublé l’union et la paix ; l’amour leur a manqué ; il reprend les ardentes paroles de Paul sur l’amour (ἀγαπὴ (agapê), caritas) que rien ne remplace : « Et quand je livrerais mon corps au feu, si je n’ai l’amour, je n’ai rien gagné ; » et il les met au défi de trouver la couronne dans les supplices mêmes, où ils ne trouveront que condamnation et désespoir. Il fait de ces hommes le portrait le plus odieux et le plus triste : ils sont pires que les Tombés ; car le Tombé regrette son église, et l’autre la renie ; le Tombé ne fait de mal qu’à lui ; l’autre entraîne ses frères à leur perte ; le Tombé se repent et pleure, l’autre est joyeux et fier de son crime ; le Tombé a péché une fois, l’autre pèche tous les jours ; le Tombé a devant lui l’espoir du martyre ; pour l’autre, tant qu’il est hors de l’église, il n’y a rien à espérer.

Tout cela est vif et puissant, mais terrible. Nul n’a plus fait que Cyprien pour établir dans l’église l’autorité, mais on sent que cette autorité sera un jour bien dure. C’est le despotisme clérical, c’est l’asservissement des peuples que cette éloquence a préparé. A qui la faute ? Il ne faut pas hésiter à le dire : la faute en est aux persécutions. On était sur un champ de bataille ; l’évêque était le capitaine et devait être obéi. Toute indépendance profitait à l’Ennemi et devenait défection. C’est pour défendre leur liberté contre la puissance romaine que les chrétiens ont élevé une puissance qui a détruit pour des siècles toute liberté.

Mais une autre réflexion vient à l’esprit à la lecture de ce discours, c’est que l’éloquence de Cyprien allait à détruire aussi, sans qu’il s’en doutât, l’indépendance des évêques. Il a beau être ingénieux à interpréter la parole adressée à Pierre, cette parole devait inévitablement aboutir à faire de l’église une monarchie ; car jusque-là il manquait toujours quelque chose à l’unité. Le temps n’est pas loin où le chef de l’église de Rome sera porté définitivement par la force des choses au-dessus de tous, où il deviendra, en effet, un évêque des évêques, où seul il s’appellera le pape, où il pourra même porter tout de bon ce titre de pontife suprême, qui était resté celui des césars tant que la vieille religion a régné. Le catholicisme a été achevé le jour où le Tu es Petrus a été gravé en lettres colossales au-dessous du dôme de Saint-Pierre. Et c’est précisément à ce comble de grandeur qu’a commencé son déclin. Mais les églises affranchies n’ont pu échapper à la domination de la papauté qu’en détruisant aussi la domination des évêques, sur laquelle celle-là était assise, quelque illusion que se soient faite là-dessus, soit le grand évêque de Carthage, soit nos illustres évêques gallicans.

Un autre petit écrit de Cyprien, de la Jalousie et de l’Envie, lui a évidemment été inspiré encore par sa querelle avec les dissidens. C’est par ces sentimens qu’il explique comment ils se sont séparés de lui. Partout où il y a un gouvernement et une opposition, il est rare qu’on ne puisse pas surprendre quelque part chez les mécontens des passions de cette espèce ; il est rare aussi qu’elles suffisent à rendre compte de leurs plaintes et de leurs attaques. Qu’aurait dit Cyprien si on lui eût soutenu qu’il n’y avait des chrétiens que parce que les césars, les puissans, les riches, tous ceux qui se trouvaient bien de l’ordre établi, avaient soulevé la jalousie et l’envie de tous ceux qui en souffraient ?


HAVET.

  1. Cyprien, Da Oratione dominica, 31.
  2. M. Freppel avait déjà traité ce sujet comme professeur d’éloquence sacrée à la faculté de théologie en 1864 et avait publié ses Leçons.
  3. Il s’est trouvé seulement que, pendant que je commençais à écrire, M. Aubé a publié cette année même un nouveau volume de ses travaux sur l’histoire des premiers siècles de l’église ; celui-ci est intitulé : l’Église et l’Etat dans la seconde moitié du IIIe siècle. Cyprien occupe une moitié de ce volume, et c’en est la plus intéressante. Ce n’est pas une étude spéciale sur saint Cyprien ; c’est une étude d’histoire générale où il a sa place ; mais cette place est considérable. M. Aubé a bien compris et bien jugé, soit Cyprien lui-même, soit les personnages qui ont été en rapport avec lui, et sa critique accorde dans une parfaite mesure le respect et l’indépendance. Quoique son ouvrage soit un morceau d’histoire générale, tandis que le mien est plutôt une monographie, j’ai profité plus d’une fois de son travail.
  4. « Quis unquam tanti miraculi meminit ? » Pontius a écrit sa Vie, trop en abrégé malheureusement.
  5. Je dois donner ici une explication qui servira pour toute cette étude. L’église latine a aujourd’hui deux mots que nous traduisons également par prêtre, et qui sont devenus synonymes ; mais au IIIe siècle ils ne l’étaient pas : c’est presbyter et sacerdos. Presbyter est un mot grec qui veut dire ancien. Les anciens étaient les premiers personnages de la communauté, associés au gouvernement de l’évêque et composant son conseil. Le presbyter paraît plusieurs fois dans le Nouveau-Testament, mais il n’y est jamais appelé sacerdos, et ce dernier nom ne s’y applique qu’au sacrificateur des juifs, en hébreu le cohen.

    L’Épitre aux Hébreux, faussement attribuée à Paul, et qui est absolument à part dans le Nouveau-Testament, a fait de ce titre juif un mot chrétien. Ce livre enseigne que le sacrificateur juif, dont il rend le nom indifféremment par ἱερεύς (hiereus) ou ἀρχιερεύς (archiereus), n’est que la figure du Christ, et que les sacrifices juifs n’étaient aussi que la figure du grand sacrifice que le Christ a offert sur la croix. Il a introduit ainsi dans l’église l’usage d’appeler sacrifice l’offrande du corps et du sang du Christ, représentés par les symboles du pain et du vin. Or c’était l’évêque qui offrait ce sacrifice ; on fut conduit ainsi à appliquer à l’évêque, en latin, les noms de sacerdos et de pontifex, par lesquels la Vulgate traduit ἱερεύς (hiereus) et ἀρχιερεύς (archiereus).

    Mais les presbyteri n’offraient pas le sacrifice. Peut-être le faisaient-ils dans les cachots, en temps de persécution, comme semble l’indiquer un passage de Cyprien (Lettre 5) ; mais s’ils l’ont fait, ce qui n’est pas évident, c’était comme délégués de l’évêque et en son nom, et il en était encore ainsi du temps du pape Celasius, tout à la fin du Ve siècle (d’après un texte cité par Du Cange, au mot Sacerdos). L’appellation de sacerdos appartenait donc exclusivement à l’évêque ; et, ni au IIIe ni même au IVe siècle, on ne la trouve une seule fois appliquée à un presbyter. Le titre du livre de Jean le Chrysostome, Du Sacerdoce Περὶ Ἱερωσύνης (Peri Hierôsunes), signifie : De l’Episcopat. Il faut donc se garder avec soin, quand on s’occupe de cette époque, d’assimiler les deux termes de presbyter et de sacerdos, dont l’un exclut l’autre. J’ai traduit constamment presbyter par ancien et sacerdos par Prêtre (quoiqu’il se trouve que le mot prêtre vient étymologiquement de presbyter).

    Il est probable qu’une autre raison que celle que j’ai dite a contribué à faire attribuer aux évêques les noms de sacerdotes ou pontifices. C’est que les chrétiens étaient bien aises de leur donner des titres qui ne parussent pas moins imposans que ceux des ministres des dieux romains.

  6. lettre à Timothée, III, 6. Néophyte, c’est-à-dire plant nouveau, signifie nouveau chrétien. Mais qu’était-ce au juste qu’être nouveau chrétien, et comment déterminer là une limite ? Si on considère qu’on baptisait de préférence à la fête de Pâques (Tertullien, De Baptismo, 19), on peut supposer qu’on était néophyte d’une fête de Pâques à une autre. Quand revenait la fête et qu’on faisait d’autres néophytes, les précédens n’étaient plus sans doute considérés comme tels.
  7. J’ai reproduit ici une page de mon livre : le Christianisme et ses Origines, t. IV, ch. VIII.
  8. Cependant un édit de Sévère, que mentionne Spartien, qui défendait de faire de nouveaux juifs et de nouveaux chrétiens, interdisant ainsi non le christianisme, mais la propagande du christianisme, a pu réveiller le zèle des magistrats.
  9. « Ad persequendos interficiendosque christianos feralia dispersit edicta. » (Orose, 7. 21, 2.) Mais il ne croyait pas sans doute avoir besoin de les tuer pour les faire disparaître.
  10. L’Ennemi, en style ecclésiastique, c’est le Diable, véritable auteur des persécutions, et dont les Césars ne sont que les instrumens.
  11. Au Capitole de Carthage.
  12. Ceux qui se dérobaient ainsi à la justice romaine étaient menacés de la confiscation de leurs biens. On apposait des affiches qui portaient : « Quiconque détient ou a en sa possession quelque chose des biens de Cæcilius Cyprianus, évêque des chrétiens, etc. » Cela ne se concilie pas tout à fait avec ce que dit Pontius, qu’a sa conversion Cyprien avait tout vendu et donné aux pauvres.
  13. A la fin de la lettre ils disent : « Seigneur et frère, domine frater. »
  14. J’emprunte le mot à notre vieille langue.
  15. Voir lettre 13, 5. Il y a Ici un détail singulier, que j’expliquerai plus tard quand je parlerai des vierges.
  16. Compresbyteri nostri, mot coanciiens
  17. I Cor., VI, 2, et Matth., XIX, 28.
  18. Nec ætas vos eorum nec auctoritos fallat. » (43, 4.)
  19. Polyeucte, acte IV, sc. 2.
  20. Celui de papa se donnait alors, sinon à tous les évêques, du moins à ceux des grands sièges. Plusieurs lettres adressées à Cyprien le lui donnent. (Voir Du Cargo sur ce mot.)
  21. De Pudicitia, 1. L’expression Pontifex maximus, que Tertullien applique ironiquement à l’évêque de Rome, ne désignait encore à cette époque que le grand pontife des gentils.
  22. Beatissime ac gloriossims papa.
  23. C’est toujours aux anciens et aux diacres seulement que s’adressent les lettres de Cyprien à son clergé.
  24. C’est ainsi que Cyprien rend compte de l’élection de Cornélius (lettre 55). Il y avait eu à cette élection seize évêques.
  25. Il nous reste encore de Novatianus deux écrits purement théologiques.
  26. Il faut remarquer qu’adulterium, en latin, ne répond pas exactement au mot français. Il signifie tout commerce illicite, même avec une femme non mariée, et cela non-seulement dans l’usage, mais même dans la langue de la loi. (Digeste, 48,5, 6.)
  27. Cet argent était destiné à la subsistance des veuves et des orphelins.
  28. C’est la même brutalité par laquelle on raconte que Néron tua Poppée, grosse aussi alors.
  29. Tam infanda, tam turpia, tam etiam gentilibus execranda.
  30. Saint-Simon eût dit qu’il n’avait pas été bombardé évêque.
  31. Novatianus, en effet, paraît avoir été confesseur au moins, sinon martyr, sous Valérien, d’après Socrate, IV, 28.
  32. Les fidèles, aux assemblées, échangeaient entre eux un baiser. (I Cor., XVI, 20, etc.)
  33. Cyprien dit qu’elle avait été appliquée à des milliers d’hérétiques (tot millia), ce qui montre les progrès incessans de l’unité parmi les chrétiens, et comment les hérésies allaient se perdant l’une après l’autre dans la grande église.
  34. « Fidei et sapientiœ vestræ, » au pluriel, et non tuœ. » Le pluriel s’explique par ce fait que l’écrit de Cyprien, auquel Stéphanus répondait, portait les noms de plusieurs évêques. C’était sans doute la lettre 72.
  35. Sauf les Témoignages, qui ne sont qu’une compilation.
  36. Hieron., De Viris illustribus, 53.
  37. Bévue critique du 12 juillet 1880, p. 33, note I.
  38. J’indique ici les incises contestées par les premiers et les derniers mots de chacune :
    C’est sur lui — paître ses brebis.
    Et la primauté — par un accord unanime.
    Celui qui résista — et qui l’abandonna.