Cyranette/10

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 73-80).

Deuxième partie

I

— Le facteur est passé, Agathe ?

Agathe continuant de vaquer rageusement à son ménage, M. le curé, rompu de longue date à ses lubies, répète la question avec cette patience angélique qui fait sa force.

— Agathe, je vous demande s’il n’y avait rien au courrier du soir pour moi ?

La gouvernante, cette fois, daigne répondre… Sur quel ton, Seigneur !

Si fait, il y avait quelque chose au courrier : une lettre. Mais cette lettre-là, « on » a bien failli la jeter au feu quand « on » a vu d’où « ça venait ». Point n’est besoin, en effet, de la décacheter pour deviner de qui elle émane, puisque l’enveloppe, estampillée au chiffre de la Croix-Rouge d’Italie, porte dans un coin ce nom et cette adresse :

Bianca BELLOVICI,
Infirmière bénévole.
ambulance no 17 — S.P. 243.

Et tout s’explique en somme : l’humeur massacrante d’Agathe, comme ses réflexions acrimonieuses et ses gestes saccadés.

La semaine dernière déjà, une lettre identique n’a-t-elle pas troublé la paix relative du presbytère ? Au reçu de cette première lettre, M. le curé ne s’est-il pas mangé les foies et tourné les sangs, plus peut-être que si on lui avait annoncé le jugement dernier ? Cela, Agathe ne peut le pardonner à la signora Bellovici, ni même à l’infortuné Mr. Wellstone. Un étranger que l’on ne connaissait d’Ève ni d’Adam, était-ce permis de se mettre dans des états pareils à son sujet ?

— Je vous en prie, Agathe, disait M. le curé.

Une fois lancée, la vieille ne s’arrêtait pas en si beau chemin.

— Oui, je sais bien, marmonnait-elle. Il était dans les papiers de mam’zelle Juliette, ce garçon. Et puis après ? C’est-il une raison pour vous rendre plus malade qu’elle ? On les connaît, ces jeunesses. Allez, allez, ne vous tourmentez point, elle aura tôt fait de sécher ses yeux.

Bref, pendant quelques jours, le saint homme a essuyé de tels assauts qu’il ne tient pas à s’y refrotter.

— Bien ! bien ! ma nlle[illisible], dit-il, remettez-moi cette lettre et ne nous fâchons pas.

Afin de se dérober à la redoutable sollicitude de la virago, il se hâte de s’enfermer dans son cabinet de travail. Ici du moins, il sera tranquille. Agathe elle-même n’oserait l’y relancer, tant est impressionnante l’ordonnance à la fois sévère et religieuse de cette pièce, où les objets de piété voisinent avec d’antiques bouquins, vénérablement reliés et qui semblent recéler, sous leurs beaux fermoirs de cuivre et d’argent toute la sagesse humaine. Ailleurs, il se peut qu’elle mène son maître tambour battant. Mais céans, c’est comme à l’église : le prêtre recouvre toute son autorité, et elle ne s’y fie point.

Que veut la signora Bellovici et pourquoi prend-elle la peine de récrire à M. l’abbé Divoire ? C’est ce que M. l’abbé Divoire se demande anxieusement. Peut-être avait-elle à lui faire part de quelques détails inédits sur la fin édifiante de Mr. Wellstone. Mais peut-être aussi s’agit-il d’une pénible commission dont il va être chargé au nom du jeune héros.

Justement, il rentre de chez les Daliot. Ces jours-ci, il y est allé tous les soirs, afin de remonter un peu le moral de leurs filles. Et, à part lui, il doit convenir qu’en ce qui concerne Juliette il n’y a pas trop mal réussi et donc qu’Agathe n’avait pas tout à fait tort.

C’est curieux comme elle rebondit, cette petite, comme elle passe facilement d’un état d’âme à l’autre, comme le sourire a vite fait de percer à travers ses larmes ! Naguère abattue, on la sent déjà résignée à l’inéluctable. Tandis que Nise, le coup l’a bel et bien frappée au cœur, et M. le curé craint fort qu’elle ne s’en remette jamais.

Lui se reproche son aveuglement. Dire qu’au reçu de l’affreuse nouvelle, il songeait à Nise pour y préparer Liette ! Dire qu’en la voyant tomber comme une masse, il n’entendait encore rien à son cas ! Mais, tout d’un coup, ses yeux se sont dessillés. Il a fini par deviner le cher et cruel secret de la pauvrette. Il a lu à livre ouvert dans ce petit cœur meurtri, dont la plaie continue de saigner atrocement. Moins avertis, M. et Mme Daliot s’en tiennent aux eaux de la Bauche. Comment soupçonneraient-ils la vérité et qu’un étranger venu de si loin, et tout aussitôt disparu de leur ciel comme ces rapides oiseaux migrateurs qui le traversent au printemps, a emporté l’âme et la pensée de Nise ?

Liette, oui, on comprend qu’elle ne soit pas demeurée indifférente au trépas de Robert, qu’elle en ait éprouvé beaucoup d’émotion, beaucoup de regret, beaucoup de chagrin. Même il eût été malséant qu’elle en accueillit trop légèrement la nouvelle et qu’on ne la vit pas, pendant quelques jours, dolente et morne, comme une fiancée qui a perdu son fiancé.

Mais vous, Nise, en quoi vous concerne-t-il, ce grand malheur ? Robert, qu’était-il pour vous ? Étiez-vous sa sweetheart ? Vous ont-il emmenée en Angleterre, dans ses paisibles South-Hams du Devonshire, où il fait si bon vivre de la vie pure et simple des gentlemen-farmers et où prient pour lui un père, une mère, des sœurs dont sa compagne eût été tout de suite aimée ?

Eussiez-vous, ô Cyranette, battu à son bras les vastes pacages ombragés de saules qui baignent dans une eau claire, et les landes qui fleurent le thym et la bruyère, et la sente discrète, bordée de chèvrefeuilles et d’églantiers, qui mène au petit oratoire caché dans la charmille comme un nid du bon Dieu ?

Non, non, rien de tout cela ne vous était destiné ! Tout ce bonheur revenait de droit à Liette, et c’est elle, elle seule, qui est à plaindre et à qui est dû le viatique des bonnes paroles.

Pourtant, ce viatique, M. le curé s’est efforcé de l’administrer aussi à Nise. C’était avant-hier soir. Afin de distraire leurs filles, M. et Mme Daliot les avaient emmenées au parc. L’abbé Divoire accompagnait ses amis. Après un bout de chemin, on prit place, vers le haut du jardin, sur deux bancs rustiques. Par ce beau clair d’étoiles, les cimes fantomales des grandes Alpes se devinaient dans la nuit veloutée, au delà et au-dessus des jeunes frondaisons qui s’abaissaient avec le terrain. Le banc où Liette était assise entre ses parents se trouvait quelque peu à l’écart de celui qu’occupaient Nise et l’abbé. À cette distance, sous l’ombre des arbres, on pouvait causer intimement.

M. le curé en profita pour dire à la jeune fille :

— Denise, ma chère enfant, pardonne-moi de paraphraser un mot de ce pauvre Robert, mais il est vrai que Dieu fait bien ce qu’il fait. Cette guerre est une immense calamité. Elle accumule les ruines, les deuils, les infortunes. Elle brise les cours des mères, des femmes et des fiancées. Mais tous ces maux ne nous en épargnent-ils pas de plus funestes encore ?

« … Je prêche, Denise ?… Peut-être. Pourtant, considère ton cas. Tu aimais — ne dis pas non, je le sais — tu aimais Mr. Wellstone. Que fût-il arrivé et qu’eusses-tu fait s’il avait vécu ?

Dans la paix du parc doucement enténébré, M. le curé recueillit un soupir qui n’alla pas plus loin que Nise et lui.

— Oui, reprit-il, tu n’aurais rien dit. Tu aurais, par ton silence et ton effacement, essayé d’assurer le bonheur de Liette et de Robert, comme Cyrano celui de Roxane et de Christian. Mais ce bonheur, mon enfant, il ne dépendait pas que de toi. Il dépendait pour le moins autant de lui et d’elle. Franchement, crois-tu que deux jeunes gens dont l’union procède d’une telle équivoque puissent être tout à fait sûrs de leur avenir ?…

Mais M. le curé se tut.

À côté de lui, jugulée par un mouchoir, râlait la plainte sourde d’une gorge battue de sanglots. Et ce soir-là encore on s’est quittés bien tristement. Seule Liette, par intermittences, se reprenait à rire et à caqueter sans rime ni raison. Un perpétuel besoin de joie et de distraction la possède. S’il lui fallait vivre dans le recueillement d’un cloître, elle n’y résisterait pas. Et on l’étonnerait bien en lui disant que son babil, plutôt fatigant à la longue, avive la peine de Nise qui, pour sa part, n’aspire qu’au silence et à la solitude.

M. le curé remonte sa lampe et cherche son binocle pour lire la lettre de la signora Bellovici. Or, dès les premières phrases, il a un tel haut-le-corps que la feuille lui échappe des doigts et qu’il esquisse le geste machinal de l’homme qui se demande s’il est bien éveillé. Mais non, il ne rêve pas. Il a beau se frotter les yeux, essuyer fébrilement ses verres, quand il rapproche la lettre de la lampe, il lui faut bien se rendre à l’évidence :

« Monsieur le curé,

« Un mot en hâte.

« Contrairement à ce que je vous mandais hier, Mr. Robert Wellstone n’a pas succombé à sa blessure. Mon erreur s’explique par celle des médecins. Trompés aux apparences, n’avaient-ils pas cru pouvoir délivrer le permis d’inhumer, alors que le pauvre garçon, pris d’une syncope, n’était que dans l’état cataleptique ? À la mise en bière, la position insolite des membres nous inquiétant, les infirmiers et moi, nous prîmes sur nous de surseoir à l’enterrement et de signifier nos doutes au major dont l’intervention énergique eut les plus heureux effets. Je m’empresse d’ajouter que, d’après lui, cette crise, qui aurait pu entraîner de si épouvantables conséquences, doit être considérée comme salutaire et qu’il estime Mr. Wellstone tout à fait hors de danger.

« Mais moi, quoique je n’aie à me reprocher qu’un excès de zèle, rien n’égale ma confusion de vous avoir écrit dans les termes où je l’ai fait hier, Si ce n’est l’immense allégresse dont mon cœur déborde à la pensée de pouvoir vous rassurer pleinement sur le sort du fiancé de Mlle Juliette Daliot. J’aurais voulu vous télégraphier de ne tenir aucun compte de ma dernière lettre. Hélas, nos bureaux de la zone des armées n’acceptent que les dépêches officielles. Mais comme cette lettre ne date que de vingt-quatre heures et que, dit-on, le contrôle militaire arrête souvent le courrier à la frontière, j’ai bon espoir que ceci puisse vous toucher à temps pour épargner toute émotion à Mlle Daliot.

« Quoi qu’il en soit, souffrez que je vous réitère mes plus sincères excuses, monsieur le curé. Vous pouvez dire à cette jeune fille que son fiancé ne l’oublie pas, qu’il va mieux et que, bientôt, il recommencera sans doute à lui envoyer directement de ses nouvelles… »

Ahuri, et Dieu sait qu’on le serait à moins, l’abbé Divoire reprend cinq ou six fois de suite sa lecture avant d’en croire ses yeux. Pour claires que soient les explications de sa correspondante, il s’y embrouille. Selon elle, qui dit vrai, les cachets de la poste en font foi, ce mot n’est parti qu’un jour après l’autre. Far quelle fatalité est-il parvenu à destination huit jours plus tard ? La faute en est probablement à la censure qui aura laissé passer la première missive et retenu la seconde.

— Eh bien ! eh bien ! ne peut que répéter M. le curé. Ce n’est plus aux Sévigné que nous jouons, c’est aux Balzac !

Nouveau Lazare, Robert Wellstone n’est-il pas ressuscité d’entre les morts, comme cet infortuné colonel Chabert dont l’auteur de la Comédie humaine évoqua si puissamment l’atroce odyssée ?

En proie à une agitation qui ne se calme pas, le prêtre arpente son cabinet. S’il s’écoutait, il retournerait rue Nézin, sonnerait chez les Daliot, n’attendrait pas une minute de plus pour leur faire part de la miraculeuse nouvelle. Mais il réfléchit que les trop grandes joies, tout comme les trop grandes peines, peuvent être fatales aux cœurs sensibles. Et, puisque le mal est fait, il reste à ne pas l’aggraver inconsidérément.

À la réflexion, il décide donc de ne rien entreprendre avant demain. La soirée s’avance, d’ailleurs, et, s’il s’avisait de ressortir sans y être absolument contraint par les charges de son ministère, Agathe aurait de nouveaux griefs à faire valoir contre la Croix-Rouge italienne, coupable de provoquer de tels dérèglements. Aussi bien la nuit porte-t-elle conseil. Et quand, tombé à genoux, M. le curé a dit avec ferveur ses prières, déjà il entrevoit la main de Dieu dans l’aventure inouïe où il se trouve mêlé.

« Que serait-il arrivé si Mr. Wellstone avait vécu ? » demandait-il naguère à Nise. La question va se poser dans toute son acuité. Mais ne peut-on pas se demander également ce qui serait arrivé si l’officier n’avait pas eu cette crise de catalepsie et si l’on n’avait pas cru à sa mort ? La réponse est simple. Lui, M. le curé, n’eût point surpris le secret de Nise. Partant, il n’eût point rempli son devoir de directeur de consciences. Au lieu que, fixé sur le réel degré d’affection que les deux sœurs portent à ce jeune homme, il va pouvoir tenter d’arranger tout cela de son mieux. Il faut que Liette ait un bon mouvement, qu’elle se refuse à bâtir son avenir sur le sacrifice de sa sœur, qu’elle s’explique sincèrement avec Mr. Wellstone et lui expose tout net la situation. Cela fait, le reste ira tout seul. Pleinement édifié, comment ne verrait-il pas en Nise la pure incarnation de son idéal d’amoureux ?

« Allons, tout s’arrangera, murmure le prêtre. La vie se montrera moins inexorable que la navrante fiction du dramaturge. Cyrano est mort de son amour. Seigneur, Seigneur, ayez pitié de Cyranette ! Secourez-la ! Faites-lui miséricorde ! Daignez exaucer ses vœux ! »