Cyranette/13

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 94-100).

IV

Lettres d’amants, purs et chers feuillets que l’âme détache du cœur quand elle s’élève aux cimes qu’il sait atteindre, vos accents, plus variés et plus nouveaux dans leurs éternelles redites que tous les sons qu’Orphée tirait de sa lyre, tiennent en un mot : « Je t’aime ! » Mais ce mot sacro-saint est et doit être la rançon d’une destinée, et qui le profane ou, grisé par sa magie, le prononce à la légère, se fait le plus sur artisan de son infortune.

C’est ce que Liette se dirait si elle en voulait croire M. le curé, dont l’expérience du cœur humain vaut bien la sienne. Hélas ! quand elle a décidé de n’en faire qu’à sa tête, tous les curés du monde et leurs meilleurs conseils n’y pourraient rien ! Elle s’est embarquée joyeusement pour Cythère. Vogue la barque contre vents et marées, et foin du trop prudent pilote qui la voudrait retenir aux rives !

Aimer réellement, elle ne sait pas ce que c’est. Mais elle croit le savoir et cela suffit à sa présomptueuse petite personne, qui ne doute de rien et d’elle moins que de tout.

Son roman ne prend-il pas de jour en jour meilleure tournure ? Et ses lettres, comme celles de Robert, ne sont-elles pas de vraies lettres d’amour ? Car le fil rompu a été renoué. Au bout de quelques semaines d’incapacité physique absolue, pendant lesquelles la signora Bellovici écrivait pour lui, le jeune homme, entré franchement en convalescence, a pu enfin récrire lui-même.

Il a repris son projet de s’arrêter à Chambéry en allant en Angleterre, projet qui était sur le point d’aboutir quand un malencontreux éclat d’obus est venu tout bouleverser. Liette partage sa légitime impatience et le presserait de fausser compagnie à son médecin et à sa garde, si Nise n’y mettait le holà. Faut-il que Mr. Wellstone, par trop de précipitation, s’expose à une rechute ? Les majors ont mille fois raison de le retenir à l’hôpital jusqu’à guérison complète.

— Mais, Nise, il est guéri !

— C’est lui qui le prétend et tous les blessés tiennent le même langage dès qu’ils peuvent mettre un pied devant l’autre.

Fidèle au pacte que l’on sait, Liette ne veut pas engager une discussion trop vive avec sa sœur, mais au fond elle pense que M. le curé a dû s’exagérer quelque peu le péril. Si Nise aimait Robert comme il est aimé par une exquise jeune fille que Liette connaît bien, adopterait-elle toujours le point de vue des majors contre celui des fiancés ? Il est vrai qu’elle n’est pas fiancée, elle, Nise, et que, dans ces conditions, rien ne la presse.

Le mois d’octobre s’avance, avec son cortège de frimas qui grillent les derniers feuillages du parc et qui chassent les troupeaux de leurs pacages alpestres, quand enfin Mr. Wellstone annonce son arrivée.

Au jour dit, à l’heure dite, Liette et ses parents se rendent à la gare, au-devant de lui. Nise se défierait-elle de ses forces ? En vain l’a-t-on adjurée d’être de la partie.

— La maison ne peut rester vide, arguait-elle.

— Puisque la femme de ménage est là ! rétorquait Liette.

— Raison de plus, il faut quelqu’un pour la surveiller. Quand on s’est promis de bien faire les choses, on ne les fait pas à demi, ma petite.

Donc Denise s’occupe activement des derniers apprêts. Mr. Wellstone couchera à l’hôtel, où M. Daliot lui a retenu une chambre, mais on prendra les repas en famille, d’où la nécessité de corser le menu, d’autant que, ce soir, M. le curé est convié aussi.

Encore quelques recommandations, quelques suggestions à la femme de ménage plongée dans la frénésie culinaire, devant le fourneau où s’élaborent des plats fins ; un dernier coup d’œil à la salle à manger dont la table est dressée, parée, fleurie avec cet art, ce goût qui font de Nise la fée du logis, puis la jeune fille passe dans sa chambre, afin de retaper un peu sa toilette. Coiffée, habillée, un hennissement de locomotive dans la tranchée du chemin de fer l’attire précipitamment au balcon.

L’express de Modane ! Son train !

Seconde émouvante. D’instinct, comme aimanté, le regard de Nise plonge droit au but. À cette portière, cette pâle et belle figure d’officier britannique, ô Lord, c’est lui ! Et dans son trouble indicible, elle doit se comprimer la gorge pour ne pas se trahir par ce cri du cœur :

— Robert !…

Le même magnétisme qui fascine Nise opère sur le jeune homme. Répondant à la suggestion en quelque sorte hypnotique qui les y attire, ses yeux se lèvent invinciblement sur cette fenêtre qu’il ne sait pas encore être celle des Daliot. Reconnaît-il Denise, comme elle l’a reconnu d’emblée ? Lors de leur unique rencontre, il n’a guère fait que l’entrevoir et depuis elle ne lui a pas envoyé sa photographie, comme Liette la sienne. Cependant le vague souvenir qu’il pouvait garder d’elle paraît soudain se préciser et, avant que le train ne s’engouffre sous le pont routier, avant que la fumée de la locomotive ne se rabatte entre elle et lui, la jeune fille recueille son grave sourire.

Pure courtoisie, peut-être, mais qu’elle ait été la première à le revoir et que ce soit elle qu’avant toute autre il ait saluée, l’incident à son sens relève du merveilleux. La superstition de l’amour y veut trouver son compte et comme une sorte de revanche sur le destin.

À la gare, cependant, Liette trépigne comme si elle avait le diable au corps. Les observations aigres-douces de sa mère n’y peuvent mais. Il ne passe pas un employé qu’elle ne le hèle pour savoir à quelle heure exacte arrive le train. Et quant au chef et au sous-chef, ils n’osent sortir de leur cage de verre jusqu’où elle les relance impitoyablement.

— Eh bien ! est-il enfin signalé, ce malheureux express ?

Qu’est-ce donc, lorsqu’il s’arrête à quai et qu’en descend le beau lieutenant du Royal Artillery ? Tout protocole est mis de côté, nonobstant une suprême tentative de Mme Daliot pour sauver l’étiquette.

— Ah ! dear, dear ! roucoule élégiaquement Liette, les mains dans celles de l’officier. Est-ce bien vous, dear, en chair et en os, ou n’est-ce que votre ombre ?

Lui a déposé son sac de voyage à terre et mis sa canne d’invalide sous son bras. Une prompte intervention de M. et Mme Daliot le dégage, mais il s’incline devant eux avec moins d’aisance que si l’étourdissant accueil de leur fille ne l’avait légèrement interloqué.

— Madame… Monsieur… Mad…

— Appelez-moi donc Liette ! coupe l’intéressée ou bien je vous appelle Mister Wellstone, gros comme le bras, you, naughty boy !

Il rit, mais sans beaucoup d’entrain, comme gêné de tant d’exubérance, comme s’il avait perdu le souvenir de la petite folle qui, sur ce même quai, six mois plus tôt, lui faisait de si bruyants adieux.

M. Daliot s’est baissé pour prendre la sacoche. L’officier le prie en vain de n’en rien faire.

— Vous êtes à peine convalescent, mon ami, dit paternellement l’archiviste. Laissez-moi vous alléger de ce sac. Nous n’habitons pas loin, d’ailleurs, et si vous voulez faire la route en voiture…

— Oh ! je puis très bien la faire à pied, assura Mr. Wellstone. Mais il n’est pas convenable que je vous laisse vous fatiguer pour moi.

À la faveur de cet assaut d’amabilités, Mme Daliot gronde Liette, qui ne l’a certes pas volé.

— Ma fille, tu manques de tenue à un degré incroyable.

— Mais non, maman. Seulement, avec toi, il faudrait toujours être empruntée… Vous venez, dear ?

— Attends un peu, dit M. Daliot. Mr. Wellstone a sa cantine aux bagages. Je vais m’occuper de l’en retirer et de la faire porter tout de suite à l’hôtel.

— Merci, mais c’est inutile, déclare le lieutenant. Mieux vaut la laisser à la consigne. Il me faut repartir demain.

Ses traits un peu tirés, mais qui semblaient se détendre, s’assombrissent à nouveau, et un grand froid s’abat sur les épaules de M. et de Mme Daliot. Liette elle-même, toute saisie des derniers mots de l’officier, ne sait qu’imaginer.

— Demain ! s’effare-t-elle. Comment ! Déjà ?

— Je suis si inquiet pour la santé de ma mère ! répond tristement le jeune homme.

Allons bon ! Il ne manquait plus que cela ! Et, navrée de cette nouvelle complication qui dérange une fois de plus ses petites affaires, Liette écoute, la mort dans l’âme, ce pauvre Robert dont la maman va si mal.

C’est l’émotion qui a été funeste à Mrs Wellstone. Elle n’a pu supporter impunément le double coup qu’elle a reçu en apprenant, à quelques jours d’intervalle, le trépas présumé, puis l’inespérée résurrection de son fils. Liette, somme toute, n’en est pas trop surprise. Qui donc, mieux qu’elle, pourrait comprendre l’effet de ces terribles émotions-là ? N’en a-t-elle pas pâti elle-même au point que le docteur a dû intervenir et l’obliger pendant quarante-huit heures à garder la chambre ?

Vraiment, elle a de la peine, Liette. Elle plaint cette bonne dame Wellstone, elle plaint son cher Robert et ne fait pas voir la contrariété que lui cause la décision de l’officier. Tant pis si ses projets à elle sont culbutés cette fois encore. Une mère, c’est une mère. À la place de Mr. Wellstone, elle n’hésiterait pas non plus. Elle ferait comme lui, n’écouterait que le devoir filial. Et, tout assagie par la compassion qu’il lui inspire, plus n’est besoin que Mme Daliot la rappelle à l’ordre ; c’est tout juste si elle se risque à prendre le bras de Robert et si, chemin faisant, elle goûte le charme d’être admirée, enviée, peut-être jalousée par celles de ses amies qu’elle vient à rencontrer. Elle subit trop intensément l’inévitable mélancolie de cette promenade, qui aurait pu être si gaie, si amusante, si triomphale.

Le temps a bien changé depuis les fortes chaleurs de mai et semble s’adapter aux pensées mêmes du jeune couple. Il souffle, sous les platanes, une bise aigrelette qui en arrache les dernières feuilles et les roule par brassées, sur les quais gris et déserts de la Leysse.

— Vous n’avez pas froid, dear ?

— Pas du tout… Là-bas, dans les Dolomites, c’était bien pire. Quand je suis parti, la neige tombait à gros flocons.

Ils se taisent parce que, lorsqu’on s’aime et qu’on a le cœur oppressé, il est plus doux de ne rien dire. Et le reste du chemin se fait ainsi, lentement, pour ne pas essouffler l’invalide, silencieusement, pour ne pas rompre l’harmonie un peu factice qui s’est établie entre ces deux âmes l’une à l’autre étrangères.

Rue Nézin, on trouve M. le curé avec Nise. Ils sont assez émus, mais les présentations, auxquelles préside M. Daliot en l’édifiante carence de sa cadette, se passent, somme toute, fort bien.

— Monsieur l’abbé Divoire, curé de Maché… Mr. Robert Wellstone, lieutenant au Royal Artillery.

— Monsieur le curé, je suis très heureux et très honoré de vous connaître, dit le jeune homme.

— Je ne le suis pas moins de vous voir parmi nous, rétabli, répond le prêtre en lui rendant avec usure son vigoureux shake-hand.

— Ma fille aînée, Denise, reprend rituellement M. Daliot.

L’officier s’incline :

— Je connais mademoiselle. Et, ajouta-t-il en retrouvant son grave sourire, j’ai déjà eu l’honneur de la saluer aujourd’hui.

Liette ne saurait tenir sa langue indéfiniment.

— Aujourd’hui, dear ? Par quel sortilège ?

— Le train passait sous vos fenêtres.

— Et j’étais au balcon, avoue Nise en toute simplicité.

Si Liette ne se mordait les lèvres, elle laisserait échapper une sottise. Une sottise et, qui pis est, une méchanceté. Mais ce n’est pas perdu et ce qu’elle n’ose dire tout haut, elle le pense tout bas.

— Voilà donc pourquoi tu tenais tant à surveiller la femme de ménage, Nise ? All right, ma coquine ! Nous t’allons surveiller aussi, toi !