Cyranette/15
VI
Mme Daliot « retarde » peut-être, mais, tout comme Liette, elle tient à ses idées qui font que la mère, sur certains points, est aux antipodes de la fille.
Ainsi il lui paraît inadmissible qu’un acte auguste comme le mariage puisse s’accomplir sans apparat. Elle convient volontiers que, du fait des circonstances — la prolongation de la guerre, le deuil de Mr. Wellstone — il soit séant de réduire le cérémonial au strict nécessaire. Mais entre la pompe des grands mariages et un dédain systématique de tout décorum, il y a un moyen terme auquel on devrait se tenir.
Or, Liette parle de se marier en marge de l’étiquette. On se rendrait individuellement à la mairie, de là à l’église, puis on se séparerait sans plus de formalisme, parents et témoins pour rentrer chez eux, les nouveaux conjoints pour sauter dans le train et filer… à l’anglaise.
— Mais, ma fille, tu n’y songes pas ! se récrie Mme Daliot que consterne l’évocation d’une épousée en costume de voyage et non accompagnée de demoiselles d’honneur. Cela ne s’est jamais vu !
— Raison de plus. Nous innoverons, mère. Je suis pour le progrès, tu sais !
— Si c’est être pour le progrès que d’aller à l’église comme on irait chez l’épicier, j’avoue qu’à ton âge j’étais bien rétrograde ! Car, pour un empire, je ne me serais pas présentée à l’autel sans mon voile et ma belle robe blanche à traîne.
— Oui, mais papa n’était pas Anglais comme Robert.
— Mr. Robert a trop de tact pour ne pas se prêter à nos usages si tu l’en pries.
— Je ne dis pas, mais et toi, mère, ne veux-tu pas lui être agréable ? Nous avons décidé de ne rien faire. Vais-je revenir sur nos conventions ? Et puis ne rien faire, ce n’est pas à la portée de tout le monde, et ce sera bien plus original comme cela.
Le mot est lâché. Être originale, pour Liette, c’est le comble de l’art en matière de mondanités, comme en peinture ou en littérature. Il ne faut jamais se mettre à la remorque des foules, de leurs conventions et de leurs préjugés. Un préjugé, la robe blanche. Un autre préjugé, les demoiselles d’honneur. Et quant à l’étalage de la corbeille, quant au dîner, quant au bal, Liette y voit autant, d’archaïsmes.
— Et nos amis, qu’en fais-tu ? dit Mme Daliot, comme suprême argument.
— Oh ! ils pourront assister à la bénédiction nuptiale si le cœur leur en dit. Mais il n’y aura pas de « faire part ». Mme Daliot n’est nullement convertie. Même sa contrariété ne fait guère de doute. Mais pour les mères — et ce n’est pas la moindre épreuve de leur vie toute de dévouement — l’heure de l’abdication sonne tôt ou tard et elle sent bien que sa fille lui échappe. Dans un mois, Liette sera femme. Comment, d’ores et déjà, ne s’essaierait-elle pas à voler de ses propres ailes ?
— Tout de même, pense Mme Daliot, j’ai toujours ménagé maman, moi. Aussi me versait-elle les trésors de son expérience et de sa tendresse.
Une mélancolie la gagne, qui la reporte de vingt et quelques années en arrière. Un quart de siècle, pour qui anticipe sur l’avenir, c’est comme l’éternité. Pour qui se retourne vers le passé, c’est bien peu de chose et il semble que les événements qui y font époque affluent aux premiers plans de la mémoire à mesure qu’ils reculent dans l’ordre chronologique.
Elle n’a qu’à clore à demi les yeux, et la magie cérébrale opère, revivifiant intensément les moindres souvenirs de ses propres fiançailles. Comme tout y avait été bien préparé, calculé et réglé, depuis la savante ordonnance de la première rencontre jusqu’à la minutieuse composition de son trousseau ! Et quel sage et harmonieux acheminement de son inexpérience vers le sacrement qui de la vierge fait une épouse !
On n’était riche ni d’un côté, ni de l’autre, mais on appartenait à de bonnes familles, respectueuses des saines traditions. Et, dans la fleur de ses dix-sept ans, quand, sous l’égide de sa mère, Germaine avait fait son entrée dans le monde où elle allait connaître M. Georges Daliot, alors tout jeune fonctionnaire, bien qu’une inclination secrète ne dût pas tarder à le lui rendre très sympathique, elle ne se fût pas permis de contrarier ses parents, encore moins de leur tenir tête, si, dans leur prudence et leur prévoyance, ils avaient cru devoir choisir pour elle un autre parti. Mais quel autre parti lui eût pu mieux convenir ? Georges l’aimait. Il avait d’excellentes manières, des qualités que le premier venu n’a pas, tout ce qu’il faut pour « arriver » dans l’administration. On ne pouvait donc le voir d’un mauvais œil, ni faire en sorte qu’il n’approchât point Germaine. S’il cherchait les occasions de la rencontrer, il y apportait d’ailleurs beaucoup de discrétion, savait s’effacer au besoin et attendre stoïquement de pouvoir échanger quelques mots avec elle sans qu’en souffrissent les convenances.
Mme Daliot revoit la bonne figure du vieil ami commun qui s’était entremis comme négociateur près de son père. Elle revoit Mr. Daliot père, en jaquette, haut de forme et gants chamois, se présenter à son tour pour la demande en mariage. Elle n’assistait pas à cette entrevue, il va sans dire. Mais rue de Derrière-les-Murs, quand un visiteur lirait la sonnette, on regardait par une persienne pour savoir à qui on avait affaire… Et puis, avant la première visite officielle de Georges agréé comme fiancé, ç’avait été son premier envoi de fleurs blanches, une gerbe de muguets dont Germaine, en toilette rose, avait détaché un brin pour le piquer à son corsage. Ce soir-là, pour la première fois, elle lui tendait la main en le remerciant de son bouquet et il profitait de la circonstance pour lui remettre une bague toute simple, ornée seulement de quelques perles. On dînait entre intimes, les fiancés réunis au bout de la table, et, huit jours plus tard, l’invitation était rendue, dans les règles, par la famille du fiancé, Germaine prenait place entre son futur beau-père, côté gauche, et Georges, côté droit.
À partir de ce moment, lui, Georges, pouvait et devait la venir voir chaque jour, en présence de la maman de Germaine qui dirigeait la conversation, s’associait aux projets d’avenir des jeunes gens et, avec une délicatesse infinie, sous ombre d’un ordre à donner, de quelque détail domestique à régler, s’arrangeait pour leur ménager un instant de tête-à-tête au salon, dont la porte restait entr’ouverte. L’intimité, ainsi, s’établissait progressivement, sans heurts ni à-coups. On s’était dit d’abord : « monsieur » et « mademoiselle ». Puis : « monsieur Georges » et « mademoiselle Germaine ». Maintenant, on se disait : « Georges » et « Germaine » tout court et l’on n’avait pas l’impression que ce fût osé ou déplacé, tant c’était venu naturellement. Le fiancé ne se départait pas encore de toute réserve d’ailleurs, loin de là. Bien que son couvert fût toujours mis chez sa nouvelle famille, il n’abusait pas de ce privilège et se conduisait en garçon bien élevé et non en pique-assiette. Vers le milieu des fiançailles, obligé de s’absenter de Chambéry pour quelque temps, il avait sollicité et obtenu l’autorisation d’écrire à Germaine, mais Germaine montrait ses lettres à sa mère et n’y faisait jamais réponse qu’elle ne l’eût consultée au préalable
Par la suite, sous le même chaperonnage bienveillant encore que vigilant, ils étaient allés au concert, au théâtre et même au bal, où ils ne dansaient qu’ensemble. Les invitait-on dans une tierce maison ? Ils évitaient de s’y rendre de compagnie. Au surplus, jamais ils ne fussent sortis seuls en ville.
Le reste à l’avenant. Rien que de conforme aux bienséances et à la tradition, les invitations pour le mariage rédigées avec soin et réparties judicieusement entre la famille, les amis et celles des notabilités susceptibles d’honorer la cérémonie de leur présence :
Et que d’autres dispositions, que d’autres apprêts avant le grand jour où toute la maison aménagée pour recevoir les invités regorgeait de monde ! Enfin, habillée avec amour par ses suivantes, la mariée prenait place dans le landau rangé bien à l’avance devant la porte. Et le cortège s’organisait. En tête, elle et ses père et mère ; dans la seconde calèche, Georges et ses parents ; et dans les autres la famille et les invités. Et quand, sortis de la mairie, on arrivait à l’église, la mariée y entrait solennellement au bras de M. Grivard, entre deux haies de curieux. Alors, éclatait une marche allègre et l’orgue accompagnait Germaine qui, les yeux chastement baissés, gagnait son fauteuil…
Mme Daliot laisse échapper un soupir.
Que tout cela est loin et que les temps sont donc changés !
Dépourvu de la mise en scène indispensable à son éclat, que va être le mariage de Liette ? Ce qu’auront été ses fiançailles, quoique chose d’incontestablement original, mais aussi, hélas, de très choquant pour qui a le respect inné des convenances. Outre-Manche, on agit comme on l’entend et il se peut qu’il soit normal de s’y fiancer sur le quai d’une gare et de s’y marier en mackintosh. Mais Chambéry est en Savoie et la France n’est pas l’Angleterre.
Enfin, il faut se résigner et Mme Daliot essaie d’en prendre son parti, mais vraiment c’est dur. Si encore toute la vie conjugale de Liette et de Robert ne devait pas se ressentir de cette absurde dérogation aux principes !
Mi-indulgence, mi-prudence, M. Daliot a préféré ne se mêler de rien, et Nise observe la même retenue. Peu lui en chaut de savoir comment Juliette se mariera. Ce qui l’épouvante, c’est le fait en lui-même : Liette se marie et se marie avec Robert !
Le jeune homme n’appartient plus à l’armée. Toutefois il n’a recouvré qu’une liberté relative, son père lui ayant passé la main pour l’exploitation du vaste domaine rural d’où les Wellstone tirent le gros de leurs revenus. Aussi ne passera-t-il pas en France tout le temps qu’il désirerait. Il arrivera huit ou dix jours avant le mariage, emmènera sa jeune femme pour huit ou dix autres jours en un court voyage de noce dans le Midi, et reviendra avec elle faire ses adieux à M. et Mme Daliot avant de reprendre le chemin du home, par Paris, Boulogne, Folkestone, Londres et Plymouth. Liette se promet de s’arrêter un peu partout, notamment à Paris, où elle désire répondre à l’invitation d’une amie mariée avant elle et qui y réside. Si donc maintenant le temps s’écoule trop vite au gré de Nise, il traîne joliment au gré de sa sœur qui, comme les soldats à la caserne, compte les jours sur le calendrier.
— Plus que huit !… plus que six !… plus que quatre !… songe l’une en frissonnant malgré elle.
— Encore sept !… encore cinq !… encore trois !… geint l’autre, qui bout d’énervement.
Et avec son égoïsme qui s’ignore, cette inconscience qui lui est habituelle, ce peu de mémoire qu’elle a dès lors que son intérêt ou son plaisir est en jeu et que, sans mauvaises intentions, par étourderie, elle fait abstraction de ce que peut penser et endurer Nise, dont après tout elle n’est pas censée savoir le secret, Liette déclare :
— Je m’explique à présent pourquoi les tommies chantent Tipperary. Dieu que c’est long, Nise ! Dieu que c’est long !
Elle jette un coup d’œil par la fenêtre, constate que le ciel est clair, que le Nivolet n’a pas son bonnet, et reprend :
— Tiens ! je voudrais être plus vieille de trois jours et même de dix. Nous nous amuserons bien pendant le séjour de Robert à Chambéry. Nous retournerons à Aiguebelette avec lui et tu nous accompagneras cette fois, Nise, ainsi qu’à Aix-les-Bains, au Bourget, au Granier, aux Gorges du Fier, bref, partout où je le conduirai. Mais tu connais les idées de maman. Elle ne nous lâchera la bride sur le cou que lorsqu’elle ne pourra plus nous tenir, et nous ne serons vraiment tranquilles qu’une fois mariés. Alors mon seul chagrin sera de vous quitter, papa, elle et toi, peut-être pour très longtemps. Pas le jour de mes noces, puisque je vous reverrai après notre petit tour dans le Midi. Quand nous filerons sur Paris, veux-je dire. Car il paraît qu’il est extrêmement difficile d’obtenir des passeports entre la France et l’Angleterre et, si la guerre ne finit pas bientôt, ce qui est peu probable du train dont vont les choses — ces nouvelles offensives boches, qu’en dis-tu, hein ? — je ne serai pas près de refranchir l’eau une fois de l’autre côté du détroit… Mais qui sait ? Tout s’arrangera petit-être, Nise. On dit que Foch prépare un coup. S’il culbute Ludendorff comme le père Joffre a culbuté von Kluk, sur la Marne, la paix ne tardera guère. Et alors les autorités françaises et britanniques ne nous raseront plus avec leurs formalités. Les trains remarcheront comme auparavant, les paquebots reprendront leur service régulier et, si je ne viens pas la première, vous en serez quittes, mère, père et toi, pour aller me voir dans le Devonshire. En tout cas, ma chérie, promet solennellement Liette, compte sur moi pour t’écrire. Je te mettrai un mot de Paris et t’enverrai des vues de partout où nous passerons, et aussi de longues lettres où tu trouveras mes impressions d’Angleterre… Es-tu contente ?… Non ?… Tu ne réponds pas ?… Tu te détournes ?… Ah ! Nise, Nise, ce n’est pas bien, ça. Pleurer parce que je ris ! Te rendre malheureuse de mon bonheur !
Nise a un geste de protestation violente, mais elle ne peut dissimuler les larmes qui lui jaillissent des yeux. Liette lui passe les bras autour du cou.
— Ma chérie, pardon !… Embrasse-moi ! Je t’aime bien, tu sais… Oui, va, je m’explique ta peine… Mais, puisque je te reviendrai bientôt ! Puisque tu iras me voir là-bas ! Allons, faisons risette à votre jeune sœur, grande vilaine, et embrassons-la, embrassons-la vite, mieux que cela. Autrement, dame, je croirais… Non, ce n’est pas vrai. Je ne crois rien. Mais embrasse-moi, Nise, et ne pleure plus. Là, c’est fini ! Tu es la meilleure des filles, ma chérie. Et rappelle-toi ce que je te dis : avant longtemps, tu feras un bon mariage, toi aussi, et tu riras bien en pensant que tu avais du chagrin, parce que, moi, ta cadette, j’ai trouvé à me caser avant toi.